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Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 304-324).


CHAPITRE XXIII

Encore l’aube


Bien que M. Crisparkle et John Jasper se rencontrassent chaque jour sous le toit de la cathédrale, rien ne s’était passé entre eux au sujet d’Edwin Drood, depuis le jour, remontant à plus de six mois, où John Jasper avait montré silencieusement au chanoine mineur ses dernières résolutions inscrites dans son journal.

li est peu probable, pourtant, qu’ils pussent se voir aussi souvent sans que les pensées de chacun d’eux ne fussent ramenées sur ce triste sujet.

Il n’est pas probable qu’ils pussent se rencontrer quotidiennement sans que chacun d’eux eût le sentiment qu’ils étaient l’un pour l’autre un mystère vivant et un embarras.

Jasper, le dénonciateur et le persécuteur de Neville Landless, et M. Crisparkle, son avocat fidèle et son protecteur, étaient en suffisant antagonisme pour réfléchir avec intérêt sur les desseins que chacun d’eux nourrissait et sur les moyens qu’il méditait de mettre en œuvre.

Mais ni l’un ni l’autre n’abordait jamais cette question.

Aucun genre de dissimulation n’étant dans la nature du chanoine mineur, il l’aurait volontiers remise sur le tapis, mais la réserve opiniâtre dans laquelle se renfermait Jasper ne lui en fournissait point l’occasion.

Impassible, morose, solitaire, l’esprit concentré sur une seule idée et sur la poursuite du but qu’il s’était proposé d’atteindre, Jasper n’était pas en disposition de communiquer ses secrets à l’un de ses semblables ; il vivait en dehors de la vie humaine.

Constamment voué à l’exercice d’un art qui repose sur l’harmonie, il est curieux à remarquer que l’esprit de cet homme n’était en accord moral ou en communication avec rien de ce qui l’entourait.

Il avait fait cette confidence à son neveu autrefois, avant l’événement qui avait donné naissance à son impassibilité actuelle et apparente.

Qu’il connût le départ précipité de Rosa et qu’il en eût deviné la cause, cela ne faisait pas l’objet d’un doute.

Devait-il supposer qu’elle gardait le silence par frayeur, ou devait-il supposer qu’elle s’était confiée à quelqu’un… à M. Crisparkle, par exemple ?…

M. Crisparkle ne pouvait arriver à se faire une opinion sur ce point.

Dans l’esprit de justice qui l’animait, il reconnaissait d’ailleurs que le fait de tomber amoureux de Rosa n’était pas un crime ; ce n’était pas un crime non plus de sacrifier sa vengeance à son amour !…

L’effroyable soupçon contre Jasper, dont l’esprit de Rosa était involontairement troublé, ne paraissait pas avoir été accueilli par M. Crisparkle.

S’était-il présenté à l’esprit d’Héléna ou de Neville ?

Ni l’un ni l’autre n’avait jamais dit un mot qui pût le faire penser.

M. Grewgious, quant à lui, ne prenait pas la peine de cacher son implacable aversion pour John Jasper ; mais jamais il n’avait donné à entendre, même d’une façon détournée, que cette aversion pût avoir une pareille source.

C’était un homme aussi réservé qu’excentrique ; il n’avait jamais fait mention de certaine soirée, pendant laquelle, tout en se chauffant les mains au feu de la maison de la porte du cloître, il avait tenu ses regards fixés sur un amas de hardes déchirées et souillées de boue gisant sur le plancher…

Le somnolent Cloisterham, s’il arrivait qu’on y réveillât le souvenir passager d’une histoire déjà vieille de plus de six mois, et qui avait motivé un arrêt de non-lieu de la part des magistrats, se trouvait à peu près également partagé entre ces trois opinions :

Ou le neveu bien-aimé de John Jasper avait été assassiné par son traître et passionné rival ;

Ou il avait péri dans un combat loyal ;

Ou il avait pris volontairement le parti de s’enfuir.

On remarquait que le solitaire et morose Jasper continuait à vouer sa vie à la découverte du crime et à la vengeance, et on s’étonnait qu’un homme pût être si tenace.

Tel était l’état des choses à Cloisterham au moment où notre histoire est parvenue.

Les portes de la cathédrale s’étaient fermées pour la nuit et le maître de chapelle, muni d’un congé pour deux ou trois services, se disposait à partir pour Londres.

Il voyagea par la même voie que Rosa et arriva comme elle par une soirée chaude et poudreuse.

Son bagage est facile à porter à la main, il se rend à pied à un hôtel hybride dans un petit square derrière Aldersgate Street près du grand bureau de la poste.

C’est un hôtel, un restaurant, ou une maison meublée, suivant le choix de ses visiteurs.

L’établissement s’annonce lui-même dans l’Indicateur des Chemins de fer comme une nouvelle entreprise qui commence à se faire connaître.

Cette annonce fait savoir au voyageur qu’il ne doit pas s’attendre, dans cette maison, constituée sur le modèle des vieux hôtels d’Angleterre, à trouver sous le nom de bière une boisson noirâtre qu’il sera obligé de jeter.

Dans le petit hôtel hybride, on peut avoir ses bottes noircies, au lieu que ce soit son estomac ; on peut trouver aussi un lit, un déjeuner, des gens pour le service, et un portier debout toute la nuit, moyennant un certain prix fixé.

De ceci et d’autres énonciations semblables, quelques vieux Bretons, à l’esprit morose, tirent la conséquence que nous vivons à une époque où tout tend à un nivellement général, excepté pourtant sous le rapport des grandes routes, dont bientôt il n’existera plus une seule dans toute l’Angleterre.

Jasper mangea sans appétit, et ne tarda pas à sortir.

Il se dirigea vers l’est, toujours vers l’est, à travers de vieilles rues.

Il arriva enfin à une misérable cour d’un aspect sordide entre les plus sordides aspects qui soient au monde.

Il monte un escalier tombant en ruine, ouvre une porte, et pénétrant à demi dans une chambre dont l’atmosphère est étouffante, il dit :

Êtes-vous seule, ici ?

— Je suis seule, mon chéri, malheureusement pour moi et tant mieux pour vous, répond une voix croassante. Entrez, qui que vous soyez… Je ne puis encore vous voir, mais je vais frotter une allumette ; pourtant il me semble reconnaître le son de votre voix… Je vous connais, n’est-ce pas ?

— Frottez votre allumette et voyez !

— C’est ce que je vais faire… c’est ce que je vais faire… Mais ma main tremble. Et puis je tousse si fort que dans quelque endroit que soient mes allumettes, je ne puis jamais mettre la main dessus. Elles sautent et changent de place à chaque accès de ma toux, comme si c’étaient des morceaux de bois vivant. Arrivez-vous de voyage ?

— Non.

— Vous n’êtes pas marin ?

— Non.

— Très-bien, nous avons des pratiques qui vivent sur la terre ferme, d’autres sur les eaux… Je suis une mère pour les unes comme pour les autres. Bien différente en cela de Jack, le Chinois, de l’autre côté de la cour. Il n’est un père pour personne. Ce n’est pas dans sa nature. Et il n’a pas le véritable secret du mélange, quoiqu’il fasse payer le même prix que moi, et souvent davantage. Ah ! voici une allumette… maintenant où est la chandelle ? Si ma toux me prend, je brûlerai vingt allumettes avant d’avoir pu obtenir de la lumière. »

Heureusement, elle trouve la chandelle et l’allume avant que la toux ne revienne.

L’accès la prend au moment du succès ; elle s’assied, se balance de ci et de là en murmurant à de courts intervalles :

« Oh ! mes poumons sont dans un misérable état… mes poumons s’en sont allés par morceaux… »

Et puis l’accès passe.

Tant qu’il a duré, elle n’a pas eu la faculté de voir, tant son être est absorbé dans cette terrible lutte.

Mais, dès qu’elle commence à se servir de ses yeux, et qu’elle peut parler, elle s’écrie :

« Est-ce bien vous ?

— Êtes-vous si surprise de me voir ?

— Je pensais que je ne vous reverrais jamais, mon chéri ; je croyais que vous étiez mort et parti pour les régions de là-haut.

— Pourquoi ?

— Je ne supposais pas que vous pussiez être vivant et rester si longtemps sans venir voir la pauvre vieille âme qui possède le véritable secret du mélange. Et vous êtes en deuil ! Comment n’êtes-vous pas venu fumer une pipe ou deux pour chercher une consolation ! Peut-être les morts ont-ils laissés de l’argent et n’avez-vous pas alors besoin de consolation.

— Non ; ils ne m’ont pas laissé d’argent.

— Qui avez-vous perdu, mon chéri ?

— Un parent.

— De quoi est-il mort, cher bien-aimé ?

— Probablement de sa belle mort.

— Vous êtes bien avare de vos paroles, ce soir, s’écrie la vieille femme en riant d’un air conciliant ; vous êtes bref et dur au pauvre monde. Tenez ! ce qui nous met hors de nous, c’est le besoin de fumer. Nous avons eu toute sorte de soucis, n’est-ce pas, mon chéri ? C’est ici le lieu où l’on s’en délivre… C’est ici le lieu où ils s’en vont en fumée.

— Vous pouvez tout préparer, » réplique le visiteur.

Il quitte ses souliers, desserre sa cravate et place ses pieds en travers du lit sordide, sa tête appuyée sur sa main gauche.

« Maintenant vous voilà redevenu vous-même, dit la vieille d’un air approbateur. Je commence à reconnaître mon ancienne pratique. Vous aurez peut-être essayé de faire le mélange vous-même pendant ce long espace de temps, mon chéri ?

— J’ai fumé de temps en temps, en préparant ma pipe à ma manière.

— Ne le faites jamais ! Cela ne vaut rien pour le commerce et rien pour vous. Où est ma bouteille d’encre ; où est mon dé ; où est ma petite cuiller ?… Je vais tout arranger selon les règles de l’art, mon chéri, »

Elle commence son opération et souffle sur la petite étincelle enfermée dans le creux de sa main ; elle parle de temps en temps, d’un air satisfait, sans discontinuer son travail.

Quand c’est lui qui parle, il le fait sans la regarder, comme si ses pensées voyageaient dans les nuages.

« Je vous ai préparé plus d’une bonne pipe entre la première et la dernière fois que vous êtes venu ; n’est-ce pas, mon chou ?

— Un assez bon nombre.

— La première fois, c’était tout nouveau, oh ! tout nouveau !

— Et j’ai été bien vite hors de combat.

— Mais vous avez fait votre petit chemin dans le monde, et vous êtes devenu capable de tenir tête aux meilleurs fumeurs.

— Ou aux plus mauvais.

— Voilà votre pipe prête. Quel joli chanteur dans les premiers temps ! Vous battiez la mesure avec votre tête, vous gazouilliez comme un oiseau. Votre pipe est prête, mon chéri. »

Il la lui prend des mains avec le plus grand soin et introduit le tuyau entre ses lèvres.

Elle s’assied à côté de lui, se tenant prête à rebourrer le terrible fourneau.

Après avoir aspiré quelques bouffées en silence, il lui dit d’un air de doute :

« Est-ce que le mélange est aussi fort que de coutume ?

— De quoi parlez-vous ? mon chéri… Quel mélange ?

— De quoi puis-je parier, si ce n’est de la pipe que j’ai dans la bouche ?

— C’est toujours la même chose ; toujours, mon chéri.

— C’est étrange. Au goût, cela me paraît plus faible.

— Parce que vous êtes endurci à l’opium, voyez-vous.

— Probablement. Écoutez. »

Il s’arrête, devient rêveur, et semble oublier qu’il a fait appel à l’attention de la vieille.

Elle se penche sur lui.

« Je suis toute à vous. Vous disiez tout à l’heure : Écoutez. Eh bien ! je vous écoute.

Ah ! dit Jasper, je réfléchissais. Oui… Écoutez… Avez-vous quelque chose dans l’esprit, vous ?… quelque chose que vous méditez d’accomplir ?

— Oui, mon chéri, quelque chose que je médite d’accomplir.

— Mais vous n’êtes pas encore tout à fait décidée à…

— Non, mon chéri… je ne suis pas décidée.

— Faut-il ou ne faut-il pas faire cela ? Vous comprenez.

— Si, je comprends. »

Elle remue, avec la pointe de l’aiguille, le contenu du fourneau de la pipe.

« Il est à espérer que la chose serait agréable à faire, mon chéri.

— Oh ! dit Jasper, délicieuse ! »

Il prononce ce dernier mot d’un air farouche, et comme obéissant à l’action d’un ressort, il se tourne du côté de la vieille femme.

Sans s’émouvoir elle arrange toujours la pipe avec sa petite spatule.

« C’était un voyage, reprend Jasper, un dangereux voyage, que j’avais dans l’esprit. Un hasardeux et périlleux voyage à travers les abîmes, quand le pied glisse, c’est la mort. Regardez en bas, regardez en bas ! Vous voyez ce qu’il y a au fond de l’abîme… »

Il s’était penché en avant, et il montrait le sol, comme s’il le voyait se creuser devant ses yeux.

La vieille examina le visage crispé, placé maintenant tout près du sien.

« Eh bien, je vous l’ai dit, je l’ai fait ici en imagination, ce voyage… Je l’ai fait ainsi des milliers de fois. Lorsque ensuite j’ai accompli réellement ce que j’avais tant médité, cela m’a semblé n’être rien… En un instant tout a été dit.

C’est ce voyage qui vous a tenu éloigné ? » fit observer tranquillement la vieille.

Il la regarda tout en fumant ; puis un brouillard lui passa sur les yeux.

« C’est ce voyage…, » murmura-t-il.

Un silence s’établit.

Les yeux de Jasper se ferment.

La vieille est assise près de lui, très-attentive à la pipe, qui n’a pas cessé de rester fixée entre les lèvres du fumeur.

Tout à coup, les yeux de Jasper se rouvrent ; ses yeux semblent chercher un point dans l’espace.

« Je garantirais, dit la vieille, que vous avez fait ce voyage d’imagination par un grand nombre de chemins différents ?

— Non, toujours par le même chemin.

— Par le chemin que vous avez suivi quand vous avez accompli le voyage en réalité, mon chéri ?

— Oui. »

Déjà il semblait incapable de répondre autrement que par ce monosyllabe : Oui.

Elle sembla vouloir s’assurer que cet assentiment n’était pas purement automatique et changea la forme de sa question.

« N’en avez-vous jamais été las, mon chéri, et n’avez-vous pas essayé d’évoquer quelque autre rêve ? »

Il fit un effort pour se mettre sur son séant.

« Que voulez-vous dire ? murmura-t-il. Pourquoi suis-je ici ? »

Elle le fait doucement se recoucher sur le dos, et avant de lui rendre la pipe qui a glissé de ses lèvres, elle en ranime le feu qui s’éteint, puis elle lui dit d’un ton caressant :

« C’est sûr… bien sûr !… Oui !… oui !… maintenant je vous comprends… Vous êtes venu pour refaire le voyage… J’aurais dû le deviner, connaissant l’idée qui vous poursuit. »

Il répond d’abord par un éclat de rire qui se change en une sorte de hurlement.

« Oui, je suis venu pour cela. Quand je n’ai pu supporter la vie que je menais, je suis venu pour chercher un soulagement et je l’ai trouvé. Et lui… lui… »

Il répéta ces deux mots avec une véhémence extraordinaire ; c’était bien le hurlement d’un loup.

La vieille l’observait.

« Vous aviez un compagnon de voyage, mon chéri ?

— Un compagnon de voyage. Ah ! ah ! ah !… Et penser, s’écrie-t-il, qu’il l’a été sans le savoir ! Il a accompli le voyage sans connaître la route ! Ah ! ah ! ah !… »

La vieille s’agenouille sur le plancher, ses bras croisés sur le couvrepied, le menton appuyé sur le lit.

Dans cette attitude accroupie, elle observe toujours le fumeur.

La pipe retombe de la bouche de Jasper, elle la remet entre ses lèvres, pose sa main sur sa poitrine, et la secoue légèrement.

« Je vois, dit-il, les changements de couleur produits par l’automne et les effets brillants de la lumière sur les grands paysages. J’y pensais toujours. Déjà cela ne me sortait plus de l’esprit. Je ne pouvais m’occuper d’autre chose. »

Il retombe de nouveau dans un lourd silence.

De nouveau elle lui remet la main sur la poitrine et le remue légèrement à la façon d’un chat qui stimule une souris à demi morte.

« Quoi ?… Je vous l’ai dit, s’écrie-t-il. Quand le rêve s’est accompli, tout a été si court, que pour la première fois, j’ai cru que ce n’était pas un rêve. Chut !

— Oui, mon chéri, j’écoute.

— Le temps et le lieu sont proches. »

Jasper s’est mis sur ses pieds et continue de parler, mais à voix basse.

« Le temps, le lieu, et le compagnon de voyage, répète la vieille, parlant bas comme lui et le soutenant doucement par le bras.

— Silence ! dit-il. Tout est fini. »

En disant cela, il tressaille de la tête aux pieds.

« Regardez, regardez quelle pauvre, chétive, misérable fin. Car c’est fini !… c’est fini !… »

Il avait accompagné ces paroles incohérentes de gestes farouches et saccadés.

La stupeur était proche ; il retombe comme une souche sur le lit.

La vieille veut toujours poursuivre son enquête, et le remue encore doucement ; elle murmure à son oreille puis reconnaissant qu’il n’y a plus à espérer de le réveiller pour le moment, elle se remet lentement sur ses pieds et s’écarte du lit.

Mais elle ne va pas plus loin que la chaise placée près de l’âtre.

Elle s’y assied, le coude appuyé sur l’un de ses bras et son menton dans sa main, continuant à surveiller le dormeur.

« Je t’ai entendu dire une fois, murmure-t-elle d’une voix rauque s’exhalant péniblement de sa poitrine embarrassée, je t’ai entendu dire une fois, pendant que j’étais étendue là où tu es : Inintelligible ! »

Elle fit un geste subit.

« Il ne comprend peut-être pas. Mais je le comprendrai, moi. L’expérience me vient sans cesse avec la pratique. Je puis avoir appris le secret de te faire parler, mon chéri. »

Mais Jasper est bien muet et, sauf de rapides contractions du visage et des membres, il est engourdi et comme pétrifié.

La misérable chandelle a brûlé jusqu’au bout, la femme prend entre ses doigts le lumignon près de s’éteindre et y allume une autre chandelle qui se consume à son tour.

Jasper est toujours plongé dans le même état d’insensibilité.

Les premières lueurs du jour pénètrent dans la chambre.

Le dormeur se met sur son séant, il tremble, il frissonne, puis lentement revient à lui ; il retrouve la conscience de l’abominable lieu, puis il se prépare à partir.

La vieille reçoit ce qu’il lui donne en paiement, avec un : Dieu vous bénisse !

« Dieu vous bénisse, mon chéri ! » répète-t-elle avec une grande affectation de reconnaissance.

Elle semble brisée par la fatigue et prend ses dispositions devant lui pour se livrer au sommeil, dès qu’il aura quitté la chambre.

Mais à peine l’escalier a-t-il cessé de craquer sous ses pieds, qu’elle se glisse derrière lui en murmurant d’un air de menace :

« Tu ne m’échapperas pas deux fois. »

Il n’y a qu’une issue à la cour.

À travers un trou pratiqué dans sa porte, elle le guette pour voir s’il ne regarde pas en arrière.

Il n’y songe même pas.

Elle le suit ; elle le voit qui marche d’un pas chancelant, elle marche bien loin derrière lui, mais sans le perdre de vue.

Il gagne Aldersgate Street… une porte s’ouvre immédiatement sur son coup de marteau.

La vieille s’accroupit sous une autre porte, elle examine, elle réfléchit, et arrive facilement à se convaincre que là est la résidence temporaire de l’homme.

Sa patience ne se lasse pas et pourtant les heures s’écoulent ; elle peut acheter du pain, sans faire plus d’une centaine de pas, et du lait, car les marchands passent devant elle.

Mais elle ne bouge point.

Jasper sort vers midi ; il a changé de vêtements, il ne porte rien à la main ; personne ne le suit tenant un sac de voyage.

Il ne retourne donc pas encore dans sa province.

Elle le suit encore, hésite, puis retourne brusquement sur ses pas et se dirige audacieusement vers la maison qu’il vient de quitter.

« Le gentleman de Cloisterham est-il à l’hôtel ?

— Il vient de sortir à l’instant.

— Je n’ai pas de chance. Quand doit-il repartir pour Cloisterham ?

— À six heures, ce soir.

— Dieu vous bénisse et merci. Puisse le Seigneur faire prospérer une maison où une question poliment faite, même par une pauvre créature, reçoit une réponse polie. Je ne le manquerai pas deux fois ! » répète la pauvre créature en se retrouvant dans la rue.

Le ton dont elle se servit cette fois n’était plus aussi humble ni aussi doux.

« Mon gentleman de Cloisterham, je serai là avant toi et je guetterai ton arrivée. Oui, je me suis fait serment que je ne te manquerais pas deux fois ! »

Le même soir, la pauvre créature se tenait postée dans la Rue Haute de Cloisterham, regardant tous les toits pointus de la Maison des Nonnes.

Elle s’arrangea pour employer le temps, du mieux qu’elle pût, jusqu’à neuf heures, heure à laquelle elle avait lieu de supposer que l’arrivée de l’omnibus amènerait des voyageurs de quelque intérêt pour elle.

L’obscurité la sert à cette heure, et son attente n’est pas trompée.

Voici le voyageur qu’elle a juré de ne pas manquer deux fois.

« Maintenant, voyons ce que tu vas devenir, marche ! »

Cette injonction adressée au nuage qui passe aurait pu l’être au voyageur lui-même, tant il s’y conforme exactement en suivant la Rue Haute, jusqu’au moment où il arrive à une porte en arcade sous laquelle il s’évanouit tout à coup.

La pauvre créature hâte le pas, elle est preste et se trouve tout près de lui lorsqu’il disparaît sur le porche, mais elle ne voit que l’escalier d’une poterne sur l’un des côtés de l’arcade, et de l’autre côté une vieille chambre voûtée dans laquelle une grosse tête grise de vieux gentleman, est en train d’écrire.

La vieille remarque cette étrange circonstance que le gentleman est assis de manière à ne rien perdre de ce qui se passe dans le quartier ; il peut apercevoir tous ceux qui vont et qui viennent.

On dirait le collecteur du droit de péage à la tête d’un pont.

« Holà ! dit-il à voix basse à la vieille, qu’il voit s’arrêter. Qui cherchez-vous ?

— Un gentleman a passé par ici, à la minute, monsieur ?

— En effet. Que lui voulez-vous ?

— Je voudrais savoir où il demeure, mon cher monsieur.

— Où il demeure ?… Au haut de cet escalier.

— Dieu vous récompense !… Quel est son nom, mon cher monsieur ?

— Son nom est Jasper… son prénom John… Monsieur John Jasper.

— A-t-il une profession, mon bon monsieur ?

— Une profession ?… oui ; il chante dans le chœur.

— Vous dites ?

— Dans le chœur.

— Qu’est ce que c’est que cela ? »

M. Datchery quitte ses papiers et se présente sur le pas de sa porte.

« Savez-vous ce que c’est qu’une cathédrale ? » lui demande-t-il d’un air jovial.

La femme fait d’abord un signe de tête affirmatif, puis elle semble embarrassée et se creuse la tête pour trouver la définition qu’on lui demande.

Heureusement il lui vient à l’esprit qu’il est plus facile de montrer l’objet même à définir, et d’un geste elle indique la masse qui se détache sur un ciel bleu où brillent les premières étoiles.

« Voilà qui s’appelle répondre, dit M. Datchery. Rendez-vous donc là à sept heures demain matin ; vous pourrez voir M. John Jasper et de plus vous l’entendrez.

— Je vous remercie !… Je vous remercie !… »

L’air triomphant qu’elle met à le remercier n’échappe pas à l’attention du simple bourgeois d’humeur facile, qui vit à Cloisterham paresseusement et de son revenu.

Il la regarde, se croise les mains derrière le dos à la façon des bons bourgeois, et se met à marcher précisément à côté d’elle dans l’enceinte sonore du cloître.

« Vous pouvez, suggère-t-il en retournant la tête en arrière, vous pouvez encore monter au logis de M. John Jasper. »

La vieille le regarde et secoue la tête.

« Ah ! vous ne désirez pas lui parler ? »

Elle lui fait une autre réponse muette et ses lèvres articulent un non, qui en sort sans bruit.

« Vous pourrez l’admirer à distance, trois fois par jour, et même chaque fois que cela vous plaira. Mais vous me semblez avoir fait bien du chemin pour vous donner une si petite satisfaction. »

La vieille releva vivement les yeux.

Si M. Datchery se figurait arriver ainsi à lui faire dire d’où elle venait, il était par trop bonasse.

Mais elle le reconnaît incapable de cette pensée artificieuse, en le voyant continuer à se promener, comme un bon bourgeois de la Cité, la tête nue, ses cheveux gris au vent et faisant sonner la menue monnaie qu’il portait dans les poches de son pantalon.

Le bruit de l’argent exerce toujours un effet d’attraction sur les oreilles cupides.

« Ne pourriez-vous pas m’aider à payer mon coucher à l’auberge des Voyageurs et mes frais de voyage ? dit l’horrible créature. Je suis une pauvre misérable bien tourmentée par une méchante toux…

— Vous connaissez l’auberge des Voyageurs, à ce que je vois, et vous vous y rendez directement, répondit M. Datchery de son air béat, tout en continuant à faire sonner son argent dans ses poches ; vous y êtes venue souvent, ma bonne femme ?

— Une seule fois dans toute ma vie.

— Vraiment… vraiment… »

Ils étaient arrivés à l’entrée de la Vigne des Moines.

Un souvenir se présenta soudain à l’esprit de la vieille et lui rappela un précédent, bon à imiter.

La voilà qui s’arrête à la porte.

« C’est en cet endroit même, dit-elle avec véhémence, quoique vous puissiez ne pas me croire, qu’un jeune gentleman m’a donné trois shillings six pence, alors qu’un accès de toux me faisait perdre la respiration sur ce gazon où je m’étais assise. Oui, je lui ai demandé trois shillings six pence, et il me les a donnés.

— N’était-il pas un peu sans gêne de fixer vous-même la somme que vous désiriez ? fit observer M. Datchery continuant toujours à faire sonner sa monnaie. N’est-il pas mieux de laisser au moins à celui qui donne la liberté du chiffre ? Vous sembliez, ce n’était sans doute qu’une apparence, mettre ce jeune homme à contribution forcée.

— Écoutez-moi, mon cher monsieur, répondit-elle d’un ton confidentiel et persuasif, j’avais besoin de cet argent pour acheter une drogue qui me fait du bien et dont je fais le commerce. Je le dis au jeune gentleman, il me donna la somme, et je l’employai honnêtement, jusqu’à la dernière pièce de cuivre, à l’objet indiqué. J’ai besoin de la même somme aujourd’hui pour le même motif et si vous me la donnez, sur mon âme, elle sera employée honnêtement, cette fois encore.

— Quelle est cette drogue ?

— Je serai franche avec vous, avant comme après. C’est de l’opium. »

M. Datchery, changeant tout à coup de physionomie, se mit à la regarder encore plus attentivement.

« C’est de l’opium, cher monsieur, ni plus ni moins, répéta-t-elle. Et vous êtes comme bien d’autres, vous avez entendu dire souvent ce qu’on dit contre l’opium, mais rarement ce qui peut être dit en sa faveur. »

M. Datchery commença de compter lentement la somme qui lui avait été demandée.

La vieille, tout en suivant d’un œil cupide le mouvement de ses mains, continuait de lui parler du grand exemple qu’elle l’invitait à suivre.

« C’était la veille de la dernière fête de Noël ; la nuit allait tomber quand je me trouvai ici, près du jeune gentleman qui me donna les trois shillings six pence. »

M. Datchery s’arrêta dans son compte, s’aperçut qu’il s’était trompé, remit toute sa monnaie ensemble et recommença.

« Et le nom du jeune gentleman, ajouta-t-elle, était Edwin. »

M. Datchery laissa tomber une pièce de monnaie, et se baissa pour la ramasser ; son visage s’était coloré sous l’effort sans doute qu’il venait de faire.

« Comment connaissez-vous le nom de ce gentleman ?

— Je lui ai demandé et il me l’a dit. Je ne lui avais fait que ces deux questions : Quel était son prénom et s’il avait une bonne amie ? Il m’a répondu que son prénom était Edwin et qu’il n’avait pas de bonne amie. »

M. Datchery s’arrêta, regardant les pièces blanches qu’il avait dans la main, comme s’il étudiait leur valeur ou comme s’il ne pouvait se décider à s’en séparer.

La vieille le regarda d’un air méfiant.

Déjà elle laissait gronder la colère qu’elle se préparait à exhaler de la belle façon, dans le cas où M. Datchery reviendrait sur ses dispositions généreuses.

Mais il lui remit la somme demandée, comme s’il avait enfin pris son parti sur le sacrifice.

Après les remercîments les plus serviles, elle s’éloigna.

La lampe de John Jasper est allumée ; le phare brille quand M. Datchery revient seul vers sa demeure.

Comme des marins engagés dans un voyage dangereux en approchant d’une côte inaccessible peuvent regarder la lumière qui leur annonce au loin le port qu’ils ne pourront peut-être jamais atteindre, de même l’œil attentif de M. Datchery se dirige sur le fanal de Jasper et au delà.

Son but, en revenant à son logis, est purement et simplement d’y prendre son chapeau, qui semble un article si superflu de sa garde-robe.

L’horloge de la cathédrale marque plus de dix heures et demie, quand il s’avance dans l’enceinte du cloître.

Il ne se hâte pas et regarde tout autour de lui, comme si l’heure fortunée à laquelle M. Durdles a l’habitude d’être reconduit à coups de pierres jusque chez lui étant sonnée, il s’attendait à voir le petit païen qui s’est donné pour mission de lapider l’artiste tombaire.

En effet, cet être malfaisant est en campagne.

N’ayant rien de vivant à lapider pour le moment, il s’attaque aux morts à travers les barreaux de la grille du cimetière.

M. Datchery le surprend au milieu de cette œuvre impie.

Le petit païen trouve l’occupation piquante et agréable, en premier lieu parce que le champ du repos est reconnu comme sacré par tout le monde et qu’il se moque de tout le monde ; en second lieu, parce que les grandes statues de pierre ressemblent assez à des êtres vivants, quand il les frappe dans l’obscurité, pour justifier la délicieuse émotion qu’il éprouve à penser qu’il les blesse comme des personnes naturelles.

M. Datchery l’interpelle :

« Holà, Winks ! »

Il répondit à cet appel, en s’écriant à son tour :

« Holà, Dick ! »

Leur connaissance semble s’être établie sur un pied de grande familiarité.

« Je vous le dis, fait observer Deauty, ne rendez pas ainsi la connaissance de mon nom publique. Je ne manque jamais de plaider que je n’ai pas de nom ; quand ils me demandent à la prison pour le coucher sur le livre : Quel est ton nom ? je leur réponds : Tâchez de le découvrir… De même, quand ils me demandent quelle est ma religion, je leur réponds : Devinez !… D’ailleurs, ajoute le gamin, il n’existe pas, à Cloisterham, de famille Winks.

— Je pense qu’il en pourrait exister.

— C’est pas vrai !… Il n’y en a pas. Les voyageurs m’ont donné ce nom parce que je n’ai rien de régulier sous le rapport du sommeil, et parce que je suis debout toute la nuit. De telle sorte que j’ai toujours un œil ouvert avant que l’autre ne soit fermé. Voilà pourquoi ils m’ont appelé Winks, ce qui signifie clin d’œil. Deputy est le nom le plus usité pour me désigner, mais je ne reconnais pas davantage celui-là ; vous ne me prendrez pas à le revendiquer plus qu’un autre.

— Va donc pour Deputy. Nous sommes bons amis, n’est-ce pas ?

— Très-bons amis.

— Je t’ai fait remise de la dette que tu avais contractée envers moi lors de notre première rencontre, et, depuis, bien des pièces de six pence ont passé de ma poche dans la tienne, n’est-ce pas, Deputy ?

— Oui. Et il y a plus, vous n’êtes pas un ami de Jasper. Aussi, quelle idée a-t-il eu de m’enlever de terre les jambes pendantes au-dessus du sol ?…

— Oui, quelle idée a-t-il eue ?… Mais ne pense pas à lui pour le moment. Un de mes shillings est sur le point de prendre, ce soir, le chemin de ta poche, Deputy, Il vient de t’arriver une locataire, à laquelle j’ai parlé, une vieille  femme malade affligée d’une forte toux.

— Une fumeuse ! dit Deputy, clignant de l’œil d’un air entendu, et faisant le simulacre de fumer une pipe imaginaire la tête inclinée tout d’un côté et les yeux blancs, une fumeuse d’opium.

— Quel est son nom ?

— Son Altesse Royale la Princesse Fumeuse.

— Elle doit avoir un autre nom, où demeure-t-elle ?

— À Londres, parmi les Jacks.

— Les marins ?

— Je viens de te le dire, les Jacks, les loups de mer et autres joueurs de couteaux.

— J’aurais besoin de savoir, par toi, exactement son adresse.

— Très-bien. Donnez le vieux shilling. »

M. Datchery lui remet le shilling.

Il règne entre eux l’esprit de confiance qui devrait se rencontrer dans toutes les transactions commerciales entre gens d’honneur ; l’affaire est considérée comme faite.

— Mais voici une drôle de chose ! s’écrie Deputy. Où pensez-vous que Son Altesse Royale doit aller demain matin ? Que le diable m’emporte si elle ne veut pas se rendre à la ca…thé…drale !…

Il scande le mot et sépare chaque syllabe selon son habitude ; ne trouvant pas que la signification qu’il vient de donner à ce mot ca—thé—drale soit encore assez accentuée, il se met à exécuter une danse lente et grave, qu’il suppose, peut-être, devoir figurer la marche du bedeau.

M. Datchery reçoit cette communication d’un air satisfait, quoique son visage garde, une expression pensive, et il rompt la conférence.

Il retourne à son logis, s’assoit devant son souper composé de pain, de fromage, de salade, et d’ale, depuis longtemps préparé pour lui, par les soins de Mme Tope.

Il reste assis à table longtemps après que son souper est fini.

Enfin, il se lève, ouvre la porte d’un buffet d’encoignure, et consulte certaines marques grossièrement faites à la craie sur la face interne de cette porte.

« J’aime, dit M. Datchery, cette vieille mode de tenir les comptes, usitée dans les tavernes, C’est incompréhensible pour tout le monde, sauf pour celui qui tient cette comptabilité. Celui-ci ne se compromet pas et le consommateur est débité de tout ce qui est écrit contre lui. Hum !… ah !… j’ai ce soir une bien pauvre marque à ajouter, une bien pauvre marque ! »

Il soupire, prend un morceau de craie sur une planche du buffet et s’arrête, la craie à la main, incertain de l’addition qu’il doit faire à son compte.

— Je pense que je dois tracer un tout petit trait, se dit-il après avoir réfléchi. C’est tout ce que je suis autorisé à faire.

Il conforma l’action aux paroles, referma le buffet et gagna son lit.

Une brillante journée réjouit le lendemain la vieille cité, ses antiquités et ses ruines ; les pousses vigoureuses des lierres brillent au soleil, les grands arbres se balancent dans un air embaumé ; les jeux de lumière produits par les branches qui s’agitent, le chant des oiseaux, les senteurs qui s’exhalent des jardins, des bois et des champs pénètrent dans la cathédrale.

Il y a loin de l’odeur de terre sépulcrale qu’on y respire à l’ordinaire ; les froides pierres tumulaires, vieilles de plusieurs siècles, semblent s’être elles-mêmes échauffées, des éclats de lumière vont frapper les marbres dans les coins les plus obscurs et voltigent sous les voûtes sinistres.

Arrive M. Tope avec ses grosses clefs, qui fait jouer les serrures et gémir les portes ; arrivent Mme Tope et ses balayeuses ; arrivent, au temps voulu, l’organiste et l’enfant qui fait jouer le soufflet.

Ils frappent les livres de musique pour en chasser la poussière et ils époussètent les pédales.

De différents points du ciel arrivent aussi les corneilles, qui nichent dans la grande tour et se plaisent aux vibrations produites par les cloches.

Arrive enfin une petite congrégation de fidèles, venant du Coin du Chanoine Mineur et des autres parties du cloître.

Arrivent M. Crisparkle, frais et brillant, et ses frères dans l’exercice du saint ministère, qui ne sont ni aussi frais, ni aussi brillants que lui.

Arrivent les chantres à la hâte ; ils viennent toujours à la hâte et se précipitent dans leurs robes au dernier moment ; à leur tête marche M. John Jasper.

Le dernier de tous, arrive Datchery, qui s’établit dans une des stalles vides entre lesquelles il a la liberté de faire son choix et regarde autour de lui cherchant Son Altesse Royale la Princesse Fumeuse.

Le service est déjà bien avancé, et M. Datchery n’a pas encore aperçu Son Altesse Royale.

Enfin, il la découvre dans l’ombre : elle est derrière un pilier, se dérobant soigneusement à la vue du maître chantre, mais l’examinant avec la plus grande attention.

Bien loin de soupçonner sa présence, Jasper est tout à son chant.

Elle fait une étrange grimace quand il met plus de chaleur à son harmonieuse besogne.

M. Datchery la voit qui montre le poing au maître de chapelle, de l’abri protecteur qu’elle a cherché derrière son pilier.

M. Datchery l’observe ; elle continue ses menaces muettes.

Aussi laide, aussi ridée que les têtes fantastiques gravées sous les stalles, aussi méchante que l’esprit du mal lui-même, aussi dure que le grand aigle qui supporte les livres sacrés sur ses ailes, la vieille étend ses maigres bras et montre bien ses deux poings au chef des chantres.

En ce moment, derrière le grillage du guichet de la porte extérieure, Deputy, ayant trompé la vigilance de M. Tope, regarde à travers les barreaux et son œil étonné va de la vieille à Jasper, car ce manège ne lui a point échappé.

Le service arrive à sa fin, et ceux qui y ont concouru se dispersent pour aller déjeuner.

M. Datchery aborde sa nouvelle connaissance au dehors, tandis que s’éloignent les chantres aussi pressés de quitter leurs robes qu’ils l’ont été de les mettre une heure auparavant.

« Bonjour, madame ! Eh bien ! vous l’avez vu ?

— Je l’ai vu, cher monsieur, je l’ai vu !

— Et vous le connaissez ?

— Beaucoup mieux que tous les révérends ministres réunis ensemble peuvent le connaître. »

Mme Tope a eu le soin de disposer un joli et bon déjeuner bien proprement servi pour son locataire.

Avant de se mettre à table, M. Datchery ouvre la porte du buffet, prend le morceau de craie sur la tablette et ajoute une ligne épaisse qui part du sommet de la porte et se prolonge jusqu’en bas.

Puis il attaque son déjeuner avec un appétit inaccoutumé.



FIN.