Essai sur les mœurs/Chapitre 182

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CHAPITRE CLXXXII.

De l’Angleterre sous Charles II.

Le second protecteur, Richard Cromwell, n’ayant pas les qualités du premier, ne pouvait en avoir la fortune. Son sceptre n’était point soutenu par l’épée ; et, n’ayant ni l’intrépidité ni l’hypocrisie d’Olivier, il ne sut ni se faire craindre de l’armée, ni en imposer aux partis et aux sectes qui divisaient l’Angleterre. Le conseil guerrier d’Olivier Cromwell brava d’abord Richard. Ce nouveau protecteur prétendit s’affermir en convoquant un parlement, dont une chambre, composée d’officiers, représentait les pairs d’Angleterre, et dont l’autre, formée de députés anglais, écossais, et irlandais, représentait les trois royaumes ; mais les chefs de l’armée le forcèrent de dissoudre ce parlement. Ils rétablirent eux-mêmes l’ancien parlement qui avait fait couper la tête à Charles Ier, et qu’ensuite Olivier Cromwell avait dissous avec tant de hauteur. Ce parlement était tout républicain, aussi bien que l’armée. On ne voulait point de roi ; mais on ne voulait pas non plus de protecteur. Ce parlement, qu’on appela le croupion (rump), semblait idolâtre de la liberté ; et, malgré son enthousiasme fanatique, il se flattait de gouverner, haïssant également les noms de roi, de protecteur, d’évêques, et de pairs, ne parlant jamais qu’au nom du peuple. (12 mai 1659) Les officiers demandèrent à la fois au parlement établi par eux que tous les partisans de la maison royale fussent à jamais privés de leurs emplois, et que Richard Cromwell fût privé du protectorat. Ils le traitaient honorablement, demandant pour lui vingt mille livres sterling de rente, et huit mille pour sa mère ; mais le parlement ne donna à Richard Cromwell que deux mille livres une fois payées, et lui ordonna de sortir dans six jours de la maison des rois ; il obéit sans murmure, et vécut en particulier paisible.

On n’entendait point alors parler des pairs ni des évêques. Charles II paraissait abandonné de tout le monde, aussi bien que Richard Cromwell, et on croyait dans toutes les cours de l’Europe que la république anglaise subsisterait. Le célèbre Monk, officier général sous Cromwell, fut celui qui rétablit le trône : il commandait en Écosse l’armée qui avait subjugué le pays. Le parlement de Londres ayant voulu casser quelques officiers de cette armée, ce général se résolut à marcher en Angleterre pour tenter la fortune. Les trois royaumes alors n’étaient qu’une anarchie. Une partie de l’armée de Monk, restée en Écosse, ne pouvait la tenir dans la sujétion. L’autre partie, qui suivait Monk en Angleterre, avait en tête celle de la république. Le parlement redoutait ces deux armées, et voulait en être le maître. Il y avait là de quoi renouveler toutes les horreurs des guerres civiles.

Monk, ne se sentant pas assez puissant pour succéder aux deux protecteurs, forma le dessein de rétablir la famille royale ; et au lieu de répandre du sang, il embrouilla tellement les affaires par ses négociations qu’il augmenta l’anarchie, et mit la nation au point de désirer un roi. À peine y eut-il du sang répandu. Lambert, un des généraux de Cromwell, et des plus ardents républicains, voulut en vain renouveler la guerre ; il fut prévenu avant qu’il eût rassemblé un assez grand nombre des anciennes troupes de Cromwell, et fut battu et pris par celles de Monk. On assembla un nouveau parlement. Les pairs, si longtemps oisifs et oubliés, revinrent enfin dans la chambre haute. Les deux chambres reconnurent Charles II pour roi, et il fut proclamé dans Londres.

(8 mai 1660) Charles II, rappelé ainsi en Angleterre, sans y avoir contribué que de son consentement, et sans qu’on lui eût fait aucune condition, partit de Bréda, où il était retiré. Il fut reçu aux acclamations de toute l’Angleterre ; il ne paraissait pas qu’il y eût eu de guerre civile. Le parlement exhuma le corps d’Olivier Cromwell, d’Ireton son gendre, d’un nommé Bradshaw, président de la chambre qui avait jugé Charles Ier. On les traîna au gibet sur la claie. De tous les juges de Charles Ier, qui vivaient encore, il n’y en eut que dix qu’on exécuta. Aucun d’eux ne témoigna le moindre repentir ; aucun ne reconnut le roi régnant : tous remercièrent Dieu de mourir martyrs pour la plus juste et la plus noble des causes. Non-seulement ils étaient de la faction intraitable des indépendants, mais de la secte des anabaptistes qui attendaient fermement le second avénement de Jésus-Christ, et la cinquième monarchie[1].

Il n’y avait plus que neuf évêques en Angleterre, le roi en compléta bientôt le nombre. L’ordre ancien fut rétabli : on vit les plaisirs et la magnificence d’une cour succéder à la triste férocité qui avait régné si longtemps. Charles II introduisit la galanterie et ses fêtes dans le palais de Whitehall, souillé du sang de son père. Les indépendants ne parurent plus ; les puritains furent contenus. L’esprit de la nation parut d’abord si changé que la guerre civile précédente fut tournée en ridicule. Ces sectes sombres et sévères, qui avaient mis tant d’enthousiasme dans les esprits, furent l’objet de la raillerie des courtisans et de toute la jeunesse.

Le théisme, dont le roi faisait une profession assez ouverte, fut la religion dominante au milieu de tant de religions. Ce théisme a fait depuis des progrès prodigieux dans le reste du monde. Le comte de Shaftesbury, le petit-fils du ministre, l’un des plus grands soutiens de cette religion, dit formellement, dans ses Caractéristiques, qu’on ne saurait trop respecter ce grand nom de théiste. Une foule d’illustres écrivains en ont fait profession ouverte. La plupart des sociniens se sont enfin rangés à ce parti. On reproche à cette secte si étendue de n’écouter que la raison, et d’avoir secoué le joug de la foi : il n’est pas possible à un chrétien d’excuser leur indocilité ; mais la fidélité de ce grand tableau que nous traçons de la vie humaine ne permet pas qu’en condamnant leur erreur on ne rende justice à leur conduite. Il faut avouer que, de toutes les sectes, c’est la seule qui n’ait point troublé la société par des disputes ; la seule qui, en se trompant, ait toujours été sans fanatisme : il est impossible même qu’elle ne soit pas paisible. Ceux qui la professent sont unis avec tous les hommes dans le principe commun à tous les siècles et à tous les pays, dans l’adoration d’un seul Dieu ; ils diffèrent des autres hommes en ce qu’ils n’ont ni dogmes ni temples, ne croyant qu’un Dieu juste, tolérant tout le reste, et découvrant rarement leur sentiment. Ils disent que cette religion pure est aussi ancienne que le monde ; qu’elle était celle du peuple hébreu avant que Moïse lui donnât un culte particulier. Ils se fondent sur ce que les lettrés de la Chine l’ont toujours professée ; mais ces lettrés de la Chine ont un culte public, et les théistes d’Europe n’ont qu’un culte secret, chacun adorant Dieu en particulier, et ne faisant aucun scrupule d’assister aux cérémonies publiques : du moins il n’y a eu jusqu’ici qu’un très-petit nombre de ceux qu’on nomme unitaires qui se soient assemblés ; mais ceux-là se disent chrétiens primitifs plutôt que théistes.

La Société royale de Londres, déjà formée, mais qui ne s’établit par des lettres-patentes qu’en 1660, commença à adoucir les mœurs en éclairant les esprits. Les belles-lettres renaquirent et se perfectionnèrent de jour en jour. On n’avait guère connu, du temps de Cromwell, d’autre science et d’autre littérature que celle d’appliquer des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament aux dissensions publiques et aux révolutions les plus atroces. On s’appliqua alors à connaître la nature, et à suivre la route que le chancelier Bacon avait montrée. La science des mathématiques fut portée bientôt à un point que les Archimède n’auraient pu même deviner. Un grand homme[2] a connu enfin les lois primitives, jusqu’alors cachées, de la constitution générale de l’univers ; et, tandis que toutes les autres nations se repaissaient de fables, les Anglais trouvèrent les plus sublimes vérités. Tout ce que les recherches de plusieurs siècles avaient appris en physique n’approchait pas de la seule découverte de la nature de la lumière. Les progrès furent rapides et immenses en vingt ans : c’est là un mérite, une gloire, qui ne passeront jamais. Le fruit du génie et de l’étude reste, et les effets de l’ambition, du fanatisme, et des passions, s’anéantissent avec les temps qui les ont produits. L’esprit de la nation acquit sous le règne de Charles II une réputation immortelle, quoique le gouvernement n’en eût point.

L’esprit français qui régnait à la cour la rendit aimable et brillante ; mais en l’assujettissant à des mœurs nouvelles, elle l’asservit aux intérêts de Louis XIV, et le gouvernement anglais, vendu longtemps à celui de France, fit quelquefois regretter le temps où l’usurpateur Cromwell rendait sa nation respectable.

Le parlement d’Angleterre et celui d’Écosse, rétablis, s’empressèrent d’accorder au roi, dans chacun de ces deux royaumes, tout ce qu’ils pouvaient lui donner, comme une espèce de réparation du meurtre de son père. Le parlement d’Angleterre surtout, qui seul pouvait le rendre puissant, lui assigna un revenu de douze cent mille livres sterling, pour lui et pour toutes les parties de l’administration, indépendamment des fonds destinés pour la flotte ; jamais Élisabeth n’en avait eu tant. Cependant Charles II, prodigue, fut toujours indigent. La nation ne lui pardonna pas de vendre pour moins de deux cent quarante mille livres sterling Dunkerque, acquise par les négociations et les armes de Cromwell.

La guerre qu’il eut d’abord contre les Hollandais fut très-onéreuse, puisqu’elle coûta sept millions et demi de livres sterling au peuple ; et elle fut honteuse, puisque l’amiral Ruyter entra jusque dans le port de Chatham, et y brûla les vaisseaux anglais.

Des accidents funestes se mêlèrent à ces désastres : (1665) une peste ravagea Londres au commencement de ce règne, (1666) et la ville presque entière fut détruite par un incendie. Ce malheur, arrivé après la contagion, et au fort d’une guerre malheureuse contre la Hollande, paraissait irréparable ; cependant, à l’étonnement de l’Europe, Londres fut rebâtie en trois années, beaucoup plus belle, plus régulière, plus commode, qu’elle n’était auparavant. Un seul impôt sur le charbon et l’ardeur des citoyens suffirent à ce travail immense. Ce fut un grand exemple de ce que peuvent les hommes, et qui rend croyable ce qu’on rapporte des anciennes villes de l’Asie et de l’Égypte, construites avec tant de célérité.

Ni ces accidents, ni ces travaux, ni la guerre de 1672 contre la Hollande, ni les cabales dont la cour et le parlement furent remplis, ne dérobèrent rien aux plaisirs et à la gaieté que Charles II avait amenés en Angleterre, comme les productions du climat de la France, où il avait demeuré plusieurs années. Une maîtresse française, l’esprit français, et surtout l’argent de la France, dominaient à la cour.

Malgré tant de changements dans les esprits, ni l’amour de la liberté et de la faction ne changea dans le peuple, ni la passion du pouvoir absolu dans le roi et dans le duc d’York son frère. On vit enfin, au milieu des plaisirs, la confusion, la division, la haine des partis et des sectes, désoler encore les trois royaumes. Il n’y eut plus, à la vérité, de grandes guerres civiles comme du temps de Cromwell, mais une suite de complots, de conspirations, de meurtres juridiques ordonnés en vertu des lois interprétées par la haine, et enfin plusieurs assassinats, auxquels la nation n’était point encore accoutumée, funestèrent[3] quelque temps le règne de Charles II. Il semblait, par son caractère doux et aimable, formé pour rendre sa nation heureuse, comme il faisait les délices de ceux qui rapprochaient. Cependant le sang coulait sur les échafauds sous ce bon prince comme sous les autres. La religion seule fut la cause de tant de désastres, quoique Charles fût très-philosophe.

Il n’avait point d’enfant ; et son frère, héritier présomptif de la couronne, avait embrassé ce qu’on appelle en Angleterre la secte papiste, objet de l’exécration de presque tout le parlement et de la nation. Dès qu’on sut cette défection, la crainte d’avoir un jour un papiste pour roi aliéna presque tous les esprits. Quelques malheureux de la lie du peuple, apostés par la faction opposée à la cour, dénoncèrent une conspiration bien plus étrange encore que celle des poudres. Ils affirmèrent par serment que les papistes devaient tuer le roi, et donner la couronne à son frère ; que le pape Clément X, dans une congrégation qu’on appelle de la propagande, avait déclaré, en 1675, que le royaume d’Angleterre appartenait aux papes par un droit imprescriptible ; qu’il en donnait la lieutenance au jésuite Oliva, général de l’ordre ; que ce jésuite remettait son autorité au duc d’York, vassal du pape ; qu’on devait lever une armée en Angleterre pour détrôner Charles II ; que le jésuite La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait envoyé dix mille louis d’or à Londres pour commencer les opérations ; que le jésuite Conyers avait acheté un poignard une livre sterling pour assassiner le roi, et qu’on en avait offert dix mille à un médecin pour l’empoisonner. Ils produisaient les noms et les commissions de tous les officiers que le général des jésuites avait nommés pour commander l’armée papiste.

Jamais accusation ne fut plus absurde. Le fameux Irlandais qui voyait à cinquante pieds sous terre ; la femme qui accoucha tous les huit jours d’un lapin dans Londres ; celui qui promit à la ville assemblée d’entrer dans une bouteille de deux pintes ; et, parmi nous, l’affaire de notre bulle Unigenitus, nos convulsions, et nos accusations contre les philosophes, n’ont pas été plus ridicules. Mais quand les esprits sont échauffés, plus une opinion est impertinente, plus elle a de crédit.

Toute la nation fut alarmée. La cour ne put empêcher le parlement de procéder avec la sévérité la plus prompte. Il se mêla une vérité à tous ces mensonges incroyables, et dès lors tous ces mensonges parurent vrais. Les délateurs prétendaient que le général des jésuites avait nommé pour son secrétaire d’État en Angleterre un nommé Coleman, attaché au duc d’York : on saisit les papiers de ce Coleman, on trouva des lettres de lui au P. La Chaise, conçues en ces termes :

« Nous poursuivons une grande entreprise ; il s’agit de convertir trois royaumes, et peut-être de détruire à jamais l’hérésie ; nous avons un prince zélé, etc... Il faut envoyer beaucoup d’argent au roi : l’argent est la logique qui persuade tout à notre cour. »

Il est évident, par ces lettres, que le parti catholique voulait avoir le dessus ; qu’il attendait beaucoup du duc d’York ; que le roi lui-même favoriserait les catholiques, pourvu qu’on lui donnât de l’argent ; qu’enfin les jésuites faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour servir le pape en Angleterre. Tout le reste était manifestement faux ; les contradictions des délateurs étaient si grossières qu’en tout autre temps on n’aurait pu s’empêcher d’en rire.

Mais les lettres de Coleman, et l’assassinat d’un de ses juges, firent tout croire des papistes. Plusieurs accusés périrent sur l’échafaud : cinq jésuites furent pendus et écartelés. Si on s’était contenté de les juger comme perturbateurs du repos public, entretenant des correspondances illicites, et voulant abolir la religion établie par la loi, leur condamnation eût été dans toutes les règles ; mais il ne fallait pas les pendre en qualité de capitaines et d’aumôniers de l’armée papale qui devait subjuguer trois royaumes. Le zèle contre le papisme fut porté si loin que la chambre des communes vota presque unanimement l’exclusion du duc d’York, et le déclara incapable d’être jamais roi d’Angleterre. Ce prince ne confirma que trop, quelques années après, la sentence de la chambre des communes.

L’Angleterre, ainsi que tout le Nord, la moitié de l’Allemagne, les sept Provinces-Unies, et les trois quarts de la Suisse, s’étaient contentés jusque-là de regarder la religion catholique romaine comme une idolâtrie ; mais cette flétrissure n’avait encore passé nulle part en loi de l’État. Le parlement d’Angleterre ajouta à l’ancien serment du test l’obligation d’abhorrer le papisme comme une idolâtrie.

Quelles révolutions dans l’esprit humain ! Les premiers chrétiens accusèrent le sénat de Rome d’adorer des statues qu’il n’adorait certainement pas. Le christianisme subsista trois cents ans sans images ; douze empereurs chrétiens traitèrent d’idolâtres ceux qui priaient devant des figures de saints. Ce culte fut reçu ensuite dans l’Occident et dans l’Orient, abhorré après dans la moitié de l’Europe. Enfin Rome chrétienne, qui fonde sa gloire sur la destruction de l’idolâtrie, est mise au rang des païens par les lois d’une nation puissante, respectée aujourd’hui dans l’Europe.

L’enthousiasme de la nation ne se borna pas à des démonstrations de haine et d’horreur contre le papisme : les accusations, les supplices, continuèrent.

Ce qu’il y eut de plus déplorable, ce fut la mort du lord Stafford, vieillard zélé pour l’État, attaché au roi, mais retiré des affaires, et achevant sa carrière honorable dans l’exercice paisible de toutes les vertus. Il passait pour papiste, et ne l’était pas. Les délateurs l’accusèrent d’avoir voulu engager l’un d’eux à tuer le roi. L’accusateur ne lui avait jamais parlé, et cependant il fut cru ; l’innocence du lord Stafford parut en vain dans tout son jour ; il fut condamné, et le roi n’osa lui donner sa grâce : faiblesse infâme, dont son père avait été coupable[4], et qui perdit son père. Cet exemple prouve que la tyrannie d’un corps est toujours plus impitoyable que celle d’un roi : il y a mille moyens d’apaiser un prince ; il n’y en a point d’adoucir la férocité d’un corps entraîné par les préjugés. Chaque membre, enivré de cette fureur commune, la reçoit et la redouble dans les autres membres, et se porte à l’inhumanité sans crainte, parce que personne ne répond pour le corps entier.

Pendant que les papistes et les anglicans donnaient à Londres cette sanglante scène, les presbytériens d’Écosse en donnèrent une non moins absurde et plus abominable. Ils assassinèrent l’archevêque de Saint-André, primat d’Écosse : car il y avait encore des évêques dans ce pays, et l’archevêque de Saint-André avait conservé ses prérogatives. Les presbytériens assemblèrent le peuple après cette belle action, et la comparèrent hautement dans leurs sermons à celles de Jahel, d’Aod, et de Judith, auxquelles elle ressemblait en effet. Ils menèrent leurs auditeurs, au sortir du sermon, tambour battant, à Glascow, dont ils s’emparèrent. Ils jurèrent de ne plus obéir au roi comme chef suprême de l’Église anglicane, de ne reconnaître jamais son frère pour roi, de n’obéir qu’au Seigneur, et d’immoler au Seigneur tous les prélats qui s’opposeraient aux saints.

(1679) Le roi fut obligé d’envoyer contre les saints le duc de Monmouth, son fils naturel, avec une petite armée. Les presbytériens marchèrent contre lui au nombre de huit mille hommes, commandés par des ministres du saint Évangile. Cette armée s’appelait l’armée du Seigneur. Il y avait un vieux ministre qui monta sur un petit tertre, et qui se fit soutenir les mains comme Moïse, pour obtenir une victoire sûre, l’armée du Seigneur fut mise en déroute dès les premiers coups de canon. On fit douze cents prisonniers. Le duc de Monmouth les traita avec humanité ; il ne fit pendre que deux prêtres, et donna la liberté à tous les prisonniers qui voulurent jurer de ne plus troubler la patrie au nom de Dieu : neuf cents firent le serment ; trois cents jurèrent qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qu’ils aimaient mieux mourir que de ne pas tuer les anglicans et les papistes. On les transporta en Amérique, et leur vaisseau ayant fait naufrage, ils reçurent au fond de la mer la couronne du martyre.

Cet esprit de vertige dura encore quelque temps en Angleterre, en Écosse, en Irlande ; mais enfin le roi apaisa tout, moins par sa prudence peut-être que par son caractère aimable dont la douceur et les grâces prévalurent, et changèrent insensiblement la férocité atrabilaire de tant de factieux en des mœurs plus sociables.

Charles II paraît être le premier roi d’Angleterre qui ait acheté par des pensions secrètes les suffrages des membres du parlement ; du moins, dans un pays où il n’y a presque rien de secret, cette méthode n’avait jamais été publique ; on n’avait point de preuve que les rois ses prédécesseurs eussent pris ce parti, qui abrège les difficultés, et qui prévient les contradictions.

Le second parlement, convoqué en 1679, procéda contre dix-huit membres des communes du parlement précédent, qui avait duré dix-huit années. On leur reprocha d’avoir reçu des pensions ; mais comme il n’y avait point de loi qui défendit de recevoir des gratifications de son souverain, on ne put les poursuivre.

Cependant Charles II, voyant que la chambre des communes, qui avait détrôné et fait mourir son père, voulait déshériter son frère de son vivant, et craignant pour lui-même les suites d’une telle entreprise, cassa le parlement, et régna sans en assembler désormais.

(1681) Tout fut tranquille dès le moment que l’autorité royale et parlementaire ne se choquèrent plus. Le roi fut réduit enfin à vivre avec économie de son revenu, et d’une pension de cent mille livres sterling que lui faisait Louis XIV. Il entretenait seulement quatre mille hommes de troupes, et on lui reprochait cette garde comme s’il eût eu sur pied une puissante armée. Les rois n’avaient communément, avant lui, que cent hommes pour leur garde ordinaire.

On ne connut alors en Angleterre que deux partis politiques : celui des torys, qui embrassaient une soumission entière aux rois, et celui des whigs, qui soutenaient les droits des peuples, et qui limitaient ceux du pouvoir souverain. Ce dernier parti l’a presque toujours emporté sur l’autre.

Mais ce qui a fait la puissance de l’Angleterre, c’est que tous les partis ont également concouru, depuis le temps d’Élisabeth, à favoriser le commerce. Le même parlement qui fit couper la tête à son roi, fut occupé d’établissements maritimes comme si on eût été dans les temps les plus paisibles. Le sang de Charles Ier était encore fumant, quand ce parlement, quoique presque tout composé de fanatiques, fit en 1650 le fameux acte de la navigation, qu’on attribue au seul Cromwell, et auquel il n’eut d’autre part que celle d’en être fâché, parce que cet acte, très-préjudiciable aux Hollandais, fut une des causes de la guerre entre l’Angleterre et les sept Provinces, et que cette guerre, en portant toutes les grandes dépenses du côté de la marine, tendait à diminuer l’armée de terre, dont Cromwell était général. Cet acte de la navigation a toujours subsisté dans toute sa force. L’avantage de cet acte consiste à ne permettre qu’aucun vaisseau étranger puisse apporter en Angleterre des marchandises qui ne sont pas du pays auquel appartient le vaisseau[5].

Il y eut dès le temps de la reine Élisabeth une compagnie des Indes, antérieure même à celle de Hollande, et on en forma encore une nouvelle du temps du roi Guillaume. Depuis 1597 jusqu’en 1612, les Anglais furent seuls en possession de la pêche de la baleine ; mais leurs plus grandes richesses vinrent toujours de leurs troupeaux. D’abord ils ne surent que vendre les laines ; mais depuis Élisabeth ils manufacturèrent les plus beaux draps de l’Europe. L’agriculture, longtemps négligée, leur a tenu lieu enfin des mines du Potose. La culture des terres a été surtout encouragée, lorsqu’on a commencé, en 1689, à donner des récompenses à l’exportation des grains. Le gouvernement a toujours accordé depuis ce temps-là cinq schellings pour chaque mesure de froment portée à l’étranger, lorsque cette mesure, qui contient vingt-quatre boisseaux de Paris, ne vaut à Londres que deux livres huit sous sterling. La vente de tous les autres grains a été encouragée à proportion ; et dans les derniers temps il a été prouvé dans le parlement que l’exportation des grains avait valu en quatre années cent soixante-dix millions trois cent trente mille livres de France.

L’Angleterre n’avait pas encore toutes ces grandes ressources du temps de Charles II : elle était encore tributaire de l’industrie de la France, qui tirait d’elle plus de huit millions chaque année par la balance du commerce. Les manufactures de toiles, de glaces, de cuivre, d’airain, d’acier, de papier, de chapeaux même, manquaient aux Anglais : c’est la révocation de l’édit de Nantes qui leur a donné presque toute cette nouvelle industrie.

On peut juger par ce seul trait si les flatteurs de Louis XIV ont eu raison de le louer d’avoir privé la France de citoyens utiles. Aussi, en 1687, la nation anglaise, sentant de quel avantage lui seraient les ouvriers français réfugiés chez elle, leur a donné quinze cent mille francs d’aumônes, et a nourri treize mille de ces nouveaux citoyens dans la ville de Londres, aux dépens du public, pendant une année entière.

Cette application au commerce, dans une nation guerrière, l’a mise enfin en état de soudoyer une partie de l’Europe contre la France. Elle a de nos jours multiplié son crédit, sans augmenter ses fonds, au point que les dettes de l’État aux particuliers ont monté à cent de nos millions de rente. C’est précisément la situation où s’est trouvé le royaume de France, dans lequel l’État, sous le nom du roi, doit à peu près la même somme par année aux rentiers et à ceux qui ont acheté des charges. Cette manœuvre, inconnue à tant d’autres nations, et surtout à celles de l’Asie, a été le triste fruit de nos guerres, et le dernier effort de l’industrie politique, industrie non moins dangereuse que la guerre même. Ces dettes de la France et de l’Angleterre sont depuis augmentées prodigieusement.

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  1. Charles II eût montré une meilleure politique en ne permettant aucune recherche contre ces misérables, et en ne leur laissant pas l’honneur de mourir avec un courage qui diminuait l’horreur de leur crime. Il eût été plus noble de vaincre Cromwell, que de faire traîner son cadavre sur la claie. On a prétendu que Charles II avait même payé des assassins pour faire périr quelques-uns des meurtriers qui s’étaient retirés dans les pays étrangers. Cette conduite augmenta la haine du parti qui avait détrôné son père, parti dont les restes troublèrent son règne, et contribuèrent à l’expulsion de sa famille. ( K.)
  2. Newton.
  3. Les éditions de 1761, 1769, 1775, portent noircirent : les éditions de Kehl sont les premières où l’on lise funestèrent ; c’est sans doute une des corrections manuscrites de l’auteur, qui avait déjà employé le verbe funester en 1770 dans les Questions sur l’Encyclopédie, au mot Ana (Bévue sur le maréchal d’Ancre), et qui en 1768, s’était servi du verbe enfunester. Voyez le chapitre xxxvi du Pyrrhonisme de l’Histoire. (Mélanges, année 1768.) (B.)
  4. Envers le comte de Strafford en 1641 ; voyez la fin du chapitre clxxix.
  5. On voulut par cet acte punir les Hollandais des gains qu’ils faisaient en fournissant à l’Angleterre les marchandises étrangères. L’économie qu’ils savaient mettre dans les frais de transport leur permettait de les donner à un prix plus bas que les négociants nationaux ou les commerçants du pays même dont les denrées étaient tirées : ainsi cet acte n’eut d’autre effet que de faire payer aux Anglais les marchandises étrangères un peu plus cher, et d’augmenter le prix des transports par mer. La jalousie des marchands anglais fit porter cette loi, que l’on a regardée depuis comme le fruit d’une profonde politique. M. de Voltaire, qui n’avait point fait son étude principale des principes du commerce, se conforme ici à l’opinion commune ; mais, en partageant cette opinion, il n’en assigne pas moins, dans l’article suivant, les véritables causes de la richesse de l’Angleterre.

    Quant à la prime proposée pour encourager l’exportation des grains, elle a deux inconvénients : l’un, d’être un impôt levé sur la nation ; l’autre, d’élever un peu le prix moyen du blé pour l’Angleterre, comparé aux autres nations ; mais ces deux inconvénients sont peu sensibles. Cette loi n’a d’ailleurs aucun avantage qu’une liberté absolue n’eût procuré plus sûrement et plus complètement encore. Il est possible cependant que la faiblesse du gouvernement anglais contre toute insurrection populaire rende les emmagasinements peu sûrs. Alors la loi pourrait être un véritable encouragement pour la culture ; mais elle serait alors un remède qu’on oppose à un vice regardé comme incurable ; et, quelque bon que puisse être ce remède, il vaudrait mieux n’en avoir pas besoin. (K.)