Correspondance inédite de Hector Berlioz/045

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 172-174).
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XLV.

À M. GUILLAUME LENZ, A SAINT-PÉTERSBOURG.


Paris, 22 décembre 1848.

Comment ! si je m’en souviens… Il faudrait que j’eusse à la fois bien peu de cœur et bien peu de mémoire pour ne pas m’en souvenir !… Et nos parties de billard, chez M. le comte Michel[1], parties que nous faisions avec tant de calembours et force carambolages de mots ! et tant de cigares fumés, tant de bière bue, tant d’opinions musicales débattues. Non, mon cher monsieur, je n’ai rien oublié, et je vous prie de n’avoir point à mon sujet de ces idées calomniatrices.

Je vous écrirais mille folies, si le ton de votre lettre n’eût été un peu triste : vous m’y parlez, à la façon d’un moribond, des éventualités cholériques… Cela m’a douloureusement ému. Sous l’empire d’une préoccupation semblable, peu de jours avant la réception de votre aimable lettre, j’avais écrit à M. le comte Michel Wielhorski pour lui demander de ses nouvelles. J’espère que tout va bien chez lui.

Notre choléra républicain nous laisse un peu de répit en ce moment ; on ne clube plus beaucoup ; les rouges rongent leur frein ; le suffrage universel nous a donné une majorité foudroyante pour Louis-Napoléon ; les paysans comptent ne plus payer d’impôts de longtemps, et fondent de grandes espérances sur les bons conseils que l’empereur donnera à son neveu. Car on sait à quoi s’en tenir sur cette bourde de la mort de l’empereur… Ah bien, oui, il s’est seulement retiré des affaires… On va aussi s’occuper bientôt de la répartition des milliards que Napoléon (le Grand) a rapportés de sa campagne d’Égypte, trésor inépuisable déterré sous la grande Pyramide. Nous allons filer des jours d’or et tout ira de soie.

Pardon de cet indigne calembour ! Comme vous devez rire là-bas et vous moquer de nous ; de nous, qui nous intitulons les peuples avancés ! Savez-vous comment on appelle les bécasses trop faites, les bécasses pourries ? Ce sont aussi des bécasses avancées. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite ! J’ai bien de la bonté, n’est-ce pas ? Il est très sûr qu’elle se fera toujours.

Et vous pensez encore à la musique ! Barbares que vous êtes ! Quelle pitié ! au lieu de travailler au grand œuvre, à l’abolition radicale de la famille, de la propriété, de l’intelligence, de la civilisation, de la vie, de l’humanité, vous vous occupez des œuvres de Beethoven !!… Vous rêvez de sonates ! vous écrivez un livre d’art[2] !

Ironie à part, je vous en remercie. Nous sommes donc encore quelques vivants adorateurs du beau. Rari… Mais comment faire connaître votre travail dans notre gurgite ?

Nous n’avons plus qu’un seul journal musical, la Gazette musicale. J’ai fait part de ce que vous m’avez écrit à M. Brandus, directeur de ce journal, et il paraît fort disposé à insérer des fragments de votre ouvrage, mais il voudrait le connaître.

De mon côté, j’en parlerais avec bien du plaisir dans l’un de mes feuilletons des Débats, quand une partie au moins du livre aurait paru d’une façon ou d’une autre. Je ne sais quel moyen vous indiquer pour me faire parvenir votre manuscrit. Cela me paraît fort délicat. La perte d’un imprimé n’est rien ; mais un manuscrit qui s’égare, c’est irréparable. Je crois que le plus sûr serait de le confier à quelqu’un qui aurait le malheur de venir en France, en lui recommandant de me le remettre sans intermédiaire. Cherchez cette occasion, et ne doutez pas de mon empressement à entrer dans vos vues.

Mille amitiés respectueuses à nos excellents amis de la place Michel. Je vous serre la main. Dieu vous garde de la république, et surtout des républicains !

notation musicale

  1. Le comte Michel Wielhorski, grand échanson à la cour de Russie, amateur de musique et connaisseur distingué.
  2. Beethoven et ses trois styles, par M. Guillaume Lenz. Ce beau livre n’a été publié qu’en 1852.