Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3634

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 470-473).

3634. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Schwetzingen, maison de plaisance de monseigneur
l’électeur palatin, 17 juillet.

Monsieur, j’ai reçu, en passant à Strasbourg, le paquet dont vous m’avez honoré, par le courrier de Vienne. J’ai lu toutes vos remarques et toutes vos instructions. Je suis confirmé dans l’opinion que vous étiez plus capable que personne au monde d’écrire l’histoire de Pierre le Grand. Je ne serai que votre secrétaire, et c’est ce que je voulais être.

La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre intéressant pour toutes les nations : c’est là le grand point. Pourquoi tout le monde lit-il l’histoire d’Alexandre, et pourquoi celle de Gengis-kan, qui fut un plus grand conquérant, trouve-t-elle si peu de lecteurs ?

J’ai toujours pensé que l’histoire demande le même art que la tragédie, une exposition, un nœud, un dénoûment, et qu’il est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau qu’elles fassent valoir le principal personnage sans affecter jamais l’envie de le faire valoir. C’est dans ce principe que j’écrirai et que vous dicterez.

Si ma mauvaise santé et les circonstances présentes le permettaient, j’entreprendrais le voyage de Pétersbourg, je travaillerais sous vos yeux, et j’avancerais plus en trois mois que je ne ferai en une année loin de vous ; mais les peines que vous voulez bien prendre suppléeront à ce voyage.

Ce que j’ai eu l’honneur d’envoyer à Votre Excellence n’est qu’une première et légère esquisse[1] du grand tableau dont vous me fournissez l’ordonnance.

Je vois, par vos Mémoires, que le baron de Stralemheim, qui nous a donné de meilleures notions de la Russie qu’aucun étranger, s’est pourtant trompé dans plusieurs endroits. Je vois que vous relevez aussi quelques méprises dans lesquelles est tombé M. le général Le Fort lui-même, dont la famille m’a communiqué les Mémoires manuscrits. Vous contredites surtout un manuscrit très-précieux, que j’ai depuis plusieurs années, de la main d’un ministre[2] public qui résida longtemps à la cour de Pierre le Grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu’elles ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu’heureusement elles sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons.

Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des lois, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des duretés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de les désavouer, mais la prudence de n’en point parler, parce que je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands objets, et non Suétone, qui ne raconte que la vie privée.

J’ajouterai qu’il y a des opinions publiques qu’il est bien difficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait en effet une valeur personnelle dont aucun prince n’approche. Cette valeur, qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un défaut dans un roi.

M. le maréchal de Schwerin, et d’autres généraux qui servirent sous lui, m’ont dit que, quand il avait arrangé le plan général d’un combat, il leur laissait tous les détails ; qu’il leur disait : « Faites donc vite ; toutes ces minuties dureront-elles encore longtemps ? » et il partait le premier, à la tête de ses drabans, se faisait un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait ensuite, après la bataille, d’un aussi grand sang-froid que s’il fut sorti de table.

Voilà, monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays appellent un héros[3] ; mais c’est le vulgaire de tous les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du carnage. Un roi soldat est appelé un héros ; un monarque dont la valeur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législateur, fondateur et guerrier, est le véritable grand homme, et le grand homme est au-dessus du héros. Je crois donc que vous serez content quand je ferai cette distinction. Permettez-moi de soumettre à vos lumières une observation plus importante. Olearius, et, depuis, le comte de Carlisle, ambassadeur à Moscou, regardent la Russie comme un pays où presque tout était encore à faire. Leurs témoignages sont respectables, et, si on les contredisait en assurant que la Russie connaissait dès lors les commodités de la vie, on diminuerait la gloire de Pierre Ier, à qui on doit presque tous les arts : il n’y aurait plus alors de création.

Il se peut que quelques seigneurs aient vécu avec splendeur, du temps du comte de Carlisle ; mais il s’agit d’une nation entière, et non de quelques boïards. Il faut que l’opulence soit générale, il faut que les commodités de la vie se trouvent dans tous les ordres de l’État, sans quoi une nation n’est point encore formée, et la société n’a point reçu son dernier degré de perfection.

Il est peu important que l’on ait porté un manteau par-dessus une soutane ; cependant, par pure curiosité, je désire savoir pourquoi, dans toutes les estampes de la relation d’Olearius, les habits de cérémonie sont toujours un manteau par-dessus la soutane, retroussé avec une agrafe. Je ne peux m’empêcher de regarder cet habillement ancien comme très-noble.

Quant au mot tsar, je désirerais savoir dans quelle année fut écrite la Bible slavone, où il est question du tsar David et du tsar Salomon. J’ai plus de penchant à croire que tsar ou thsar vient de sha[4] que de césar ; mais tout cela n’est d’aucune conséquence.

Le grand objet est de donner une idée précise et imposante de tous les établissements faits par Pierre Ier et des obstacles qu’il a surmontés : car il n’y a jamais eu de grandes choses sans de grandes difficultés.

J’avoue que je ne vois, dans sa guerre contre Charles XII, d’autre cause que celle de sa convenance, et que je ne conçois pas pourquoi il voulait attaquer la Suède vers la mer Baltique, dans le temps que son premier dessein était de s’établir sur la mer Noire. Il y a souvent dans l’histoire des problèmes bien difficiles à résoudre.

J’attendrai, monsieur, les nouvelles instructions dont vous voudrez bien m’honorer, sur les campagnes de Pierre le Grand, sur la paix avec la Suède, sur le procès de son fils, sur sa mort, sur la manière dont on a soutenu les grands établissements qu’il a commencés, et sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de votre empire. Le gouvernement de l’impératrice régnante est ce qui me paraît le plus glorieux, puisque c’est de tous les gouvernements le plus humain.

Un grand avantage dans l’Histoire de Russie est qu’il n’y a point de querelles avec les papes. Ces misérables disputes, qui ont avili l’Occident, ont été inconnues chez les Russes.

  1. Voltaire l’avait adressée à Schouvalow un an auparavant. (Cl.)
  2. C’était sans doute de Printzen ; voyez tome XXXIV, pages 343 et 443.
  3. Voyez la Pucelle, ch. XIX, 2.
  4. Châh, chah, ou schah, selon d’autres. Le mot Châh est chez les Perses ce qu’est celui de roi, re, rey, kœnig, king, etc., en Europe. (Cl.)