Correspondance inédite de Hector Berlioz/044

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 171-172).
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XLIV.

AU MÊME.


Londres, 16 mai 1848.

Mon cher Morel,

Je ne puis vous dire combien je suis touché de votre sollicitude à mon sujet et de l’insistance que vous mettez à me faire retourner à Paris. Malheureusement, toute aigreur à part, je suis forcé de vous démontrer que la raison qui me fait rester est une raison d’argent. J’ai encore à recevoir de Beale[1] le prix de deux morceaux qui ne sont pas terminés, et un concert s’organise à peu de frais pour le 29 juin. Si j’y gagne quelques sous, ce sera un grand bonheur, tandis qu’à Paris je suis sûr de n’avoir rien à gagner du tout et, en y allant en ce moment, de perdre le peu que je recevrai ici. Je fais très peu de dépenses à Londres, d’ailleurs ; aussitôt que je serai sûr de n’y avoir plus rien à faire, je retournerai à Paris, en souhaitant, sans l’espérer, que vous ne vous abusiez pas sur les chances qui me restent d’y trouver un emploi musical. Peut-être à cette époque MM. Marie, Schœlcher, Pyat, ne seront plus rien ; le terrain est mouvant comme du sable. D’ailleurs que peuvent-ils ? Il s’agit d’argent, personne n’en a pour les nécessités de la vie ; la République a bien à faire d’en dépenser pour le luxe des arts… Cela saute aux yeux. Et une fois que je serai au bout de ce qui me reste, il n’y aura plus pour moi qu’à aller m’asseoir au coin d’une borne et à y mourir de faim comme un chien perdu, ou à me faire sauter la cervelle. On n’a pas encore fait un acte ni dit un mot qui puisse fournir un argument contre mes prévisions. Mais enfin, comme il en serait de même ici, après l’époque où je n’aurai plus rien à y faire, autant vaut-il crever à Paris qu’ailleurs.

Adieu ; quoi qu’il en soit de mon horrible position et de la certitude que j’ai d’être de trop dans le monde, croyez à toute ma reconnaissante amitié et à la confiance que j’ai dans la vôtre.

  1. Éditeur de musique à Londres.