Encyclopédie méthodique/Economie politique/ACHÉENS

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Panckoucke (1p. 50-53).
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ACHÉENS, RÉPUBLIQUE ET LIGUE ACHÉENNE. L’Achaïe, province du Péloponèse, s’étendoit du golfe de Corinthe ou de Lépante, le long de la mer ionienne jusqu’à la province de Belvedere, & fait aujourd’hui partie du duché de Clarence. Pétrasso y est situé. Les ducs de Savoie portent le titre de prince d’Achaïe depuis le commencement du quatorzième siècle ; époque à laquelle Philippe, comte de Savoie, épousa la fille unique de Guillaume, prince d’Achaïe & de Morée. Nous allons parler de la république des achéens & de la ligue achéenne.

De la république des achéens, de sa grandeur, ses révolutions & sa décadence. L’Achaïe ne tint aucun rang dans la Gréce, tant qu’elle fut soumise à des rois. Accoutumée aux fers de l’esclavage, elle voyoit sans envie ses voisins jouir de l’indépendance. L’habitude rend tout supportable ; & si ses rois n’eussent abusé de leur pouvoir, les achéens auroient toujours été dans la servitude. Leur liberté fut l’ouvrage de l’oppression ; ils sentirent la honte de n’avoir pour loix que la volonté d’un maître ; ils osèrent être libres comme le reste de la Gréce, & les tyrans furent détruits. On ignore combien l’Achaïe eut de rois depuis Achéus, qui donna son nom à cette contrée, jusqu’aux fils d’Ogiges, qui furent chassés du trône que leurs ancêtres avoient occupé.

Après l’expulsion des tyrans, l’Achaïe forma une république composée de douze villes ; chacune d’elles jouissoit de l’indépendance, chacune avoit sa police & ses magistrats ; mais on trouvoit dans toutes le même poids, les mêmes mesures & les mêmes loix ; &, comme elles avoient les mêmes intérêts à ménager & les mêmes dangers à craindre, elles adoptèrent le même esprit & les mêmes maximes. Les distinctions qui produisent des désordres & des émeutes, furent supprimées ; le citoyen le plus vertueux & le plus utile étoit le plus noble & le plus respecté ; le peuple assemblé étoit revêtu de la souveraine puissance ; les magistrats auxquels on confia le dépôt de la loi, n’avoient que le pouvoir nécessaire pour la faire respecter : ainsi on ne vit naître aucun des orages qui se forment souvent dans la démocratie. L’union de ces villes confédérées fut moins l’ouvrage de la politique que de la nécessité. Les achéens avoient pour voisins les étoliens, peuples farouches qui ne subsistoient que de pillage, & qui, sans respect pour les traités & les sermens, fouloient aux pieds les droits de l’humanité : tant qu’Athènes & Sparte furent redoutables ; les étoliens n’exercèrent leurs brigandages & leurs pirateries que sur la Macédoine, l’Illyrie & les Isles ; mais, dès que ces deux républiques affoiblies par leur rivalité ne servirent plus de rempart à la Gréce, ils portèrent la désolation dans le Péloponèse ; & les villes de l’Achaïe sentant qu’elles avoient besoin de toutes leurs forces, se réunirent pour s’opposer aux incursions de ces brigands.

Chaque république renonça au privilège de contracter des alliances particulières avec l’étranger. L’antiquité, la richesse & la population d’une ville ne lui donna aucune prééminence sur les autres ; elles établirent entr’elles une égalité parfaite. On créa un sénat général, où chacune députoit un nombre égal de magistrats. Ce sénat délibéroit de la paix ou de la guerre, & réformoit les abus ; il ne s’assembloit qu’au commencement du printemps & de l’automne ; & s’il survenoit, en son absence, quelques affaires imprévues, les deux préteurs qu’on changeoit chaque année le convoquoient extraordinairement. Ces deux officiers étoient chargés de l’administration durant cet intervalle ; mais ils ne pouvoient rien exécuter que du consentement de dix inspecteurs qui les surveilloient ; & comme ils auroient eu trop de citoyens à corrompre, ils n’abusèrent pas de leur pouvoir ; ils jouissoient d’une autorité absolue à la tête des armées ; mais leur commandement duroit si peu, qu’il n’entraîna aucune suite fâcheuse.

Les achéens s’occupèrent beaucoup de leur bonheur, & ils le trouvèrent dans leur modération ; ils résistèrent à l’attrait des richesses & aux chimères de l’ambition. Contens d’être libres, ils se firent un devoir de respecter la liberté de leurs voisins, &, sans être aussi riches & aussi puissans, ils furent plus tranquilles & plus fortunés ; ils aimèrent mieux être choisis pour les arbitres des querelles, que d’y prendre une part directe. Le Péloponese & les autres provinces de la Gréce, frappés de leur droiture & de leur désintéressement se soumirent avec confiance à leurs décisions. Philippe & Alexandre les laissèrent en paix ; mais, sous les successeurs de ces deux princes, la république achéenne fut enveloppée dans la ruine de la Gréce ; elle fut obligée de se mêler des divisions qui troubloient la Macédoine, & des hommes qui se donnèrent d’abord pour ses protecteurs, devinrent ses tyrans. Le lien qui unissoit les villes fut rompu, & des intérêts divisés préparèrent une commune oppression. La honte de l’avilissement réveilla l’amour de la liberté ; Dyme, Patras, Phare, Tritée & les Egéens formèrent une république, où l’on vit renaître les mœurs, la police & l’union qui avoient fait respecter la première. Plusieurs autres villes massacrèrent leurs tyrans, & briguèrent la faveur d’être admises dans cette association, dont le but étoit de maintenir sa liberté sans attenter à celle de personne.

La Macédoine, qui desiroit arrêter les progrès de cette république fédérative, étoit agitée de troubles domestiques ; & elle se trouvoit trop affoiblie pour entreprendre une guerre étrangère. Ainsi les achéens auroient rendu à la Gréce son ancienne splendeur, s’ils avoient eu des préteurs d’un courage assez élevé pour rappeller aux grecs le souvenir de leur gloire & la honte de leur dégradation actuelle ; mais, au lieu de former des généraux & de s’occuper de l’art militaire, ils n’exercèrent que des vertus pacifiques : cette conduite étoit plus propre à inspirer du dédain que de l’admiration aux grecs, plus faciles à éblouir par des exploits guerriers que par de paisibles vertus. Les achéens avoient besoin d’un chef hardi & entreprenant ; ils le trouvèrent dans Aratus qui, après avoir affranchi Sycione, sa patrie, du joug des tyrans, la fit entrer dans la confédération. Pour prix de ses services, il n’exigea aucune distinction ; il se soumit aux loix comme le dernier des citoyens. Les achéens, charmés de sa modération, l’élevèrent à la préture qu’il exerça sans collègue, & qui fut pour lui une magistrature perpétuelle.

C’étoit un beau spectacle qu’un chef sans ambition, qui ne prenoit les armes que pour affranchir les villes du Péloponese ; afin de mieux assurer leur indépendance, il les associoit à la confédération. Toute la Gréce, saisie de l’enthousiasme de la liberté, n’alloit plus former qu’une seule république, lorsqu’Athènes & Sparte, qui conservoient leur ancienne fierté, sans avoir aucune de leurs anciennes vertus, murmurèrent hautement de voir l’Achaïe occuper la première place. Aratus, si propre à gouverner une république, à manier les passions de la multitude, si sage dans ses projets, si actif dans l’exécution, étoit sans talens pour la guerre ; &, quoique la Gréce fût couverte de ses trophées, on devoir moins attribuer ses victoires à ses connoissances dans l’art militaire qu’à l’incapacité des géneraux qu’il eut à combattre : ne s’aveuglant point sur la mesure de ses talens, il crut devoir négocier. Les achéens avoient un ennemi redoutable dans le roi de Macédoine. Aratus rechercha l’alliance des rois d’Égypte & de Syrie, qui réclamoient la succession d’Alexandre au préjudice des rois de Macédoine, & il l’obtint : avec un tel appui, la ligue fut respectée par Antigone & Démétrius son fils ; mais lorsqu’elle fut attaquée par Cléomène, roi de Sparte, elle éprouva que les rois de Syrie & d’Égypte vouloient bien la secourir contre les macédoniens dont ils redoutoient l’agrandissement, mais non contre les spartiates, plus belliqueux & plus propres que les achéens à défendre la liberté de la Gréce. Aratus, convaincu de l’inutilité de leur alliance, fut forcé de recourir aux macédoniens. Cléomène étoit sur les terres des confédérés, & plusieurs villes étoient déja soumises à sa domination. Antigone, charmé de se mêler des affaires de la Gréce, parut à la tête de vingt mille hommes de pied & de quatorze cens chevaux. Les deux armées se battirent, près de Sélacie, avec un courage opiniâtre. La phalange macédonienne fondit sur les spartiates, les mit en désordre, &, de six mille lacédémoniens, il n’y en eut que deux cens qui échappèrent au carnage. Sparte ouvrit ses portes au vainqueur, qui abolit les loix établies par Lycurgue. C’étoit trop la punir, puisqu’on étouffoit le germe de ses vertus.

La ligue n’eut point à se féliciter de cette victoire : en se procurant un allié si puissant, elle se donna un maître. Antigone mit des garnisons dans Corinthe & dans Orchomène, qu’elle fut obligée de soudoyer ; il rétablit les statues des tyrans renversées par Aratus. Les achéens, qu’il épouvantoit, le traitèrent avec la plus basse flatterie ; ils le détestoient au fond de leur cœur, & ils se dégradèrent jusqu’à lui offrir des sacrifices. Ce fut par cet avilissement qu’ils conservèrent leur gouvernement, leurs loix, & leurs magistrats.

La ligue achéenne, épuisée par la guerre, ne songea qu’à réparer ses pertes : les étoliens, instruits de sa foiblesse, firent des incursions sur son territoire. Ce peuple féroce, après avoir porté la désolation dans tout le Péloponèse, tailla en pièces les achéens commandés par Aratus. Philippe, qui régnoit alors, fut appellé au secours de la Gréce : il entra dans l’Etolie, où il s’empara de plusieurs places importantes, & il eût poussé plus loin ses conquêtes, si les étoliens n’eussent demandé la paix. Philippe, que la paix devoit rendre moins puissant, désiroit continuer la guerre ; mais les alliés ne pouvoient plus en soutenir le poids ; Chios, Rhodes & Byzance se joignirent aux achéens pour le faire consentir à mettre bas les armes : la paix fut conclue, & chaque parti garda les places dont il étoit en possession.

L’ivresse de la fortune égara la raison de Philippe ; il s’érigea en tyran de ses alliés. Aratus eut le courage de dire à Philippe que si la Gréce avoit besoin de lui, il avoit également besoin d’elle pour assurer sa grandeur, & que s’il persévéroit à la traiter comme un pays de conquête, elle chargerait les barbares de sa vengeance. On aigrit les tyrans, quand on leur démontre leurs torts : Philippe ne vit plus dans Aratus qu’un censeur importun, & il le fit empoisonner. Les achéens & les sycioniens se disputèrent la gloire de lui ériger un tombeau.

Philippe se livra à toute la fureur des tyrans : cruel dans la victoire, il réduisoit les villes en cendres avec leurs habitans ; il profanoit & détruisoit les temples ; il renversoit les statues des dieux & des bienfaiteurs de la patrie. Les villes qui lui ouvroient leurs portes, n’étoient pas plus épargnées que celles qu’il prenoit d’assaut ; il traitoit également ses ennemis & ses alliés. Il assiégea par terre & par mer Abydos, ville située sur l’Hélespont, aujourd’hui les Dardanelles. Les habitans voyant qu’on travailloit à miner leurs murailles, demandent à capituler. L’inexorable Philippe ne veut les recevoir qu’à discrétion, & ils refusent de souscrire à l’arrêt de leur mort, en se soumettant à un vainqueur qui ne savoit pas pardonner. Ils conviennent entr’eux que, dès que les assiégeans auront gagné l’intérieur de la place, cinquante citoyens les plus anciens égorgeront les femmes & les enfans de la ville dans le temple de Diane ; qu’on consumera par les flammes les effets publics, & qu’on jettera dans la mer tout l’or & tout l’argent. Après s’être engagés par serment à ce barbare sacrifice, ils s’arment & montent sur la brèche, résolus de s’ensevelir sous ses ruines ; & tandis qu’ils combattent avec cette intrépidité qu’inspire le désespoir, deux citoyens parjures livrent Abydos à Philippe. Les habitans égorgent eux-mêmes leurs femmes & leurs enfans ; Philippe veut en vain arrêter ce carnage ; tous se tuent aux yeux du vainqueur.

Le désastre de cette ville souleva toute la Gréce. Les achéens, honteux d’avoir Philippe pour allié, renoncèrent à son alliance ; ils s’unirent aux étoliens & aux athéniens, pour délivrer leur commune patrie de ce fléau de l’humanité : mais, trop foibles pour lui résister, ils implorèrent le secours des romains, qui ne manquèrent pas une si belle occasion de déployer leur politique ambitieuse. Philippe, sans amis & sans alliés, fut accablé par tant d’ennemis & vaincu dans la Thessalie ; il fut obligé de souscrire aux conditions que lui imposa le vainqueur. Le général romain se rendit aux jeux isthmiques, & il y publia le traité de paix : il déclara libres toutes les villes de la Gréce, il les autorisa à se gouverner par leurs loix & leurs usages.

Les grecs prièrent le hérault de répéter l’article qui les déclaroit libres, & l’assemblée retentit d’applaudissemens. Toujours extrêmes, ils firent éclater des transports de joie, qui ressembloient plus à un accès d’ivresse qu’à un mouvement de reconnoissance envers le général romain : chacun s’empressoit de lui baiser la main & de le couronner de fleurs. On ne pouvoit concevoir qu’il y eût un peuple assez généreux pour traverser les mers, pour entreprendre une guerre & sacrifier ses richesses, sans autre motif que de rendre la liberté à des nations asservies. La même proclamation fut faite aux jeux néméens ; la justice fut réformée dans toutes les villes ; les bannis furent rappellés. Cette politique bienfaisante étendit la gloire des romains ; ils traitèrent même avec modération, Nabis, tyran de Lacédémone, & les étoliens : mais Rome avoit pour systême de laisser leurs vices aux peuples qu’elle vouloit asservir ; & dans le temps qu’elle donnoit à chaque ville sa liberté, elle leur défendoit de se liguer entr’elles, afin que l’intérêt les divisât, & qu’elle pût se servir des unes pour faire la loi aux autres : enrichie des dépouilles de Carthage, elle ne tarda pas à acheter des traîtres qui vendirent leur patrie. Sous le titre de protectrice de la Gréce, elle prononça sur tous les différens d’une manière absolue. Les achéens conservoient une ombre de liberté ; elle craignit qu’en les laissant plus long-temps jouir de leurs privilèges, ils ne fissent souvenir la Gréce de son ancienne indèpendance ; comme c’étoit le seul peuple à qui il restât des vertus, il parut suspect.

Les achéens virent trop tard que, pour se venger d’un ennemi, ils s’étoient donné un maître. Persée, monté sur le trône de Macédoine, donna aux grecs l’espérance de rétablir leur antique gloire ; mais ce prince, assez ambitieux pour former de grands projets, & trop foible pour les exécuter, servit d’ornement au triomphe de Paul-Émile. La Macédoine, souveraine autrefois de l’Asie, fut réduite en province romaine ; & ses habitans dispersés firent craindre aux grecs une pareille destinée, s’ils osoient réclamer leurs droits.

Les achéens, seuls libres & vertueux, voulurent faire la guerre aux spartiates, oppresseurs de leurs alliés ; Rome leur ordonna de mettre bas les armes, & de ne plus troubler la tranquillité de la Gréce ; cet ordre attentoit à leur indépendance ; aigris par les clameurs séditieuses de Diéus & de Critolaüs, ils oublièrent leur foiblesse, & ne songèrent qu’à défendre leurs privilèges : Rome, ayant besoin de toutes ses forces contre Carthage, leur parut peu redoutable. Métellus mit tout en usage, afin de leur inspirer des sentimens pacifiques ; ils crurent qu’on les craignoit. Métellus, réduit à la triste nécessité de les combattre, les joignit dans la Locride, & remporta sur eux une victoire complette. Ctitolaüs perdit la vie ; Diéus, son collègue, rassembla les débris de son armée & arma les esclaves. Le consul Mummius, marcha contre lui ; les achéens furent taillés en pièces. Diéus, désespéré de sa défaite, s’enfuit avec précipitation à Mégalopolis sa patrie, & sa femme s’empoisonna, après avoir mis le feu à ſa maison. Les achéens, sans chef, se dispersèrent ; les habitans de Corinthe profitèrent de l’obscurité de la nuit pour sortir de leur ville, qui fut livrée au pillage : le farouche Mummius fit passer au fil de l’épée, les femmes & les enfans. Ce général, qui avoit l’austérité des premiers romains, étoit sans goût pour les arts, & tous les monumens qui embellissoient cette cité superbe, furent ensevelis sous ses débris avec la liberté de la Gréce ; il démantela toutes les villes qui s’étoient liguées. Le gouvernement populaire fut aboli ; chaque peuple conserva ses loix & son gouvernement ; mais Rome nommoit les magistrats. La Gréce, devenue province romaine, fut gouvernée par un préteur annuel ; elle porta le nom de province d’Achaïe.