Enlevé ! (traduction Savine)/19

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 183-192).


CHAPITRE XIX

LA MAISON TERRIFIÉE


La nuit survint pendant que nous étions en route, et les nuages, qui s’étaient amassés dans l’après-midi, se réunirent, s’épaissirent, de sorte qu’il faisait très sombre pour cette saison.

Le chemin que nous suivions escaladait des montagnes très accidentées, et bien qu’Alan s’avançât sans aucune hésitation, je ne pouvais arriver à comprendre vers quel but il se dirigeait.

Enfin, vers dix heures et demie du soir, nous arrivâmes au sommet d’un tertre et vîmes des lumières au-dessous de nous.

On eût dit qu’une sorte de maison était ouverte et laissait passer un rayon de lumière produit par du feu et une chandelle.

Autour de la maison et des appentis, cinq ou six personnes allaient et venaient d’un pas précipité, portant chacune un tison flambant.

— James doit avoir la tête sens dessus dessous, dit Alan. Si c’étaient, au lieu de vous et moi, les soldats qui viennent, cela ferait un beau remue-ménage. Mais je suis certain qu’il a une sentinelle sur la porte, et il sait bien que jamais des soldats ne découvriront le chemin que nous avons suivi.

Sur ces mots, il lança trois coups de sifflet d’une façon particulière.

Ce fut chose étrange que de voir, au premier signal, toutes les torches en mouvement s’arrêter soudain, comme si ceux qui les portaient étaient alarmés, et au troisième signal, l’agitation recommença de plus belle.

Ayant ainsi rassuré ces gens, nous descendîmes le tertre et fûmes reçus à l’entrée de la cour (car cette habitation avait l’aspect d’une bonne ferme) par un grand et bel homme de plus de cinquante ans, qui s’adressa en langue gaélique à Alan.

— James Stewart, dit celui-ci, je vous prie de parler écossais, car le jeune gentleman que voici ne connaît pas un mot de l’autre langue… Le voici, reprit-il, en passant son bras sous le mien. C’est un gentleman des Basses-Terres et même un laird dans son pays, mais je pense que dans son intérêt il est préférable de ne pas prononcer son nom.

James des Vaux se tourna vers moi un instant et me salua d’une façon assez courtoise. Puis il s’adressa de nouveau à Alan.

— Ça été un terrible accident, s’écria-t-il, cela attirera des malheurs sur le pays.

Et il se tordit les mains.

— Bah, l’ami, il faut avaler ce qui est amer avec ce qui est sucré. Colin Roy est mort, vous devez en être reconnaissant.

— Las ! dit James, et par ma foi, je voudrais qu’il fût encore vivant ! C’est très beau que l’on commence par se gonfler, par se vanter, mais maintenant la chose est faite, et à qui va-t-on s’en prendre ? L’accident a eu lieu dans Appin, songez-y, Alan. C’est Appin qui doit payer, et je suis un père de famille.

Pendant ces conversations, je jetai autour de moi un regard sur les serviteurs.

Les uns étaient sur des échelles, fouillant dans les toits de chaume de la maison ou des dépendances, et en retirant des fusils, des épées, différentes armes de guerre, que d’autres emportaient.

Par le son que rendaient les pioches et qui venait d’un peu plus loin, au bas du tertre, je supposai qu’on les enterrait.

Bien qu’ils fussent tous aussi occupés, il n’y avait dans leur activité rien qui ressemblât à de l’ordre ; ils se mettaient à plusieurs pour prendre un seul fusil, et se heurtaient les uns aux autres avec leurs torches allumées.

James interrompait à chaque instant sa conversation avec Alan, pour crier des ordres qui paraissaient n’être jamais compris.

Les figures que l’on voyait à la lueur des torches étaient celles de gens en proie à la précipitation et à la panique, et bien que l’on ne se parlât qu’à voix basse, on devinait dans ces quelques mots l’inquiétude et la colère.

Ce fut à ce moment-là qu’une jeune domestique sortit de la maison en portant un paquet ou un sac de voyage plein, et je me suis souvent surpris à sourire en songeant avec quelle rapidité l’instinct d’Alan s’éveilla par un simple coup d’œil jeté sur ce paquet.

— Qu’est-ce qu’elle emporte, la servante ? demanda-t-il.

— Nous nous occupons à tout ranger dans la maison, dit James, d’un ton de voix apeuré, et d’un air presque câlin. On va fouiller Appin à la lumière des chandelles, et il faut que nous remettions tout en place. Nous enterrons nos deux ou trois fusils et les épées dans la mousse, comme vous voyez, et ce paquet, je pense, doit contenir vos habits français.

— Enterrer mes habits français ! s’écria Alan. Pardieu, non !

Et il s’empara du paquet et entra dans la grange pour s’en occuper lui-même, tout en me recommandant à son parent.

En conséquence, James me conduisit à la cuisine et s’assit à table avec moi, souriant et causant d’abord de la façon la plus engageante.

Mais bientôt sa sombre inquiétude reprit le dessus. Il fronçait le sourcil, se mordait les doigts, ne remarquait que de temps en temps ma présence, et alors m’adressait un mot ou deux, accompagnés d’un sourire forcé. Puis il retombait dans ses terreurs.

Sa femme était assise près du feu et elle pleurait, la figure cachée dans ses mains. Son fils aîné était accroupi à terre au milieu d’un tas de papiers qu’il triait, pour en jeter de temps à autre un dans le feu et le regarder brûler jusqu’au bout.

Pendant tout ce temps, une jeune servante à la figure rouge allait et venait, fouillait par la chambre, se heurtant à tout dans l’excès de sa crainte et de sa hâte, et geignant tout le temps. À chaque instant, un des hommes occupés dans la cour passait sa tête à la porte et demandait des ordres.

Enfin il devint impossible à James de rester assis plus longtemps, et il me demanda de vouloir bien excuser l’impolitesse qu’il commettait en allant et venant.

— D’ailleurs, monsieur, je ne suis guère en état de vous tenir compagnie, dit-il. Je ne puis songer à autre chose qu’à ce terrible accident et aux malheurs qui en seront la conséquence pour des gens tout à fait innocents.

Un instant après, il vit son fils brûler un papier qui, selon lui, aurait dû être conservé, et à cette vue il eut un accès d’emportement qui faisait peine à voir. Il frappa le jeune garçon à plusieurs reprises.

— Êtes-vous donc devenu fou ? lui cria-t-il. Voulez-vous donc faire pendre votre père ?

Et oubliant ma présence, il lui adressa une longue tirade en gaélique à laquelle le jeune homme ne répondit rien, mais sa femme, en entendant parler de pendre, se cacha la figure dans son tablier et sanglota plus bruyamment que jamais.

Tout cela était bien terrible à voir et à entendre pour un étranger comme moi. Aussi éprouvai-je une vraie joie quand Alan reparut. Il était redevenu lui-même dans ses beaux habits à la française, bien que leur état d’usure ne permît plus guère de les appeler de beaux habits.

Alors un autre des fils de la maison s’adressa à moi, à mon tour, et il me donna un habillement complet dont j’avais besoin depuis bien longtemps, avec une paire de brogues des Highlands, en peau de daim, qui me parurent d’abord assez étranges, et qui m’allèrent très bien avec un peu d’habitude.

De ce moment à mon retour, Alan avait dû raconter son histoire, car il semblait convenu que je devais fuir avec lui, et tous s’occupaient de mon équipement.

Ils donnèrent à chacun de nous une épée et des pistolets, bien que j’eusse fait connaître mon peu d’adresse à me servir de la première arme.

En outre, on nous pourvut de quelques munitions, d’un paquet de biscuits, d’une poêle en fer et d’une bouteille de véritable eau-de-vie de France et nous étions prêts à tenir la bruyère.

Sans doute l’argent manquait.

Il me restait environ deux guinées. Le contenu de la ceinture d’Alan ayant été expédié par une autre voie, le fidèle messager n’avait plus que quatorze pence pour toute fortune.

Quant à James, il paraît qu’il s’était tant mis en frais pour ses voyages à Édimbourg, pour ses dépenses judiciaires au sujet des fermiers, qu’il ne put arriver à réunir plus de trois livres cinq pence et demi, et presque tout en monnaie de cuivre.

— Cela ne suffira pas, dit Alan.

— Il faudra trouver un coin sûr tout près d’ici, répondit James, et m’envoyer un mot d’avertissement. Vous voyez, Alan, il vous faudra mener rondement cette affaire pour vous en tirer. Vous ne devez pas perdre votre temps à séjourner par ici pour une ou deux guinées. Vous pouvez être sûr qu’on finira par éventer votre présence par ici, et d’après ce que j’ai vu, on fera porter sur vous la responsabilité de l’accident d’aujourd’hui. Si cela retombe sur vous, cela retombera aussi sur moi, qui suis votre plus proche parent, et qui vous ai logé pendant que vous étiez dans le pays. Et si cela retombe sur moi…

Sur ces mots, il s’arrêta, se tordit les doigts et pâlit.

— Ce serait un grand chagrin pour nos amis, si je venais à être pendu.

— Ce serait un jour de malheur pour Appin, répondit Alan.

— C’est un jour dont je ne peux avaler la pensée, fit James. Oh ! mon homme, mon homme, mon homme, mon cher Alan, vous et moi, nous avons parlé imprudemment, s’écria-t-il en frappant de sa main le mur avec une force telle que toute la maison résonna.

— Bon, cela est vrai aussi, dit Alan, et mon ami des Basses-Terres, que voici (en parlant, il me fit un signe de tête), m’a dit un mot très juste à ce propos, et j’aurais bien dû l’écouter.

— Mais voyons, dit James, revenant à ses premières façons. Quand même ils seraient sur nos talons, il n’en est pas moins vrai que vous avez besoin de l’argent. Car après tout ce que j’ai dit, et tout ce que vous avez dit vous-même, les apparences seront très défavorables pour nous deux, comprenez-vous cela ? Bon, suivez-moi et vous verrez que je serai obligé d’afficher moi-même un papier contre vous. J’aurai à offrir une récompense pour vous prendre, oui, il le faudra ! Ce sera bien triste d’en être réduit là pour des amis aussi chers, mais si j’en suis à devenir responsable de ce terrible accident, il faudra que j’agisse dans mon intérêt, mon garçon. Voyez-vous cela ?

Il parlait d’un ton grave en s’excusant et prenant Alan par le devant de son habit.

— Oui, dit Alan, je le vois.

— Et vous serez obligé de quitter le pays, Alan, oui, de quitter l’Écosse, vous et votre ami des Basses-Terres, lui aussi. Car j’aurai à signaler votre ami des Basses-Terres. Vous voyez cela, Alan, vous le voyez bien ?…

Je crois qu’Alan rougit un peu.

— C’est bien dur pour moi, qui l’ai amené ici, James, dit-il, en rejetant sa tête en arrière. J’ai l’air de l’avoir trahi.

— Maintenant, Alan, mon ami, s’écria James, regardez les choses en face ; quoi qu’il arrive, il sera signalé. Mungo Campbell ne manquera pas de répandre son signalement. Qu’importe que je le signale, de mon côté. Et puis je suis un père de famille, Alan. Enfin…

Et alors tous deux se regardèrent en silence.

— Alan, le jury sera composé des Campbells, reprit-il.

— Il y a une chose certaine, dit Alan, rêveur. C’est que personne ne sait son nom.

— Et ils ne le sauront pas, Alan. Voici ma main, s’écria James, comme si, après tout, il savait mon nom et qu’il se donnât ainsi quelque avantage. Mais il y aura cet habit qu’il portait tout à l’heure, l’apparence qu’il avait, son âge, et d’autres choses de ce genre. Je ne pourrai guère faire moins.

— J’admire le fils de votre père, s’écria Alan avec hauteur. Voudriez-vous vendre ce jeune garçon grâce à un présent de vous. Lui donneriez-vous d’autres habits pour le trahir ensuite ?

— Non, non, Alan, dit James, l’habit qu’il a quitté, l’habit que lui a vu Mungo.

Mais je lui trouvai l’air plus abattu.

En réalité il se raccrochait au moindre brin de paille et pendant tout ce temps, je puis dire qu’il vit les figures de ses ennemis héréditaires au siège du juge, et sur les bancs du jury, avec la potence comme fond du tableau.

— Eh bien ! me dit Alan en se tournant vers moi, que dites-vous de cela ? Vous êtes ici sous la sauvegarde de mon honneur, et il m’appartient de veiller à ce qu’il ne se fasse rien sans votre consentement.

— Je n’ai qu’un mot à dire, répliquai-je. C’est que je suis complètement en dehors de cette discussion. Mais le simple bon sens veut qu’on lance le blâme à qui le mérite, c’est-à-dire à celui qui a tiré le coup de feu. Signalez-le, comme vous le dites. Lancez les clameurs après lui, et que les honnêtes gens puissent se montrer en sécurité.

Mais à ces mots, Alan et James poussèrent un même cri d’horreur, et m’enjoignirent de me taire, en disant qu’il ne pouvait être question de cela, et me demandant :

— Qu’est-ce que les Camerons penseraient ?

Cela me confirma dans la pensée que ce devait être un Cameron de Mamore qui avait fait le coup.

— Vous n’avez sûrement pas pensé à cela ? me dirent-ils, d’un air si innocemment sérieux, que les bras m’en tombèrent et que je renonçai à discuter.

— Très bien, dis-je, donnez mon signalement, si cela vous plaît, donnez celui d’Alan, donnez celui du roi George. Nous sommes tous trois innocents, et il me semble que c’est ce qu’il faut. Mais au moins, monsieur, dis-je à James, après être revenu de ce léger accès d’irritation, je suis l’ami d’Alan, et si je puis être utile à ses amis, je ne broncherai pas devant le danger.

Je crus qu’il était préférable de paraître donner mon consentement de bonne grâce, car je voyais le trouble d’Alan et de plus, me dis-je à part moi, ils donneront mon signalement, que je le veuille ou non.

Mais je vis que je me trompais en cela, car à peine avais-je prononcé ces mots que mistress Stewart bondit de sa chaise, se dirigea en courant vers nous et pleura, d’abord sur mon épaule, puis sur celle d’Alan, en bénissant Dieu de notre bonté envers sa famille.

— De votre côté, Alan, vous n’avez fait que votre devoir, dit-elle, mais pour ce jeune garçon qui, en venant ici, nous a vus dans notre pire situation, et qui a vu le maître de la maison flatteur comme un prétendant, lui qui aurait le droit de commander comme un roi, mais pour vous, mon jeune garçon, mon cœur ne me pousse pas à chercher votre nom, mais votre figure y restera gravée, et aussi longtemps que mon cœur battra dans ma poitrine, votre souvenir y restera, j’y penserai, je le bénirai.

En disant ces mots, elle m’embrassa et éclata en sanglots si violents que je restai tout intimidé.

— Peuh ! fit Alan, qui avait l’air fort sot, le jour vient de bien bonne heure dans ce mois de juillet, et ce sera demain une belle mêlée dans Appin, partout des dragons à cheval et des cris de Cruachan ![1] et des habits rouges courant en tous sens. Vous et moi nous ferons bien de nous éloigner au plus vite.

Alors nous fîmes nos adieux et nous nous remîmes en route, en nous dirigeant un peu vers l’Est, dans les ténèbres d’une belle et douce nuit, et par un pays très accidenté, comme celui que nous venions de parcourir.



  1. Le cri de ralliement des Campbells.