Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 7

La bibliothèque libre.
Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre vii :
De la Mixtion où il y a pénétration totale | Notes



LIVRE SEPTIÈME.

DE LA MIXTION OÙ IL Y A PÉNÉTRATION TOTALE[1].

I. Nous avons à examiner ici la mixtion où il y a ce que l’on appelle pénétration totale des corps (ἡ δι’ ὅλων λεγομένη τῶν σωμάτων ϰρᾶσις).

Est-il possible que deux liquides soient mêlés ensemble de telle sorte qu’ils se pénètrent l’un l’autre totalement, ou que l’un des deux seulement pénètre l’autre ? Car il importe peu que le fait ait lieu d’une façon ou de l’autre.

Écartons d’abord l’opinion de ceux qui font consister la mixtion dans la juxtaposition (παράθεσις)[2], parce que c’est là un mélange plutôt qu’une mixtion[3]. En effet, la mixtion doit rendre le tout homogène (ὁμοιομερὲς τὸ πὰν), de telle sorte que les molécules même les plus petites soient composées chacune des éléments qui composent le mixte.

Quant aux philosophes [Péripatéticiens] qui prétendent que, dans un mixte, les qualités seules se mêlent (τὰς ποιότητας μόνας ϰιρνάντες), et que les étendues matérielles des deux corps ne sont que juxtaposées, pendant que les qualités propres à chacun d’eux sont répandues dans toute la masse[4], ils semblent établir la justesse de leur opinion en attaquant la doctrine qui admet que dans la mixtion deux corps se pénètrent totalement[5]. — Les molécules des deux corps [objectent-ils] finiront par perdre toute grandeur dans cette division continue qui ne laisse nul intervalle entre les parties d’aucun des deux corps : car la division est continue puisque les deux corps se pénètrent l’un l’autre mutuellement dans toutes leurs parties. En outre, souvent le mixte occupe une étendue plus grande que chaque corps pris séparément, aussi grande que s’il y avait une simple juxtaposition ; or, si deux corps se pénétraient totalement, le mixte qu’ils constituent n’occuperait pas plus de place que l’un d’eux pris séparément. Quant au cas où deux corps n’occupent pas plus de place qu’un seul, il s’explique, selon les mêmes philosophes, par la sortie de l’air, sortie qui permet à un corps de pénétrer dans les pores de l’autre. Enfin, si l’on mêle deux corps dont les étendues sont inégales, comment le corps le plus petit peut-il s’étendre assez pour se répandre dans toutes les parties du plus grand ? Il y a encore cent autres raisons du même genre.

Passons aux philosophes [Stoïciens] qui prétendent que deux corps qui constituent un mixte se pénètrent totalement[6]. Voici ce qu’ils ont à dire à l’appui de leur opinion : Lorsque deux corps se pénètrent totalement, ils sont divisés sans qu’il y ait cependant une division continue [qui fasse perdre toute grandeur à leurs molécules]. En effet, la sueur sort de tout le corps humain sans qu’elle le divise ni que celui-ci soit percé de trous. Si l’on objecte que la nature peut avoir donné à notre corps une disposition qui permet à la sueur de sortir facilement, [les Stoïciens] répondront que certaines substances, lorsqu’elles sont travaillées par les artisans qui les réduisent en lames minces, se laissent pénétrer et imbiber dans toutes leurs parties d’une liqueur qui passe d’une surface à l’autre[7].

Comme ces substances sont des corps, il n’est pas facile de comprendre comment un élément peut pénétrer l’autre sans en séparer les molécules ; d’un autre côté, s’il y a division totale, les deux corps se détruiront mutuellement [parce que, par suite de cette division, leurs molécules perdront toute grandeur]. — Lorsque deux corps mêlés ensemble ne tiennent pas plus de place que chacun d’eux pris séparément, [les Stoïciens] semblent obligés d’accorder à leurs adversaires que la sortie de l’air est la cause de ce phénomène. — Dans le cas où le composé tient plus de place que chaque élément seul, on peut soutenir, quoique avec peu de vraisemblance, que, quand un corps en pénètre un autre, l’étendue doit augmenter avec les autres qualités, qu’elle ne saurait être anéantie pas plus que les autres qualités, et que, si deux qualités mêlées ensemble en produisent une autre, deux étendues mêlées ensemble doivent aussi en produire une troisième. Ici [les Péripatéticiens] peuvent répondre [aux Stoïciens] : « Si vous juxtaposez les substances ainsi que les masses qui possèdent l’étendue, vous adoptez notre opinion. Si l’une des deux masses, avec l’étendue qu’elle avait d’abord, pénètre l’autre masse tout entière, l’étendue, au lieu d’augmenter comme dans le cas où l’on place une ligne à côté d’une autre ligne en joignant leurs extrémités, ne s’accroîtra pas plus que quand on fait coïncider deux droites en les superposant. » — Reste le cas où l’on mêle une petite quantité à une grande, un gros corps à un très-petit : [les Péripatéticiens] croient impossible que le gros corps se répande dans toutes les parties du petit. Quand la mixtion n’est pas évidente, [les Péripatéticiens] peuvent prétendre que le plus petit corps ne s’unit pas avec toutes les parties du plus grand. Quand la mixtion est évidente, ils peuvent l’expliquer par l’extension (έϰτάσις) des masses, quoiqu’il soit peu probable qu’une petite masse prenne une telle extension, surtout quand on attribue au corps composé une étendue plus grande, sans admettre cependant qu’il se transforme, comme l’eau se transforme en air.

II. Il serait nécessaire d’examiner particulièrement la question suivante : Qu’arrive-t-il quand une masse d’eau se change en air ? Comment l’élément transformé occupe-t-il une plus grande étendue ? Mais nous avons assez développé jusqu’ici quelques-unes des nombreuses raisons que les uns et les autres [les Péripatéticiens et les Stoïciens] donnent à l’appui de leur opinion. Cherchons seuls à notre tour quel système nous devons adopter, et duquel des deux côtés est la raison ; voyons enfin si, outre les deux opinions que nous avons exposées, il n’y a pas encore place pour une autre.

[Contre les Stoïciens]. Quand l’eau coule à travers la laine, ou que le papier laisse suinter l’eau qu’il contient, pourquoi l’eau ne traverse-t-elle pas tout entière ces substances [sans y rester en partie] ? Si l’eau y reste en partie, comment unirons-nous ensemble les deux substances, les deux masses ? Dirons-nous que les qualités seules sont confondues ensemble ? L’eau n’est pas juxtaposée au papier, ni logée dans ses pores : car le papier en est pénétré tout entier, et nulle portion de la matière n’est privée de la qualité. Si la matière est partout unie à la qualité, il y a de l’eau partout dans le papier. Si ce n’est pas de l’eau qu’il y a partout dans le papier, mais seulement la qualité de l’eau [l’humidité], où est l’eau elle-même ? Pourquoi la masse n’est-elle pas la même ? L’eau qui s’est introduite dans le papier l’étend et en augmente le volume. Or cette augmentation de volume suppose augmentation de la masse ; pour qu’il y ait augmentation de la masse, il faut que l’eau n’ait pas été bue par le livre, que les deux substances occupent des places différentes [ne se pénètrent pas]. Puisqu’un corps fait participer un autre corps à sa qualité, pourquoi ne le ferait-il pas aussi participer à son étendue ? Une qualité unie avec une qualité différente ne peut, en vertu même de cette union avec une qualité différente, rester pure ni conserver sa première nature ; elle s’affaiblit nécessairement. Mais une étendue jointe à une autre étendue ne s’évanouit pas.

[Contre les Péripatéticiens]. On dit qu’un corps, en en pénétrant un autre, le divise. Nous demanderons sur quoi se fonde cette assertion : car, pour nous, nous pensons que les qualités pénètrent un corps sans le diviser. — C’est qu’elles sont incorporelles [dira-t-on]. — Mais si la matière est elle-même incorporelle comme les qualités, pourquoi quelques qualités ne pourraient-elles pas avec la matière pénétrer un autre corps ? Si les solides ne pénètrent pas d’autres corps, c’est qu’ils ont des qualités incompatibles avec celle de pénétrer. Dira-t-on que beaucoup de qualités ne sauraient avec la matière pénétrer un corps ? Cela aurait lieu si la multitude des qualités produisait la densité ; mais si la densité est une qualité propre comme l’est aussi la corporéité, les qualités constitueront la mixtion, non comme qualités, mais comme qualités déterminées (ποιότητες τοιαίδε). D’un autre côté, quand la matière ne se prêtera pas à la mixtion, ce ne sera pas comme matière, mais comme matière unie à une qualité déterminée. Cela est d’autant plus vrai que la matière n’a pas de grandeur propre, et ne refuse pas de recevoir une grandeur quelconque[8]. En voilà assez sur ce sujet.

III. Puisque nous avons parlé de la corporéité (σωματότης), il faut examiner si elle est un composé de toutes les qualités, ou si elle constitue une forme, une raison, qui, par sa présence dans la matière, produise le corps. Si le corps est le composé de toutes les qualités réunies avec la matière (τοῦτό ἐστι τὸ σῶμα τὸ ἐϰ πασῶν ποιοτητήτων σύν ὕλῃ), cet ensemble de qualités constitue la corporéité. Si la corporéité est une raison qui produit le corps en s’approchant de la matière, sans nul doute c’est une raison qui renferme toutes les qualités. Or, si cette raison n’est nullement une définition de l’essence, si elle est la raison productrice (λόγος ποιῶν)[9] de l’objet, elle ne doit pas renfermer de matière. Elle est la raison qui s’applique à la matière et qui, par sa présence, y produit le corps. Le corps est la matière avec la raison qui y est présente (εἶναι τὸ σῶμα ὕλην ϰαὶ λόγον ἐνόντα. Cette raison, étant une forme, peut être considérée comme séparée de la matière, lors même qu’elle en serait tout à fait inséparable. En effet, la raison séparée [de la matière] et résidant dans l’Intelligence est différente [de la raison unie à la matière] : la raison qui est dans l’Intelligence est l’Intelligence même. Mais ce sujet a été déjà traité ailleurs[10].


  1. Pour les Remarques générales, Voy. la Note sur ce livre à la fin du volume.
  2. Ces philosophes étaient Anaxagore et Démocrite, comme l’atteste Plutarque (Des Dogmes des philosophes, I, 17). Voyez aussi Stobée (Eclogœ, I, 18) : Ἀναξάγορας τὰς ϰράσεις ϰατὰ παράθεσιν γίγνεσθαι τῶν στοιχείων.
  3. Μιγνύντες μᾶλλον ἢ ϰιρνάντες. La différence qu’il y a entre le sens de μιγνύντες, μίξις, et celui de ϰιρνάντες, ϰρᾶσις, est expliquée par Aristote (Topiques, IV, 2) : οὔτε γὰρ ἡ μίξις ἅπασα ϰρᾶσις· ἡ γὰρ τῶν ξηρῶν μίξις οὐϰ’ ἔστι ϰρᾶσις. Le même auteur donne de la mixtion la définition suivante (De la Génération et de la Corruption, I, 10) : ἡ μίξις τῶν μιϰτῶν ἀλλοιωθέντων ἕνωσις. Voici, selon M. Ravaisson, le sens de cette définition : « La mixtion n’est pas une juxtaposition mécanique, mais une combinaison, une transformation. Le produit est différent de ses principes ; il a sa nature, son essence, sa forme propre, et il est indéfiniment divisible en parties similaires. La mixtion suppose la différence des principes constituants et l’homogénéité des parties intégrantes. » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I, p. 422.)
  4. C’est la théorie de la mixtion donnée par Aristote et par Alexandre d’Aphrodisiade. Voici comment l’expose M. Ravaisson (t. II, p. 297) : « Dans la mixtion proprement dite, si d’abord les éléments appartiennent à un même genre, condition nécessaire pour qu’ils puissent agir l’un sur l’autre, et si, de plus, ils sont l’un à l’égard de l’autre dans certaines proportions de quantité, leurs qualités respectives se cèdent l’une à l’autre ce qu’elles avaient d’excès ; une qualité nouvelle en résulte qui fait de la masse entière un tout homogène et uniforme. Dans ce tout, les éléments primitifs n’existent plus, ou du moins ils ne sont plus en acte. Pour les faire reparaître dans leur première nature, il faut qu’une nouvelle action intervienne. Ils n’existent donc plus l’un et l’autre qu’en puissance. »
  5. C’est ce que fait Alexandre d’Aphrodisiade dans son traité De la Mixtion. Voy. M. Ravaisson, t. II, p. 299.
  6. C’était l’opinion de Zénon le Stoïcien, comme le rapporte Stobée (Eclogœ, I, 18) : Ζήνων ὐποφαίνεται διαῤῥήδην τὴν μίξιν ϰρᾶσιν γίγεσθαι τῄ σὶς ἄλληλα τῶν στοιχείων μεταϐολῇ, σώματος ὅλου δι’ὅλου ἐτέρου τινὸς διερχομένου. M. Ravaisson développe ainsi cette théorie (t. II, p. 298) : « Tandis que dans tout mélange, suivant Aristote, les corps constituants conservent distinctes leurs étendues, et que leurs qualités seulement peuvent ou subsister également distinctes, ou se perdre en une qualité nouvelle qui est leur commune résultante ; au contraire, dans la mixtion telle que les Stoïciens la définissent, les éléments qui se mêlent conservent leurs qualités et confondent, identifient leurs étendues. Sans perdre aucune de leurs propriétés respectives, ils se remplacent mutuellement, ils occupent la place l’un de l’autre dans toutes leurs dimensions. »
  7. Plotin semble avoir ici en vue les feuilles d’ivoire que les artisans amollissaient avec de l’eau d’orge. Voy. Plutarque : Si la méchanceté suffit pour rendre l’homme malheureux, p. 499.
  8. Voy. plus haut, p. 212.
  9. Voy. p. 240, note 2.
  10. Voy. Enn. VI, liv. vii, De la multitude des idées. La raison qui réside dans l’Intelligence est l’idée, la forme intelligible, considérée comme essence et puissance tout à la fois, ainsi que nous l’avons déjà dit p. 197, note 1.