Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 6

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre vi :
De l’Essence et de la Qualité | Notes



LIVRE SIXIÈME.

DE L’ESSENCE ET DE LA QUALITÉ[1].

I. L’être (τὸ ὄν) est-il une chose différente de l’essence (ἡ ὀυσία) ? Quand on dit l’être, fait-on abstraction du reste (τὸ ὄν ἀπηρημωμένον τῶν ἄλλων) ? L’essence est-elle au contraire l’être avec le reste (ἡ ὀυσία τὸ ὄν μετὰ τῶν ἄλλων), c’est-à-dire avec le mouvement et le repos, l’identité et la différence[2] ? Sont-ce là les éléments de l’essence ? Oui : l’essence est l’ensemble de ces choses, dont l’une est l’être, l’autre le mouvement, etc. Le mouvement est donc être par accident. Est-il aussi essence par accident ? ou bien est-il complément de l’essence ? Le mouvement est essence, parce que toutes les choses intelligibles sont des essences. Pourquoi toutes les choses sensibles ne sont-elles pas chacune une essence ? C’est que là-haut les choses n’en forment toutes qu’une seule (ἕν πάντα), et qu’ici-bas elles sont distinctes les unes des autres parce que ce sont des images séparées (διαληφέντων τῶν εἰδώλων)[3]. De même, dans une raison séminale (ἐν σπέρματι)[4], toutes choses sont ensemble, et chacune d’elles est toutes les autres : la main n’y est pas distincte de la tête ; dans un corps, au contraire, tous les organes sont séparés, parce que ce sont des images au lieu d’être de véritables essences.

Nous dirons donc que, dans le monde intelligible, les qualités sont des différences essentielles dans l’être ou l’essence (τὰς ποιότετας ἐϰεῖ ουσίας διαφορὰς περὶ ουσίαν οὖσας ἡ περὶ ὄν) ; ces différences font que les essences sont distinctes les unes des autres, en un mot, sont des essences. Cette définition semble raisonnable. Mais elle ne convient pas aux qualités qui sont ici-bas : les unes sont des différences d’essence, comme bipède, quadrupède[5] ; les autres ne sont pas du tout des différences, et pour cela même sont appelées des qualités. Cependant la même chose peut paraître une différence quand elle est un complément de l’essence (συμπληροῦσα τὴν οὐσίαν), et ne pas paraître une différence quand elle n’est pas un complément de l’essence, mais un accident (συμϐεϐηϰός) : ainsi la blancheur est un complément d’essence dans le cygne ou la céruse ; en toi, elle est un accident[6]. Tant que la blancheur est dans la raison [séminale], elle est un complément d’essence et non une qualité ; si elle se trouve à la surface d’un objet, elle est une qualité.

Il faut distinguer deux espèces de qualités : la qualité essentielle (τὸ ποιὸν οὐσιῶδες), qui est une propriété de l’essence (ιδιότης τῆς οὐσίας), et la simple qualité (τὸ μόνον ποιὸν), qui fait que l’essence est de telle façon (ϰαθ’ ὅ ποιά οὐσία). La simple qualité n’introduit pas de changement dans l’essence et n’en fait disparaître aucun caractère ; mais, quand l’essence existe déjà et qu’elle est complète, cette qualité lui donne une certaine disposition extérieure (διάθεσις ἔξωθεν), et lui ajoute quelque chose, qu’il s’agisse d’une âme ou d’un corps : ainsi la blancheur visible, qui est le complément de l’essence de la céruse, ne l’est pas de celle du cygne, parce qu’un cygne peut n’être pas blanc[7]. La blancheur est le complément de l’essence de la céruse, de la même manière que la chaleur est le complément de l’essence du feu. Si l’on dit que l’ignité (πύροτης) est l’essence du feu, la blancheur aussi est l’essence de la céruse ; cependant l’ignité du feu visible est la chaleur, qui forme le complément de son essence ; la blancheur remplit le même rôle à l’égard de la céruse. Donc [selon les êtres] les mêmes choses seront des compléments d’essence et ne seront pas des qualités ; ou bien elles ne seront pas des compléments d’essence et elles seront des qualités ; mais il ne serait pas raisonnable d’avancer que ces qualités sont différentes selon qu’elles sont ou non des compléments d’essence, puisque leur nature est la même.

Il faut dire que les raisons qui produisent ces choses [comme la chaleur, la blancheur] sont des essences si on les prend dans leur totalité ; mais si l’on considère les productions de ces raisons, ce qui constitue une quiddité (τὸ τι) dans le monde intelligible devient une qualité dans le monde sensible[8]. Il en résulte que nous nous trompons toujours au sujet de la quiddité, que nous nous égarons en cherchant à la déterminer, et que nous prenons pour elle la simple qualité[9] : car le feu n’est pas ce que nous appelons feu, quand nous percevons une qualité ; il est une essence. Quant aux choses sur lesquelles nous arrêtons nos regards, nous devons les distinguer de la quiddité et les définir des qualités d’êtres sensibles ; car elles ne constituent pas l’essence, mais des affections (πάθη) de l’essence[10].

On est conduit ainsi à demander comment une essence peut être composée de non-essences ? Nous avons dit que les choses soumises à la génération ne sauraient être identiques aux principes dont elles proviennent. Ajoutons maintenant qu’elles ne sauraient être des essences. Mais comment peut-on dire que l’essence intelligible est constituée par une non-essence ? C’est que, dans le monde intelligible, l’essence, formant un être plus pur et plus relevé, est une essence constituée en quelque sorte par les différences de l’être[11] ; ou plutôt, nous pensons qu’on doit la nommer essence en la considérant avec ses actes (μετὰ ἐνεργειῶν). Cette essence semble être une perfection de l’être (τελείωσις) ; mais peut-être l’essence est-elle moins parfaite quand on la considère ainsi avec ses actes : car, étant moins simple, elle s’écarte de l’être.

II. Considérons ce qu’est la qualité en général. Quand nous connaîtrons ce qu’elle est, nos doutes cesseront. D’abord, faut-il admettre qu’une même chose est tantôt une qualité, tantôt un complément de l’essence ? Peut-on avancer que la qualité est le complément de l’essence, ou plutôt de telle (ποιά) essence ? Pour que l’essence soit telle, il faut que l’essence et la quiddité existent déjà avant que l’essence soit telle.

Quoi donc ? Est-ce que dans le feu l’essence est l’essence simplement avant d’être telle essence ? Dans ce cas, elle sera un corps. Donc le corps sera une essence : le feu sera un corps chaud. Le corps et la chaleur pris ensemble ne seront pas l’essence ; mais la chaleur existera dans le corps comme existe en toi la propriété d’avoir le nez camus[12]. Donc si l’on fait abstraction de la chaleur, de l’éclat, de la légèreté, qui paraissent être des qualités[13], enfin de l’impénétrabilité, il ne restera que l’étendue à trois dimensions, et la matière sera l’essence. Mais cette hypothèse ne parait pas vraisemblable ; c’est plutôt la forme qui est l’essence.

La forme est-elle une qualité ? Non, la forme est une raison[14]. Qu’est-ce qui est constitué par le sujet [la matière] et la raison ? Ce n’est [dans le corps chaud] ni ce qui brûle ni ce qui est visible, c’est la qualité. On dira peut-être que la combustion est un acte émanant de la raison (ἐνέργεια ἐϰ τοῦ λόγου) ; qu’être chaud, être blanc, etc., sont des actes. Dans ce cas, nous ne saurons pas en quoi faire consister la qualité.

Nous ne devons pas appeler qualités les choses que nous nommons le complément de l’essence, parce que ce sont des actes de l’essence, actes qui proviennent des raisons et des puissances essentielles (ἐνέργειαι ἀπὸ τῶν λόγων ϰαὶ τῶν δυνάμεων τῶν οὐσιωδῶν ἰοῦσαι). Il faut réserver le nom de qualités pour les choses qui sont en dehors de l’essence, qui ne paraissent pas tantôt être, tantôt n’être pas des qualités, et qui ajoutent à l’essence quelque chose qui ne lui est pas nécessaire : par exemple, les vertus et les vices, la laideur et la beauté, la santé, la figure. Le triangle, le tétragone, considérés chacun en lui-même, ne sont pas des qualités ; mais recevoir la figure triangulaire est une qualité ; ce n’est donc pas la triangularité, mais la configuration triangulaire qui est une qualité[15]. On peut en dire autant des arts et des professions. Ainsi, la qualité est une disposition soit adventice, soit originelle (διάθεσίς τις, εἴτε ἐπαϰτὴ, εἴτε ἐξ ἀρχῆς συνουσα) dans les essences qui existent déjà. Sans elle, l’essence n’en existerait pas moins. On peut dire que la qualité est muable et immuable : car elle forme deux espèces, selon qu’elle est permanente ou changeante.

III. La blancheur que je vois en toi n’est pas une qualité, mais un acte de la puissance de rendre blanc[16]. Dans le monde intelligible, toutes les choses que nous appelons des qualités sont des actes. Nous leur donnons le nom de qualités parce qu’elles sont des propriétés, qu’elles différencient les essences les unes des autres, qu’elles ont par rapport à elles-mêmes un caractère particulier. En quoi donc la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle de la qualité dans le monde sensible, puisque cette dernière est aussi un acte ? C’est que la dernière ne montre pas la qualité essentielle de chaque être, la différence ni le caractère des substances, mais simplement la chose que nous appelons proprement qualité et qui est un acte dans le monde intelligible. Quand la propriété d’une chose est d’être une essence, cette chose n’est pas une qualité. Mais quand la raison sépare des êtres leurs propriétés, qu’elle ne leur enlève rien, qu’elle se borne à concevoir et à engendrer une chose différente de ces êtres, elle engendre la qualité, qu’elle conçoit comme la partie superficielle de l’essence. Dans ce cas, rien n’empêche que la chaleur du feu, en tant qu’elle lui est naturelle, ne constitue une forme, un acte, et non une qualité du feu ; elle est une qualité quand elle existe dans un sujet où elle ne constitue plus la forme de l’essence, mais seulement un vestige (ἴχνος), une ombre (σϰία), une image (εἰϰὼν) de l’essence, parce qu’elle se trouve séparée de l’essence dont elle est l’acte.

On doit donc regarder comme des qualités toutes les choses qui, au lieu d’être des actes et des formes des essences, n’en sont que des accidents et n’en font connaître que des caractères (μορφαί). On donnera ainsi le nom de qualités aux habitudes (ἔξεις) et aux dispositions (διαθέσεις) qui ne sont pas essentielles aux substances[17]. Les archétypes des qualités (ἀρχέτυπα) sont les actes des essences qui sont les principes de ces qualités. La même chose ne peut tantôt être, tantôt n’être pas qualité. Ce qui peut se séparer de l’essence est qualité ; ce qui reste uni à l’essence est essence[18], forme, acte. En effet, aucune chose ne peut être la même dans son principe [l’essence] et dans le sujet qui diffère de son principe, sujet dans lequel elle cesse d’être une forme et un acte. Ce qui, au lieu d’être la forme d’un être, en est toujours un accident, est purement et simplement une qualité.


  1. Pour les Remarques générales, Voy. la Note sur ce livre à la fin du volume.
  2. Le mouvement et le repos, l’identité et la différence sont les genres de l’être. Voy. Enn. VI, liv. ii.
  3. Les images des choses intelligibles sont les choses sensibles.
  4. Voy. p. 189 de ce volume, note 4.
  5. « La qualité est d’abord la différence qui distingue l’essence : ainsi l’homme est un animal qui a telle qualité parce qu’il est bipède ; le cheval parce qu’il est quadrupède... Qualité se dit encore des attributs des substances en mouvement : telles sont la chaleur et le froid, la blancheur et la noirceur, la pesanteur et la légèreté, et tous les attributs de ce genre que peuvent revêtir tour à tour les corps dans leurs changements alternatifs. Enfin cette expression s’applique à la vertu et au vice, et en général, au mal et au bien. » (Aristote, Métaphysique, V, 14 ; t. I, p. 183 de la trad.)
  6. « Accident se dit de ce qui se trouve dans un être et peut en être affirmé avec vérité, mais qui n’est cependant ni nécessaire, ni ordinaire. Supposons qu’un musicien soit blanc ; comme ce n’est ni nécessaire ni général, c’est ce que nous nommons accident... Le mot accident s’entend encore d’une autre manière ; il se dit de ce qui existe de soi-même dans un objet, sans être un des caractères distinctifs de son essence : telle est cette propriété du triangle que ses trois angles valent deux droits. » (Aristote, Métaphysique, V, 30 ; t. I, p. 207 de la trad.)
  7. Plotin discute dans ce passage, ainsi que dans les deux paragraphes suivants, la doctrine exposée par Aristote sur la qualité dans ses Catégories. En voici le résumé : « La qualité est ce qui fait qu’on dit des êtres qu’ils sont de telle façon (ποιοί). » La première espèce de qualité, c’est l’habitude (ἕξις) et la disposition (διάθεσις). La différence de l’une à l’autre, c’est que l’habitude est beaucoup plus stable que la disposition : la science et la vertu sont des habitudes ; la chaleur, la maladie, sont des dispositions. La puissance et l’impuissance naturelle forment la seconde espèce de la qualité, d’après laquelle on dit que les êtres sont susceptibles de faire ou de souffrir certaines choses avec plus ou moins de facilité : ainsi la mollesse est la puissance qu’ont les choses d’être aisément divisées. La troisième espèce comprend les qualités affectives (παθητιϰαὶ ποιότητες), ainsi nommées parce qu’elles causent une affection au dehors, par exemple, la douceur, la chaleur ; ou qu’elles viennent elles-mêmes d’une affection, d’une impression sensible, par exemple, la blancheur et les autres couleurs. La dernière espèce de la qualité, c’est la figure et la forme extérieure essentielle de chaque chose (σχῆμα τε ϰαὶ ἡ περὶ ἕϰαστον ὑπάρχουσα μορφή) ; ainsi la courbure d’une chose. Voy. M. Barthélemy-Saint-Hilaire, De la Logique d’Aristote, t. I, p. 167-171.
  8. L’expression τὸ τι ἦν εἶναι est une abréviation de la locution τὸ τι employée par Aristote dans la Métaphysique (VII, 4) pour désigner la forme essentielle. Pour rendre en français la formule grecque, on est obligé d’avoir recours au terme scolastique de quiddité. Il a été inventé pour servir d’équivalent à τὸ τι ἦν εἶναι, en exprimant ce qu’une chose est selon le quid, selon l’être, et non pas selon le quale, le quantum, etc. Voy. M. Ravaisson, t. I, p. 149-150.
  9. Platon, Lettre 7, p. 343. Voy. la Note sur ce livre.
  10. Voy. p. 237, note.
  11. « L’essence d’une chose [selon Aristote] se compose de tout ce qui s’en affirme universellement et sans quoi elle ne peut être conçue, c’est-à-dire, de ses attributs nécessaires. » (M. Ravaisson, t. I, p. 520.)
  12. Cet exemple est emprunté à la Métaphysique d’Aristote, VII, 5.
  13. Voy. plus haut, p. 237, note 1.
  14. Ficin, dans son commentaire sur ce paragraphe, fait la remarque suivante sur les divers sens qu’a dans Plotin le mot λόγος, raison : « Vocat substantialem formam sæpe hic et alibi rationem, quia in primis rationi ideali seminariæque respondet, perque ipsam res ipsa tum intelligitur, tum præcipue definitur, et quia proprie ratione cognoscitur. » Nous avons déjà établi plus haut (p. 197, note), que, d’après Plotin, la raison (forme rationnelle), image de l’idée (forme intelligible), est, comme l’idée, mais à un degré inférieur, essence et puissance (ou, pour employer la langue d’Aristote, cause formelle et cause efficiente) ; que la raison réside dans l’âme (qui est une raison et dont les facultés sont des raisons, p. 230), comme l’idée réside dans l’intelligence ; qu’engagée dans la matière, la raison y produit la forme du corps (p. 189, note 4), y est le principe des qualités, et, dans ce rang inférieur, s’appelle raison séminale ou nature. Nous ajouterons ici, comme le fait Ficin, que la raison est connue par la raison discursive, faculté fondamentale de l’âme humaine (p. 44).
  15. Voy. plus haut, p. 237, note 1.
  16. Ici Plotin s’écarte des idées développées par Aristote, Catégories, 6 : τὸ σῶμα λευϰὸν (λέγεται) τῷ λευϰότητα δεδέχθαι. Syrianus (In Aristotelis Metaphysicam, folio 65, éd. lat., Venise, 1558) dit à ce sujet : « Notat namque Plotinus non esse poneadam ideam albedinis in intellectu. Non ergo, cujus est unus in multis conceptus, hujus idea est. »
  17. Voy. plus haut, p. 237, note 1.
  18. M. Kirchhoff retranche le mot οὐσία, essence ; ce retranchement ne nous paraît pas motivé.