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Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/22

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 282-303).


CHAPITRE XXII

L’état des choses s’embrouille


Les pièces composant l’appartement de M. Tartar étaient les plus nettes, les plus propres et les mieux ordonnées qu’on pût voir sous le soleil, la lune et les étoiles.

Les planchers avaient été frottés avec une énergie rare, et les cuivres si bien polis qu’ils avaient le brillant d’un miroir de métal.

Pas une tache, pas une moucheture, pas une éclaboussure ; le mobilier de M. Tartar éblouissait le visiteur.

Son salon ressemblait à la cabine d’un amiral, sa salle de bain à une laiterie, sa chambre à coucher toute garnie d’armoires et de tiroirs rappelait la boutique d’un marchand de graines, et son hamac, suspendu au milieu de la chambre, se balançait comme un nuage blanc.

Chacun des objets appartenant à M. Tartar avait sa place déterminée ; ses mappemondes et ses cartes, ses livres, ses brosses, ses habits, ses porte-bouteilles, ses télescopes et tous ses instruments de marine étaient rangés dans un ordre merveilleux, et tout cela était facilement accessible.

Les étagères, les tablettes et les tiroirs étaient également sous la main et disposés en vue de ne pas prodiguer le terrain et de ménager quelques pouces d’arrimage.

Bon brillant petit service d’argenterie était si bien arrangé sur son buffet qu’on apercevait du premier coup les petites cuillers à sel.

Ses ustensiles de toilette étaient si bien disposés sur sa table de toilette, qu’un cure-dent aurait sauté aux yeux.

Il en était de même des objets de curiosité qu’il avait rapportés de ses nombreux voyages.

Empaillés, séchés, repolis et préservés des vers par les moyens les plus ingénieux, les oiseaux, les poissons, les reptiles avaient leurs places, et aussi les coquillages, les plantes marines ou terrestres, surtout de magnifiques coraux.

Un pot de vernis était là, à portée de la main de M. Tartar, impatient de faire disparaître les taches laissées par les doigts des visiteurs.

Jamais vaisseau de guerre enfin n’avait été plus net et plus brillant.

Par ce beau jour d’été, M. Tartar avait établi une petite tente pour protéger son jardin fleuriste.

Il n’y a que les marins pour dresser des tentes.

Tout autour de lui avait un air maritime.

Les fleurs de ce jardin auraient pu orner les fenêtres de la poupe d’un navire à flot.

Il semblait que tout l’établissement fût prêt à s’ébranler au son du porte-voix de M. Tartar donnant l’ordre de lever l’ancre.

« Tout le monde à son poste et toutes voiles dehors ! »

M. Tartar faisait à merveille les honneurs de son joli bâtiment.

Quand un homme a son dada, qui ne fait de mal à personne, il est agréable de trouver en lui le sentiment du côté plaisant de la chose.

Quand cet homme est cordial et sérieux par nature, qu’il est en outre franc et naturel, il ne peut se mieux voir à son avantage que dans l’exercice de sa manie.

Aussi, Rosa, conduite autour du navire avec tous les honneurs dus à la première lady de l’Amirauté, ou à la première fée des mers, pensa qu’il était charmant de voir M. Tartar rire tout le premier de toutes ses diverses et bizarres installations.

Mais le jeune marin brûlé par le soleil se montra surtout à son grand avantage, aux yeux de la jeune fille, quand, l’inspection finie, il sortit discrètement de sa cabine d’amiral, la priant de s’en considérer comme la reine et l’assurant qu’elle avait la libre disposition du jardin, par un geste de cette même main vigoureuse qui avait tenu en sa puissance la vie de M. Crisparkle.

« Héléna !… Héléna Landless !… Êtes-vous là ?

— Qui m’appelle ?.… N’est-ce pas Rosa ? »

Et un autre charmant visage fit son apparition à la croisée.

« Oui, c’est moi, ma chérie !

— Mais, comment êtes-vous ici, ma chère bonne amie ?

— Je… je ne le sais vraiment pas bien complètement, dit Rosa en rougissant, à moins que je ne rêve ! »

Pourquoi cette rougeur sur ce joli minois aussi frais que toutes ces fleurs ?

La couleur écarlate était-elle un fruit naturel de ce pays magique ?

« Moi, je ne rêve pas, dit Héléna en souriant, je vous en prie, dites-moi comment nous nous trouvons réunies, ou si proches l’une de l’autre, et d’une manière si inattendue ? »

Bien inattendue, en effet, au milieu des combles et des cheminées, dans la vieille maison qui portait les fameuses initiales P. J. T., et sous ce jardin aérien.

Rosa, revenant à elle, exposa rapidement les faits et tous les comment et pourquoi sur cette rencontre.

« Et M. Crisparkle est ici ! dit Rosa arrivant tout à coup à une conclusion singulièrement brusque. Et le croiriez-vous ? Il lui avait sauvé la vie.

— Je puis tout croire, dans ce genre, de M. Crisparkle, » répondit Héléna le visage couvert d’une épaisse couche de rougeur.

On rougissait décidément beaucoup dans ce jardin aérien.

« Oui, mais ce n’est pas M. Crisparkle qui a sauvé l’autre, dit Rosa, s’empressant de faire une correction à son récit.

— Je ne comprends plus, mon amour.

— C’est bel et bien M. Crisparkle lui-même qui a été sauvé. Si vous l’aviez vu tout à l’heure exprimer la haute opinion qu’il a de M. Tartar. Car enfin c’est à M. Tartar qu’il doit d’être encore en vie. »

Les yeux noirs d’Héléna se fixèrent très-attentivement sur le beau visage qui brillait au milieu des fleurs, et elle demanda d’un ton plus bas et d’un air pensif :

« Est-ce que M. Tartar est avec vous, en ce moment, ma chère ?

— Non, il m’a cédé la jouissance de ces appartements, je veux dire qu’il nous les a cédés. C’est charmant !

— En vérité ?

— C’est comme l’intérieur du plus beau des navires qui ait jamais pris la mer… c’est comme…

— Comme un rêve ? » suggéra Héléna.

Rosa répondit par un petit signe de tête et respira le parfum des fleurs.

Héléna reprit, après un court instant de silence, et d’un air bien plus triste encore :

« Mon pauvre Neville travaille dans sa chambre ; la force du soleil qui donne de ce côté en ce moment l’a chassé. Je pense qu’il vaut mieux lui laisser ignorer que vous êtes aussi près de lui.

— Oh ! je le pense aussi ! s’écria Rosa très-vivement.

— Cependant, poursuivit Héléna en hésitant un peu, ne faut-il pas qu’il sache tout ce que vous m’avez dit ? Demandez à ce sujet l’avis de M. Crisparkle, ma chérie. Dois-je dire à Neville tout ou partie de ce que vous m’avez appris ? M. Crisparkle en jugera. »

Rosa passa dans le cabinet où se tenait le conseil d’État, et posa la question.

Le chanoine mineur fut d’avis de laisser à Héléna l’entière liberté d’après son propre jugement.

« Je le remercie beaucoup, dit Héléna, quand Rosa reparut pour lui rapporter cette réponse. Demandez-lui pourtant encore s’il ne vaut pas mieux attendre que les méchantes précautions dirigées contre Neville, par ce misérable, se découvrent d’elles-mêmes, plutôt que de l’en avertir. Avant tout, nous devons nous assurer qu’il se trame en effet, dans l’ombre, quelque chose contre nous ? »

Le chanoine mineur trouva la difficulté trop effrayante pour vouloir donner son opinion relative : il proposa d’en référer à M. Grewgious.

Héléna y ayant consenti, il se transporta en feignant, sans y trop réussir, de se donner l’air d’un promeneur indifférent, de l’autre côté du quadrangle jusqu’à la maison portant les initiales P. J. T., et formula sa question.

M. Grewgious s’en tint à ce principe général :

« Si vous pouvez dissimuler l’expédition que vous dirigez contre un brigand ou contre une bête féroce, c’est ce que vous avez de mieux à faire. »

Et il maintint, d’une manière non moins décidée, que dans le cas spécial qui les occupait, John Jasper était un brigand chez lequel se combinait la nature de la bête féroce.

Ainsi conseillé, M. Crisparkle revint et rapporta à Rosa cette savante réponse que Rosa transmit à son tour à Héléna.

Celle-ci sembla suivre un moment le cours de ses pensées ; elle réfléchissait en effet très-sérieusement sur ce qui venait de lui être dit.

« Nous pouvons compter sur les dispositions de M. Tartar à nous venir en aide ? demanda-t-elle.

— Oh ! oui, se disait Rosa. Oh ! oui, répéta-t-elle tout haut.

— Je considère votre autorité sur ce point comme tout aussi bonne que celle de M. Crisparkle, ma chère, dit Héléna d’un ton plus calme, et vous n’avez pas besoin de retourner le consulter. »

Étrange de la part d’Héléna !

« Voyez-vous, reprit-elle après un autre moment de réflexion, Neville ne connaît personne ici. Il n’a pas échangé un mot avec âme vivante, si ce n’est M. Tartar. Si M. Tartar pouvait venir le voir ouvertement et souvent, lui consacrer quelques minutes en de fréquentes visites, s’il voulait même venir presque tous les jours, il en adviendrait peut-être quelque chose de bon.

— Quelque chose de bon, dites-vous, ma chère ? répéta Rosa en regardant le beau visage de son amie d’un air perplexe. Et quoi donc, je vous prie ?

— Si les mouvements de Neville sont réellement surveillés, si le but qu’on se propose est de l’isoler de tous ses amis et d’user sa vie grain à grain… ce qui semble résulter de la menace qui vous a été faite… n’est-il pas probable, dit Héléna, que son ennemi se mettra, d’une façon ou d’autre, en communication avec M. Tartar pour le prévenir contre Neville et l’éloigner de lui ? En ce cas, nous aurions, par M. Tartar, non-seulement la connaissance de cette manœuvre, mais celle des termes dont se serait servi l’autre pour lui parler ?

— Je comprends ! » s’écria Rosa.

Elle s’élança dans la cabine du conseil d’État.

Peu de temps après, sa jolie tête reparut animée de brillantes couleurs.

Elle avait fait son rapport à M. Crisparkle, qui était allé quérir M. Tartar, et M. Tartar se tenait à portée, dans le cas où l’on aurait besoin de lui.

En prononçant ces derniers mots, Rosa tourna la tête, avec un peu de confusion, du côté de la cabine.

Elle ajouta que M. Tartar était tout prêt à agir dans le sens qui lui était indiqué, et cela dès le jour même.

« Je le remercie du fond du cœur, dit Héléna ; veuillez, je vous prie, le lui dire. »

De nouveau, Rosa qui se tenait toujours un peu confuse entre le jardin aérien et la cabine, rentra pour s’acquitter de son message, et revint avec de nouvelles assurances des bonnes dispositions de M. Tartar.

Elle agissait de manière à se partager entre Héléna et lui, ce qui prouve que la confusion n’est pas nécessairement maladroite et peut avoir au contraire quelquefois ses subtilités.

« Et maintenant, ma chérie, dit Héléna, nous ne devons pas oublier la prudence qui doit abréger notre première entrevue : il faut nous séparer. J’entends Neville qui sort de sa chambre. Retournez-vous là-bas ?

— Chez Mlle Twinkleton ? demanda Rosa.

— Oui.

— Oh ! je ne pourrais plus y rester, je ne le pourrais, après cette terrible conversation ! dit Rosa.

— Alors, où irez-vous, ma belle ?

— Maintenant que j’y réfléchis, je n’en sais rien, dit Rosa. Je n’ai encore rien arrêté, mais mon tuteur prendra soin de moi. Soyez sans inquiétude, ma chère. Il est certain que je serai quelque part. »

Ce qui semblait assez probable.

« Et j’aurai des nouvelles de mon Bouton de Rose par M. Tartar ? demanda Héléna.

— Oui, je le suppose, par… »

Rosa, encore une fois, tourna la tête en arrière au lieu de prononcer le nom du marin.

« Mais dites-moi quelque chose avant que nous nous séparions, ma chère Héléna, Dites qu’il ne dépend pas de moi d’empêcher cela.

— Empêcher quoi ? mon amour ?

— Empêcher qu’il ne soit si méchant et si vindicatif. Ne pourrais-je pas arriver à quelques termes de conciliation avec lui ?

— Vous savez combien je vous aime, ma chérie, répondit Héléna avec indignation. Eh bien ! j’aimerais mieux vous voir étendue morte à ses pieds.

— Cet entretien m’a fait grand bien !… Vous le direz à votre pauvre frère ? Vous lui porterez mon souvenir et l’expression de ma sympathie ? Vous lui demanderez de ne pas me haïr ? »

Héléna eut un mouvement de tête qui exprimait que cette dernière recommandation était bien superflue.

Elle envoya des deux mains des baisers à son amie, et son amie l’imita.

Helena vit alors une troisième main, pas blanche, celle-là, mais brune comme du cuivre, apparaître au milieu des fleurs et aider Rosa à descendre dans l’appartement.

Il suffit à M. Tartar, à l’intérieur de la cabine, de toucher simplement le bouton d’une armoire pour faire apparaître une collation enchantée.

Des macarons merveilleux, des liqueurs étincelantes, des épices tropicales, des gelées de fruits tropicaux, s’offrirent à profusion aux regards de Rosa.

Mais M. Tartar ne pouvait arrêter la marche du temps, et le temps est impitoyable.

Il marcha si vite que Rosa fut enfin obligée de quitter le pays des fleurs pour redescendre sur la terre et retourner chez M. Grewgious.

Et maintenant, ma chère, dit M. Grewgious, qu’y a-t-il à faire ? Et pour poser la question sous une autre forme, quel parti faut-il prendre à votre égard ?… »

Rosa ne put que lui lancer un regard par lequel elle semblait s’excuser d’être un si grand embarras pour lui et pour d’autres.

L’idée de vivre, à l’abri du péril, dans l’hôtel Furnival, pour le reste de ses jours, fut le seul plan qui se présenta à son esprit.

« Il m’est venu à l’idée, dit M. Grewgious, que comme la respectable Mlle Twinkleton profite quelquefois de l’occasion des vacances pour venir à Londres, afin d’étendre ses relations, de voir les parents de ses élèves, nous pourrions, provisoirement, inviter Mlle Twinkleton à venir habiter avec vous pendant un mois.

— Habiter où, monsieur ?

— Mais, continua M. Grewgious, ne pourrions-nous pas louer un appartement meublé dans Londres, et la prier de vous servir de chaperon ?

— Et après le mois écoulé, monsieur ?

— Après, dit M. Grewgious, notre situation ne pourra être pire qu’à présent.

— Je pense que ce projet pourrait en effet nous tirer d’embarras pour quelque temps.

— Alors, sortons, dit M. Grewgious en se levant, et allons nous mettre à la recherche de notre appartement meublé. Rien ne saurait être plus agréable pour moi que la douce présence dont j’ai joui la soirée dernière ; je voudrais en voir embellies toutes les soirées de mon existence, mais tout ce qui m’entoure n’est guère convenable pour une jeune dame. Mettons-nous à la recherche des aventures et allons voir des logements. M. Crisparkle, qui doit retourner immédiatement chez lui, sera sans doute assez bon pour voir Mlle Twinkleton et pour inviter cette dame à prêter son concours à la réalisation de notre plan. »

M. Crisparkle accepta la commission avec empressement et partit.

M. Grewgious et sa pupille sortirent et commencèrent leur expédition.

L’idée que se faisait M. Grewgious du meilleur moyen de chercher des appartements meublés, consistait à traverser la rue pour examiner une maison portant un écriteau à l’une de ses fenêtres, puis à se diriger quand il pouvait vers le derrière de la même maison, à en faire l’inspection à nouveau sous l’autre face, mais sans y entrer jamais.

L’expédition promettait donc d’être longue.

Enfin, M. Grewgious se rappela une certaine veuve, cousine de M. Bazzard, qui déménageait souvent et qui était venue une fois lui rendre visite pour lui demander de la faire connaître.

Ladite veuve demeurait dans Southampton Street, Bloomsbury Square.

Son nom apparaissait gravé en lettres de grandes dimensions, sur une plaque de cuivre :

BILLIKIN.

De quel sexe était Billikin ?

L’écriteau ne le disait pas.

La bonne dame avait l’aspect d’une personne toujours près de tomber en faiblesse ; elle avait aussi un grand débordement de franchise.

Elle sortit d’un air languissant du petit parloir sur le derrière de la maison ; elle semblait n’être arrivée jusque-là qu’après une série d’évanouissements successifs.

« J’espère que je vous vois en bonne santé, monsieur ? dit Mme Billikin en s’inclinant légèrement, comme indice qu’elle reconnaissait son visiteur.

— Je vous remercie… je suis tout à fait bien. Et vous, madame ? répliqua M. Grewgious.

— Je suis aussi très-bien, répondit Mme Billikin, après avoir fortement repris sa respiration comme pour combattre une nouvelle faiblesse, aussi bien que je puis l’être jamais…

— Ma pupille et une dame d’âge respectable, dit M. Grewgious, désirent trouver un appartement meublé, agréable, pour un mois ou deux. Avez-vous ce que nous souhaitons, madame ?

— M. Grewgious, répliqua Mme Billikin, je ne veux pas vous tromper, bien loin de là… J’ai des appartements convenables. »

On voyait bien que la bonne dame ajoutait mentalement :

« Menez-moi à l’échafaud si vous voulez, mais tant que je vivrai, je serai franche.

— Quels appartements avez-vous, madame ? demanda M. Grewgious d’un air aimable, car il voulait dissiper certain air roide et sévère qu’il avait remarqué chez Mme Billikin.

— Voici ce salon que vous pourrez, si cela vous plaît mieux, appeler le parloir. Vous voyez qu’il est situé sur le devant de la maison, mademoiselle, dit Mme Billikin engageant ainsi Rosa dans la conversation. Le parloir sur le derrière est celui où je me tiens, et j’entends ne le quitter jamais. Il y a deux chambres à coucher dans le haut de la maison, elles sont éclairées au gaz. Je ne vous dirai pas que les planchers de ces chambres sont bien solides, car ils ne le sont pas, mais les réparer serait dépasser les dépenses que je peux faire n’étant que principale locataire à l’année. Les conduits des eaux passent sous ces planches ; c’est une circonstance qu’il vaut mieux vous faire connaître. »

M. Grewgious et Rosa échangèrent des regards qui exprimaient bien quelque déplaisir, et cependant ils n’avaient pas la moindre idée des horreurs latentes que pouvait comporter cette façon de conduire les eaux.

En même temps, Mme Billikin portait la main sur son cœur, comme pour témoigner qu’il était soulagé d’un grand poids.

« Bien ! La toiture du moins est en bon état, sans doute ? dit M. Grewgious s’armant d’un peu de courage.

— M. Grewgious, répondit Mme Billikin, si je venais vous dire que ne rien avoir au-dessus de soi, c’est être bien couvert, je risquerais de vous tromper, et je ne voudrais pas le faire, non, monsieur. Les ardoises se disjoignent pendant la saison où le vent souffle avec violence. Je vous défie, quoi que vous fassiez, de retenir ces ardoises à leur place. »

En cet instant Mme Billikin, qui avait montré un peu de précipitation en s’adressant à M. Grewgious, se ravisa et voulut essayer d’user de l’ascendant moral qu’elle croyait exercer sur lui.

« En conséquence, continua-t-elle avec plus de douceur, mais en demeurant inébranlable dans son incorruptible franchise, il serait plus qu’inutile de vous entraîner à ma suite jusqu’aux étages supérieurs de la maison pour vous entendre dire : Mme Billikin, qu’est-ce que cette tache que je remarque au plafond ? et pour me forcer de vous répondre : Je ne vous comprends pas, monsieur. Je ne suis pas si dissimulée ! Je vous entendrais avant même que vous ayez fait la remarque. C’est l’humidité, monsieur, elle pénètre et elle ne pénètre pas. Vous pouvez rester ici parfaitement, sec pendant la moitié de votre vie, mais il peut venir un moment, et il est préférable que vous le sachiez, où vous serez trempé comme une soupe. »

M. Grewgious ne parut nullement flatté de se voir ainsi mis en jeu.

« Avez-vous quelques autres appartements, madame ? demanda-t-il.

— Monsieur Grewgious, répondit Mme Billikin d’un ton plus solennel, j’en ai. Vous me demandez si j’ai d’autres appartements et mon honnête et franche réponse est : j’en ai. Ceux du premier et du second étage sont vacants et ils se composent de jolies chambres.

— Arrivons, arrivons au fait. Il n’y a rien de désagréable dans ces appartements ? demanda M. Grewgious reprenant confiance.

— Pardonnez-moi, monsieur Grewgious. Il y a les escaliers à monter. Si votre esprit n’est pas préparé à cette question des escaliers, vous serez exposé à un inévitable désappointement. Vous ne pouvez, mademoiselle, ajouta Mme Billikin en s’adressant à Rosa sur le ton du reproche, vous ne pouvez véritablement placer un premier et encore moins un second étage, au niveau d’un rez-de-chaussée. Non, cela ne vous est pas possible, mademoiselle, vous ne sauriez le faire, et en ce cas pourquoi l’essayer ? »

Mme Billikin dit cela aussi sérieusement que si Rosa avait manifesté la ferme détermination de défendre cette thèse insoutenable.

« Pouvons-nous visiter ces chambres, madame ? demanda le tuteur.

— Monsieur Grewgious, répondit Mme Billikin, vous le pouvez. Je ne veux pas vous le dissimuler, vous le pouvez. »

Mme Billikin envoya chercher son châle dans son parloir sur le derrière de la maison.

Il était réglé depuis un temps immémorial que la bonne dame ne pouvait aller nulle part sans être drapée dans ce châle.

Après que sa servante le lui eut placé sur les épaules elle ouvrit la marche.

Elle s’arrêta plusieurs fois en montant les étages pour reprendre sa respiration ; arrivée au salon elle appuya ses mains contre son cœur, comme s’il eût été près de se détacher et qu’elle l’eût surpris au moment où il allait s’envoler.

« Et le second étage ? dit M. Grewgious après avoir visité le premier et l’avoir trouvé dans des conditions satisfaisantes.

— Monsieur Grewgious, répondit Mme Billikin, en se tournant de son côté d’un air cérémonieux, comme si le moment de se mettre d’accord sur un point délicat était arrivé et comme si la confiance était sérieusement établie, le second étage est au-dessus de celui-ci.

— Pourrons-nous le visiter également, madame ?

— Oui, monsieur, dit Mme Billikin, c’est clair comme le jour. »

Ce second appartement s’étant aussi trouvé à son gré, M. Grewgious se retira dans l’embrasure d’une croisée avec Rosa.

Leur consultation fut brève ; puis, après avoir demandé une plume et de l’encre, l’homme d’affaires rédigea en quelques lignes les conditions d’un accord.

Pendant ce temps, Mme Billikin avait pris un siège et exposait le résumé de la question.

« Quarante-cinq shillings par semaine, assurés pour le mois, dit Mme Billikin, me paraissent un prix acceptable pour les deux parties. Nous ne sommes ici ni dans Bond Street, ni dans Saint James Palace, mais nous n’en avons pas la prétention. Nous n’essayerons pas même de contester ce fait, pourquoi le contesterions-nous ? En ce qui concerne le service, deux domestiques sont attachés à la maison, moyennant des gages libéralement fixés. Des difficultés se sont élevées relativement aux allées et venues des fournisseurs, mais le contact de chaussures boueuses sur des marches bien entretenues est un inconvénient inévitable, et je n’ai nul désir de prélever une commission sur vos commandes. Le charbon est fourni par feu ou par seaux.

Mme Billikin appuya sur cette proposition avec une emphase qui semblait marquer une subtile mais immense différence entre les deux modes de fourniture.

« Les chiens ne sont pas vus avec faveur, reprit-elle, outre leur malpropreté, ils sont enclins au vol et cela donne naissance à des soupçons et à des discussions désagréables. »

Pendant ce temps M. Grewgious avait rédigé son acte de location et préparé son porte-monnaie.

« J’ai signé cet engagement pour les deux dames, dit-il, voulez-vous avoir la bonté de le signer à votre tour de vos noms et prénoms, s’il vous plaît ?

— Monsieur Grewgious, dit Mme Billikin avec une nouvelle explosion de franchise, non, je ne le puis. Vous me dispenserez du prénom. »

M. Grewgious la regarda avec étonnement.

« Non, monsieur Grewgious, il faut m’excuser. Tant que cette maison sera connue sous le nom indéfini de maison Billikin, et tant qu’il restera un doute dans l’esprit des mauvaises gens sur l’endroit où Billikin peut se cacher… soit près de la porte d’entrée, soit dans le sous-sol et sur ce que peuvent être sa taille, son poids et sa force, je me sentirai en sûreté. Mais déclarer ouvertement que je suis une femme seule et sans défense, non ! mille fois non !… Vous ne pourriez pas en avoir un seul moment le désir, reprit Mme Billikin avec un vif sentiment du tort qu’on voulait lui faire, et j’en appellerai à mademoiselle. Vous ne voudrez point, mademoiselle, donner avantage au sexe brutal et entreprenant contre une personne de votre sexe faible. Vous ne le voudrez pas ! »

Rosa, toute rougissante, supplia son tuteur de se contenter d’une signature quelconque.

Et, par suite, le mot mystérieux Billikin, tout court, fut apposé au bas de l’acte : c’est le mode de signer de nos hauts barons.

Tous les détails furent alors réglés pour prendre possession le surlendemain, jour où Mlle Twinkleton pouvait être raisonnablement attendue et Rosa retourna à l’hôtel Furnival, appuyée sur le bras de son tuteur.

Mais, voyez, M. Tartar se promenant de long en large devant l’hôtel Furnival ! Il s’arrête à la vue de Rosa et de son compagnon et s’avance vers eux !

« Il m’est venu l’idée, dit M. Tartar, que nous pourrions remonter la rivière ; le temps est délicieux et la marée est propice. J’ai un bateau, qui est ma propriété personnelle, aux escaliers du Temple,

« Il y a bien du temps que je n’ai remonté la rivière de cette façon, dit M. Grewgious, évidemment tenté.

— Cela ne m’est jamais arrivé, » ajouta Rosa.

Une demi-heure après la question était tranchée ; ils remontaient la rivière ; la marée les portait, l’après-midi était charmante ; le canot de M. Tartar commode et rapide.

M. Tartar et Lobley, son matelot, manœuvraient à eux deux une paire de rames.

M. Tartar possédait aussi un yacht en bas de Greenhithe ; Lobley en avait la garde et il l’avait quitté ayant été requis pour un autre service.

C’était un compagnon favorisé d’une joyeuse humeur, avec des cheveux et des favoris couleur de tan et une grosse face rouge.

Il rappelait l’image du soleil dans les vieilles sculptures en bois peint ; ses cheveux et ses favoris, encadrant son visage, formaient les rayons.

Il resplendissait à l’avant du canot, superbe à voir avec sa chemise de marin de l’État qui couvrait ou découvrait sa poitrine (c’est une affaire d’appréciation) et ses bras sillonnés de tatouages.

M. Lobley semblait manœuvrer le canot facilement ; il en était de même de M. Tartar, et pourtant les avirons pliaient ; mais aussi le canot bondissait.

M. Tartar parlait aussi librement que s’il n’avait pas été occupé à autre chose, avec Rosa qui l’écoutait.

M. Grewgious, quant à lui, ne faisait que se remuer, ce qui devait faire perdre de l’aire au canot ; mais il suffisait d’un tour de poignet de M. Tartar ou d’un simple effort de Lobley, se penchant à l’avant, pour tout remettre en ordre.

Le flux les emporta jusqu’au moment où ils s’arrêtèrent pour dîner dans un jardin orné d’arbustes toujours verts.

Après quoi le reflux vint obligeamment pour les ramener à Londres ; et pendant qu’on flottait au milieu des pousses d’osiers, Rosa essaya de manier la rame et s’en tira d’une façon brillante, grâce à l’aide que M. Tartar lui prêtait.

M. Grewgious essaya sa puissance à son tour et tomba sur le dos, car il n’avait pas reçu la même assistance.

Alors on se reposa un instant sous les arbres…

Quel repos délicieux !

M. Lobley faisait ses grimaces ordinaires, arrangeait ses coussins, et courait d’un bout à l’autre de l’embarcation pour resserrer les cordages.

Il avait les pieds nus ; pour lui, les souliers étaient une superstition et les bas un indigne esclavage.

Le retour se fit au milieu des délicieuses odeurs du rivage fleuri et du bruit musical des eaux.

Trop tôt, hélas ! la grande et noire cité répandit sur la rivière l’ombre de ses ponts maussades…

Adieu, les jardins, les prairies, les parcs, et les arbustes toujours verts.

Toute cette belle journée se perdait déjà dans l’éloignement et comme dans un rêve.

Peut-on traverser la vie sans rencontrer de mauvais passages ?

C’est une question que je pose aux lecteurs !

Rosa pensait le lendemain, quand Londres eut repris son triste aspect sous ses yeux, que le temps de séjour au pensionnat de Cloisterham était écoulé sans retour ; les passages difficiles se présentaient.

Elle allait traverser les jours sombres…

Mais qui pouvait la rendre si mélancolique ?

Que pouvait-elle attendre ?

Attendait-elle Mlle Twinkleton ?

Mlle Twinkleton arriva au moment juste où l’on pouvait espérer sa venue.

La Billikin sortit de son parloir pour recevoir sa locataire.

Déjà la guerre apparaissait sous les yeux de la Billikin.

Mlle Twinkleton apportait avec elle une quantité considérable de malles et de paquets comprenant ceux de Rosa aussi bien que les siens.

La Billikin trouva mauvais que Mlle Twinkleton, l’esprit troublé par les tracas que lui donnait tout ce bagage, ne répondît pas à ses questions sur son identité personnelle, avec cette netteté de perception que méritaient de pareilles demandes.

En conséquence, la majesté offensée établit son trône nébuleux sur le front de la Billikin.

Et ce fut bien pis quand, par suite d’une distraction de Mlle Twinkleton, elle voulut lui faire prendre deux shillings six pence, au lieu de les donner au cocher.

« Non, dit la Billikin ; non, je vous suis fort obligée, mademoiselle Twinkleton : mais je ne suis pas encore réduite à la mendicité. »

Ainsi repoussée, Mlle Twinkleton demanda d’un air égaré qui elle devait payer ?

Il y avait là deux cochers.

Mlle Twinkleton avait amené deux cabs ; chaque cocher ayant reçu son paiement, gardait cependant la paume de sa main ouverte et semblait en appeler au ciel et à la terre sur la question de savoir si, réellement, il était assez payé.

Terrifiée par ce spectacle alarmant, Mlle Twinkleton déposa un autre shilling dans chacune de ces mains exigeantes tout en faisant elle-même appel à la loi qu’ils violaient et en recomptant son bagage.

Pendant ce temps, les deux cochers, après avoir bien regardé le shilling de supplément et marmotté entre leurs dents, descendirent les marches de la maison, remontèrent sur leurs sièges et s’éloignèrent, laissant Mlle Twinkleton en larmes, assise sur une boîte à chapeaux.

La Billikin vit cette manifestation de faiblesse sans aucune marque de sympathie et donna l’ordre à un homme d’entrer et de s’attaquer à tout ce bagage.

Quand ce gladiateur eut disparu de l’arène, la tranquillité s’établit et les nouvelles locataires se mirent à dîner.

Mais la Billikin avait eu, de façon ou d’autre, connaissance que Mlle Twinkleton tenait un pensionnat.

De cette connaissance à la conséquence tirée que Mlle Twinkleton se proposait de lui apprendre quelque chose, le saut était trop facile.

« Mais c’est ce que vous ne ferez pas, se dit la Billikin, se parlant à elle-même. Je ne suis pas votre élève, comme elle peut l’être (ceci se rapportait à Rosa). Pauvre petite ! »

De son côté, Mlle Twinkleton, ayant changé de toilette et recouvré quelque calme, était animée des dispositions les plus aimables et du désir de tout faire pour tirer, le plus agréablement possible, parti de l’occasion.

Son panier à ouvrage devant elle, la maîtresse de pension était devenue soudain une dame de compagnie toujours vive et enjouée, qui entendait bien laisser percer dans une judicieuse mesure la femme de savoir et d’expérience, quand Mme Billikin entra, s’annonçant elle-même.

« Je ne veux pas vous cacher, mesdames, dit la Billikin enveloppée dans son châle de cérémonie, car il n’est pas dans mon caractère de cacher ni mes motifs, ni mes actions, que je prends la liberté de me présenter chez vous, pour vous exprimer l’espoir que vous avez trouvé le dîner à votre goût. Quoique ma servante ne soit pas professe en art culinaire, mais simple cuisinière, ses gages sont néanmoins assez élevés pour la stimuler. Et, certes, elle est suffisamment habile à préparer une viande rôtie.

— Nous avons très-bien dîné, en vérité, dit Rosa ; je vous remercie.

— Accoutumées… dit Mlle Twinkleton, d’un air aimable… »

La Billikin se disait :

« Ne m’a-t-elle pas appelée : Ma bonne femme !

— Accoutumées… reprit Mlle Twinkleton, à un régime alimentaire libéral et nutritif quoique très-simple, nous n’avons pas de motifs pour regretter notre absence de notre ancienne cité et les habitudes méthodiques de la maison dans laquelle notre vie s’est passée jusqu’ici, soumises aux règles d’une paisible routine…

— J’ai cru convenable de faire observer à ma cuisinière, interrompit la Billikin dans un élan de franchise, et j’espère que vous m’approuverez, mademoiselle Twinkleton… qu’il était de bonne précaution que la jeune dame, précédemment soumise à ce que nous considérons ici comme un pauvre régime, fût amenée par degrés à un régime meilleur. Car pour passer tout à coup d’une alimentation parcimonieuse à une nourriture généreuse, et de ce que vous pouvez appeler le régime de la pension, à un service de table plus largement entendu, il faut une force de constitution qui se rencontre rarement chez les jeunes personnes, surtout quand leur constitution a été minée par quelques années de pensionnat. »

La Billikin se déclarait donc ouvertement contre Mlle Twinkleton, qu’elle considérait comme son ennemie naturelle.

« Vos observations, répliqua Mlle Twinkleton avec un léger sentiment de hauteur, sont faites à bonne intention, je n’en doute pas, mais permettez-moi de vous assurer qu’elles développent des idées erronées sur le régime des pensionnats, et qui ne peuvent être imputées qu’à un manque absolu de connaissances précises.

— Bon ! reprit la Billikin, mes renseignements, mademoiselle Twinkleton, sont puisés dans mon expérience personnelle, que j’ai tout lieu de considérer comme un bon guide. J’ai été mise, quand j’étais jeune, dans une pension très-fashionable dont la maitresse était une dame tout aussi distinguée que vous l’êtes vous-même, à peu près de votre âge, ou peut-être de quelques années plus jeune, et un appauvrissement du sang, produit par la table de la maison, m’a fait souffrir pendant tout le cours de ma vie.

— C’est fort triste, dit Mlle Twinkleton, avec la même réserve légèrement mêlée d’ironie, c’est lamentable ! Rosa, ma chère, comment vous tirez-vous de votre ouvrage ?

Mlle Twinkleton, reprit la Billikin, avec une dignité de cour, avant de me retirer devant cette invitation détournée, ainsi que doit le faire une personne sachant vivre, je désire vous demander à vous-même, comme à une autre dame bien élevée, si vous n’avez pas mis en doute mes paroles de tout à l’heure ?

— Je ne vois pas sur quoi vous pouvez fonder une pareille supposition, » répondit Mlle Twinkleton.

La Billikin l’arrêta.

« Ne me prêtez pas, je vous prie, des suppositions que je ne me serais pas permises. Vous parlez facilement, mademoiselle Twinkleton, et cette faculté, sans doute elle a son prix pour vos élèves : mais moi je ne vous paie pas pour bien parler, et je vous renouvelle ma question.

— Si vous faites allusion à la pauvreté de votre sang…, » commençait à dire Mlle Twinkleton.

La Billikin l’arrêta de nouveau.

« Je ne me suis pas servie d’une pareille expression.

— Si vous faites allusion à l’appauvrissement de votre sang…, reprit imperturbablement Mlle Twinkleton.

— Appauvrissement produit en moi, souligna la Billikin, par la nourriture du pensionnat.

— Alors, reprit Mlle Twinkleton, tout ce que je peux vous répondre, c’est que je suis obligée de vous croire sur votre déclaration, ce qui est peu concluant en vérité. Je ne puis m’empêcher d’ajouter que si cette triste circonstance influe sur les grâces de votre conversation, le malheur est double, et qu’il serait grandement désirable que votre sang fût plus riche. Rosa, ma chère, comment vous tirez-vous de votre ouvrage ?

— Hum ! avant de me retirer, mademoiselle, déclara la Billikin à Rosa, en tournant le dos fièrement à Mlle Twinkleton, je désirerais qu’il fût bien entendu entre vous et moi que les rapports que nous devons avoir à l’avenir auront lieu de moi seule à vous seule. Je ne reconnais pas ici l’autorité d’une dame âgée ; je n’ai pas besoin de la protection des dames âgées.

— Cet arrangement est fort désirable, ma chère Rosa, fit observer Mlle Twinkleton.

— N’est-il pas vrai, mademoiselle ? reprit la Billikin avec un sourire sarcastique.

— Quand j’aurai besoin de transmettre une demande à la maîtresse de la maison, ma chère Rosa, continua Mlle Twinkleton, avec une gaieté majestueuse, je vous la ferai connaître et vous vous chargerez volontiers, j’en suis sûre, de la faire parvenir à son adresse.

— Bonsoir, mademoiselle, dit la Billikin, d’un ton tout à la fois affectueux et digne. En vérité vous êtes seule ici à mes yeux ; aussi je vous souhaite le bonsoir du meilleur de mon cœur, et je me félicite, je suis heureuse de le dire, de n’être pas amenée à exprimer ouvertement mon mépris envers certaines personnes qui, malheureusement pour vous, sont attachées à la vôtre. »

La Billikin se retira gracieusement sur cette dernière impertinence.

Mlle Twinkleton était outrée, et, à partir de ce moment, Rosa joua le rôle actif de volant entre ces deux raquettes.

Rien ne se faisait sans de terribles préambules.

Quand arrivait la question du dîner, les choses surtout s’allumaient.

« Peut-être, mon amour, voudrez-vous vous consulter avec la maîtresse de la maison, disait Mlle Twinkleton, et lui demander si elle peut nous procurer un rôti d’agneau, ou, à défaut d’agneau, une volaille rôtie. »

À quoi la Billikin répliquait, Rosa n’ayant pas dit un mot :

« Si vous connaissiez mieux la viande de boucherie, mademoiselle, vous n’auriez pas l’idée de demander un rôti d’agneau. Premièrement parce que les agneaux sont des moutons depuis longtemps ; secondement il y a des jours où l’on tue et des jours où l’on ne tue pas. Quant aux volailles rôties, mademoiselle, oh ! vous devez avoir une idée très-surfaite sur les volailles ! Les bonnes sont bien rares. Je ne vous parle point de ces vieilles volailles aux pattes galeuses, comme vous étiez habituée à en manger là-bas. Celles-là sont à bon marché. Essayez d’avoir un peu d’imagination, mademoiselle. Prenez l’habitude de tenir une maison. Allons… cherchez quelque autre chose. »

À cet encouragement donné avec l’indulgente tolérance d’une personne sage et pleine d’expérience, Mlle Twinkleton répondait en frémissant :

« Eh bien, ma chère, vous pourriez proposer à la maîtresse de la maison l’acquisition d’un canard.

— Eh ! chère demoiselle, s’écriait la Billikin, Rosa continuant à ne pas ajouter un mot, vous me surprenez quand vous me parlez de canards ! Sans compter que ce n’est plus la saison et qu’ils sont très-chers, il est pénible à mon cœur de voir que vous vouliez avoir un canard. L’estomac en est la seule partie délicate, et l’estomac ici n’est point pour vous. Je vois toujours votre assiette redescendre misérablement remplie de peaux et d’os. Cherchez encore, mademoiselle. Pensez davantage à vous et moins aux autres. Un plat de riz de veau, par exemple ; quelque chose où vous puissiez avoir égalité de chance et n’être pas la moins bien servie. »

Quelquefois la partie devenait très-chaude et se prolongeait avec une ardeur qui la rendait vraiment fatigante.

Mais presque invariablement la Billikin s’arrangeait pour avoir l’avantage et se livrait aux coups de raquette les plus extraordinaires et les plus inattendus quand les choses semblaient tourner contre elle.

Tout cela ne rendait pas le séjour de Londres bien agréable à Rosa.

Fatiguée de travailler et de faire la conversation avec Mlle Twinkleton, elle proposait de lire, ce qui était bien accueilli par Mlle Twinkleton, laquelle était une fort habile lectrice.

Mais Rosa ne tarda pas à faire la découverte que Mlle Twinkleton ne lisait pas avec bonne foi.

La vertueuse demoiselle coupait les scènes d’amour, ou bien altérait au contraire les passages qui louaient le célibat chez la femme et se rendait coupable d’un grand nombre d’autres pieuses fraudes.

Comme exemple, prenons ce morceau chaudement coloré :

« Chère adorée, dit Édouard, en serrant une tête chérie contre sa poitrine et en faisant glisser entre ses doigts caressants des cheveux soyeux qui ruisselaient comme une cascade dorée, chère adorée, fuyons ce monde égoïste et la stérile froideur de ces cœurs de pierre, envolons-nous vers les chaudes régions du paradis de la confiance et de l’amour. »

Voilà la version frauduleuse qu’y substituait Mlle Twinkleton :

« Liés l’un à l’autre par le consentement de nos parents et l’approbation du recteur du district, avec sa belle chevelure argentée, dit Édouard, en portant respectueusement à ses lèvres des doigts effilés habiles aux ouvrages de broderie, au tambour et à tous les travaux auxquels se livrent les femmes, permettez-moi de voir votre papa demain dès la pointe du jour et de lui demander la permission de nous établir dans une habitation suburbaine, bien modeste, mais en rapport avec nos moyens, où il sera le bienvenu comme notre hôte de chaque soir, où tous les arrangements devront avoir l’économie pour règle, où nos conversations auront pour but constant la culture de notre esprit, le développement de nos connaissances et de nos talents, et où seront réunis tous les attributs de l’ange qui préside au bonheur des ménages. »

Comme les jours se succédaient et que rien n’arrivait de nouveau, les voisins commençaient à se dire que la jolie fille de la maison Billikin, qui regardait si souvent et avec tant d’attention par la fenêtre du salon, comme si elle attendait quelqu’un ou quelque chose, semblait près de perdre courage.

Rosa serait arrivée en effet au découragement si le hasard ne l’avait pas fait tomber sur quelques livres de voyage et d’aventures maritimes.

Mlle Twinkleton en fit la lecture à haute voix, s’étendant avec complaisance sur les latitudes, les longitudes, les gisements des côtes, les vents, les courants, etc.

Rosa écoutait avec attention et mettait à profit ce qui était le plus cher à son cœur.

C’est ainsi qu’elles arrivèrent à s’entendre mieux ensemble qu’elles ne le faisaient auparavant.