De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux au Canada/02

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CHAPITRE II.

de l’état actuel de la tenure féodale et seigneuriale au canada.


Les prétentions exorbitantes des Seigneurs sont abusives, injustes, nullement fondées sur la loi.

Le système actuel de la tenure seigneuriale est vicieux, il entraîne à sa suite les plus graves inconvénients, l’oppression la plus criante. Les charges et les services imposés au censitaire sont oppressifs par leur nature et par leur multiplicité ; les redevances pécuniaires dont il est chargé l’opprime, tandis que les réserves auxquelles il est forcé par le Seigneur de se soumettre, le privent, comme propriétaire, de la pleine et entière jouissance de ses terres. Il n’est pas véritablement propriétaire, il n’est que tenancier à bail, sous de certaines conditions qui, remplies, lui en assure la possession : possession moins pleine et entière que celle du simple locataire qui, au moyen du loyer qu’il paie est maître absolu chez lui, et qui, s’il fait des améliorations sur la propriété qu’il occupe, est indemnisé par le propriétaire, tandis que toutes les améliorations du censitaire sur la propriété qu’il tient du Seigneur, sont pour augmenter la valeur d’un bien qui, en réalité, semble être au Seigneur, et dont il n’en a que la possession garantie avec des exigences et des restrictions.

Les Seigneurs sont, non-seulement des vampires qui sucent, avec les fruits de la sueur et du travail du cultivateur, une grande partie des revenus du pays, mais ils sont encore la plus grande nuisance que les développements de l’industrie puissent rencontrer.

Le censitaire ne peut augmenter ses ressources et développer les avantages que sa terre ou sa position naturelle peuvent lui offrir ; il est limité au sol qu’il cultive, et forcé de trouver une subsistance précaire dans le produit de ses champs ; les pouvoirs d’eau à sa portée lui sont défendus par les réserves du Seigneur, et son industrie en est paralysée. Dans plusieurs circonstances, le censitaire est exposé à des amendes, pour négligence à remplir de certains services qui sont de pure forme, et qui empire encore sa condition.

Le droit de forcer à passer des titres-nouvels, en contraignant le censitaire à payer les honoraires du notaire et, quelquefois les frais d’arpentage, entraîne les abus les plus révoltants.

Le droit odieux des lods et ventes diminue la valeur de sa propriété, et lui retire l’esprit d’entreprise. Ce droit qui, à chaque mutation, enlève au profit du Seigneur, la douzième partie de la valeur de toutes les propriétés vendues, se prélève sur les améliorations, et impose une taxe illimitée sur le censitaire. Chaque terre change de main à peu près tous les dix-huit ans, terme moyen ; dans ces dix-huit ans le Seigneur reçoit, seulement pour les lods et ventes, le douzième de la valeur de toutes les propriétés dans sa seigneurie.

Le droit de retrait, ou le privilége de préemption, d’après la plus haute enchère, pendant quarante jours, nuit à la vente et à la transmission des propriétés, retire au censitaire la faculté de pouvoir faciliter un parent ou un ami, en lui vendant à bas prix. Les corvées, toujours odieuses de leur nature, comme marque de servitude, dégradent et avilissent les individus.

Ces corvées, et d’autres exigences, ont été souvent illégalement ajoutées aux autres conditions contenues dans les titres primitifs de concession, en passant les titres-nouvels frauduleusement.

Plusieurs Seigneurs de mauvaise foi, pour éluder la loi qui leur défend de vendre des terres incultes, ou de les concéder à rentes en exigeant un bonus additionnel, ont fait des concessions fictives à un agent, ou à un ami qui vend aussitôt la terre et en paie le prix au Seigneur.

Dans quelques seigneuries les Seigneurs sont des accapareurs, des spéculateurs de terres. Des terres sont mises en vente pour le paiement des droits Seigneuriaux, le Seigneur libre de toute concurrence par ses intrigues, achette les plus belles terres pour des sommes qui égalent à peine les arrérages qui lui sont dus, et il fait encore un trafic de ces terres, en les vendant à des prix élevés, ou en les concédant à des conditions infiniment plus onéreuses, s’assurant par là un monopole ruineux pour les censitaires.

On trouve encore des prohibitions, des réserves, et d’autres droits abusifs et usurpés, propres à tenir l’homme dans un état d’asservissement. Il est défendu au censitaire de construire des moulins ; mais le Seigneur se réserve de s’approprier six arpents de terre pour construire des moulins sans indemnité, excepté pour les améliorations ; le droit de prendre tout le bois pins, chênes et les billots ; la pierre, le sable et les matériaux nécessaires pour bâtir, sans payer aucune indemnité ; le droit de changer le cours des ruisseaux et des rivières pour établir des manufactures, quelque dommage que les censitaires puissent en éprouver ; le droit de traverse sur les rivières ; le droit de chasse, le droit de pêche ; enfin, les Seigneurs ont été jusqu’à stipuler que le censitaire pourrait avoir le privilége de prendre sur sa propre terre le bois dont il aurait besoin pour son usage.

Sous le régime du système seigneurial actuel, le droit de propriété du censitaire devient une pure illusion ; comme être moral, il est dégradé ; sa position est celle d’une dépendance continuelle.

La loi accorde au Seigneur pour le recouvrement de ses droits un privilége spécial ; il a sur la propriété de son vassal une préférence sur tous les autres créanciers. Il peut recouvrer, pendant vingt-neuf ans, les arrérages des cens et rentes, qui emportent une hypothèque privilégiée sur la terre par laquelle ils sont dus, de préférence à tous les autres créanciers, même au bailleur de fonds. Il a un privilége pour le recouvrement de ses lods et ventes ; il peut, en outre, intenter une action en justice contre son censitaire pour chacun les droits et charges dus en vertu du titre de concession ; et, quelque modiques que soient les redevances, il peut en obtenir le recouvrement dans les cours en première instance.

La terre étant affectée au paiement des droits Seigneuriaux, il faut un jugement pour que le Seigneur puisse la mettre en vente et se faire payer. Le censitaire est donc exposé à des frais considérables pour une somme qui, de la nature de la dette, aurait formé la matière d’une poursuite dans une cour de jurisdiction inférieure.

On voit dans les archives de la Cour du Banc du Roi que, sur le nombre total des actions intentées dans cette cour dans les trois années 1840, 1, 2, un cinquième des actions a été intenté par les Seigneurs pour le recouvrement des droits et redevances qui provenaient de la Tenure Seigneuriale. Durant la même période de temps, plus du cinquième des ventes judiciaires ont été faites à l’instance des Seigneurs pour mettre leurs jugements à exécution

Les actions intentées aux Termes Supérieurs de la Cour du Banc du Roi, pour le seul district de Montréal, en 1840 et 41, pour des poursuites Seigneuriales, s’élèvent, pour 1840, à 374, et pour 1841, à 411.

Tels sont les affreux résultats de la Tenure Seigneuriale : poursuites, misère, ruine et asservissement, et dont, néanmoins, les partisants, plus ou moins intéressés, les défenseurs osent en proclamer l’excellence.

C’est au Pays entier à se lever, à s’assembler, à passer d’énergiques résolutions, à demander l’abolition des droits Féodaux et Seigneuriaux ; et c’est à la législature à répondre dignement à l’appel du peuple, en portant le coup mortel à une tenure indigne de l’homme qui veut marcher dans les voies de la civilisation. Le temps est arrivé de frapper, de renverser et d’anéantir ces vestiges de la féodalité. Le bien-être des habitants le demandent, la prospérité du Canada le réclame, et la justice le veut.

L’abolition des droits féodaux et seigneuriaux est une mesure d’utilité publique, que réclame également le bien-être des habitants, l’avancement du pays, sa prospérité, la civilisation et l’humanité.

Il est d’une saine, d’une juste politique, d’abolir ces droits honteux ; ils ne conviennent ni à l’esprit du siècle, ni aux besoins de la population, ni à la proximité des États-Unis du Nord ; ce sont des restes des siècles barbares, hostiles aux progrès des institutions morales, justes et libres.

On ne peut s’attendre à voir le Canada faire des progrès dans l’agriculture et les arts industriels, sous l’influence d’un système qui n’est propre qu’à arrêter les principes de liberté, qu’à paralyser le développement de l’énergie de l’homme industrieux, à le placer dans un état de dégradation : cette abolition est d’une nécessité absolue pour améliorer la malheureuse condition des censitaires, et pour promouvoir, avec leur bonheur, la prospérité publique.

D’après des documents authentiques qui sont en notre possession, nous voyons que la seule seigneurie de Beauharnois a rapporté les revenus annuels, en l’année 1826, de 2617 louis, en 1834, de 2,855 louis, en 1835, de 3,748 louis, en 1839, de 8,467 louis, aux dépens des malheureux censitaires ; en 1839 la seigneurie d’Argenteuil a rapporté un revenu de 3,092 louis ; en 1842 la Baronnie de Longueuil, 2,000 louis ; la seigneurie de Léry donne une valeur annuelle de revenus de 1,256 louis. Les seuls moulins banaux de la seigneurie de Saint Hyacinthe rapportent environ 1,650 louis annuellement : ces données sont d’après les rapports faits par les Seigneurs eux-mêmes, ou par leurs agents.

Dans le district de Québec, d’après les premières concessions, les taux et les conditions auxquels les terres ont été concédées en censives sont ainsi : — Dans la seigneurie de la Rivière Ouelle, en 1676, il fut concédé par le Sieur de la Bouteillerie, à Galirau S. Boucher, 200 arpents de terre, dont 5 arpents sur 40, avec la rente de 10 sous pour chaque arpent de front et trois chapons, 95 sous pour le tout.

Pierre T. Casgrain, dans la même seigneurie, a concédé à Léandre Rousselle, le 7 Décembre, 1836, 2 arpents de front sur 40 de profondeur, 80 arpents, à la rente de 5 chelins chaque arpent de front, 10 chelins. Quelle augmentation !

Dans la seigneurie d’Aubert Gallion, il fut concédé 2 arpents de terre de front sur 80 de profondeur, 160 arpents, par George Pozer à Joseph Rodrigue, 28 Janvier, 1832, rente 10 chelins, 4 minots de blé et une corvée à 2s. 6d., donnant 1 louis 12s 6d., le blé évalué à une piastre le minot.

Dans la même seigneurie, le 27 Mai, 1842, il fut concédé à Charles Letourneau 70 arpents de terre en superficie, avec un taux annuel de cens et rentes de 1 louis 17s. 6d. On voit, en comparant les taux et l’étendue des terres, quelle est l’augmentation.

Dans le Fief Grandpré, district des Trois-Rivières, il fut concédé par Conrad Gugy, à Pierre Pépin, le 8 Septembre, 1769, une étendue de terre de 3 arpents de front sur 30 de profondeur, à raison d’une rente de 2 livres, y compris le droit de commune et 3 sous de cens, faisant en tout 63 sous.

La même quantité de terre fut concédée en 1795, par Barthélemy Gugy, à Joseph Lemay, avec une rente de 242 sous. Quel taux progressif !

Dans le même district des Trois-Rivières, la compagnie de la Nouvelle France a concédé à Jean Sauvage, le 28 Juillet 1656, 150 arpents de terre, à raison de 6 deniers pour chaque arpent, 75 sous en tout ; mais on vit en 1814, Josias Wurtele concéder à Joseph Joyale, dans la seigneurie de Ste. Adélaïde, Rivière David, 75 arpents de terre, et lui demander une rente de 3 minots de blé, 5 chelins en argent et 2 jours de corvées, donnant en tout 1 louis 5 chelins.

Les Révérends Pères Jésuites, le 2 Mai, 1667, concédèrent à Benjamin Anseau 80 arpents de terre, avec une rente et des cens annuels s’élevant en totalité à 35 sous 2 deniers.

Dans le district de Montréal, les taux des concessions des seigneuries de Saint Sulpice et du Lac des Deux-Montagnes, n’ont pas varié depuis l’année 1681, d’après les obligations imposées par les titres accordés par la Couronne au Séminaire. Dans l’Isle de Montréal le plus ancien taux était de 3 deniers par arpent, et un chapon par 20 arpents en superficie ; on y a ajouté un demi sou et une peinte de blé par arpent ; mais Mr. de Rouville a concédé, le 28 Juin, 1826, à Jacques Boudry, 90 arpents de terre moyennant une rente de 6 livres et 9 deniers, blé pour 15 livres douze sous et une corvée, 3 livres, faisant en tout 24 livres, 12 sous et 9 deniers ancien cours. Dans la même seigneurie, il y a tels individus par leurs contrats de concession, qui payent maintenant 2 piastres de rente annuelle par chaque arpent en superficie.

Le 28 Mars, 1817, le Général Burton a concédé dans la seigneurie de Lacolle, à Hotchkiss, 112 arpents de terre avec l’ancienne rente de 6 deniers par arpent ; mais dans la seigneurie de Beauharnais, par le Très-Honorable E. Ellice à Robert Broddie, 16 Mars 1840, pour 100 arpents de terre il exigea une rente de 25 chelins et 5 minots de blé, en tout 2 louis 10 chelins par année.

Dans la seigneurie de Monnoir il fut concédé le 23 Juin 1801, par T. Johnson, à Louis Louselle, une terre ne payant que 2 deniers par arpent.

Dans la même seigneurie, le 9 Septembre, 1823, il a été concédé à James McGee, 90 arpents de terre, lui imposant une rente de 5 chelins et un minot de blé pour chaque 30 arpents et 2 sous de cens, faisant en tout 1 louis, 10 chelins et 2 sous.

Dans cette même seigneurie, maintenant au Juge Rolland, le 3 Novembre, 1827, il a été concédé par le dit Juge, à Louis Ostigny, 90 arpents de terre, moyennant 7 livres, un demi-minot de blé pour chaque vingt arpents, plus 2 sous de cens, et, outre la rente, une somme capitale de 900 livres.

Ces citations suffisent, croyons-nous, pour donner une idée des charges progressives que les seigneurs ont imposées aux censitaires en ce pays. Non compris des conditions, des charges, des réserves qui sont introduites dans les contrats de concession, et qui ne sont pas imposées par la loi, comme des réserves de toutes les carrières, rivières et ruisseaux — du droit de changer tous les cours d’eau pour les moulins — du droit de titre-nouvel aux dépens des tenanciers lors de chaque mutation de la seigneurie — du droit de prendre tout le bois, la pierre, et autres matériaux pour les moulins, manoir, chauffage pour le Seigneur et pour ses fermiers, pour autres maisons et améliorations sur le domaine du Seigneur, en outre, pour usages publics, sans indemnité — réserve de toutes les places de moulins, et prohibition de construire aucune espèce de moulin, machine ou manufacture mue par l’eau, sans permission du Seigneur, qui sait fort bien se faire payer quand il accorde cette permission. Réserves de terrain pour bâtir des églises, des écoles et autres fins publiques. Le Seigneur retire au censitaire, donne au public, et honneur au Seigneur ! — du droit de faire augmenter la rente d’un minot de blé à chaque mutation — réserve d’un chemin large de 30 pieds sur le bord des rivières — du droit de pêche — du droit de chasse — d’un chemin de front de 36 pieds, et de terrain pour les autres chemins — et tout ce que savons-nous encore que les Seigneurs exigent des censitaires ; mais il faut en finir — Quand, dans les conditions des concessions des seigneuries, il est dit cependant, d’une manière expresse, que telle concession est faite avec la charge de concéder aux tenanciers aux cens, rentes et redevances accoutumés, sous peine de confiscation des seigneuries.

Il serait trop long de détailler tous les abus, tous les griefs et tous les maux dont les censitaires ont à se plaindre, nous nous contenterons de citer quelques faits et de faire quelques observations.

On a vu dans la Baronnie de Longueuil, des agents spéculateurs et avides, sur la demande de concessions de terres faite par des habitants, exiger d’eux, argent comptant, une certaine somme, et le même jour passer un contrat de vente, tandis que l’agent se passait à lui-même un contrat de concession. Nous ne citerons que le cas du capitaine Cartier qui, sur sa demande d’avoir des terres en concession, fut obligé de payer 4,000 livres ancien cours, à Mr. Busby, agent, pour les avoir encore grevées des charges seigneuriales.

Dans la seigneurie de Léry on a vu, entre autres, François Hyacinthe Rémillard, Louis Rémillard, payer, par l’exigence de l’agent, 12 louis et 10 chelins chaque, pour une terre en bois debout, pour pouvoir tenir un titre de concession. Le Seigneur, ou ses représentants, a refusé d’accorder un titre de concession à Louis Clouette, à moins qu’il ne reçut 2.000 livres, ancien cours, avant la passation du titre de concession ; et il exigea de Michel et d’Antoine Belouin 20 louis pour chacun, avant de leur donner leurs titres.

Dans la seigneurie de Longueuil, les premières concessions ont été faites à raison d’un sou par arpent et d’un chapon pour la concession entière de 90 arpents de terre ; ensuite il a fallu payer une pinte de blé et un sou par arpent ; mais depuis l’année 1811, dans le village de Longueuil, le Seigneur a concédé des lots de 60 pieds de front sur 120 de profondeur, pour le prix de 25 louis argent comptant, et une rente annuelle de 20 chelins ; c’est affreux ! Dans la partie ancienne du village, des emplacements d’une grande étendue ne furent concédés qu’à raison de 2 chelins et six deniers par an, sans aucun capital.

Dans la Côte Sainte Marie, en arrière de la seigneurie de Blainville, les rentes des terres sont de 5 piastres en argent et de 2 minots de blé pour chaque 100 arpents.

Pour parvenir à une augmentation de taux, dans quelques occasions, les Seigneurs forcent les censitaires à payer à des taux plus élevés, en menaçant en même temps ces derniers d’exercer contre eux le droit de retrait, comme il est arrivé dans le cas de Philibert Matte, forgeron, et Mr. Lacroix, Seigneur.

Les réserves des bois de construction faites par le Seigneur sur les terres des censitaires n’auraient jamais dû être tolérées. Par cette clause de la concession, le censitaire n’ayant qu’une possession bien précaire des bois de service, n’avait aucun intérêt à les conserver ; au contraire, il ne voyait de profit certain, quelque médiocre qu’il fût, qu’en détruisant ces bois, et c’est généralement ce qu’il a fait, dans la crainte que le Seigneur ne les exploitât avant lui ; aussi, les bois de construction sont devenus très-rares dans les seigneuries, et la plupart de ces localités ont à supporter un mal presque général, qui n’a pas même pour excuse d’avoir été un avantage, de quelque importance, pour le Seigneur ou pour le censitaire.

Le droit de banalité n’avait pour but que d’assurer au Seigneur de l’emploi pour les moulins qu’il était obligé de bâtir pour l’usage des censitaires. Aujourd’hui, par l’augmentation des établissements et de la population, les moulins des Seigneurs ont autant de grains à moudre qu’ils le peuvent faire. Si les Seigneurs, après l’abolition des droits Seigneuriaux, conservent la possession de leurs moulins, il importe peu que ces propriétés appartiennent à un individu plutôt qu’à un autre, leurs moulins étant bons, et leurs meuniers satisfaisant les habitants, aux mêmes conditions que celles, plus tard, la concurrence de l’établissement probable de nouveaux moulins pourra introduire, les anciens moulins banaux n’auraient pas moins une pratique encourageante.

Les effets des réserves que font les Seigneurs des places de moulins sont des plus nuisibles aux censitaires et à l’industrie du pays.

Dans la seigneurie de Terrebonne, John Watson, pour pouvoir construire une simple tannerie sur la rivière, afin de couper et préparer l’écorce, ce qui lui avait été empêché par le Seigneur Masson, a été forcé de lui payer 10 louis par an, pendant dix ans ; et encore, à l’expiration de ce terme, le dit Seigneur s’est-il réservé le privilége d’imposer de nouvelles conditions.

Que de manufactures n’ont pas été empêchées dans leur établissement ! que d’industries n’ont pas été gênées par les exigences exhorbitantes des Seigneurs pour laisser jouir des places de moulins et de manufactures ! On en a vu même, à quelque prix que ce fût, refuser constamment d’accorder cette jouissance pour un nombre quelconque d’années, et, par ces procédés, se déclarer les ennemis du progrès, des améliorations et de la prospérité du pays.

Le droit exclusif de l’usage, et de la permission des forces d’eau, est très préjudiciable au public, parcequ’il est opposé à l’esprit d’entreprise et d’émulation, qu’excite constamment la concurrence, un des principaux ressorts des améliorations nationales, et que ce droit exclusif paralyse presque complètement l’introduction de manufactures qui demandent le secours de la force motrice que procure l’eau.

Malgré les obligations qui imposent aux Seigneurs de bâtir de bons moulins à l’usage des censitaires, dans plusieurs Seigneuries, les Seigneurs négligent de faire tenir en bon ordre les moulins qu’ils ont, et ils refusent d’en faire construire pour les placer à la commodité des censitaires, qui sont quelquefois obligés de faire plusieurs lieues pour se rendre au moulin banal. Ils sont aussi quelquefois obligés, comme dans la Seigneurie de Ste. Thérèse de Blainville, d’attendre jusqu’à quatorze jours la mouture de leurs grains ; et nonobstant l’impuissance du moulin, ils sont forcés d’y aller ou de payer l’amende.

Non-seulement les Seigneurs n’ont pas voulu concéder des terres, mais il y en a qui se sont distingués par des prétentions étranges. Dans la Seigneurie de Rouville, par exemple, en 1842, le Seigneur a bien déclaré qu’il était prêt à concéder de nouvelles terres, mais aux dernières charges et conditions, et pour plus amples sûreté, se faire donner une hypothèque sur les autres terres appartenant aux censitaires. Les terres qu’il offrait à concéder sont situées sur la montagne de Rouville, peu propres à la culture ; et en sus des rentes et réserves, il exigeait encore une certaine somme pour laquelle il se ferait hypothéquer tous les autres biens des concessionnaires, qu’il déclarerait dans les titres être due pour arrérages de rentes, quoique ces terres n’aient jamais été concédées auparavant ; le tout avec droit d’hypothèque spécial.

Non-seulement les Seigneurs, par esprit d’accaparement et de spéculation, ont fait usage du droit de retrait à leur profit, au détriment des acheteurs, de plus, on a vu en 1837, dans la Seigneurie de Saint Joseph de la Beauce, William Torrance, alors Seigneur, exercer, au préjudice de Joseph Fortier, le retrait conventionnel, non pour son utilité ou profit, mais pour favoriser un de ses amis, à qui il céda le terrain aussitôt après le retrait, pour le même prix que Joseph Fortier l’avait payé.

On a aussi vu des Seigneurs, par eux-mêmes, ou par leurs agents, se livrer honteusement à un système de fraude et d’extorsion, en se rendant aux ventes de terres qui font partie de leurs Fiefs respectifs, pour empêcher de mettre sur ces terres, de les faire monter à leur valeur, en disant qu’ils se proposent de les retraire ; il en résulte que ces terres vendues à vil prix, alors le Seigneur exerce la prérogative dont il est revêtu, et les vend à un prix plus élevé, à des acquéreurs, souvent trouvés d’avance, et avec qui ils ont fait leur marché.

Les lods et ventes sont des plus préjudiciables et nuisibles aux censitaires ; ils sont, non un intérêt légal, mais une usure autorisée par la loi, et dont les limites ne sont pas déterminées. Un lopin de terre coûte, par exemple, 24 louis, le Seigneur reçoit 2 louis, d’après le droit qu’il possède ; maintenant l’acquéreur par son industrie, son travail et son argent, augmente, par les diverses bâtisses qu’il y érige et les améliorations qu’il y fait, la valeur de cette petite étendue de terre à 1,200 louis ; cette propriété passe en d’autres mains, et par une loi, qui est loin d’avoir l’équité pour base, il faudra que le nouveau propriétaire paie, non à l’homme industrieux, mais au Seigneur des lods et ventes de 100 louis, valeur des fruits du travail, de l’industrie et des avances pécuniaires du premier acquéreur.

Mais c’est surtout sur les rentes viagères que les lods et ventes sont odieux, parceque souvent les parents, par la mauvaise coutume canadienne, en faisant donation à leurs enfants, les chargent d’une forte rente, dans la persuation où ils sont de ne jamais l’exiger et de vivre en famille ; mais si les enfants viennent à vendre à la charge de la rente, le Seigneur fait une estimation de tous et chacun les articles de rente, servitudes, &c., pour dix ans ordinairement, quelquefois plus, selon l’âge des donateurs ; et sur le montant de cette estimation il retire les lods et ventes, ainsi que sur le prix convenu en argent ; en sorte que deux ou trois mutations suffisent quelquefois pour que le Seigneur, par ses lods et ventes, perçoive la valeur entière de la propriété.

Un père donne son bien à son fils, à la charge de lui payer pension ; le fils vend la terre à un troisième, enfin la terre est mise au Shérif par le Seigneur qui n’a pas reçu les lods ; le Seigneur reprend la propriété qui ne va pas au montant des lods ; il en résulte que le pauvre donateur, dépouillé de tous ses droits, perd sa pension, et sur ses vieux jours, se trouve dans le chemin avec une partie de sa famille, sans pain et sans force pour gagner sa vie.

Dans les villes et les villages, ces droits sont encore plus onéreux que sur les terres, en ce qu’un emplacement, dans son état primitif, ne vaut que quelques louis, devient par les capitaux qui y sont affectés à valoir des centaines de louis, le propriétaire se trouve retranché d’un douzième de ses déboursés pour enrichir le Seigneur, la valeur des bâtisses excédant toujours de beaucoup, et plusieurs fois, la valeur de l’emplacement ; mais sur les terres concédées en bois debout, il arrive que le cultivateur après avoir travaillé une partie de sa vie, et dépensé de fortes sommes, relativement à ses moyens, pour améliorer sa propriété, se trouve aussi retranché d’un douzième des fruits de ses travaux et de ses dépenses pour enrichir le Seigneur, ce qui ne peut que décourager l’homme industrieux.

Quel est l’homme qui puisse aimer l’injustice d’employer son labeur et son argent pour le profit des autres ? La tenure Seigneuriale ne tend qu’à l’anéantissement de l’industrie ; il est temps d’en finir avec un système dont, depuis longtemps, on sent l’imposition, l’injustice, les abus, les maux, le découragement et l’appauvrissement qu’il entraîne avec lui. Le temps est arrivé que le Canada ne doit plus s’y soumettre, sans employer d’énergiques moyens, par les voies légales, pour la destruction d’une nuisance publique, qui abonde en principes destructeurs de tout esprit d’entreprise et de prospérité.

Le droit de faire prendre des titres-nouvels offre de nombreuses occasions pour exercer la fraude et l’oppression ; c’est une source d’injustices. Les censitaires sont forcés par les Seigneurs, à chaque mutation des Seigneuries, de prendre titre-nouvels ; et, quand ils n’ont pas voulu les prendre, ils ont été poursuivis. Par ces titres, des charges nouvelles et de nouvelles réserves ont été imposées ; et il faut, en outre, que les habitants payant ordinairement dix chelins pour avoir ce titre, quelquefois deux chelins de plus par contrat pour les recherches des vieux titres, et, parfois, encore les honoraires d’un arpenteur. Ce sont des injustices criantes.

Dans la Seigneurie de l’Islet, Michel Bernier fut poursuivi par McCallum, Seigneur d’alors, pour venir passer un titre-nouvel qu’il refusait de prendre, parcequ’il n’était pas semblable à son ancien titre. Le procès, après avoir duré plus d’un an à la Cour Supérieure du Banc du Roi, fut décidé en faveur du censitaire ; par le jugement il n’était tenu qu’à prendre un titre semblable au premier titre de concession ; mais le Seigneur ayant mis le procès en appel, a fait renverser le jugement, et contraignit le censitaire à prendre un titre-nouvel comme il l’entendait. Le malheureux Bernier se trouvant dans l’impossibilité de pouvoir payer les frais de justice, le Seigneur l’a dépouillé de sa terre en la faisant vendre. Ainsi, au sujet d’un seul titre-nouvel, Bernier a été mis sur la paille.

Dans la Seigneurie de Lacolle, les censitaires ne pouvaient obtenir de titres-nouvels qu’en acceptant de payer une augmentation de cinquante pour cent insérée dans ces nouveaux titres, malgré toutes les réclamations contre. C’est une affreuse tyrannie !

Presque partout les Seigneurs abusent de ce droit. À la passation des titres-nouvels, dans la Seigneurie de Beauharnois, par exemple, on s’est plaint généralement de l’exaction de rentes plus élevées, et auxquelles il a fallu se soumettre dans l’impossibilité d’obtenir justice pour améliorer sa condition.

À la fantaisie des Seigneurs, dans les Seigneuries de Léry, de Longueuil et de Laprairie, comme il en a été ailleurs, quand il a plu au Seigneur, les terres ont été chaînées par leurs ordres afin de faire passer des titres-nouvels et exiger que les censitaires payent l’arpenteur et le coût de ces titres.

Presque partout les Seigneurs refusent de concéder des terres avantageusement situées, sous le prétexte que ces terres sont d’un très grand prix, qu’elles devront augmenter de valeur dans quelques années ; et ils ne se décident à les concéder qu’au moyen d’un bonus exigé préalablement.

Dans la Seigneurie de Lacolle, E. Henry a été obligé de payer pour obtenir une concession de deux lots de terre, 25 louis par lot ; Robert Hoyle a payé ce même bonus, et l’augmentation de cinquante pour cent de rente annuelle. James Brisbane a payé 100 louis ; Berry a aussi payé 100 louis. Nous pourrions citer de nombreux cas semblables dans d’autres Seigneuries, mais nous croyons avoir assez mentionné pour faire ressortir le hideux de la conduite de certains Seigneurs et de leurs agents.

Quant aux domaines, quelquefois de très grande étendue de terre, que les Seigneurs se sont réservés, sans droit, non-seulement ils ne veulent pas les concéder, mais encore ils forcent les habitants à entretenir, à leurs propres frais, les clôtures et les cours d’eau.

Dans la Seigneuries de Lanaudière les sucreries s’afferment par les Seigneurs, quoique plusieurs de ces sucreries sont sur des terres occupées par les censitaires. Là, les habitants n’ont jamais pu obtenir de titre d’aucune espèce.

Comment le cultivateur peut-il prospérer lorsqu’il lui faut lutter contre tant d’injustices, de prohibitions et d’obstacles ? La tyrannie et les droits seigneuriaux détruisent l’énergie. L’agriculture dans les chaînes et la souffrance, les arts et le commerce en souffrent nécessairement.

Dans les Seigneuries où les censitaires se livrent à la pêche, les Seigneurs ne se contentent pas des droits dont ils jouissent sur les concessions, ils réclament encore et se font payer le droit sur les grèves, qui consiste à se faire donner une partie du poisson qui se prend sur les rivières. Les travaux des pauvres habitants pour leurs pêcheries sont, quelquefois plus dispendieux que leur profit, après avoir donné, comme il est exigé, jusqu’au tiers du poisson, et, nous a-t-on dit, jusqu’à la moitié ; mais, le plus souvent, un cinquième pour chaque pêche à anguilles ; dans la paroisse de l’Isle-aux-Coudres, le troisième marsouin ; ce n’est guère le moyen d’encourager la pêche.

Les corvées pour le Seigneur sur son propre domaine, ou sur son chemin et ses moulins, sont des restes d’esclavage féodal, par lequel le serf était obligé, comme vassal, de travailler pour son Seigneur durant une certaine partie de son temps ; droit qui répugne aux sentiments de l’homme pénétré de sa dignité, de ses droits, et qui sait apprécier les bienfaits de la liberté.

Quant au droit de foi et hommage qui oblige le vassal de paraître devant le Seigneur à des époques fixes, pour, en sa présence, mettre le genou en terre la tête découverte, sans épée ni éperons, et là prononcer certaines paroles humiliantes, comme c’est une coutume de vasselage, tombée en désuétude en ce pays, nous n’en parlerons pas.

Les abus et les faits que nous avons cités, et que nous pouvons prouver, ayant en main des documents authentiques, n’existent pas seulement dans les Seigneuries qui ont été nommées par nous, partout la loi et le droit ont été foulés aux pieds, l’humanité et tous les principes de justice insultés et outragés par des actes iniques d’une tyrannie dégradante.

Nous nous faisons un plaisir de rapporter un extrait des justes, belles et remarquables paroles des habitants de la Seigneurie de Lanaudière qui, en réponse aux questions qui leur ont été soumises en 1843, par les Commissaires nommés pour s’enquérir de la tenure seigneuriale, s’écrient dans leur noble indignation :

« Nous saisissons, avec plaisir, cette occasion désirée depuis si longtemps, de pouvoir soumettre à un tribunal compétent nos remarques et nos plaintes, convaincus que nous sommes qu’il les écoutera avec bonté, et y donnera toute son attention.

« Elles seront faites avec toute la déférence que votre charge et vos intentions libérales méritent, et que les intérêts de tant d’opprimés demandent.

« Mais des intérêts et des préjugés semblent se rire de la raison humaine, et défier tous les efforts.

« Y a-t-il, en vérité, rien qui répugne plus à la raison et à la vérité, et enfin à toute notion humaine de droit et de justice, que cette division étrange et sacrilége d’une propriété que le Créateur a destinée à tous, parmi un petit nombre seulement ? La brute est contente de son sort, et elle en jouit sans être troublée par les autres bêtes de la même espèce ; mais l’homme ! l’homme seul ravit à son semblable son droit imprescriptible, droit qu’il a reçu directement du Tout-Puissant ; et si l’on savait comment s’y prendre, on lui ravirait aussi l’air et la lumière ; quant à l’eau elle est déjà monopolée autant qu’on l’a pu.

« Il est étonnant, sans doute, que l’on ait introduit sur ce vaste et magnifique continent, où toutes les créatures nageaient dans l’abondance et la profusion de tout ce que produit la nature, et où n’existait aucun des ces motifs de langueur et de destruction, ces horribles systèmes, causes de tant de misères et de malheurs dans les trois autres parties du monde ! Il est étrange que des gouvernements, maîtres de leurs actions, n’aient pu trouver un mode plus équitable, pour ne pas dire rationnel, pour établir le surplus de leur population ! Ce fait prouve un mal, un mal radical que la lumière du 19e siècle devrait certainement dissiper.

« Comment remédier à ce système vicieux sans violer les droits des individus ? Hélas ! violer quoi ! les droits de 150 à 200 personnes ? c’est beaucoup trop en vérité. Que dit l’autre côté de la question ? Comment, d’abord, a-t-on pu obtenir ces droits ? Dans des temps de barbarie, dans les siècles de fer, lorsque la force et le pouvoir faisaient le droit, lorsqu’un homme, s’il avait le malheur d’être né de parents pauvres, était regardé, pour ainsi dire, comme inférieur à la brute, et était certainement plus maltraité. Combien ? Quelles multitudes de ces hommes ont été sacrifiés pour le simple amusement de quelques grands en pouvoir ! Ces multitudes ne sont-elles que des troupeaux ? Non, vous, Messieurs, ni aucun homme réfléchi, vous ne direz pas cela. »

Abandonnons ces justes, mais bien tristes réflexions, que fait malgré lui l’homme qui pense.