Croquis honnêtes/25

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Gangloff (p. 86-90).

L’Angelus.

Il n’est pas un de vous qui n’ait entendu parler de ce fameux tableau « qui s’est vendu cinq cent cinquante mille francs. » Plus d’un demi-million !

Là-dessus, les avis se sont partagés. Les uns ont applaudi (peut-être un peu trop bruyamment) les autres se sont mis en colère, mais là, pour tout de bon, et ont protesté, avec des cris perçants, contre le scandale d’une telle surenchère.

Je ne saurais vraiment donner raison, ni à ceux-ci,… ni aux autres.

Seulement j’observe que personne ne se plaint parmi nous du « Grand Prix de Paris », qui est de cent mille francs, et s’élève parfois au double ou au triple de cette forte somme. Le tout pour un cheval de belle race et pour un jockey heureux.

Un tableau comme l’Angelus est une œuvre qui honore souverainement l’intelligence humaine, et ce n’est pas, après tout, un mauvais symptôme que le prix, peut-être excessif, auquel on le cote. La décadence n’est pas là.

Toutes les fois que l’on rend sainement justice à l’activité et au génie de l’homme, il convient aux chrétiens de se réjouir. C’est ce que nous faisons volontiers, mais en avouant humblement que nous n’aurions pas acheté l’Angelus à un tel prix.

Cet Angelus, vraiment, est admirable, et j’écris ces quelques lignes en contemplant la belle eau-forte de Waltner, qui en est l’interprétation la plus exacte et la plus vivante.

Je crois avoir dit quelque part que l’œuvre de Millet était plus « religieuse » a que toutes les Saintes Familles de Raphaël. Si je l’ai dit, je maintiens mon dire.

La scène est des plus simples. Au milieu d’une grande plaine qui n’est point belle, deux paysans, qui ne sont point beaux, s’arrêtent tout à coup au milieu de leur travail qui est humble, en entendant la cloche de leur paroisse qui sonne l’Angelus.

Ils s’arrêtent, et ils prient.

Ah ! par exemple, ils prient bien, ils prient profondément, et c’est dans ces deux têtes baissées qu’est tout le prix du tableau.

Ces deux pauvres gens, l’homme et la femme, travaillent depuis plusieurs heures, courbés sur la terre noire et semblables à ces créatures déshéritées dont Labruyère a parlé en termes si brutaux.

Ils prient, et les voilà transfigurés.

Labruyère était un grand écrivain et un observateur délicat ; mais, en dessinant le portrait de ses paysans, il a oublié qu’ils priaient. Il n’a pas songé à l’Angelus.

Un de mes amis, qui a beaucoup connu Millet et s’apprête à publier un recueil de ses lettres, me lisait hier une de ces lettres qui sont presque sublimes à force de simplicité. Celle où il parle de son Angelus m’a particulièrement ému.

C’est bien en effet l’intensité de la prière que le grand peintre a voulu rendre, et il déclare nettement qu’on ne comprend rien à son œuvre, si on ne la comprend pas ainsi.

La prière est, en quelque façon, le résumé du monde. Dieu et l’homme s’y rencontrent l’homme pour affirmer Dieu, Dieu pour bénir l’homme.

Sans doute, tes deux paysans de Millet ne se disent pas ces choses sous une forme aussi philosophique ; mais ils les disent à leur manière, qui est pratique et vaut mieux…

Décidément je fais concurrence à l’Amérique, et j’achète l’Angelus six cent mille francs.