Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 25

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 25
Texte 1595
Texte 1907
De l’institution des enfans.


CHAPITRE XXV.

De l’Institution des enfans,
à Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.


Ie ne vis iamais père, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui laissast de l’aduoüer : non pourtant, s’il n’est du tout enyuré de cet’affection, qu’il ne s’apperçoiue de sa défaillance : mais tant y a qu’il est sien. Aussi moy, ie voy mieux que tout autre, que ce ne sont icy que resueries d’homme, qui n’a gousté des sciences que la crouste première en son enfance, et n’en a retenu qu’vn gênerai et informe visage : vn peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise. Car en somme, ie sçay qu’il y a vne Médecine, vne Iurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoy elles visent. Et à l’aduenture encore sçay-ie la prétention des sciences en gênerai, au seruice de nostre vie : mais d’y enfoncer plus auant, de m’estre rongé les ongles à l’estude d’Aristote monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtre après quelque science, ie ne l’ay iamais l’aict : ny n’est art dequoy ie peusse peindre seulement les premiers linéaments. Et n’est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus sçauant que moy : qui n’ay seulement pas dequoy l’examiner sur sa première leçon. Et si l’on m’y force, ie suis contraint assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos vniuersel, sur quoy l’examine son iugement naturel : leçon, qui leur est autant incognue, comme à moy la leur.Ie n’ay dressé commerce auec aucun liure solide, sinon Plutarche et Seneque, où ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. I’en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien. L’histoire, c’est mon gibier en matière de liures, ou la poésie, que i’ayme d’vne particulière inclination : car, comme disoit Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans l’étroit canal d’vne trompette sort plus aiguë et plus forte : ainsi me semble il que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’eslance bien plus brusquement, et me fiert d’vne plus viue secousse.Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c’est icy l’essay, ie les sens flechir sous la charge : mes conceptions et mon iugement ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant : et quand ie suis allé le plus auant que ie puis, si ne me suis-ie aucunement satisfaict. Ie voy encore du pais au delà : mais d’vne veüe trouble, et en nuage, que ie ne puis demesler. Et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à nia fantasie, et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’aduient, comme il faict souuent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux, que i’ay entrepris de traiter, comme ie vien de faire chez Plutarque tout présentement, son discours de la force de l’imagination : à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si chetif, si poisant et si endormy, ie me fay pitié, ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-ie de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souuent aux leurs, et que ie vays au moins de loing après, disant que voire. Aussi que i’ay cela, que chacun n’a pas, de cognoistre l’extrême différence d’entre-eux et moy : et laisse ce neant-moins courir mes inuentions ainsi foibles et basses, comme ie les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux que cette comparaison m’y a descouuert.Il faut auoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front auec ces gens là. Les escriuains indiscrets de nostre siècle, qui parmy leurs ouurages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs, pour se faire honneur, font le contraire.. Car cett’ infinie dissemblance de lustres rend vn visage si pasle, si terni, et si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gaignent.C’estoient deux contraires fantasies. Le Philosophe Chrysippus mesloit à ses liures, non les passages seulement, mais des ouurages entiers d’autres autheurs : et en vn la Medee d’Eurypides : et disoit Apollodorus, que, qui en retrancheroit ce qu’il y auoit d’estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’auoit pas mis vue seule allégation.Il m’aduint l’autre iour de tomber sur vn tel passage : l’auois trainé languissant après des parolles Françoises, si exangues, si descharnees, et si vuides de matière et de sens, que ce n’estoient voirement que parolles Françoises : au bout d’vn long et ennuyeux chemin, ie vins à rencontrer vne pièce haute, riche et esleuce iusques aux nües : si i’eussetrouué la pente douce, et la montée vn peu alongee, cela eust esté excusable : c’estoit vu précipice si droit et si coupé que des six premières parolles ie cogneuz que ie m’enuolois en l’autre monde : de là ie descouuris la fondrière d’où ie venois, si basse et si profonde, que ie n’eus oncques puis le cœur de m’y raualer. Si i’estoffois l’vn de mes discours de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres. Reprendre en autruy mes propres fautes, ne me semble non plus incompatible, que de reprendre, comme ie fay souuent, celles d’autruy en moy. Il les faut accuser par tout, et leur oster tout lieu de franchise. Si sçay ie, combien audacieusement i’entreprens moy-mesmes à tous coups, de m’egaler à mes larrecins, d’aller pair à pair quand et eux : non sans vne temeraire espérance, que ie puisse tromper les yeux des iuges à les discerner. Mais c’est autant par le bénéfice de mon application, que par le bénéfice de mon inuention et de ma force. Et puis, ie ne luitte point en gros ces vieux champions là, et corps à corps : c’est par reprinses, menues et légères attaintes. Ie ne m’y aheurte pas : ie ne fay que les taster : et ne vay point tant, comme ie marchande d’aller. Si ie leur pouuoy tenir pâlot, ie serois honneste homme : car ie ne les entreprens, que par où ils sont les plus roides. De faire ce que i’ay découuert d’aucuns, se couurir des armes d’autruy, iusques à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts : conduire son dessein (comme il est aysé aux sçauans en vne matière commune) sous les inuentions anciennes, rappiecees par cy par là : à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c’est premièrement iniustice et lascheté, que n’ayans rien en leur vaillant, par où se produire, ils cherchent à se présenter par vne valeur purement estrangere : et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s’acquérir l’ignorante approbation du vulgaire, se descrier enuers les gents d’entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntée : desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n’est rien que ie vueille moins faire. Ie ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons et i’en ay veu de tres-ingenieux en mon temps entre-autres vn, sous le nom de Capilupus : outre les anciens. Ce sont des esprits, qui se font veoir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques.Quoy qu’il en soit, veux-ie dire, et quelles que soient ces inepties, ie n’ay pas deliberé de les cacher, non plus qu’vn mien pourtraict chauue et grisonnant, où le peintre auroit mis non vn visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions : ie les donne, pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Ie ne vise icy qu’à decouurir moy-mesmes, qui seray par aduenture autre demain, si nouuel apprentissage me change. Ie n’ay point l’authorité d’estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy.

CHAPITRE XXV.

De l’éducation des enfants.
À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.

Montaigne déclare n’avoir que des données assez vagues sur les sciences ; néanmoins, tout en traitant des sujets sur lesquels il n’a que des connaissances superficielles, il se gardera d’imiter ces trop nombreux écrivains qui empruntent dans une large mesure aux auteurs anciens, croyant en imposer ainsi à leurs lecteurs. — Je n’ai jamais vu un père, pour si bossu ou teigneux que soit son fils, qui se laissât aller à en convenir ; non que, sauf le cas où son affection l’aveugle complètement, il ne s’en aperçoive pas, mais parce que son fils provient de lui. Je suis de même ; je vois mieux que tout autre que les idées que j’émets dans mon ouvrage, ne sont que les rêveries d’un homme qui, dans son enfance, n’a goûté qu’à la première enveloppe des sciences, et n’en a retenu qu’une conception générale et non encore formée, un peu de chaque chose, ou même rien du tout, comme cela se passe en France. En somme, je sais que la médecine, la jurisprudence existent, que les mathématiques se divisent en quatre branches, et sais assez superficiellement ce dont elles traitent. Par hasard, je sais encore que, d’une façon générale, les sciences prétendent améliorer les conditions de notre existence ; mais je n’ai jamais été plus avant et ne me suis jamais mis martel en tête pour approfondir Aristote, ce roi de la doctrine moderne ; je n’ai pâli sur l’étude d’aucune science, et n’ai aucune idée qui me permette d’en exposer seulement les notions les plus élémentaires. Il n’est pas un enfant des classes moyennes qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis seulement pas à même de le questionner, serait-ce sur la première leçon[1] du moins de cette nature. S’il est absolument nécessaire que je l’interroge, je suis dans l’obligation, assez honteuse pour moi, de m’en tenir à quelques questions d’ordre général, qui me permettent d’apprécier son bon sens naturel ; et ce que je lui demande, il l’ignore au même degré que ce qu’il sait m’est étranger à moi-même.

Aucun ouvrage sérieux ne m’est familier, sauf Plutarque et Sénèque, où, à l’instar des Danaïdes, je puise sans cesse, déversant immédiatement ce que j’en retire ; mon ouvrage en retient quelques bribes, et moi si peu que rien. En fait de livres, l’histoire a[2] davantage mes préférences ; j’ai aussi un goût particulier pour la poésie. Cléanthe disait que la voix, resserrée dans l’étroit tuyau d’une trompette, en sort plus aiguë et avec plus de portée ; il semble que de même la pensée, soumise dans son expression aux exigences de la poésie, en sorte plus nette et frappe plus vivement.

Mes facultés naturelles qu’en écrivant je mets ici à l’épreuve, me semblent fléchir sous la charge que je leur impose ; aussi ne vais-je qu’à tâtons dans les idées que je conçois et les jugements que je porte. Ma marche est chancelante ; à chaque instant je me heurte ou fais un faux pas ; et quand de la sorte je suis parvenu aussi loin que je le puis, je n’en suis pas plus satisfait, parce qu’au delà m’apparaissent encore, à travers la brume, des horizons que le trouble de ma vue ne me permet pas de démêler. — En entreprenant de parler indifféremment de tout ce dont il me prend fantaisie, en n’y employant que les moyens qui me sont propres et tels que je les reçus de la nature, si ma bonne fortune veut, comme cela arrive souvent, que je rencontre déjà traités par de bons auteurs ces mêmes sujets que j’entreprends de traiter moi aussi, je me trouve, ainsi que cela s’est produit tout récemment, en lisant dans Plutarque un passage de son ouvrage relatif à la puissance de l’imagination, si faible et si chétif, si lourd et si endormi vis-à-vis de ces maîtres, que je me fais pitié à moi-même et me prends à dédain. Pourtant, je suis assez heureux pour constater que souvent ma manière de voir a le mérite de se rencontrer avec la leur, et que, bien que demeurant fort en arrière, je marche cependant sur leurs traces. Je me concède aussi cet avantage que tout le monde n’a pas, de connaître l’extrême différence qu’il y a entre eux et moi ; et nonobstant, je laisse subsister les productions de mon imagination, telles qu’elles sont sorties de ma tête, si faibles, si inférieures soient-elles, sans en masquer ni en corriger les défauts que ce rapprochement avec les mêmes sujets, traités par ces auteurs, a pu me révéler.

Il faut être bien sur de soi, pour marcher de pair avec ces gens-là. Les écrivains de nos jours qui, sans scrupule, insèrent dans leurs ouvrages sans valeur, des passages entiers de ces auteurs anciens pour se faire honneur, arrivent à un résultat tout opposé ; l’éclat de leurs emprunts établit une telle différence avec ce qui leur est propre qui en devient si pâle, si terne et si laid, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. Chez les anciens, ces deux manières de faire, si opposées l’une à l’autre, tout tirer de son propre fond ou exploiter celui d’autrui, se pratiquaient déjà : Chrysippe le philosophe intercalait dans ses livres non seulement des fragments, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs ; dans l’un entre autres, se trouve reproduite in extenso la Médée d’Euripide ; si bien qu’Apollodore disait de lui que si on retranchait de ses œuvres ce qui ne lui appartenait pas, il ne resterait que du papier blanc. Épicure, au contraire, dans les trois cents volumes qu’il a laissés, n’a pas inséré une seule citation.

L’autre jour, je suis tombé sur un passage d’un de nos écrivains, ainsi emprunté à l’un des meilleurs auteurs de l’antiquité ; j’avais eu de la peine à aller jusqu’au bout d’une prose écrite en un style si dépourvu de vigueur, si sec, si vide d’esprit et de sens qu’il témoignait sans conteste de sa facture française, lorsque après cette lecture longue et ennuyeuse j’arrivai à un passage tout autre, de style élevé, atteignant aux nues par la profondeur du sujet et la richesse d’expressions. Si je fusse passé de l’un à l’autre graduellement et à un certain intervalle de temps, la transition eût pu demeurer inaperçue ; mais elle était si brusque, semblable à une falaise abrupte se dressant à pic, que, dès les premiers mots, je fus comme ravi dans l’autre monde ; et que de là, mesurant la profondeur de la fondrière si fangeuse d’où je sortais, je n’eus plus le courage de redescendre m’y ravaler. Si je rehaussais pareillement ce que j’écris des dépouilles d’autrui, leur richesse ferait par trop ressortir la pauvreté de ce qui n’est que de moi ; toutefois relever chez les autres les fautes que je commets moi-même, ne me semble pas plus inconséquent que de signaler, comme je le fais souvent, les erreurs commises par autrui qui se retrouvent en moi ; tout ce qui prête à la critique, n’importe où cela soit, doit être dénoncé et ne trouver asile nulle part. — Bien que je me rende compte combien il est audacieux de mettre constamment ce qui provient de mon cru en parallèle avec ce que je dérobe aux autres, et prétendre que l’un et l’autre s’équivalent, avec la téméraire espérance que je pourrais tromper des juges aptes à faire la distinction, j’en agis cependant ainsi, autant pour le profit que je retire de semblables confrontations, que par ce qui peut en résulter d’avantageux pour les idées que je prône et la force que cela me donne pour arriver à les mettre en relief. Et puis, je ne cherche pas à l’emporter de haute lutte avec d’aussi sérieux champions ; je ne m’attaque pas à eux corps à corps, je m’y prends à diverses reprises, m’engageant chaque fois à peine ; je ne les heurte pas, je ne fais que les effleurer et ne vais jamais aussi loin que je me l’étais proposé. Si je pouvais marcher de pair avec eux, je demeurerais honnête, car jamais je ne les entreprends que du côté où ils sont le moins accessibles. Mais je ne ferais jamais ce que j’ai constaté chez certains, qui se couvrent de l’armure d’autrui, au point de ne rien laisser apercevoir d’eux-mêmes ; dont l’œuvre n’est que la reproduction d’anciens travaux qu’ils ont cherché à rendre méconnaissables en les transformant plus ou moins, ce qui, étant donnée la multiplicité des documents existants sur un même sujet, est chose aisée pour des savants. Ceux qui veulent dissimuler ces rapts et les faire passer comme émanant d’eux, commettent une injustice et une lâcheté, puisque, incapables de rien produire de leur cru, ils cherchent à se faire valoir en se parant de ce qui ne leur appartient pas. Ils font en second lieu une grande sottise ; car s’ils parviennent, par leur fourberie, à capter l’approbation de la foule des ignorants, ils se décrient auprès de ceux qui savent, les seuls dont l’éloge ait du prix, et qui haussent les épaules en voyant leur travail, véritable mosaïque de pièces et de morceaux empruntés. Loin de moi l’intention d’en agir de même ; je ne cite les autres que pour donner plus de force à ce que je dis. — Ces observations, bien entendu, ne s’appliquent pas aux centons qui se publient comme tels ; outre ceux d’époque ancienne, j’en ai vu de très ingénieux datant de mon temps, un entre autres paru sous le nom de Capilupus ; ce sont des productions d’auteurs dont l’esprit se montre non seulement là, mais encore ailleurs, comme il en est de Lipsius, auquel nous devons ce gros et savant recueil qui constitue ses Politiques.

Quoi qu’il en soit, et si énormes que puissent être les inepties qui me passent par la tête, je les dirai ; n’ayant pas plus dessein de les cacher, que je ne cacherais mon portrait qui, au lieu de me peindre jeune et beau, me représenterait chauve et grisonnant, tel que je suis réellement. J’expose ici mes sentiments et mes opinions, je les donne tels que je les conçois et non tels que d’autres peuvent en juger ; mon seul but est de m’analyser moi-même, et le résultat de cette analyse peut, demain, être tout autre qu’aujourd’hui, si mon caractère vient à se modifier. Je n’ai pas une autorité suffisante pour imposer ma manière de voir, je ne le désire même pas, me reconnaissant trop mal instruit pour prétendre instruire les autres.

Quelcun doncq’ayant veu l’article precedant, me disoit chez moy l’autre iour, que ie me deuoys estre vn petit estendu sur le discours de l’institution des enfans. Or Madame si i’auoy quelque suffisance en ce subiect, ie ne pourroy la mieux employer que d’en faire vn present à ce petit homme, qui vous menasse de faire tantost vne belle sortie de chez vous (vous estes trop genereuse pour commencer autrement que par vn masle). Car ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, i’ay quelque droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra : outre ce que l’ancienne possession que vous auez sur ma seruitude, m’oblige assez à desirer honneur, bien et aduantage à tout ce qui vous touche. Mais à la verité ie n’y entens sinon cela, que la plus grande difficulté et importance de l’humaine science semble estre en cet endroit, où il se traitte de la nourriture et institution des enfans. Tout ainsi qu’en l’agriculture, les façons, qui vont deuant le planter, sont certaines et aysees, et le planter mesme. Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie à l’esleuer, il y a vne grande varieté de façons, et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter : mais depuis qu’ils sont naiz, on se charge d’vn soing diuers, plein d’embesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si incertaines et fauces, qu’il est mal-aisé d’y establir aucun solide iugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien ils se sont disconuenuz à eux mesmes. Les petits des ours, et des chiens, montrent leur inclination naturelle ; mais les hommes se iettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se déguisent facilement. Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles. D’où il aduient que par faute d’auoir bien choisi leur route, pour néant se trauaille on souuent, et employé Ion beaucoup d’aage, à dresser des enfans aux choses, ausquelles ils ne peuuent prendre pied. Toutesfois en cette difficulté mon opinion est, de les acheminer tousiours aux meilleures choses et plus profitables ; et qu’on se doit peu appliquera ces légères diuinations et prognostiques, que nous prenons des mouuemens de leur enfance. Platon en sa republique, me semble leur donner trop d’autorité.Madame c’est vn grand ornement que la science, et vn vtil de merueilleux seruice, notamment aux personnes esleuees en tel degré de fortune, comme vous estes. À la vérité elle n’a point son vray vsage en mains viles et basses. Elle est bien plus fiere, de prester ses moyens à conduire vne guerre, à commander vn peuple, à pratiquer l’amitié d’vn Prince, ou d’vne nation estrangère, qu’à dresser vn argument dialectique, ou à plaider vn appel, ou ordonner vne masse de pillules. Ainsi Madame, par ce que ie croy que vous n’oublierez pas cette partie en l’institution des vostres, vous qui en auez sauouré la douceur, et qui estes d’vne race lettrée (car nous auons encore les escrits de ces anciens Comtes de Foix, d’où Monsieur le Comte vostre mary et vous, estes descendus : et François Monsieur de Candale, vostre oncle, en faict naistre tous les iours d’autres, qui estendront la cognoissance de cette qualité de vostre famille, à plusieurs siècles) ie vous veux dire là dessus vne seule fantasie, que i’ay contraire au commun vsage. C’est tout ce que ie puis conférer à vostre seruice en cela.La charge du gouuerneur, que vous luy donrez, du chois duquel dépend tout l’effect de son institution, elle a plusieurs autres grandes parties, mais ie n’y touche point, pour n’y sçauoir rien apporter qui vaille : et de cet article, sur lequel, ie me mesle de luy donner aduis, il m’en croira autant qu’il y verra d’apparence. À vn enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car vne fin si abiecte, est indigne de la grâce et faueur des Muses, et puis elle regarde et dépend d’autruy) ny tant pour les commoditez externes, que pour les sienes propres, et pour s’en enrichir et parer au dedans, ayant plustost enuie d’en réussir habil’homme, qu’homme sçauant, ie voudrois aussi qu’on fust soigneux de luy choisir vn conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte, que bien pleine : et qu’on y requist tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science : et qu’il se conduisist en sa charge d’vne nouuelle manière.On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans vn antonnoir ; et nostre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Ie voudrois qu’il corrigeast cette partie ; et que de belle arriuee, selon la portée de l’ame, qu’il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d’elle mesme. Quelquefois luy ouurant le chemin, quelquefois le luy laissant ouurir. Ie ne veux pas qu’il inuente, et parle seul : ie veux qu’il escoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux. Obest plerumque ijs, qui discere volant, auctoritas eorum, qui docent. Il est bon qu’il le face trotter deuant luy, pour iuger de son train : et iuger iusques à quel point il se doibt raualler, pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion, nous gastons tout. Et de la sçauoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est vne des plus ardues besongnes que ie sache. Et est l’effect d’vne haute ame et bien forte, sçauoir condescendre à ses allures puériles, et les guider. Ie marche plus ferme et plus seur, à mont qu’à val.

L’éducation de l’enfant doit commencer dès le bas âge ; il est difficile de préjuger par ses premières inclinations de ce qu’il sera un jour ; aussi faut-il ne pas y attacher trop d’importance. — Je commence donc. Quelqu’un, ayant vu mon précédent chapitre sur le pédantisme, me disait chez moi, l’autre jour, que je devais avoir des idées faites sur l’éducation des enfants. Si, Madame, j’avais quelque qualité pour traiter un pareil sujet, je ne pourrais mieux en user que d’en faire présent à ce cher petit homme qui va prochainement naître heureusement de vous (car c’est un fils que vous aurez tout d’abord, vous êtes trop généreuse pour commencer autrement). J’ai pris tant de part aux négociations qui ont amené votre mariage, que j’ai quelque droit à m’intéresser à la grandeur et à la prospérité de tout ce qui peut en advenir ; sans compter que mon attachement pour vous, qui date de si loin, me fait vous souhaiter honneur, bien et prospérité, à vous et à tout ce qui vous touche. Mais, à vrai dire, je suis peu expert en pareille matière ; je n’ai guère d’autre idée sur ce point que celle-ci : c’est que l’élevage et l’éducation de l’enfant constituent tout à la fois la plus difficile et la plus importante des sciences humaines. — En agriculture, la préparation du terrain sur lequel on veut planter et la plantation elle-même sont choses aisées et sur lesquelles on est absolument fixé ; mais, une fois la plantation effectuée, quand le sujet commence à prendre racine et à se développer, les procédés à employer sont variés et les difficultés nombreuses. Il en est de même de l’homme, sa plantation ne demande pas grand art ; mais, après sa naissance, le soin de l’élever et de l’éduquer nous crée une tâche laborieuse et pleine de soucis de toutes sortes. Dans le bas âge, il manifeste si faiblement les dispositions qu’il peut avoir, il est si difficile de s’en rendre compte, ce qu’il semble promettre est si incertain et trompeur, qu’il est malaisé d’en porter un jugement ferme. Voyez Cimon, voyez Thémistocles et mille autres ; combien n’ont-ils pas été différents de ce qu’ils semblaient devoir être. Les petits de l’ours, ceux du chien suivent leurs penchants naturels ; mais la nature de l’homme se modifie si aisément par les habitudes, les courants d’opinion, les lois dont il a dès le premier moment à subir l’influence, qu’il est bien difficile de discerner et de redresser en lui ses propensions naturelles. Il en résulte que faute de l’avoir engagé sur la route qui lui convient, on a souvent travaillé pour rien et que beaucoup de temps peut avoir été employé à lui apprendre des choses auxquelles il ne peut atteindre. — Malgré de telles difficultés, je suis d’avis qu’il faut toujours diriger l’enfant vers ce qui est le meilleur et le plus utile, et qu’il n’y a pas à tenir grand compte de ces légères indications, de ces pressentiments que semblent nous révéler les préférences que, dans son enfance, il peut manifester et auxquelles Platon, en sa République, me paraît attacher trop d’importance.

La science convient surtout aux personnes de haut rang ; non celle qui apprend à argumenter, mais celle qui rend habile au commandement des armées, au gouvernement des peuples, etc. — La science, Madame, est un bel ornement et un outil d’une merveilleuse utilité, notamment pour les personnes qui, comme vous, sont d’un rang élevé. Ce n’est pas entre les mains de gens de condition servile et de classe inférieure qu’elle peut avoir sa réelle utilité ; plus fière, elle sert surtout à ceux qui peuvent être appelés au commandement des armées, au gouvernement d’un peuple, à siéger dans les conseils des princes, à ménager nos bons rapports avec une nation étrangère, beaucoup plus qu’à ceux qui n’ont qu’à discourir, plaider une cause ou doser des pilules. C’est pourquoi, Madame, je me permets de vous exposer les idées, contraires à celles généralement en cours, que j’ai sur ce point ; là se borne ce qu’à cet égard, je puis faire pour vous ; et je le fais, parce que je suis convaincu que vous n’exclurez pas la science dans l’éducation de vos enfants, vous qui en avez savouré les douceurs et qui êtes d’une race de lettrés, car déjà nous avons les écrits des anciens comtes de Foix d’où vous descendez, vous et M. le comte votre mari ; et M. François de Candale, votre oncle, en produit tous les jours qui, pendant des siècles, assureront à votre famille une large place dans le monde savant.

Le succès d’une éducation dépend essentiellement du gouverneur qui y préside. Ce gouverneur doit avoir du jugement, des mœurs plutôt que de la science, s’appliquer à aider son élève à trouver de lui-même sa voie et l’amener à exposer ses idées, au lieu de commencer par lui suggérer les siennes. — À votre fils vous donnerez un gouverneur dont le choix aura une importance capitale sur son éducation. Cette charge comporte plusieurs points de grande importance ; je ne m’occuperai que d’un seul, parce que des autres je ne saurais dire rien qui vaille ; et même sur ce point que je retiens, ce gouverneur sera libre de m’en croire ou non, suivant ce qui lui semblera rationnel. — Pour un enfant de bonne maison qui s’adonne aux lettres, elles n’ont pour but ni le gain (une fin aussi peu relevée est indigne des Muses et ne mérite pas qu’elles nous concèdent leur faveur, sans compter que le résultat ne dépend pas de nous), ni les succès dans le monde qu’elles peuvent nous procurer. Elles tendent surtout à notre satisfaction intime, en faisant de nous des hommes à l’esprit cultivé, convenant à toutes situations, plutôt que des savants. C’est pourquoi je voudrais, pour la diriger, qu’on s’appliquât à trouver quelqu’un qui ait bonne tête, plutôt que tête bien garnie ; il faut des deux, mais la morale et l’entendement importent plus encore que la science ; je voudrais en second lieu que celui qui aura été choisi, en agisse dans sa charge autrement qu’on ne le fait d’ordinaire.

Pour nous instruire, on ne cesse de nous criailler aux oreilles comme si, avec un entonnoir, on nous versait ce qu’on veut nous apprendre ; et ce qu’on nous demande ensuite, se borne à répéter ce qu’on nous a dit. Je voudrais voir modifier ce procédé, et que, dès le début, suivant l’intelligence de l’enfant, on la fit travailler, lui faisant apprécier les choses, puis la laissant choisir et faire d’elle-même la différence, la mettant quelquefois sur la voie, quelquefois la lui laissant trouver ; je ne veux pas que le maître enseigne et parle seul, je veux qu’il écoute l’élève parler à son tour. Socrate, et après lui Arcesilaus, faisaient d’abord parler leurs disciples, ils parlaient ensuite : « L’autorité de ceux qui enseignent, nuit souvent à ceux qui veulent apprendre (Cicéron). » Il est bon de faire trotter cette intelligence devant soi, pour juger du train dont elle va et à quel point il faut modérer sa propre allure pour se mettre à la sienne ; faute de régler notre marche de la sorte, nous gâtons tout. C’est un des points les plus délicats qui soit, que de savoir se mettre à la portée de l’enfant et de garder une juste mesure ; un esprit élevé et bien maître de lui, peut seul condescendre à faire siennes, pour les guider, les pensées enfantines qui germent dans cette âme qui lui est confiée. La marche s’effectue d’un pas plus sûr et plus ferme en montant qu’en descendant.

Ceux qui, comme nostre vsage porte, entreprenent d’vne mesme leçon et pareille mesure de conduite, régenter plusieurs esprits de si diuerses mesures et formes : ce n’est pas merueille, si en tout vn peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois, qui rapportent quelque iuste fruit de leur discipline. Qu’il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu’il iuge du profit qu’il aura fait, non par le tesmoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de diuers subiets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien faict sien, prenant l’instruction à son progrez, des paidagogismes de Platon. C’est tesmoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a auallee : l’estomach n’a pas faict son opération, s’il n’a faict changer la façon et la forme, à ce qu’on luy auoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantasies d’autruy, serue et captiuee soubs l’authorité de leur leçon. On nous a tant assubiectis aux cordes, que nous n’auons plus de franches alleures : nostre vigueur et liberté est esteinte.

Nunquam tutelæ suæ fiunt.


Ie vy priuément à Pise vn honneste homme, mais si Aristotélicien, que le plus gênerai de ses dogmes est : Que la touche et règle de toutes imaginations solides, et de toute vérité, c’est la conformité à la doctrine d’Aristote : que hors de là, ce ne sont que chimères et inanité : qu’il a tout veu et tout dict. Cette sienne proposition, pour auoir esté vn peu trop largement et iniquement interprétée, le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l’inquisition à Rome.Qu’il luy face tout passer par l’estamine, et ne loge rien en sa teste par simple authorité, et à crédit. Les principes d’Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Epicuriens. Qu’on luy propose cette diuersité de iugemens, il choisira s’il peut : sinon il en demeurera en double.

Che non men che saper dubbiar m’aggrada.


Car s’il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit vn autre, il ne suit rien : il ne trouue rien : voire il ne cerche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. Qu’il sache, qu’il sçait, au moins. Il faut qu’il imboiue leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. La vérité et la raison sont communes à vn chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après. Ce n’est non plus selon Platon, que selon moy : puis que luy et’moy l’entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thin, ny mariolaine. Ainsi les pièces empruntées d’autruy, il les transformera et confondra, pour en faire vn ouurage tout sien : à sçauoir son iugement, son institution, son trauail et estude ne vise qu’à le former. Qu’il celé tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu’il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu’ils tirent d’autruy. Vous ne voyez pas les espices d’vn homme de parlement : vous voyez les alliances qu’il a gaignees, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquest.

Le guain de nostre estude, c’est en estre deuenu meilleur et plus sage. C’est, disoit Epicharmus, l’entendement qui voyt et qui oyt : c’est l’entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne : toutes autres choses sont aueugles, sourdes et sans ame. Certes nous le rendons seruile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda iamais à son disciple ce qu’il luy semble de la Rhétorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Ciceron ? On nous les placque en la mémoire toutes empennées, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçauoir par cœur n’est pas sçauoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa memoire. Ce qu’on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son liure. Fascheuse suffisance, qu’vne suffisance pure liuresque ! Ie m’attens qu’elle serue d’ornement, non de fondement : suiuant l’aduis de Platon, qui dit, la fermeté, la foy, la sincérité, estre la vraye philosophie : les autres sciences, et qui visent ailleurs, n’estre que fard. Ie voudrois que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement, sans l’esbranler : ou qu’on nous apprinst à manier vn cheual, ou vne pique, ou vn luth, ou la voix, sans nous y exercer : comme ceux icy nous veulent apprendre à bien iuger, et à bien parler, sans nous exercer à parler ny à iuger. Or à cet apprentissage tout ce qui se présente à nos yeux, sert de liure suffisant : la malice d’vn page, la sottise d’vn valet, vn propos de table, ce sont autant de nouuelles matières.À cette cause le commerce des hommes y est merueilleusement propre, et la visite des pays estrangers : non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa rotonda, ou la richesse de calessons de la Signora Liuia, ou comme d’autres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large, que celuy de quelque pareille médaille. Mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons : et pour frotter et limer nostre ceruelle contre celle d’autruy, ie voudrois qu’on commençast à le promener dés sa tendre enfance : et premièrement, pour faire d’vne pierre deux coups, par les nations voisines, où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel si vous ne la formez de bon’heure, la langue ne se peut plier.Aussi bien est-ce vne opinion receuë d’vn chacun, que ce n’est pas raison de nourrir vn enfant au giron de ses parens. Cette amour naturelle les attendrit trop, et relasche, voire les plus sages : ils ne sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossièrement comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient souffrir reuenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ny le voir sur vn cheual rebours, ny contre vn rude tireur le floret au poing, ou la première harquebuse. Car il n’y a remède, qui en veut faire vn homme de bien, sans double il ne le faut espargner en cette ieunesse : et faut souuent choquer les règles de la médecine :

Vitâmque sub dio et trepidis agat
In rebus.


Ce n’est pas assez de luy roidir l’âme, il luy faut aussi roidir les muscles ; elle est trop pressée, si elle n’est secondée ; et a trop à faire, de seule fournir à deux offices. Ie sçay combien ahanne la mienne en compagnie d’vn corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souuent en ma leçon, qu’en leurs escrits, mes maistres font valoir pour magnanimité et force de courage, des exemples, qui tiennent volontiers plus de l’espessissure de la peau et durté des os.I’ay veu des hommes, des femmes et des enfans, ainsi nays, qu’une bastonade leur est moins qu’à moy vne chiquenaude ; qui ne remuent ny langue ny. sourcil, aux coups qu’on leur donne. Quand les athlètes contrefont les Philosophes en patience, c’est plustost vigueur de nerfs que de cœur. Or l’accoustumance à porter le trauail, est accoustumance à porter la douleur : labor collum obducit dolon. Il le faut rompre à la peine, et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine, et aspreté de la dislocation, de la colique, du caustere : et de la geaule aussi, et de la torture. Car de ces derniers icy, encore peut-il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps, comme les meschants. Nous en sommes à l’espreuue. Quiconque combat les loix, menace les gents de bien d’escourgees et de la corde. Et puis, l’authorité du gouuerneur, qui doit estre souueraine sur luy, s’interrompt et s’empesche par la présence des parents. Ioint que ce respect que la famille luy porte, la cognoissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas légères incommoditez en cet aage.En cette escole du commerce des hommes, i’ay souuent remarqué ce vice, qu’au lieu de prendre cognoissance d’autruy, nous ne trauaillons qu’à la donner de nous : et sommes plus en peine d’emploiter nostre marchandise, que d’en acquérir de nouuelle. Le silence et la modestie sont qualitez tres-commodes à la conuersation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnager de sa suffisance, quand il l’aura acquise, à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c’est vne inciuile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de nostre appétit. Qu’il se contente de se corriger soy mesme. Et ne semble pas reprocher à autruy, tout ce qu’il refuse à faire : ny contraster aux mœurs publiques. Licet sapere sine pompa, sine inuidia. Fuie ces images regenteuses du monde, et inciuiles : et cette puérile ambition, de vouloir paroistre plus fin, pour estre autre ; et comme si ce fust marchandise malaizee, que reprehensions et nouuelletez, vouloir tirer de là, nom de quelque peculiere valeur. Combien il n’affiert qu’aux grands Poètes, d’vser des licences de l’art : aussi n’est-il supportable, qu’aux grandes âmes et illustres de se priuilegier au dessus de la coustume. Si quid Socrates et Aristippus contra rnorem et consuetudinem fecerunt, idem sibi ne arbitretur icere : magnis enim illi et diuinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra de n’entrer en discours et contestation, que là où il verra vn champion digne de sa lute : et là mesmes à n’emploier pas tous les tours qui luy peuuent seruir, mais ceux-là seulement qui luy peuuent le plus seruir. Qu’on le rende délicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence, et par conséquent la briefueté. Qu’on l’instruise sur tout à se rendre, et à quitter les armes à la vérité, tout aussi tost qu’il l’apperceura : soit qu’elle naisse es mains de son aduersaire, soit qu’elle naisse en luy-mesmes par quelque rauisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire vn rolle prescript, il n’est engagé à aucune cause, que par ce qu’il l’appreuue. Ny ne sera du mestier, oùse vend à purs deniers contans, la liberté de se pouuoir repentir et recognoistre. Neque, vt omnia, quæ præscripta et imperata sint, defendat, necessitate vlla cogitur.

Chaque enfant est à instruire suivant le tempérament qui lui est propre ; appliquer à tous même méthode ne peut donner pour le plus grand nombre que de mauvais résultats. — Il en est, et c’est l’usage chez nous, qui, chargés d’instruire plusieurs enfants, naturellement très différents les uns des autres par leur intelligence et leur caractère, leur donnent à tous la même leçon et ont vis-à-vis d’eux même manière de faire. Avec un pareil système, il n’est pas étonnant si, dans l’ensemble même de tous nos enfants, on en rencontre à peine deux ou trois dont l’instruction soit à peu près en rapport avec le temps passé à l’école. À celui dont nous nous occupons spécialement ici, son maître ne demandera pas seulement compte des mots de sa leçon, mais encore de leur signification, ainsi que de la morale à tirer du sujet étudié ; il jugera du profit qu’il en retire, non par les preuves qu’il donnera de sa mémoire, mais par sa façon d’être dans le courant de la vie. Ce qu’il vient de lui apprendre, il le lui fera envisager sous cent aspects divers et en faire l’application à autant de cas différents, pour voir s’il a bien compris et se l’est bien assimilé, employant, pour s’en rendre compte, des interrogations telles que, d’après Platon, Socrate en usait dans ses procédés pédagogiques. C’est un indice d’aigreur et d’indigestion que de rendre la viande telle qu’on l’a avalée ; et l’estomac n’a pas satisfait à ses fonctions, s’il n’a pas transformé et changé la nature de ce qu’on lui a donné à triturer. — Notre intelligence, dans le système que je condamne, n’entre en action que sur la foi d’autrui ; elle est comme liée et contrainte d’accepter ce qu’il plaît à d’autres de lui enseigner ; les leçons qu’elle en reçoit ont sur elle une autorité à laquelle elle ne peut se soustraire, et nous avons été tellement tenus en lisière, que nos allures ont cessé d’être franches, que notre vigueur et notre liberté sont éteintes : « Ils sont toujours en tutelle (Sénèque). »

J’ai connu particulièrement, à Pise, un homme de bien partisan d’Aristote au point qu’il érigeait à hauteur d’un dogme : « Que la pierre de touche, la règle de conduite de tout jugement sain et de toute vérité, sont qu’il soit conforme à sa doctrine ; que hors de là, tout n’est que néant et chimères ; que ce maître a tout vu, et tout dit ». Cette proposition, interprétée un peu trop largement et méchamment, a compromis autrefois, pendant longtemps et très sérieusement, son auteur auprès de l’inquisition de Rome.

L’élève ne doit pas adopter servilement les opinions des autres et n’en charger que sa mémoire ; il faut qu’il se les approprie, et les rende siennes. — On soumettra tout à l’examen de l’enfant, on ne lui mettra rien en tête, d’autorité ou en lui demandant de croire sur parole. L’enfant ne tiendra de prime abord aucuns principes comme tels, pas plus ceux d’Aristote que ceux des Stoïciens ou des Épicuriens ; on les lui expliquera tous, il les jugera et choisira s’il le peut ; s’il ne peut choisir, il demeurera dans l’indécision, [3] car il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux-mêmes et ne soient jamais hésitants : « Aussi bien que savoir, douter a son mérite (Dante) » ; et alors, si par un effet de sa raison il vient à embrasser les opinions de Xénophon et de Platon, elles cesseront d’être les leurs et deviendront siennes. Qui s’en rapporte à un autre, ne s’attache à rien, ne trouve rien, ne cherche même pas. « Nous n’avons pas de roi, que chacun se conduise par lui-même (Sénèque) » ; ayons au moins conscience que nous savons. Il ne s’agit pas pour l’enfant d’apprendre leurs préceptes, mais de se pénétrer de leurs opinions ; il peut sans inconvénient oublier d’où il les tient, pourvu qu’il ait su se les approprier. La vérité et la raison sont du domaine de tous ; elles ne sont pas plus le propre de celui qui le premier les a dites, que de ceux qui les ont répétées après lui ; ce n’est pas plus d’après Platon que d’après moi, que telle chose est énoncée, du moment que lui et moi la comprenons et la voyons de la même façon. Les abeilles vont butinant les fleurs de côté et d’autre, puis elles confectionnent leur miel, et ce miel n’est plus ni thym, ni marjolaine ; c’est du miel qui vient exclusivement d’elles. Il en sera de même des emprunts faits à autrui ; l’enfant les pétrira, les transformera, pour en faire une œuvre bien à lui, c’est-à-dire pour en former son jugement, dont la formation est le but unique de son éducation, de son travail et de ses études. Tout ce qui a concouru à cette formation doit disparaître, on ne doit voir que le résultat qu’il en a obtenu. Ceux qui pillent le prochain, qui empruntent, étalent les constructions qu’ils ont élevées ou achetées et non ce qu’ils ont tiré d’autrui ; vous ne voyez pas les honoraires reçus par ceux qui rendent la justice, mais seulement les alliances qu’ils contractent, les belles positions qu’ils donnent à leurs enfants ; nul ne livre à la connaissance du public le détail de ses revenus ; tout le monde montre au grand jour les acquisitions qu’il fait.

Le bénéfice de l’étude est de rendre meilleur ; ce qu’il faut, c’est développer l’intelligence ; savoir par cœur, n’est pas savoir ; tout ce qui se présente aux yeux doit être sujet d’observations. — Le bénéfice que nous retirons de l’étude, c’est de devenir meilleur et plus raisonnable. C’est, disait Epicharme, l’entendement qui voit et qui entend ; c’est par l’entendement que nous mettons tout à profit, c’est lui qui organise, qui agit, qui domine et qui règne ; toutes nos autres facultés sont aveugles, sourdes et sans âme. Nous le rendons servile et craintif, en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit de lui-même. Quel maître a jamais demandé à son disciple ce qu’il pense de la rhétorique et de la grammaire, ou de telle ou telle maxime de Cicéron ? On nous les plaque, toutes parées, dans la mémoire ; on nous les donne comme des oracles, auxquels on ne saurait changer ni une lettre, ni une syllabe. Savoir par cœur, n’est pas savoir ; c’est retenir ce qui a été donné en garde à la mémoire. Ce qu’on sait effectivement, on en dispose, sans consulter le maître du regard, sans avoir besoin de jeter les yeux sur son livre. Triste science que celle qui est tout entière tirée des livres ; elle peut servir à nous faire briller, mais n’est d’aucune solidité ; Platon nous le dit : « La fermeté, la foi, la sincérité constituent la vraie philosophie ; toute science autre, qui a d’autres visées, n’est que fard tout au plus propre à donner un éclat trompeur. » Je voudrais voir ce qu’obtiendraient Le Paluel et Pompée, ces beaux danseurs de notre époque, s’ils nous enseignaient à faire des cabrioles, rien qu’en en exécutant devant nous qui ne bougerions pas de nos places ; ceux qui veulent développer notre intelligence sans la mettre en mouvement, en agissent de même ; peut-on nous enseigner à manier un cheval, une pique, un luth, et même la voix, sans nous y exercer à l’instar de ceux-ci qui prétendent nous apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous faire ni juger ni parler ! Pour exercer l’intelligence, tout ce qui s’offre à nos yeux, suffit à nous servir de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table sont autant de sujets d’enseignement se renouvelant sans cesse.

Les voyages bien dirigés sont particulièrement utiles ; il faut les commencer de bonne heure. — À cela, la fréquentation des hommes, les voyages en pays étrangers conviennent merveilleusement ; non pour en rapporter, comme le font nos gentilshommes français, des notes sur les dimensions de Santa Rotonda ou la richesse des dessous de jupes de la signora Livia ; ou comme d’autres, qui relèvent de combien le profil de Néron, d’après quelque vieille ruine de là-bas, est plus long et plus large que sur certaines médailles le représentant ; mais pour observer principalement les mœurs et les coutumes de ces nations, et pour affiner notre cerveau par le frottement avec d’autres. Je voudrais qu’on fit voyager l’enfant dès ses premiers ans, pour cela et aussi pour lui apprendre les langues étrangères, faisant ainsi d’une pierre deux coups, et commençant par les nations voisines dont la langue diffère le plus de la nôtre, parce que, si on ne s’y met pas de bonne heure, notre organe n’a plus la souplesse nécessaire.

L’enfant gagne à être élevé loin des siens ; il faut l’habituer aux fatigues et endurcir son corps, en même temps que fortifier son âme. — Il n’est pas raisonnable d’élever l’enfant dans la famille, c’est là un point généralement admis. Les parents, même les plus sages, se laissent trop attendrir par leur affection et leur fermeté s’en ressent ; ils ne sont plus capables de le punir de ses fautes ; ils ne peuvent admettre qu’il soit élevé durement comme il convient, et préparé à tous les hasards de la vie ; ils ne pourraient souffrir le voir revenir d’un exercice, en sueur et couvert de poussière ; boire chaud, boire froid ; monter un cheval difficile ; faire de l’escrime avec un tireur un peu rude, ou manier pour la première fois une arquebuse. Et cependant, on ne saurait faire autrement ; pour en faire un homme de valeur, il faut ne pas le ménager dans sa jeunesse et souvent enfreindre les règles que nous tracent les médecins : « Qu’il vive en plein air et au milieu des périls (Horace). » Il ne suffit pas de fortifier l’âme, il faut aussi développer les muscles ; l’âme a une tâche trop lourde, si elle n’est secondée ; elle a trop à faire si, à elle seule, elle doit fournir double service. Je sais combien peine la mienne en la compagnie d’un corps débile et trop délicat qui s’en remet par trop sur elle ; et je m’aperçois souvent, dans mes lectures, que nos maîtres, dans leurs écrits, citent comme exemples de magnanimité et de grand courage, des faits qui dénotent plutôt une grande force physique, de bons muscles et des os solides.

J’ai vu des hommes, des femmes, des enfants ainsi faits, qu’une bastonnade leur fait moins qu’à moi une chiquenaude, qui ne se plaignent ni ne tressaillent sous les coups qu’on leur donne. Les athlètes, qui semblent rivaliser de patience avec les philosophes, la doivent plutôt à la résistance de leurs nerfs qu’à celle de leur âme. L’habitude du travail corporel accoutume à supporter la douleur : « le travail endurcit à la douleur (Cicéron) ». Il faut rompre l’enfant à la peine et à la rudesse des exercices, pour le dresser aux fatigues et à ce qu’ont de pénible les douleurs physiques, les entorses, la colique, les cautères, voire même la prison et la torture, auxquelles il peut être aussi exposé, car, suivant les temps, les bons comme les méchants en courent risque, nous en faisons actuellement l’épreuve ;[4] plus on est homme de bien, plus on est menacé du fouet et de la corde par quiconque combat les lois. — En outre, la présence des parents nuit à l’autorité, qui doit être souveraine, du gouverneur sur l’enfant, l’interrompt et la paralyse ; le respect que lui témoignent les gens de sa maison, la connaissance qu’il a du rang et de l’influence de sa famille sont, de plus, à mon avis, de sérieux inconvénients à cet âge.

En société, l’enfant s’appliquera plus à connaître les autres qu’à vouloir paraître ; et, dans tous ses propos, il se montrera réservé et modeste. — Dans cette école qu’est la fréquentation des hommes j’ai souvent remarqué un mal, c’est qu’au lieu de chercher à nous pénétrer de la connaissance d’autrui, nous travaillons à nous faire connaître à lui, et que nous nous mettons plus en peine de faire étalage de notre marchandise que d’en acquérir d’autre ; le silence et la modestie sont des qualités très avantageuses dans la conversation. On dressera l’enfant à être parcimonieux et économe de son savoir quand il en aura acquis ; à ne se formaliser ni des sottises, ni des fables qui se diront devant lui, car c’est une impolitesse, autant qu’une maladresse, de se froisser de tout ce qui n’est pas de notre goût. Qu’il se contente de se corriger lui-même et n’ait pas l’air de reprocher aux autres de faire ce que lui-même ne croirait pas devoir faire, qu’il ne paraisse pas davantage censurer les mœurs publiques : « On peut être sage sans ostentation, sans orgueil (Sénèque). » Qu’il évite ces allures blessantes de gens qui semblent vouloir imposer leur manière de voir, cette puérile prétention de vouloir paraître plus fin qu’il n’est, et qu’il ne cherche pas, ce qui offre si peu de difficulté, par ses critiques et ses bizarreries à se faire la réputation de quelqu’un de valeur. Les licences poétiques ne sont permises qu’aux grands poètes ; de même les âmes supérieures et illustres ont seules le privilège de se mettre au-dessus des coutumes admises : « Si Socrate et Aristippe n’ont pas toujours respecté les mœurs et les coutumes de leur pays, c’est une erreur de croire qu’on peut les imiter ; leur mérite transcendant et presque divin autorisait chez eux cette licence (Cicéron). » — On lui apprendra à ne discourir et à ne discuter que lorsqu’il se trouvera en face de quelqu’un de force à lui répondre ; et, même dans ce cas, il ne mettra pas en jeu tous les moyens dont il dispose, mais seulement ceux les plus appropriés à son sujet. Qu’on le rende délicat sur le choix et le triage des arguments qu’il emploie ; qu’il recherche ce qui s’applique exactement au sujet qu’il traite, par conséquent qu’il soit bref. — Qu’on l’instruise surtout à céder et à cesser la discussion dès que la vérité lui apparaît, soit qu’elle résulte des arguments de son adversaire, soit qu’elle se forme par un retour sur sa propre argumentation, car il n’est pas un prédicateur monté en chaire pour défendre une thèse qui lui est imposée ; s’il défend une cause, c’est qu’il l’approuve ; il ne fait pas le métier de ceux qui, vendant leur liberté à beaux deniers comptants, ont perdu le droit de reconnaître qu’ils font erreur et d’en convenir : « Aucune nécessité ne l’oblige à défendre ce qu’on voudrait impérieusement lui prescrire (Cicéron). »

Si son gouuerneur tient de mon humeur, il luy tonnera la volonté à estre tres-loyal seruiteur de son Prince, et tres-affectionné, et tres-courageux : mais il luy refroidira l’enuie de s’y attacher autrement que par vn deuoir publique. Outre plusieurs autres inconuenients, qui blessent nostre liberté, par ces obligations particulières, le iugement d’vn homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d’imprudence et d’ingratitude. Vn pur courtisan ne peut auoir ny loy ny volonté, de dire et penser que fauorablement d’vn maistre, qui parmi tant de milliers d’autres subiects, l’a choisi pour le nourrir et eleuer de sa main. Cette faueur et vtilité corrompent non sans quelque raison, sa franchise, et l’esblouissent. Pourtant void on coustumierement, le langage de ces gens là, diuers à tout autre langage, en vn estât, et de peu de foy en telle matière.Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’ayent que la raison pour conduite. Qu’on luy face entendre, que de confesser la faute qu’il descouurira en son propre discours, encore qu’elle ne soit apperceuë que par luy, c’est vn effet de iugement et de sincérité, qui sont les principales parties qu’il cherche. Que l’opiniatrer et contester, sont qualitez communes : plus apparentes aux plus basses âmes. Que se r’aduiser et se corriger, abandonner vn mauuais party, sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes, et philosophiques.On l’aduertira, estant en compagnie, d’auoir les yeux par tout : car ie trouue que les premiers sièges sont communement saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouuent gueres meslees à la suffisance, I’ay veu ce pendant qu’on s’entretenoit au bout d’vne table, de la beauté d’vne tapisserie, ou du goust de la maluoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l’autre bout. Il sondera la portée d’vn chacun : vn bouuier, un masson, vn passant, il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise : car tout sert en mesnage : la sottise mesmes, et foiblesse d’autruy luy sera instruction. À contreroller les grâces et façons d’vn chacun, il s’engendrera enuie des bonnes, et mespris des mauuaises.Qu’on luy mette en fantasie vne honneste curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier autour de luy, il le verra : vn bastiment, vne fontaine, vn homme, le lieu d’vne bataille ancienne, le passage de Caesar ou de Charlemaigne.

Quse tellus sit lenta gelu, quee putris ab œstu,
Ventus in Italiam quis bene vêla ferat.


Il s’enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celuy-là. Ce sont choses tres-plaisantes à apprendre, et tres-vtiles à sçauoir.En cette practique des hommes, i’entens y comprendre, et principalement, ceux qui ne viuent qu’en la mémoire des liures. Il praticquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C’est vn vain estude qui veut : mais qui veut aussi c’est vn estude de fruit estimable : et le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reserué à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souuienne où vise sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion : ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son deuoir, qu’il mourust là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu’à en iuger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diuerse mesure. I’ay leu en Tite Liue cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarche y en a leu cent ; outre ce que i’y ay sçeu lire : et à l’aduenture outre ce que l’autheur y auoit mis. À d’aucuns c’est vn pur estude grammairien : à d’autres, l’anatomie de la Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se pénètrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus tres-dignes d’estre sçeus : car à mon gré c’est le maistre ouurier de telle besongne : mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu’vne atteinte dans le plus vif d’vn propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande. Comme ce sien mot. Que les habitans d’Asie seruoient à vn seul, pour ne sçauoir prononcer vne seule syllable, qui est. Non, donna peut estre, la matière, et l’occasion à la Boetie, de sa Seruitude volontaire. Cela mesme de luy voir trier vne legiere action en la vie d’vn homme, ou vn mot, qui semble ne porter pas cela, c’est vn discours. C’est dommage que les gens d’entendement, ayment tant la briefueté : sans double leur réputation en vaut mieux, mais nous en valons moins. Plutarque ayme mieux que nous le vantions de son iugement, que de son sçauoir : il ayme mieux nous laisser désir de soy, que satiété. Il sçauoit qu’es choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha iustement, à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs : Ô estranger, tu dis ce qu’il faut, autrement qu’il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d’embourrures : ceux qui ont la matière exile, l’enflent de paroles.Il se tire vne merueilleuse clarté pour le iugement humain, de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amonceliez en nous, et auons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d’où il estoit, il ne respondit pas, d’Athènes, mais, du monde. Luy qui auoit l’imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l’vniuers, comme sa ville, iettoit ses cognoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain : non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prebstre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et iuge que la pépie en tienne des-ia les Cannibales. À voir nos guerres ciuiles, qui ne crie que cette machine se bouleuerse, et que le iour du iugement nous prent au collet : sans s’auiser que plusieurs pires choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? Moy, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. À qui il gresle sur la teste, tout Ihemisphere semble estre en tempeste et orage. Et disoit le Sauoïard, que si ce sot de Roy de France, eut sçou bien conduire sa fortune, il estoit homme pour deuenir maistre d’hostel de son Duc. Son imagination ne conceuoit autre plus esleuee grandeur, que celle de son maistre. Nous sommes insensiblement touts en cette erreur : erreur de grande suitte et preiudice. Mais qui se présente comme dans vn tableau, cette grande image de nostre mère nature, en son entière maiesté : qui lit en son visage, vne si générale et constante variété : qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout vn royaume, comme vn traict d’vne pointe tres-delicate, celuy-là seul estime les choses selon leur iuste grandeur.Ce grand monde, que les vns multiplient encore comme espèces soubs vn genre, c’est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme ie veux que ce soit le liure de mon escolier. Tant d’humeurs, de sectes, de iugemens, d’opinions, de loix, et de coustumes, nous apprennent à iuger sainement des nostres, et apprennent nostre iugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui n’est pas vn legier apprentissage. Tant de remuements d’estat, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de noms, tant de victoires et conquestes enseuelies soubs l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser nostre nom par la prise de dix argoulets, et d’vn pouillier, qui n’est cognu que de sa cheute. L’orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangeres, la maiesté si enflée de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veüe, à soustenir l’esclat des nostres, sans siller les yeux. Tant de milliasses d’hommes enterrez auant nous, nous encouragent à ne craindre d’aller trouuer si bonne compagnie en l’autre monde : ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des ieux Olympiques. Les vns exercent le corps, pour en acquérir la gloire des ieux : d’autres y portent des marchandises à vendre, pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels n’y cherchent aucun fruict, que de regarder comment et pourquoy chasque chose se faict : et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en iuger et régler la leur.Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doiuent toucher les actions humaines, comme à leur règle. On luy dira,

quid fas optare, quid asper
Vtile nummus habet, patriæ charisque propinquis
Quantum elargiri deceat, quem te Deus esse
Iussit, et humana qua parte locatus es in re,
Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur :

Que c’est que scauoir et ignorer, qui doit estre le but de l’estude : que c’est que vaillance, tempérance, et iustice : ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’auarice : la seruitude et la subiection, la licence et la liberté : à quelles marques on congnoit le vray et solide contentement : iusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte.

Et quo quemque modo fugiàtque feràtque laborem.


Quels ressors nous meuuent, et le moyen de tant diuers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours, dequoy on luy doit abreuuer l’entendement, ce doiuent estre ceux, qui règlent ses mœurs et son sens, qui luy apprendront à se cognoistre, et à sçauoir bien mourir et bien viure.Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous faict libres. Elles seruent toutes voirement en quelque manière à l’instruction de nostre vie, et à son vsage : comme toutes autres choses y seruent en quelque manière aussi. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement. Si nous sçauions restraindre les appartenances de nostre vie à leurs iustes et naturels limites, nous trouuerions, que la meilleure part des sciences, qui sont en vsage, est hors de nostre vsage. Et en celles mesmes qui le sont, qu’il y a des estendues et enfonceures tres-inutiles, que nous ferions mieux de laisser là : et suiuant l’institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l’vtilité.

sapere aude,
Incipe : Viuendi qui rectè prorogal horam,
Rusticus expectat diim defluat amnis, al ille
Labitur, et labetur in omne volubilis æuum.


C’est vne grande simplesse d’aprendre à nos enfans,

Quid moueant pisces, animosàque signa leonis,
Lotus et Hesperia quid capricornus aqua ;


la science des astres et le mouuement de la huictiesme sphère, auant que les leurs propres.

τί πλειάδεσσι χᾴμοί,
τί δ’ᾴστράσι βοώτεω.


Anaximenes escriuant à Pythagoras : De quel sens puis ie m’amuser aux secrets des estoilles, ayant la mort ou la seruitude touiours présente aux yeux ? Car lors les Roys de Perse preparoient la guerre contre son pays. Chacun doit dire ainsin. Estant battu d’ambition, d’auarice, de témérité, de superstition : et ayant au dedans tels autres ennemis de la vie : iray-ie songer au bransle du monde ?

Apres qu’on luy aura appris ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l’entretiendra que c’est que Logique, Physique, Géométrie, Rhétorique : et la science qu’il choisira, ayant desia le iugement formé, il en viendra bien tost à bout. Sa leçon se fera tantost par deuis, tantost par liure : tantost son gouuerneur luy fournira de l’autheur mesme propre à cette fin de son institution : tantost il luy en donnera la moelle, et la substance toute maschee. Et si de soy mesme il n’est assez familier des liures, pour y trouuer tant de beaux discours qui y sont, pour l’effect de son dessein, on luy pourra ioindre quelque homme de lettres, qui à chaque besoing fournisse les munitions qu’il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisée, et naturelle que celle de Gaza, qui y peut faire doute ? Ce sont là préceptes espineux et mal plaisans, et des mots vains et descharnez, où il n’y a point de prise, rien qui vous esueille l’esprit : en cette cy l’ame. trouue où mordre, où se paistre. Ce fruict est plus grand sans comparaison, et si sera plustost meury.C’est grand cas que les choses en soyent là en nostre siècle, que la philosophie soit iusques aux gens d’entendement, vn nom vain et fantastique, qui se treuue de nul vsage, et de nul pris par opinion et par effect. Ie croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses auenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d’vn visage renfroigné, sourcilleux et terrible : qui me l’a masquée de ce faux visage pasle et hideux ? Il n’est rien plus gay, plus gaillard, plus enioué, et à peu que ie ne die follastre. Elle ne presche que feste. et bon temps. Vne mine triste et transie, montre que ce n’est pas là son giste. Demetrius le Grammairien rencontrant dans le temple de Delphes vne troupe de Philosophes assis ensemble, il leur dit : Ou ie me trompe, ou à vous voir la contenance si paisible et si gaye, vous n’estes pas en grand discours entre vous. À quoy l’vn d’eux, Heracleon le Megarien, respondit : C’est à faire à ceux qui cherchent si le futur du verbe βάλλω a double λ, ou qui cherchent la deriuation des comparatifs χεῖρον et βέλτιον, et des superlatifs χεῖριστον et βέλτιστον, qu’il faut rider le front s’entretenant de leur science : mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoustumé d’esgayer et resiouïr ceux qui les traiclent, non les renfroigner et contrister.

Deprendas animi tormenta latentis in ægro
Corpore, deprendas et gaudia, sumit vtrumque
Inde habitum faciès.


L’ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps : elle doit faire luyre iusqucs au dehors son repos, et son aise : doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’vne gratieuse fierté, d’vn maintien actif, et allaigre, et d’vne contenance contante et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est vue esiouissance constante : son estât est comme des choses au dessus de la lune, tousiours serein. C’est Baroco et Baralipton, qui rendent leurs supposts ainsi crotez et enfumez ; ce n’est pas elle, ils ne la cognoissent que par ouyr dire. Comment ? elle faict estât de sereiner les tempestes de l’ame, et d’apprendre la faim et les fiebures à rire : non par quelques Epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but, la vertu : qui n’est pas, comme dit l’eschole, plantée à la teste d’vn mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent au rebours, logée dans vne belle plaine fertile et fleurissante : d’où elle void bien souz soy toutes choses ; mais si peut on y arriuer, qui en sçait l’addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnées, et doux fleurantes ; plaisamment, et d’vne pante facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n’auoir hanté cette vertu suprême, belle, triumphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte, et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes : ils sont allez selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur vn rocher à l’escart, emmy des ronces : fantosme à estonner les gents.Mon gouuerneur qui cognoist deuoir remplir la volonté de son disciple, autaat ou plus d’affection, que de reuerence cnuers la vertu, luy sçaura dire, que les poètes suiuent les humeurs communes : et luy faire toucher au doigt, que les Dieux ont mis plustost la sueur aux aduenues des cabinetz de Venus que de Pallas. Et quand il commencera de se sentir, luy présentant Bradamant ou Angélique, pour maistresse à ioüir : et d’vne beauté naïue, actiue, généreuse, non hommasse, mais virile, au prix d’vne beauté molle, affettée, délicate, artificielle ; l’vne trauestie en garçon, coiffée d’vn morrion luisant : l’autre vestue en garce, coiffée d’vn attiffet emperlé : il iugera masle son amour mesme, s’il choisit tout diuersement à cet efféminé pasteur de Phrygie.

Il sera affectionné à son prince, prêt à le servir avec le plus entier dévouement, pour le bien public, mais ne recherchera pas d’emploi à la cour. — Si son gouverneur a de mon caractère, il lui inspirera la volonté de servir son prince avec la loyauté la plus absolue, de lui porter la plus vive affection et d’être prêt à affronter tous les périls pour son service ; mais il le détournera de s’attacher à lui autrement que par devoir public. Contracter vis-à-vis de lui des obligations particulières présente, entre divers autres inconvénients qui portent atteinte à notre liberté, celui de faire que le langage d’un homme au service d’un autre, subventionné par lui, est ou moins entier et moins libre, ou entaché d’imprudence ou d’ingratitude. Un vrai courtisan n’a ni le droit, ni la volonté de dire et de penser autrement qu’en bien d’un maître qui, parmi tant de milliers d’autres de ses sujets, l’a choisi, pourvoit à son entretien et l’élève de ses propres mains. Par la force même des choses, cette faveur, les avantages qu’il en retire, l’éblouissent et corrompent sa franchise ; aussi, dans un état, voit-on communément le langage de ces gens sur ce qui concerne la cour et le prince, différer de celui de tous autres et en général être peu digne de foi.

On lui inspirera la sincérité dans les discussions ; il prêtera attention à tout, s’enquerra de tout. — Que sa conscience et sa vertu soient manifestes dans ses paroles et qu’il n’ait jamais que la raison pour[5] guide. On lui fera entendre que confesser une erreur qu’il peut avoir commise dans ses propos, alors même qu’il ait été le seul a s’en apercevoir, est une preuve de jugement et de sincérité, principales qualités qu’il doit rechercher. S’opiniâtrer et contester quand même, sont des défauts fréquents qui sont surtout le propre d’âmes peu élevées ; se raviser et se corriger, abandonner au cours même de la discussion une manière de voir qui vous semble mauvaise, sont des qualités qui se rencontrent rarement, indices d’une âme forte, véritablement empreinte de philosophie.

On l’avertira de prêter attention à tout, quand il est en société ; car je constate que, très communément, les premières places sont souvent occupées par les moins capables et que les faveurs de la fortune ne vont que rarement à qui les mérite ; je vois fréquemment que, tandis qu’au haut bout de la table on passe son temps à s’entretenir de la beauté d’une tapisserie ou du goût que peut avoir le malvoisie, à l’autre bout se produisent de nombreux traits d’esprit qui se trouvent perdus. Il sondera la portée de chacun ; quiconque, bouvier, maçon, passant, est à faire causer ; tous, suivant ce qu’ils font d’habitude, peuvent nous révéler des choses intéressantes, car tout sert dans un ménage. Même les sottises et les faiblesses d’autrui concourent à notre instruction ; à observer les grâces et les façons de chacun, il sera conduit à imiter les bonnes et mépriser les mauvaises.

Qu’on lui suggère le goût de s’enquérir de toutes choses, curiosité qui n’a rien que de louable ; qu’il regarde tout ce qui, autour de lui, peut présenter quelque particularité : un édifice, une fontaine, un homme, une localité où s’est jadis livrée une bataille, où ont passé César ou Charlemagne ; « quelle terre est engourdie par le froid, quelle autre est brûlée par le soleil ; quel vent favorable pousse les vaisseaux en Italie (Properce) ». Qu’il s’enquière des mœurs, des ressources, des alliances de tel ou tel prince, ce sont là autant de sujets très intéressants à apprendre, très utiles à savoir.

L’étude de l’histoire faite avec discernement est de première importance ; supériorité de Plutarque comme historien. — Dans cette pratique des hommes, je comprends aussi, c’est même celle qui offre le plus d’importance, la fréquentation de ceux qui ne vivent plus que par les souvenirs que les livres nous en ont conservés. Par l’histoire, il entrera en communication avec ces grands hommes des meilleurs siècles. C’est là une étude vaine pour qui la tient pour telle, mais c’est aussi, pour qui le veut, une étude dont nous pouvons retirer un fruit[6] inestimable ; c’est la seule étude, dit Platon, que les Lacédémoniens admettaient. Quel profit ne lui procurera-t-elle pas, par la lecture des vies des hommes illustres de Plutarque, maintenant que cet auteur a été mis à notre portée ? Mais, pour cela, que le guide que j’ai donné à cet enfant, se souvienne du but qu’il doit poursuivre, et qu’il ne fixe pas tant l’attention de son disciple sur la date de la ruine de Carthage que sur les manières de faire d’Annibal et de Scipion ; l’endroit où est mort Marcellus importe moins que ce fait que, s’il n’eût manqué à son devoir, il ne serait pas venu mourir là. Qu’il ne lui apprenne pas tant les faits qu’à les apprécier. C’est à mon sens, de toutes les branches auxquelles s’appliquent nos esprits, celle où nous en agissons dans la mesure la plus diverse. J’ai lu dans Tite-Live cent choses que d’autres n’y ont pas lues, et Plutarque y en a lu cent autres que je n’ai pas vues moi-même et peut-être d’autres que celles que l’auteur y a mises ; les uns l’étudient comme ils feraient d’un grammairien ; pour d’autres, c’est un philosophe qui analyse et met à jour les parties de notre nature les plus difficiles à pénétrer. — Il y a, dans Plutarque, beaucoup de passages assez étendus méritant d’être sus ; sous ce rapport, je le considère comme un maître en son genre. Mais, en dehors de ces sujets qu’il a traités avec plus ou moins de détails, il y en a mille autres qu’il n’a fait qu’effleurer ; il nous indique simplement du doigt où nous pouvons aller, si cela nous plaît ; quelquefois il se contente d’une allusion qu’on trouve incidemment au cours de la narration palpitante d’un fait autre. Il faut les en extraire et les mettre en lumière ; tel ce mot qui est de lui : « Les peuples de l’Asie eurent toujours un maître, parce qu’il est une syllabe qu’ils ne surent jamais prononcer, la syllabe « non » ; mot qui, peut-être, a inspiré à La Boétie et lui a fourni l’occasion d’écrire son ouvrage sur la Servitude volontaire. Même quand il cite une parole, un acte de peu d’importance de la vie d’un homme, cela nous vaut parfois des réflexions que le sujet ne semblait pas devoir amener. Il est dommage que les gens qui possèdent une si puissante intelligence aiment tant la brièveté ; sans doute, leur réputation y gagne, mais nous-mêmes y perdons. Plutarque préfère que nous louions en lui son jugement plutôt que son savoir ; que nous regrettions qu’il ne se soit pas étendu davantage, plutôt que de nous fatiguer par trop de prolixité ; il savait que même lorsqu’on traite des sujets bons par eux-mêmes, il peut arriver d’en trop dire. C’est justement là le reproche qu’adressait Alexandridas à quelqu’un qui disait aux Éphores d’excellentes choses, mais les disait trop longuement : « Ô étranger, tu dis bien ce qu’il faut, mais tu le dis autrement qu’il le faudrait. » Ceux qui ont le corps grêle, le grossissent en rembourrant les vêtements qui les couvrent ; ceux traitant un sujet simple par lui-même, l’enflent souvent démesurément par leurs paroles.

La fréquentation du monde contribue beaucoup à nous former le jugement. — La fréquentation du monde est d’un effet merveilleux pour éclairer notre jugement ; car nous vivons tous étreints et renfermés en nous-mêmes, notre vue ne s’étend pas au delà de la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était ; il ne dit pas d’Athènes, mais répondit : du monde. Pour lui, dont l’intelligence vaste et remplie plus qu’aucune autre, embrassait l’univers comme d’autres font de leur cité, sa société, l’objet de ses affections, c’était le genre humain ; c’est à lui qu’il reportait tout ce qu’il savait ; sa pensée rayonnait au loin, tandis que nous, nous ne regardons jamais qu’à nos pieds. Quand la vigne gèle dans mon village, le prêtre en conclut que la colère divine menace l’humanité entière, et il croit déjà que les Cannibales en ont la pépie ; pour lui, ce petit accident atteint tout l’univers. À voir nos guerres civiles, qui ne va criant que le monde se détraque et que le jour du jugement dernier est proche ? On ne réfléchit pas que plusieurs fois il s’est déjà vu pire, et que, pendant que nous nous désolons, les dix mille autres parties de l’univers ont quand même du bon temps et en jouissent ; pour moi, à voir jusqu’où vont, en ce moment chez nous, la licence et l’impunité, j’admire combien ces guerres sont bénignes et peu actives. Lorsqu’il grêle sur nos têtes, tout notre hémisphère nous semble en proie à l’orage et à la tempête. Ce Savoyard ne disait-il pas : « Si ce sot de roi de France avait bien su conduire sa barque, il était homme à devenir maître d’hôtel de notre duc ! » En son imagination, notre homme ne concevait rien au-dessus de son maître ; à notre insu, nous sommes tous dans la même erreur, et cette erreur a de grandes et fâcheuses conséquences. Celui qui, comme dans un tableau, se représente la grande image de la nature notre mère dans la plénitude de sa majesté ; qui lit sur son visage ses formes infinies, variant sans cesse ; qui y voit non son infime personne, mais un royaume entier, y tenir à peine la place d’un trait tracé avec une pointe d’aiguille effilée, celui-là seul estime les choses à leur vraie grandeur.

Le monde doit être notre livre d’étude de prédilection. — Ce monde si grand, que certains étendent encore, en distinguant des espèces dans chaque genre, est le miroir où il faut nous regarder pour nous bien connaître ; j’en fais, en somme, le livre de mon écolier. L’infinie diversité des mœurs, des sectes, des jugements, des opinions, des lois, des coutumes nous apprend à apprécier sainement les nôtres, nous montre les imperfections et la faiblesse naturelle de notre jugement et constitue un sérieux apprentissage. Tant d’agitations dans les états, tant de changements dans les fortunes publiques, nous conduisent à ne pas considérer comme si extraordinaires ceux dont notre pays est le théâtre ; tant de noms, tant de victoires et de conquêtes ensevelis dans l’oubli, rendent ridicule l’espérance de passer à la postérité pour la prise de dix mauvais soldats et d’un poulailler connu seulement de ceux témoins de sa chute. — Le faste orgueilleux qui se déploie à l’étranger dans les cérémonies, la majesté si exagérée de tant de cours et de grands, nous rendront plus sceptiques et permettront à notre vue de soutenir l’éclat de ce qui se passe chez nous sans en être ébloui. — Tant de milliards d’hommes nous ont précédés dans la tombe, que ce nous est un grand encouragement à ne pas craindre d’aller rejoindre si bonne compagnie dans l’autre monde, et ainsi du reste. — C’est ce qui faisait dire à Pythagore que notre vie ressemble à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques : les uns s’exercent pour y figurer avec honneur, les autres y apportent des marchandises en vue d’une vente fructueuse ; tandis qu’il en est, et ce ne sont pas ceux qui prennent le plus mauvais parti, qui ne se proposent rien[7] autre, que d’observer le pourquoi et le comment de chaque chose, ils se font spectateurs de la vie des autres pour en juger et régler la leur en conséquence.

C’est la philosophie qui sert à diriger notre vie, qui doit tout d’abord être enseignée à l’homme quand il est jeune. — Aux exemples pourront toujours s’adapter d’une façon rationnelle les raisonnements les plus péremptoires de la philosophie, dont toutes les actions humaines doivent toujours s’inspirer comme de leur règle. On dira à l’enfant : « ce qu’il est permis de désirer ; ce à quoi sert l’argent ; dans quelle large mesure on doit se dévouer à la patrie et à la famille ; ce que Dieu a voulu que l’homme fût sur la terre et quel rang il lui a assigné dans la société ; ce que nous sommes et dans quel dessein nous existons (Perse) » ; ce que c’est que savoir et ignorer, qui doit être le but de nos études ; ce que c’est que la vaillance, la tempérance, la justice ; ce qu’il y a à dire sur l’ambition et l’avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quels signes se reconnaît un contentement de soi-même vrai et durable ; jusqu’à quel point il faut craindre la mort, la douleur et la honte : « comment nous devons éviter et supporter les peines (Virgile) » ; quels mobiles nous font agir et comment satisfaire à tant d’impulsions diverses ; car il me semble que les premiers raisonnements dont on doive pénétrer son esprit, sont ceux qui doivent servir de règles à ses mœurs, à son bon sens, qui lui apprendront à se connaître, à savoir bien vivre et bien mourir.

Parmi les arts libéraux, commençons par celui-ci qui nous fait libres ; tous concourent, à la vérité, d’une manière quelconque à notre instruction et à la satisfaction de nos besoins, comme, du reste, toutes choses dans une certaine mesure ; entre tous, il doit passer en première ligne, ayant sur notre vie l’influence la plus directe et servant à la diriger. Si nous savions restreindre les besoins de notre existence dans de justes limites, telles que la nature nous les trace, nous constaterions que la majeure partie dans chaque science en cours est sans application pour nous, et que même dans ce qui, en elles, nous importe, se trouvent des parties superflues et des points obscurs dont nous ferions mieux de ne pas nous occuper, bornant nos études, suivant ce que nous enseigne Socrate, à ce qu’elles ont d’utile : « Ose être sage et sois-le ; celui qui diffère pour régler sa conduite, ressemble à ce voyageur naïf qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau soit écoulée ; pendant ce temps, le fleuve coule toujours et coulera éternellement (Horace). »

Avant d’observer le cours des astres, il doit observer ses propres penchants et s’attacher à les régler. — C’est une grande simplicité que d’apprendre à nos enfants : « quelle est l’influence attachée aux Poissons, au signe enflammé du Lion ou à celui du Capricorne qui se baigne dans la mer d’Hespérie (Properce) », la science des astres, le mouvement de la sphère céleste, avant de leur enseigner leurs propres penchants et les moyens de les régler. « Que m’importe à moi les Pléiades ! Que m’importe la constellation du Bouvier (Anacréon) ! » — Anaximène de Milet écrivait à Pythagore, alors que les rois de Perse faisaient des préparatifs de guerre contre son pays : « Quel goût puis-je avoir à m’amuser à étudier les secrets des étoiles, quand j’ai toujours présente devant les yeux la mort ou la servitude ? » Chacun doit se dire de même : « Constamment en butte à l’ambition, à l’avarice, à la témérité, à la superstition, ayant encore en moi bien d’autres ennemis de moi-même, qu’ai-je à me préoccuper des lois qui président au mouvement des mondes ? »

Il pourra ensuite se livrer aux autres sciences, les scrutant à fond, au lieu de se borner à n’en apprendre que quelques définitions vides de sens. — Après qu’on lui aura appris ce qui sert à le rendre plus raisonnable et meilleur, on l’entretiendra de ce que sont la logique, la physique, la géométrie, la rhétorique ; et son jugement étant déjà formé, il viendra promptement à bout de celle de ces sciences sur laquelle aura porté son choix. Les leçons se donneront tantôt dans des entretiens, tantôt en étudiant dans des livres ; tantôt son gouverneur lui mettra entre les mains les ouvrages les plus appropriés à l’étude qu’il poursuit, tantôt il lui en fera l’analyse et lui en expliquera les parties essentielles dans leurs moindres détails. Si, par lui-même, ce gouverneur n’était pas assez familiarisé avec ces livres pour, en vue du plan qu’il a conçu, y puiser tous les précieux enseignements qui s’y trouvent, on pourra lui adjoindre quelques hommes de lettres qui, chaque fois que besoin en sera, lui fourniraient les matières à distribuer et faire absorber à son nourrisson. Cet enseignement ainsi donné sera plus aisé et plus naturel que la méthode préconisée par Gaza, personne ne le contestera. Ce dernier émet trop de préceptes hérissés de difficultés et peu compréhensibles ; il emploie des mots sonores et vides de sens, qu’on ne peut saisir et qui n’éveillent aucune idée dans l’esprit ; dans notre mode, l’âme trouve où s’attacher[8] et se nourrir ; le fruit que l’enfant en retirera sera, sans comparaison, beaucoup plus grand et arrivera plus tôt à maturité.

La philosophie, dégagée de l’esprit de discussion et des minuties qui la discréditent trop souvent, loin d’être sévère et triste, est d’une étude agréable. — Il est bien singulier qu’en notre siècle, nous en soyons arrivés à ce que la philosophie soit, même pour les gens intelligents, une chose vaine et fantastique, sans usage comme sans valeur, aussi bien dans l’opinion publique que de fait. Je crois que cela tient aux raisonnements captieux et embrouillés dont foisonnent ses préludes. On a grand tort de la peindre aux enfants comme inaccessible, sous un aspect renfrogné, sévère, terrible. Qui donc l’a ainsi affublée de ce masque qui, contrairement à ce qui est, lui donne cette mine pâle et hideuse ? Il n’est rien de plus gai, de plus gaillard, de plus enjoué, et peu s’en faut que je ne dise de plus folâtre ; elle ne prêche que fête et bon temps ; une mine triste et transie est un signe manifeste que ce n’est pas là qu’elle réside. — Démétrius le grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes plusieurs philosophes assis ensemble, leur dit : « Ou je me trompe, ou à voir vos attitudes si paisibles et si gaies, vous ne devez guère être en sérieuse conversation les uns avec les autres. » L’un d’eux, Héracléon de Mégare, lui répondit : « C’est à ceux qui cherchent si tel mot prend deux l, ou d’où dérivent tels comparatifs et tels superlatifs, que surviennent prématurément des rides, en s’entretenant de leur science favorite. Pour ce qui est des études philosophiques, loin de renfrogner et de contrister ceux qui s’y adonnent, elles ont pour effet de les égayer et de les réjouir ». « Tu peux reconnaître au visage qui les reflète également, et les tourments de l’âme et ses joies intimes (Juvénal). » — L’âme en laquelle loge la philosophie, fait participer le corps à la santé dont elle jouit ; son repos et son bien-être sont manifestes en dehors d’elle ; elle sert de moule à son enveloppe corporelle qui, par ce fait, parée d’une gracieuse fierté, présente un maintien révélant l’activité et la gaîté, une contenance satisfaite respirant la bonté. Le signe le plus caractéristique de la sagesse, c’est une félicité continue ; le sage est constamment dans la plus parfaite sérénité ; on pourrait presque dire qu’il plane au-dessus des nuages ; ce sont ces discussions interminables des scolastiques sur le Baroco et le Baralipton, qui rendent leurs adeptes si revêches et si ridicules ; ce n’est pas la philosophie, ces gens-là ne la connaissent que par ouï dire. Comment en serait-il autrement ? puisqu’elle a pour objet d’apaiser les tempêtes de l’âme, d’apprendre à nous rire de la faim et de la fièvre, non par des hypothèses n’existant que dans notre imagination, mais par des raisons naturelles et palpables. La sagesse a pour but la vertu, laquelle n’habite pas, comme on l’enseigne dans les écoles, au haut d’un mont escarpé, aux pentes abruptes et inaccessibles ; ceux qui l’ont approchée l’estiment, au contraire, résidant en un vallon fertile et fleuri, d’où elle voit nettement toutes choses au-dessous d’elle ; celui qui sait où la trouver, peut y arriver agréablement par des routes ombragées, gazonnées, exhalant des odeurs agréables, ne présentant que des pentes douces et faciles, telles que peut être celle qui conduit aux cieux. Faute de n’avoir pas frayé avec cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse autant que courageuse, ennemie déclarée et irréconciliable de la mauvaise humeur, du déplaisir, de la crainte et de la contrainte, qui a pour guide la nature et pour compagnons le bonheur et la volupté, ceux qui ne la connaissent pas, ont été conduits, dans leur ignorance, à la supposer triste, querelleuse, chagrine, rancunière et de mauvaise mine, et, ainsi sottement travestie, à la placer, environnée de ronces, sur un roc à l’écart, à en faire un fantôme à effrayer les gens.

Mon gouverneur, qui sait qu’il a pour devoir d’inspirer à son disciple autant et même plus d’affection que de respect envers la vertu, saura lui dire que les poètes partagent à cet égard les idées communes ; il lui fera toucher du doigt que les dieux ont rendu plus pénibles les approches des demeures de Venus que celles de Pallas. Et quand, atteignant l’âge de puberté, notre adolescent commencera à se sentir, le mettant en présence de Bradamante ou d’Angélique s’offrant à lui pour maîtresses : celle-là d’une beauté n’ayant rien qui ne soit naturel, active, généreuse, vigoureuse sans être hommasse ; celle-ci belle aussi, mais molle, affectée, délicate, usant d’artifice pour rehausser ses charmes ; la première travestie en garçon, coiffée d’un casque brillant ; l’autre vêtue comme une jeune fille, avec une coiffure haute parée de perles, il jugera que son amour même témoigne de sa mâle éducation si son choix est tout l’opposé de celui de cet efféminé berger de Phrygie.

Il luy fera cette nouuelle leçon, que le prix et hauteur de la vraye vertu, est en la facilité, vtilité et plaisir de son exercice : si esloigné de difficulté, que les enfans y peuuent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le règlement c’est son vtil, non pas la force. Socrates son premier mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïueté et aisance de son progrés. C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant iustes, elle les rend seurs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en appétit. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise enuers ceux qu’elle nous laisse : et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature : et iusques à la satiété, sinon iusques à la lasseté ; maternellement : si d’aduenture nous ne voulons dire, que le régime, qui arreste le beuueur auant l’yuresse, le mangeur auant la crudité, le paillard auant la pelade, soit ennemy de noz plaisirs. Si la fortune commune luy faut, elle luy eschappe ; ou elle s’en passe, et s’en forge vne autre toute sienne : non plus flottante et roulante : elle sçait estre riche, et puissante, et sçauante, et coucher en des matelats musquez. Elle aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est sçauoir vser de ces biens là regléement, et les sçauoir perdre constamment : office bien plus noble qu’aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme : et y peut-on iustement attacher ces escueils, ces haliers, et ces monstres.Si ce disciple se rencontre de si diuerse condition, qu’il aime mieux ouyr vne fable, que la narration d’vn beau voyage, ou vn sage propos, quand il l’entendra. Qui au son du tabourin, qui arme la ieune ardeur de ses compagnons, se destourne à vn autre, qui l’appelle au ieu des batteleurs. Qui par souhait ne trouue plus plaisant et plus doux, reuenir poudreux et victorieux d’un combat, que de la paulme ou du bal, auec le prix de cet exercice : ie n’y trouue autre remède, sinon qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville : fust il fils d’vn Duc : suiuant le précepte de Platon, qu’il faut colloquer les enfans, non selon les facultez de leur père, mais selon les facultez de leur ame.Puis que la Philosophie est celle qui nous instruict à viure, et que l’enfance y a sa leçon, comme les autres aages, pourquoy ne la luy communique lon ?

Vdum et molle lutum est, nunc nunc properandus, et acri
Fingendus sine fine rota.


On nous apprent à viure, quand la vie est passée. Cent escoliers ont pris la verolle auant que d’estre arriuez à leur leçon d’Aristote de la tempérance. Cicero disoit, que quand il viuroit la vie de deux hommes, il ne prendroit pas le loisir d’estudier les Poètes Lyriques. Et ie trouue ces ergotistes plus tristement encores inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé : il ne doit au paidagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie : le demeurant est deu à l’action. Employons vn temps si court aux instructions nécessaires. Ce sont abus, ostez toutes ces subtilitez espineuses de la Dialectique, dequoy nostre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la philosophie, sçachez les choisir et traitter à point, ils sont plus aisez à conceuoir qu’vn conte de Boccace. Vn enfant en est capable au partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou escrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude.Ie suis de l’aduis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de Géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes, touchant la vaillance, proüesse, la magnanimité et tempérance, et l’asseurance de ne rien craindre : et auec cette munition, il l’enuoya encores enfant subiuguer l’empire du monde à tout 30000. hommes de pied, 4000. cheuaulx, et quarante deux mille escuz seulement. Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honoroit bien, et loüoit leur excellence et gentilesse, mais pour plaisir qu’il y prist, il n’estoit pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer.

Petite hinc iuuenésque senésque
Finem animo certum, miserique viatica canis.


C’est ce que disoit Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus : Ny le plus ieune refuie à philosopher, ny le plus vieil s’y lasse. Qui fait autrement, il semble dire, ou qu’il n’est pas encores saison d’heureusement viure : ou qu’il n’en est plus saison. Pour tout cecy, ie ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon, ie ne veux pas qu’on l’abandonne à la colère et humeur melancholique d’vn furieux maistre d’escole : ie ne veux pas corrompre son esprit, à le tenir à la géhenne et au trauail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par iour, comme vn portefaiz. Ny ne trouueroys bon, quand par quelque complcxion solitaire et melancholique, on le verroit adonné d’vne application trop indiscrette à l’estude des liures, qu’on la luy nourrist. Cela les rend ineptes à la conuersation ciuile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay-ie veu de mon temps, d’hommes abestis, par téméraire auidité de science ? Carneades s’en trouua si affollé, qu’il n’eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ny ne veux gaster ses meurs généreuses par l’inciuilité et barbarie d’autruy. La sagesse Françoise a este anciennement en prouerbe, pour vne sagesse qui prenoit de bon’heure, et n’auoit gueres de tenue. À la vérité nous voyons encores qu’il n’est rien si gentil que les petits enfans en France : mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on en a conceuë, et hommes l’aicts, on n’y voit aucune excellence. I’ay ouy tenir à gens d’entendement, que ces collèges où on les enuoie, dequoy ils ont foison, les abrutissent ainsin.Au nostre, vn cabinet, vn iardin, la table, et le lict, la solitude, la compagnie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront vues : toutes places luy seront estude : car la philosophie, qui, comme formatrice des iugements et des meurs, sera sa principale leçon, a ce priuilege, de se mesler par tout. Isocrates l’orateur estant prié en vn festin de parler de son art, chacun trouue qu’il eut raison de respondre : Il n’est pas maintenant temps, de ce ie sçay faire, et ce dequoy il est maintenant temps, ie ne le sçay pas faire. Car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique, à vne compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, ce seroit vn meslange de trop mauuais accord. Et autant en pourroit-on dire de toutes les autres sciences. Mais quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l’homme et de ses deuoirs et offices, c’a esté le iugement commun de tous les sages, que pour la douceur de sa conuersation, elle ne deuoit estre refusée, ny aux festins, ny aux ieux. Et Platon l’ayant inuitée à son conuiue, nous voyons comme elle entretient l’assistence d’vne façon molle, et accommodée au temps et au lieu, quoy que ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires.

Æquè pauperibus prodest, locupletibus æquè.
Et neglecta æquè pueris senibusque nocebit.

Ainsi sans doubte il choumera moins, que les autres. Mais comme les pas que nous employons à nous promener dans vne galerie, quoy qu’il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que nous mettons à quelque chemin dessigné : aussi nostre leçon se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes noz actions, se coulera sans se faire sentir. Les ieux mesmes et les exercices seront vue bonne partie de l’estude : la course, la lucte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des cheuaux et des armes. Ie veux que la bien-seance extérieure, et l’entre-gent, et la disposition de la personne se façonne quant et quant l’ame. Ce n’est pas vne ame, ce n’est pas vn corps qu’on dresse, c’est vn homme, il n’en faut pas faire à deux. Et comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l’vn sans l’autre, mais les conduire également, comme vne couple de cheuaux attelez à mesme timon. Et à l’oüir semble il pas prester plus de temps et de solicitude, aux exercices du corps : et estimer que l’esprit s’en exerce quant et quant, et non au contraire ?Au demeurant, cette institution se doit conduire par vne seuere douceur, non comme il se fait. Au lieu de conuier les enfans aux lettres, on ne leur présente à la vérité, qu’horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force ; il n’est rien à mon aduis qui abâtardisse et estourdisse si fort vne nature bien née. Si vous auez enuie qu’il craigne la honte et le chastiement, ne l’y endurcissez pas. Endurcissez le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hazards qu’il luy faut mespriser. Ostez luy toute mollesse et délicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire : accoustumez le à tout : que ce ne soit pas vn beau garçon et dameret, mais vn garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieil, i’ay tousiours creu et iugé de mesme. Mais entre autres choses, cette police de la plus part de noz collèges, m’a tousiours despleu. On eust failly à l’aduenture moins dommageablement, s’inclinant vers l’indulgence. C’est vne vraye geaule de ieunesse captiue. On la rend desbauchée, l’en punissant auant qu’elle le soit. Arriuez y sur le point de leur office ; vous n’oyez que cris, et d’enfans suppliciez, et de maistres enyurez en leur cholere. Quelle manière, pour esueiller l’appétit enuers leur leçon, à ces tendres âmes, et craintiues, de les y guider d’vne troigne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme. Ioint ce que Quintilian en a très-bien remarqué, que cette impérieuse authorité, tire des suittes périlleuses : et nommément à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes seroient plus décemment ionchées de fleurs et de feuillées, que de tronçons d’osiers sanglants ? I’y feroy pourtraire la ioye, l’allégresse, et Flora, et les Grâces : comme fit en son eschole le philosophe Speusippus. Où est leur profit, que là fust aussi leur esbat. On doit ensucrer les viandes salubres à l’enfant : et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C’est merueille combien Platon se montre soigneux en ses loix, de la gayeté et passetemps de la ieunesse de sa cité : et combien il s’arreste à leurs courses, ieux, chansons, saults et danses : desquelles il dit, que l’antiquité a donné la conduitte et le patronnage aux Dieux mesmes, Apollon, aux Muses et Minerue. Il s’estend à mille préceptes pour ses gymnases. Pour les sciences lettrées, il s’y amuse fort peu : et semble ne recommander particulièrement la poésie, que pour la musique.Toute estrangeté et particularité en noz mœurs et conditions est euitable, comme ennemie de société. Qui ne s’estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d’hostel d’Alexandre, qui suoit à l’ombre, et trembloit au soleil ? l’en ay veu fuir la senteur des pommes, plus que les harquebuzades ; d’autres s’effrayer pour vue souris : d’autres rendre la gorge à voir de la cresme : d’autres à voir brasser vn lict de plume : comme Germanicus ne pouuoit souffrir ny la veuë ny le chant des cocqs. Il y peut auoir à l’aduanture à cela quelque propriété occulte, mais on l’esteindroit, à mon aduis, qui s’y prendroit de bon’heure. L’institution a gaigné cela sur moy, il est vray que ce n’a point esté sans quelque soing, que sauf la bière, mon appétit est accommodable indifféremment à toutes choses, dequoy on se paist.Le corps est encore souple, on le doit à cette cause plier à toutes façons et coustumes : et pourueu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté soubs boucle, qu’on rende hardiment vn ieune homme commode à toutes nations et compagnies, voire au desreglement et aux excès, si besoing est. Son exercitation suiue l’vsage. Qu’il puisse faire toutes choses, et n’ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne trouuent pas louable en Callisthenes, d’auoir perdu la bonne grâce du grand Alexandre son maistre, pour n’auoir voulu boire d’autant à luy. Il rira, il follastrera, il se desbauchera auec son Prince. Ie veux qu’en la desbauche mesme, il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons, et qu’il ne laisse à faire le mal, ny à faute de force ny de science, mais à faute de volonté. Multum interest, vtrum peccare quis nolit, aut nesciat. Ie pensois faire honneur à vn Seigneur aussi eslongné de ces debordemens, qu’il en soif en France, de m’enquerir à luy en bonne compagnie, combien de l’ois en sa vie il s’estoit enyuré, pour la necessité des affaires du Roy en Allemaigne : il le print de cette façon, et me respondit que c’estoit trois fois, lesquelles il recita. I’en sçay, qui à faute de cette faculté, se sont mis en grand peine, ayans à pratiquer cette nation. I’ay sonnent remarqué auec grande admiration la merueilleuse nature d’Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diuerses, sans interest de sa santé ; surpassant tantost la sumptuosité et pompe Persienne, tantost l’austérité et frugalité Lacedemonienne ; autant reformé en Sparte, comme voluptueux en Ionie.

Omnis Aristippum decuit color, et status et res.


Tel voudrois-ie former mon disciple,

Quem duplici panno patientia velat,
Mirabor, vit via si conuersa decebit,
Personamque feret non inconcinnus vtramque.

Voicy mes leçons : Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui les sçait. Si vous le voyez, vous l’oyez : si vous l’oyez, vous le voyez. Ia à Dieu ne plaise, dit quelqu’vn en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses, et traitter les arts. Hanc amplissimam omnium artium bene viuendi disciplinam, vita magis quàm literis persequuti sunt. Léon Prince des Phliasiens, s’enquerant à Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisoit profession : Ie ne sçay, dit-il, ny art, ny science : mais ie suis Philosophe. On reprochoit à Diogenes, comment, estant ignorant, il se mesloit de la Philosophie : Ie m’en mesle, dit-il, d’autant mieux à propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque liure : Vous estes plaisant, luy respondit il : vous choisisses les figues vrayes et naturelles, non peintes : que ne choisissez vous aussi les exercitations naturelles, vrayes, et non escrites ?Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. Il la répétera en ses actions. On verra s’il y a de la prudence en ses entreprises : s’il y a de la bonté, de la iustice en ses deportements : s’il a du iugement et de la grâce en son parler : de la vigueur en ses maladies : de la modestie en ses ieux : de la tempérance en ses voluptez : de l’ordre en son œconomie : de l’indifférence en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet : quique obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours, est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à vn qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes gens ; que c’estoit parce qu’ils les vouloient accoustumer aux faits, non pas aux parolles. Comparez au bout de 15. ou 16. ans, à cettuy-cy, vn de ces latineurs de collège, qui aura mis autant de temps à n’apprendre simplement qu’à parler. Le monde n’est que babil, et ne vis iamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu’il ne doit : toutesfois la moitié de nostre aage s’en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses, encores autant à en proportionner vn grand corps cstendu en quatre ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les sçauoir brefuemcnt mcsler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux qui en font profession expresse. Allant vn iour à Orléans, ie trouuay dans cette plaine au deçà de Clery, deux régents qui venoyent à Bourdeaux, enuiron à cinquante pas l’vn de l’autre : plus loing derrière eux, ie voyois vne trouppe, et vn maistre en teste, qui estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut : vn de mes gens s’enquit au premier de ces régents, qui estoit ce Gentil’homme qui venoit après luy : luy qui n’auoit pas veu ce train qui le suiuoit, et qui pensoit qu’on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment, Il n’est pas Gentil’homme, c’est vn grammairien, et ie suis logicien. Or nous qui cherchons icy au rebours, de former non vn grammairien ou logicien, mais vn Gentil’homme, laissons les abuser de leur loisir : nous auons affaire ailleurs.

La vertu est la source de tous les plaisirs de l’homme, parce qu’elle les légitime et les modère. — Il lui fera cette leçon d’un nouveau genre : Que la récompense et la grandeur de la véritable vertu, sont dans la facilité, l’utilité et le plaisir que sa pratique nous offre ; qu’elle présente si peu de difficulté que les enfants comme les hommes, les gens simples comme ceux à l’esprit subtil peuvent s’y adonner. Elle agit par la modération et non par la force. Socrate, son adepte favori, de parti pris ne cherche pas à l’imposer ; il ne compte pour la faire pénétrer que sur sa simplicité naturelle et la satisfaction qu’elle procure. Elle est la source de tous les plaisirs humains ; en les rendant légitimes, elle nous préserve de toute déception et les purifie ; en les modérant, elle leur conserve leur attrait et nous tient en appétit ; par la privation de ceux qu’elle nous interdit, elle nous fait désirer plus vivement ceux qu’elle nous conserve ; elle autorise largement tous ceux qui importent à la nature et, en bonne mère, elle les admet jusqu’à la satiété, mais non jusqu’à la lassitude, car jamais la modération qui arrête le buveur avant qu’il ne soit ivre, le mangeur avant qu’il n’éprouve une indigestion, le débauché avant qu’il ne soit épuisé, n’a passé pour l’ennemie de nos plaisirs. Si la fortune, telle qu’on la comprend d’ordinaire, fait défaut à la vertu ou lui échappe, elle s’en passe et s’en crée une autre qui n’appartient qu’à elle, qui est stable et non plus ni flottante ni roulante. La vertu sait être riche, puissante, savante ; elle couche aussi à l’occasion sur des lits imprégnés de parfums ; elle aime la vie, la beauté, la gloire, la santé ; mais sa fonction propre et qui lui est spéciale, c’est de savoir user de tous ces biens modérément ; et le cas échéant, de les savoir perdre et d’y être toujours préparée ; fonction bien plus noble que pénible, sans laquelle toute existence s’écoule en dehors des règles de la nature, dans l’agitation et exposée à tout ce qu’il y a de plus déraisonnable ; c’est même à cela qu’on peut à bon droit rattacher les écueils, les broussailles et les pires accidents que heurte sur sa route celui auquel elle fait défaut.

L’éducation à donner à l’enfant ne doit pas se régler d’après le rang de ses parents dans la société, mais d’après ses propres facultés. — Si notre disciple se trouve être de nature si particulière, qu’à la narration d’un beau voyage, ou à un sage entretien, il préfère, après les avoir entendus, qu’on lui eût raconté quelque fable ; qu’au lieu d’être entraîné par l’appel d’une fanfare guerrière qui surexcite l’ardeur juvénile de ses compagnons, il se détourne et se dirige vers telle autre qui le convie aux jeux des bateleurs ; si la perspective d’aller au bal, ou au jeu de paume et d’y remporter un prix, lui est plus agréable et plus douce que de revenir du champ de bataille couvert d’une noble poussière et le front ceint des lauriers de la victoire ; je ne vois d’autre remède, fût-il fils de duc, que d’en faire un pâtissier dans une de nos bonnes villes, suivant à son égard le précepte de Platon : « Qu’il faut établir les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon celles de leur âme. »

La philosophie est de tous les âges. — Puisque la philosophie est la science qui nous apprend à vivre, et que, comme les autres âges, l’enfance y a sa leçon, pourquoi ne la lui communiquerait-on pas ? « L’argile est molle et humide, vite, hâtons-nous ; et, sans perdre un instant, façonnons-la sur la roue (Perse). » On nous apprend à vivre, quand notre vie s’achève. Cent écoliers sont atteints du mal vénérien, qu’ils n’en sont pas encore arrivés à la leçon d’Aristote sur la tempérance. Cicéron disait qu’alors qu’il vivrait deux vies humaines, il ne perdrait pas son temps à étudier les poètes lyriques ; les ergoteurs de nos jours, beaucoup plus ennuyeux, sont tout aussi inutiles. Notre enfant est plus pressé encore ; il ne doit demeurer aux mains des pédagogues que jusqu’à sa quinzième ou seizième année ; passé cet âge, il se doit à l’action. Employez donc ce temps qui est si court, à lui apprendre ce qui est nécessaire ; laissez de côté ces subtilités ardues de la dialectique, qui sont sans effet favorable sur notre vie et sont abusives ; bornez-vous aux préceptes les plus simples de la philosophie, sachez les choisir et les traiter comme il convient en vue du but que vous vous proposez ; ils sont plus faciles à comprendre qu’un conte de Boccace ; un enfant, au sortir du sein de sa nourrice, est capable d’en saisir le sens, bien mieux que d’apprendre à lire et à écrire ; la philosophie a des règles pour l’homme en bas âge, comme sur son déclin.

Je pense comme Plutarque quand il dit qu’Aristote n’employa pas tant le temps de son illustre élève à lui faire composer des syllogismes ou résoudre des problèmes de géométrie, qu’à lui donner de sages principes sur la vaillance, la prouesse, la magnanimité, la tempérance et à le mettre au-dessus de toute crainte ; et, ainsi nanti, il l’envoya, encore enfant, à la conquête de l’empire du monde, n’ayant pour tout moyen d’action que 30.000 fantassins, 4.000 chevaux et 42.000 écus. Les autres arts et sciences, ajoute Plutarque, Alexandre les honorait et reconnaissait ce qu’ils avaient de bon et d’agréable ; mais le peu de plaisir qu’il y prenait ne permet guère de conclure qu’il fût porté à s’y adonner.

« Jeunes gens et vieillards, tirez de là des conclusions pour votre conduite ; faites-vous des provisions pour les rigueurs de l’hiver (Perse). » C’est cela même que dit Epicures, au début de sa lettre à Meniceus : « Si jeune qu’il soit, que nul ne se refuse à pratiquer la philosophie, et que les plus vieux ne s’en lassent pas. » Qui en agit autrement semble dire que le temps n’est pas encore venu pour lui de vivre heureux, ou que ce temps est passé. — Pour lui donner cet enseignement, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon ; je ne veux pas qu’on l’abandonne aux colères et aux mélancolies d’un maître d’école furibond ; je ne veux pas corrompre son esprit, en le tenant, comme on fait des autres, dans une sorte d’enfer, en l’astreignant au travail, comme un portefaix, pendant quatorze ou quinze heures par jour ; je ne trouverais pas bon non plus si, porté par tempérament à la solitude et à la mélancolie, et manifestant un penchant exagéré à se livrer à l’étude des livres, on l’y encourageait ; cela rend les jeunes gens impropres à prendre part aux conversations du monde et les détourne de meilleures occupations. Combien ai-je vu d’hommes de mon temps abêtis, en cherchant à acquérir plus de science qu’ils n’en étaient capables ; Carnéades en devint fou, au point qu’il ne trouvait plus le temps de soigner sa barbe et sa chevelure, ni de se faire les ongles. Je ne veux pas gâter ses généreuses dispositions par le fait du manque d’éducation et des procédés barbares d’un autre. Jadis il était proverbial que la sagesse française naissait de bonne heure, mais durait peu ; il faut reconnaître qu’encore maintenant rien n’est gentil comme, en France, nos petits enfants ; mais d’ordinaire, ils ne réalisent pas l’espérance qu’on en a conçue ; devenus hommes faits, on ne voit rien en eux de particulièrement bon ; j’ai entendu dire à des gens de jugement, que c’est de les envoyer aux collèges, dont nous avons un si grand nombre, qui les abêtit de la sorte.

Toutes les circonstances, même les jeux, prêtent à l’étude de la philosophie ; le dressage du corps chez l’enfant doit être mené de front avec celui de l’âme. — Pour notre jeune homme, un cabinet ou un jardin, la table comme le lit, la solitude comme la société, le matin et le soir seront tout un ; pour lui, toutes les heures se ressembleront ; en tous lieux, il étudiera, car la philosophie, qui sera son principal sujet d’étude, par cela même qu’elle forme le jugement et les mœurs, a ce privilège qu’elle se mêle à tout. Isocrate l’orateur étant, dans un festin, prié de parler sur son art, tout le monde trouva qu’il avait eu raison de répondre : « Ce n’est pas le moment de faire ce que je sais, et je ne sais pas faire ce qui conviendrait en ce moment » ; discourir ou encore discuter sur des sujets de rhétorique, devant une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, sont, en effet, deux choses qui ne vont point ensemble ; et on peut en dire autant de toute autre science. Seule, la philosophie, dans la partie qui traite de l’homme, de ses devoirs et de sa fonction, peut, en raison de ce que ce sujet de conversation a d’agréable et de facile, être admise dans les festins et dans les jeux, et cela de l’avis unanime de tous les sages. Platon l’a conviée à son Banquet ; nous voyons de quelle façon douce et appropriée au temps et au lieu, elle y entretient l’assistance, bien que les thèses qui s’y traitent soient d’entre celles de la plus haute portée et des plus salutaires de ce philosophe. « Elle est utile aux pauvres, elle l’est également aux riches ; les jeunes gens, comme tes vieillards, ne la négligent pas impunément (Horace). »

Il est probable que dans ces conditions, mon élève sera moins désœuvré que tous autres de son âge. Quand nous nous promenons dans une galerie, nous fatiguons moins que si nous cheminions suivant un itinéraire trois fois plus long ; un effet analogue se produit pour nos leçons qui, données comme cela se rencontre, sans que ce soit en un lieu et à un moment qui nous soient d’obligation, se trouvent mêlées à tous nos faits et gestes et se reçoivent sans même que nous nous en apercevions ; les exercices, les jeux mêmes, la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, l’équitation, l’escrime, y concourent pour une large part. — Je veux que les idées de bienséance, la façon de se conduire dans le monde, la distinction dans la tenue et les manières se prennent en même temps que l’âme se forme ; ce n’est pas d’une âme, ce n’est pas d’un corps que l’on effectue le dressage, c’est d’un homme, il ne faut pas les traiter séparément ; Platon le dit : il ne faut pas dresser l’âme sans le corps, mais bien les mener de front, comme une paire de chevaux attelés à un même char ; et à l’entendre, il semble disposé à consacrer plus de temps et de soins aux exercices corporels, estimant que l’esprit s’en exerce d’autant et que l’inverse n’a pas lieu.

L’étude doit lui être rendue attrayante, et tout procédé violent pour l’y astreindre doit être banni. — Au demeurant, cette éducation doit se faire avec douceur et fermeté, et non comme on en agit d’ordinaire, où au lieu de faire aimer aux enfants l’étude des lettres, on leur en fait un objet de dégoût et de souffrance. Laissez de côté la violence et la force ; il n’est rien, à mon avis, qui abâtardisse et étourdisse davantage une nature imbue de sentiments élevés. Si vous voulez que l’enfant redoute la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Ce à quoi il faut l’endurcir, c’est à la fatigue, au froid, au vent, au soleil et à toutes les incommodités qui peuvent survenir et qu’il doit mépriser ; amenez-le à être insensible à la mollesse, à toute délicatesse dans ses vêtements, son coucher, ses aliments, sa boisson ; accoutumez-le à tout ; faites-en, non un joli garçon efféminé, mais un garçon sain et vigoureux. Alors que j’étais enfant, plus tard homme fait, aujourd’hui que je suis vieux, j’ai constamment pensé et agi ainsi sur ce point : la discipline rigoureuse de la plupart de nos collèges, entre autres, m’a surtout toujours déplu ; en inclinant davantage vers l’indulgence, l’erreur eût été bien moins préjudiciable. C’est dans de vraies prisons que l’on détient la jeunesse ; elles la portent à la débauche, en l’en punissant, avant qu’elle en soit arrivée là. Allez-y au moment où l’école est ouverte, vous n’entendez que cris, vous ne voyez qu’enfants martyrisés et maîtres ne se contenant pas de colère. Quelle manière de rendre ces leçons attrayantes à ces âmes tendres et craintives que de les leur donner avec une mine rébarbative et le fouet en main ! Quel injuste et mauvais procédé ! sans compter, comme le fait très bien remarquer Quintilien, qu’une autorité qui s’exerce d’une façon aussi tyrannique, a les plus fâcheuses conséquences, en particulier par les châtiments qu’elle emploie. Combien ne conviendrait-il pas mieux que les classes fussent jonchées de fleurs et de verdure, plutôt que des débris de verge ensanglantés ! je voudrais qu’elles soient tapissées d’images représentant la Joie, l’Allégresse, Flore et les Grâces, comme fît en son école le philosophe Speusippe. Là où ils travaillent, il faut aussi que les enfants prennent leurs ébats ; il faut emmieller la nourriture salutaire qu’on veut leur donner et arroser de fiel ce qui leur est contraire. — Il est merveilleux de voir combien Platon se montre attentif, dans ses lois, à ménager la gaîté et les passe-temps de la jeunesse de sa Cité ; combien il insiste sur ses courses, ses jeux, ses chansons, ses sauts, ses danses que, dit-il, les anciens avaient placés sous le patronage et la direction des dieux eux-mêmes : Apollon, les Muses, Minerve ; c’est par milliers qu’il fait des recommandations pour ses Gymnases. Pour ce qui est des sciences ayant les lettres pour objet, il s’y attache beaucoup moins ; et il ne semble recommander d’une façon particulière la poésie, qu’en raison de ses rapports avec la musique.

L’homme ne doit se singulariser en rien. — Il faut éviter, comme contraire[9] au bon ton et à la vie en commun, tout ce qui constitue une singularité ou est en contradiction avec nos mœurs et notre condition sociale. Qui ne s’étonnerait de la complexion de Démophon, maître d’hôtel d’Alexandre, qui transpirait à l’ombre et grelottait au soleil ? J’ai vu des personnes qui fuyaient l’odeur de la pomme plus que les coups de fusil ; j’en ai vu d’autres s’effrayer d’une souris, d’autres chez lesquels la vue d’une crème déterminait des vomissements, d’autres auxquels voir brasser un lit de plumes produisait le même effet ; Germanicus ne pouvait supporter ni la vue, ni le chant d’un coq. Ces effets peuvent tenir parfois à quelque disposition naturelle qui nous échappe ; mais, à mon avis, on en triompherait, en s’y prenant de bonne heure. En m’y appliquant, moi-même suis arrivé (non sans peine à la vérité) à ce qu’à l’exception de la bière, mon estomac s’accommode indifféremment de tout ce qui se mange et se boit.

Il doit être capable de se conformer aux usages de son milieu quels qu’ils soient, mais n’aimer à faire que ce qui est bien. — Alors que le corps est encore souple, il faut en profiter pour le plier à tout ce qui se fait, à tout ce qui est dans les habitudes. Pourvu qu’il reste toujours maître de ses désirs et de sa volonté, qu’on n’hésite pas à rendre notre jeune homme de force à tenir sa place dans n’importe quelle compagnie à l’étranger comme dans son propre pays ; il faut même, si besoin en est, qu’il puisse supporter les dérèglements et les excès. Qu’il soit formé suivant les usages de son époque, qu’il soit en état de faire toutes choses, mais qu’il n’aime à faire que les bonnes. Les philosophes eux-mêmes n’approuvent pas Callisthène d’avoir perdu les bonnes grâces d’Alexandre le Grand son maître, pour n’avoir pas voulu lui faire raison, le verre en main. Il rira, il folâtrera, il se débauchera avec son prince ; je veux que dans la débauche il se montre plus fort et plus résistant que ses compagnons, et que s’il ne fait pas le mal, ce ne soit pas parce qu’il ne le peut ni le connaît, mais parce qu’il ne le veut pas : « La différence est grande entre ne vouloir pas et ne savoir pas faire le mal (Sénèque). » — Pour faire honneur à un seigneur avec lequel je me trouvais en bonne compagnie, et qui était aussi éloigné que qui que ce soit en France de débordements de ce genre, je lui demandai combien de fois en sa vie il s’était enivré par nécessité, pour les intérêts du roi, alors qu’il était en Allemagne. Il prit ma question comme je la lui adressais et me répondit qu’il s’y était trouvé obligé par trois fois différentes qu’il me raconta. J’en connais qui, ayant pareillement affaire avec cette nation, faute de posséder cette faculté, se sont trouvés parfois fort embarrassés. — J’ai souvent remarqué, et toujours avec admiration, la merveilleuse nature d’Alcibiade, qui lui permettait de se plier si facilement à des façons de faire si différentes, sans que sa santé en souffrît, tantôt surpassant les Perses par son luxe et le faste qu’il déployait, tantôt les Lacédémoniens par son austérité et sa frugalité, aussi rigoriste à Sparte que voluptueux en Ionie. — « Aristippe sut s’accommoder de toute condition et de toute fortune (Horace) » ; c’est à cela que je voudrais en arriver avec mon disciple : « J’admirerais celui qui ne rougit pas de ses haillons ni ne s’étonne de la bonne fortune, et joue les deux rôles avec grâce (Horace). »

C’est par ses actes qu’on jugera du profit qu’un jeune homme a retiré de l’éducation qu’il a reçue. — Telles sont mes leçons. Celui qui en tire le meilleur parti, est celui qui les met en pratique, plus que celui qui se borne à les savoir ; celui-là, le voir c’est l’entendre, l’entendre c’est le voir. — Platon fait dire à quelqu’un : « Grâce à Dieu, philosopher n’est ni beaucoup apprendre ni s’adonner aux arts ». « C’est bien plus par leurs mœurs que par leurs écrits, que les philosophes se sont appliqués au plus grand des arts, à celui de bien vivre (Cicéron). » — Léon, prince des Phliasiens, demandait à Héraclide Ponticus à quelle science, à quel art il se livrait : « Je ne connais, répondit celui-ci, ni art, ni science ; je suis philosophe. » — On reprochait à Diogène qu’ignorant comme il l’était, il se mêlât de philosophie : « C’est précisément là, répliqua-t-il, ce qui fait que je suis plus propre à m’en mêler. » Hégésias le priait de lui lire un livre : « Vous êtes plaisant, lui répondit-il ; quand vous avez des figues à choisir, vous les prenez vraies et naturelles et non peintes ; que ne choisissez-vous pareillement, pour discuter, des sujets bien réels tels que vous les fournit la nature, au lieu de sujets écrits ? »

Ces leçons, il ne les redira pas tant qu’il ne les traduira en actions, en faisant application dans les actes de la vie ; c’est ainsi qu’on verra s’il apporte de la prudence dans ce qu’il entreprend ; de la bonté, de la justice, dans sa manière de vivre ; s’il parle avec grâce et témoigne du jugement ; s’il supporte courageusement la maladie ; est modeste dans ses jeux, tempérant dans ses plaisirs ; s’il a de l’ordre dans ses dépenses ; s’il a des goûts faciles en ce qui touche les mets, viande ou poisson ; les boissons, vin ou eau : « Si sa science lui sert, non à montrer ce qu’il sait, mais à régler ses mœurs ; s’il se commande à lui-même et s’obéit (Cicéron). » — Le véritable miroir de nos pensées est le cours de notre vie. Zeuxidamus, auquel on demandait pourquoi les Lacédémoniens n’avaient pas mis par écrit leurs principes sur la vaillance et ne les donnaient pas à lire à leurs jeunes gens, répondit : « Que c’était parce qu’ils voulaient les habituer à juger par les faits et non sur les paroles. » — Comparez au bout de quinze à seize ans, ce jeune homme, élevé de la sorte, avec un de ces bredouilleurs de latin de collège qui aura mis ce même nombre d’années à tout simplement apprendre à parler. Le monde n’est que bavardage ; je n’ai jamais vu quelqu’un qui ne dise plutôt plus que moins qu’il ne devrait. Et cependant, c’est à cela que se passe la moitié de notre vie ; on nous tient quatre ou cinq ans à apprendre des mots et à les assembler en phrases ; autant encore à apprendre à en composer un discours de longue haleine, en quatre à cinq parties ; et cinq autres au moins, pour arriver à savoir les combiner d’une façon concise et plus ou moins subtile ; laissons cela à ceux qui en font métier.

Me rendant un jour à Orléans, je trouvai, dans la plaine en deçà de Clery, deux professeurs de collège qui allaient à Bordeaux et marchaient à environ cinquante pas l’un de l’autre ; plus en arrière, j’apercevais une troupe, et en tête, un personnage qui était feu M. le comte de la Rochefoucault. Un de mes gens s’enquit auprès du premier de ces professeurs, quel était le gentilhomme qui venait après lui. Celui-ci, qui n’avait pas vu le groupe qui le suivait, pensant que je voulais parler de son compagnon, nous fit cette plaisante réponse : « Ce n’est pas un gentilhomme, c’est un grammairien ; quant à moi, je suis logicien. » Nous qui, au contraire, ne nous proposons ici de former ni un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons l’un et l’autre jouir pleinement de leurs loisirs ; nous avons affaire ailleurs.

Mais que notre disciple soit bien pourueu de choses, les parolles ne suiuront que trop : il les traînera, si elles ne veulent suiure. I’en oy qui s’excusent de ne se pouuoir exprimer ; et font contenance d’auoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d’éloquence, ne les pouuoir mettre en euidence : c’est vne baye. Sçauez vous à mon aduis que c’est que cela ? ce sont des ombrages, qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuuent démesler et esclarcir au dedans, ny par conséquent produire au dehors, ils ne s’entendent pas encore eux mesmes : et voyez les vn peu bégayer sur le point de l’enfanter, vous iugez que leur trauail n’est point à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font que lécher encores cette matière imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates ordonne, que qui a dans l’esprit vne viue imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s’il est muet :

Verbâque prœuisam rem non inuitd sequentur.


Et comme disoit celuy-là, aussi poétiquement en sa prose, cum res animum occupauere, verba ambiunt. Et cest autre : ipsæ res verba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire ; ne faict pas son laquais, ou vne harangere de Petit pont : et si vous entretiendront tout vostre soûl, si vous en auez enuie, et se desferreront aussi peu, à l’aduenture, aux règles de leur langage, que le meilleur maistre es arts de France. Il ne sçait pas la rhétorique, ny pour auant-jeu capter la beneuolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçauoir. De vray, toute cette belle peinture s’efface aisément par le lustre d’vne vérité simple et naifue. Ces gentilesses ne seruont que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massiue et plus ferme ; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent venus à Cleomenes Roy de Sparte, préparez d’vne belle et longue oraison, pour l’esmouuoir à la guerre contre le tyran Polycrates : après qu’il les eut bien laissez dire, il leur respondit : Quant à vostre commencement, et exorde, il ne m’en souuient plus, ny par conséquent du milieu ; et quant à vostre conclusion, ie n’en veux rien faire. Voila vne belle responce, ce me semble, et des harangueurs bien camus. Et quoy cet autre ? Les Athéniens estoient à choisir de deux architectes, à conduire vne grande fabrique ; le premier plus affeté, se présenta auec vn beau discours prémédité sur le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple à sa faneur : mais l’autre en trois mots : Seigneurs Athéniens, ce que cettuy a dict, ie le feray. Au fort de l’éloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : Nous auons, disoit-il, vn plaisant Consul. Aille deuant ou après : vne vtile sentence, vn beau traict est tousiours de saison. S’il n’est pas bien à ce qui va deuant, ny à ce qui vient après, il est bien en soy.Ie ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rythme faire le bon poëme : laissez luy allonger vne courte syllabe s’il veut, pour cela non force ; si les inuentions y rient, si l’esprit et le iugement y ont bien faict leur office : voyla vn bon poète, diray-ie, mais vn mauuais versificateur,

Emunctæ naris, durus componere versus.

Qu’on face, dit Horace, perdre à son ouurage toutes ses coustures et mesures,

Tempora certa modôsque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens vltima primis,
Inuenias etiam disiecti membra poetæ :


il ne se démentira point pour cela : les pièces mesmes en seront belles. C’est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant le iour, auquel il auoit promis vue comédie, dequoy il n’y auoit encore mis la main : elle est composée et preste, il ne reste qu’à y adiouster les vers. Ayant les choses et la matière disposée en l’ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné crédit à nostre poésie Françoise, ie ne vois si petit apprenti, qui n’enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu pres, comme eux. Plus sonat quam valet. Pour le vulgaire, il ne fut iamais tant de poètes : mais comme il leur a esté bien aisé de représenter leurs rythmes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l’vn, et les délicates inuentions de l’autre.Voire mais que fera-il, si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? Le iambon fait boire, le boire désaltère, parquoi le iambon désaltère. Qu’il s’en mocque. Il est plus subtil de s’en mocquer, que d’y respondre. Qu’il emprunte d’Aristippus cette plaisante contrefinesse : Pourquoy le deslieray-ie, puis que tout lié il m’empesche ? Quelqu’vn proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques : à qui Chrysippus dit, loue toy de ces battelages auec les enfans, et ne destourne à cela les pensées sérieuses d’vn homme d’aage. Si ces sottes arguties, contorta et aculeata sophismata, luy doiuent persuader vne mensonge, cela est dangereux : mais si elles demeurent sans effect, et ne l’esmeuuent qu’à rire, ie ne voy pas pourquoy il s’en doiue donner garde. Il en est de si sots, qu’ils se destournent de leur voye vn quart de lieue, pour courir après vn beau mot : aut qui non verba rebus optant, sed ras extrinsecus arcessunt, quibus verba conueniant. Et l’autre : Qui alicuius verbi decore placentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere. Ie tors bien plus volontiers vne belle sentence, pour la coudre sur moy, que ie ne destors mon fil, pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à seruir et à suiure, et que le Gascon y arriue, si le François n’y peut aller. Ie veux que les choses surmontent, et qu’elles remplissent de façon l’imagination de celuy qui escoute, qu’il n’aye aucune souuenance des mots. Le parler que i’ayme, c’est vn parler simple et naif, tel sur le papier qu’à la bouche : vn parler succulent et nerueux, court et serré, non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque.

Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.


Plustost difficile qu’ennuieux, esloigné d’affectation : desreglé, descousu, et hardy : chaque loppin y face son corps : non pedantesque, non fratcsque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suétone appelle celuy de Iulius Cæsar. Et si ne sens pas bien, pourquoy il l’en appelle.I’ay volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre ieunesse, au port de leurs vestemens. Vn manteau en escharpe, la cape sur vne espaule, vn bas mal tendu, qui représente vne fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l’art : mais ie la trouue encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en la gayeté et liberté Françoise, est mesaduenante au courtisan. Et en vne Monarchie, tout Gentil’homme doit estre dressé au port d’vn courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir vn peu sur le naif et mesprisant. Ie n’ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures paroissent : tout ainsi qu’en vn beau corps, il ne faut qu’on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex. Quis accuratè loquitur, nisi qui vult pulidè loqui ? L’éloquence faict iniure aux choses, qui nous destourne à soy. Comme aux accoustremens, c’est pusillanimité, de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée. De mesme au langage, la recherche des frases nouuelles, et des mots peu cogneuz, vient d’vne ambition scholastique et puérile. Peusse-ie ne me seruir que de ceux qui seruent aux haies à Paris ! Aristophanes le Grammairien n’y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots : et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité de langage seulement. L’imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout vn peuple. L’imitation du iuger, de l’inuenter, ne va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour auoir trouué vne pareille robbe, pensent tresfaucement tenir vn pareil corps. La force et les nerfs, ne s’empruntent point : les atours et le manteau s’empruntent. La plus part de ceux qui me hantent, parlent de mesmes les Essais : mais ie ne sçay, s’ils pensent de mesmes. Les Athéniens, dit Platon, ont pour leur part, le seing de l’abondance et élégance du parler, les Lacedemoniens de la briefueté, et ceux de Crète, de la fecundité des conceptions, plus que du langage : ceuxcy sont les meilleurs. Zenon disoit qu’il auoit deux sortes de disciples : les vns qu’il nommoit φιλολόγους, curieux d’apprendre les choses, qui estoient ses mignons : les autres λογοφίλους, qui n’auoyent soing que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit vne belle et bonne chose que le bien dire : mais non pas si bonne qu’on la faict, et suis despit dequoy nostre vie s’embesongne toute à cela. Ie voudrois premièrement bien sçauoir ma langue, et celle de mes voisins, où i’ay plus ordinaire commerce.C’est vn bel et grand agencement sans double, que le Grec et Latin, mais on l’achepte trop cher. Ie diray icy vne façon d’en auoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes ; s’en seruira qui voudra. Feu mon père, ayant faict toutes les recherches qu’homme peut faire, parmy les gens sçauans et d’entendement, d’vne forme d’institution exquise ; fut aduisé de cet inconuenient, qui estoit en vsage : et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause, pourquoy nous ne pouuons arriuer à la grandeur d’ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c’en soit la seule cause. Tant y a que l’expédient que mon père y trouua, ce fut qu’en nourrice, et auant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à vn Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tresbien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu’il auoit fait venir exprès, et qui estoit bien chèrement gagé, m’auoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi auec luy deux autres moindres en sçauoir, pour me suiure, et soulager le premier : ceux-cy ne m’entretenoient d’autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c’estoit vne règle inuiolable, que ny luy mesme, ny ma mère, ny valet, ny chambrière, ne parloient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, que chacun auoit appris pour iargonner auec moy. C’est merueille du fruict que chacun y fit : mon père et ma mère y apprindrent assez de Latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en seruir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui estoient plus attachez à mon seruice. Somme, nous nous latinizames tant, qu’il en regorgea iusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l’vsage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’vtils. Quant à moy, i’auois plus de six ans, auant que l’entendisse non plus de François ou de Perigordin, que d’Arabesque : et sans art, sans liure, sans grammaire ou précepte, sans fouet, et sans larmes, i’auois appris du Latin, tout aussi pur que mon maistre d’escole le sçauoit : car ie ne le pouuois auoir meslé ny altéré. Si par essay on me vouloit donner vn thème, à la mode des collèges ; on le donne aux autres en François, mais à moy il me le falloit donner en mauuais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript de comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan, ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret, que la France et l’Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes précepteurs domestiques, m’ont dit souuent, que i’auois ce langage en mon enfance, si prest et si à main, qu’ils craignoient à m’accoster. Bucanan, que ie vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal de Brissac, me dit, qu’il estoit après à escrire de l’institution des enfans : et qu’il prenoit l’exemplaire de la mienne : car il auoit lors en charge ce Comte de Brissac, que nous auons veu depuis si valeureux et si braue.Quant au Grec, duquel ie n’ay quasi du tout point d’intelligence, mon père desseigna me le faire apprendre par art. Mais d’vne voie nouuelle, par forme d’ébat et d’exercice : nous pelotions nos déclinaisons, à la manière de ceux qui par certains ieux de tablier apprennent l’Arithmétique et la Géométrie. Car entre autres choses, il auoit esté conseillé de me faire gouster la science et le deuoir, par vne volonté non forcée, et de mon propre désir ; et d’esleuer mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Ie dis iusques à telle superstition, que par ce qu’aucuns tiennent, que cela trouble la ceruelle tendre des enfans, de les esueiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisoit esueiller par le son de quelque instrument, et ne fus iamais sans homme qui m’en seruist.Cet exemple suffira pour en iuger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l’affection d’vn si bon père : auquel il ne se faut prendre, s’il n’a recueilly aucuns fruits respondans à vne si exquise culture. Deux choses en furent cause : en premier, le champ stérile et incommode. Car quoy que l’eusse la santé ferme et entière, et quant et quant vn naturel doux et traitable, i’estois parmy cela si poisant, mol et endormy, qu’on ne me pouuoit arracher de l’oisiueté, non pas pour me faire iouer. Ce que ie voyois, ie le voyois bien ; et souz cette complexion lourde, nourrissois des imaginations hardies, et des opinions au dessus de mon aage. L’esprit, ie l’auois lent, et qui n’alloit qu’autant qu’on le menoit : l’appréhension tardiue, l’inuention lasche, et après tout vn incroyable défaut de mémoire. De tout cela il n’est pas merueille, s’il ne sceut rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse vn furieux désir de guerison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme ayant extrême peur de faillir en chose qu’il auoit tant à cœur, se laissa en fin emporter à l’opinion commune, qui suit tousiours ceux qui vont deuant, comme les grues ; et se rengea à la coustume, n’ayant plus autour de luy ceux qui luy auoient donné ces premières institutions, qu’il auoit apportées d’Italie : et m’enuoya enuiron mes six ans au collège de Guienne, tres-florissant pour lors, et le meilleur de France. Et là, il n’est possible de rien adiouster au seing qu’il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisans, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture ; en laquelle il reserua plusieurs façons particulières, contre l’vsage des collèges : mais tant y a que c’estoit tousiours collège. Mon Latin s’abastardit incontinent, duquel depuis par desaccoustumance i’ay perdu tout vsage. Et ne me seruit cette mienne inaccoustumée institution, que de me faire eniamber d’arriuée aux premières classes. Car à treize ans, que ie sortis du collège, i’auois acheué mon cours (qu’ils appellent) et à la vérité sans aucun fruit, que ie peusse à présent mettre en compte.

Ce qu’il saura bien, il arrivera toujours à l’exprimer suffisamment, la connaissance des choses importe plus que les mots pour les rendre. — Que notre disciple soit bien pourvu de connaissances, les paroles ne suivront que trop ; si elles ne veulent pas suivre, il les traînera. J’en entends qui s’excusent de ne pouvoir exprimer les belles choses qu’ils prétendent avoir en tête et regrettent que leur peu d’éloquence les empêche de les mettre à jour ; c’est se moquer. Savez-vous ce qu’il en est à mon avis ? ils entrevoient quelques vagues conceptions qui n’ont pas pris corps, qu’ils n’arrivent pas à démêler, dont ils n’ont pas une idée nette et que, par suite, ils sont bien embarrassés d’exprimer, étant hors d’état de se comprendre eux-mêmes ; voyez-les bégayant avec peine, pour arriver à accoucher ; vous jugez vite que, malgré leurs efforts, l’enfantement ne se produit pas ; tout au plus en sont-ils encore à la conception et ne font que lécher cet embryon encore informe. Pour moi, je tiens, et Socrate le dit formellement, que celui qui a dans l’esprit une idée claire et précise, arrivera toujours à l’exprimer, soit en un idiome quelconque, soit par gestes s’il est muet : « Ce que l’on comprend bien s’énonce clairement, et les mots, pour le dire, arrivent aisément (Horace) » ; ou, comme dit un autre, d’une façon aussi poétique, quoique en prose : « Lorsque vous possédez votre sujet, les mots suivent (Sénèque) » ; ou encore cet autre : « Les choses entraînent les paroles (Cicéron) ». — Celui qui est maître de son idée, peut ne connaître ni ablatif, ni conjonctif, ni substantif, ni quoi que ce soit de la grammaire, être à cet égard tout aussi ignorant que son valet ou une harangère du Petit pont, n’empêche que, si vous en manifestez le désir, lui comme eux, vous en entretiendront aussi longtemps, plus même que vous ne pourrez le supporter ; et les règles de langage qu’ils ignorent complètement, les déconcerteront aussi peu que le plus docte académicien de France. Il ne connaît pas la rhétorique, ne sait comment, avant d’entrer en matière, on dispose favorablement un lecteur ingénu et ne se soucie guère de le savoir. De fait, toutes ces formes oratoires perdent aisément leur effet, quand il est question d’une vérité simple et naïve ; ces jolis préambules ne servent qu’à amuser le vulgaire incapable d’une nourriture plus substantielle et plus réconfortante, ainsi qu’Afer l’indique très clairement dans Tacite. — Les ambassadeurs de Samos s’étaient présentés à Cléomène, roi de Sparte, avec une longue et belle supplique, préparée à l’avance, dans le but de le solliciter de faire la guerre contre le tyran Polycrate. Après les avoir bien laissés dire, le roi leur répondit : « Pour ce qui est de l’exorde par lequel a commencé votre discours, je ne m’en souviens plus, non plus que du milieu ; et pour ce qui est de la conclusion, je n’en veux rien faire. » Voilà, ce me semble, une belle réponse et des harangueurs bien penauds. — Et cet autre : Les Athéniens avaient à faire choix entre deux architectes, pour la construction d’un grand édifice : le premier, très affété dans son attitude, se présente avec un beau discours soigneusement préparé sur le travail à exécuter, et déjà le peuple se déterminait en sa faveur, quand le second prononça ces seuls mots : « Seigneurs athéniens, ce que celui-ci vient de dire, moi, je le ferai. » — Alors que l’éloquence de Cicéron était dans toute sa force, beaucoup l’admiraient ; Caton, lui, ne faisait qu’en rire : « Nous avons, disait-il, un plaisant consul. » — Qu’on commence ou qu’on finisse par là, une sentence utile, un beau trait, sont toujours bien venus ; s’ils ne cadrent pas bien avec ce qui précède, ni avec ce qui suit, ils intéressent par eux-mêmes.

Dans un poème, l’idée et le vers sont deux choses essentiellement distinctes. — Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’un bon rythme suffit pour faire un bon poème ; qu’on fasse longue une syllabe brève si cela plaît, je ne m’y oppose pas ; si les idées émises sont riantes, s’il y a de l’esprit et du jugement, je dirai : voilà un bon poète, sauf à ajouter : mais un mauvais versificateur ; « ses vers sont négligés, mais il a de la verve (Horace). » Que, dans un tel ouvrage, dit Horace, on enlève ce qui relie les sujets les uns aux autres, qu’on modifie leur distribution : « Changez le rythme et la mesure, intervertissez l’ordre des mots, vous retrouvez le poète dans ses membres dispersés (Horace) », il n’en aura pas moins sa valeur réelle, la beauté des morceaux détachés qui s’en trouveront formés n’en sera pas altérée. C’est dans ce sens que répondit Ménandre que l’on tançait, parce qu’ayant promis une comédie pour un jour donné et ce jour approchant, il n’y avait pas encore mis la main : « Elle est composée et prête, il n’y a plus qu’à y ajouter les vers » ; comme il avait dans l’esprit son plan et tous ses matériaux à pied d’œuvre, il n’était pas en peine du reste. — Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné du relief à notre poésie française, il n’est si petit apprenti qui n’enguirlande ses mois et ne scande ses phrases à peu près comme eux : « Dans tout cela, plus de son que de sens (Sénèque). » Pour le vulgaire, il n’y a jamais eu tant de poètes ; mais s’il leur a été facile de conformer le rythme de leurs phrases à celui de ces modèles, ils n’en sont pas moins demeurés tout aussi incapables d’imiter les riches descriptions de l’un et les délicates inventions de l’autre.

Les subtilités sophistiques qui s’enseignent dans les écoles sont à mépriser, un langage simple est à rechercher. — Et maintenant, que fera notre jeune homme si on lui soumet, en insistant, quelques syllogismes subtils et captieux tels que celui-ci : « Le jambon fait boire, boire désaltère, donc le jambon désaltère » ? Il s’en moquera ; il y a plus d’esprit à s’en moquer qu’à y répondre. Il peut encore emprunter à Aristippe le tour spirituel qu’en pareille occurrence il donna à sa réponse : « Pourquoi le résoudrai-je, alors que non résolu, déjà il m’embarrasse ? » À quelqu’un qui proposait à Cléanthe de ces finesses de la dialectique, Chrysippe dit : « Amuse-toi à ces badinages avec les enfants ; et, pour de semblables niaiseries, ne détourne pas de ses pensées un homme sérieux. » Si ces sottes arguties, « sophismes entortillés et épineux (Cicéron) », ont pour but de donner créance à un mensonge, c’est dangereux ; mais s’ils sont sans conséquence, si ce sont de simples plaisanteries, je ne vois pas pourquoi il s’en préoccuperait. — Il y a des gens si sots, qu’ils se détourneraient d’un quart de lieue de leur chemin, pour courir après un beau mot : « Les uns n’appliquent pas les mots aux choses auxquelles ils appartiennent et vont chercher, hors du sujet, des choses auxquelles les mots puissent s’appliquer (Quintilien) » ; il en est d’autres « qui, pour placer un mot qui leur plaît, s’engagent dans un sujet qu’ils n’avaient pas l’intention de traiter (Sénèque) ». J’altère bien plus volontiers les termes d’une belle sentence pour l’encastrer dans ma prose, que je ne modifie l’idée que je veux rendre pour me donner possibilité de l’y introduire. C’est, au contraire, aux phrases à servir et à s’adapter à ce que l’on veut rendre, et si le français ne s’y plie pas, qu’on y emploie le gascon. Je veux que la pensée qu’on veut exprimer prédomine et qu’elle pénètre l’imagination de celui qui écoute, au point qu’il n’ait jamais souvenir des mots par lesquels on l’a traduite. — J’aime un langage simple et naïf, écrit tel qu’on parle, qui soit substantiel, nerveux, bref, précis ; je le préfère véhément et brusque, plutôt que délicat et bien peigné : « Que l’expression frappe, elle plaira (Épitaphe de Lucain) » ; difficile plutôt qu’ennuyeux ; sans affectation, hardi, déréglé, décousu, chaque morceau faisant corps, plutôt que de sentir le pédant, le moine, l’orateur ; que ce soit le langage d’un soldat, pour me servir de l’expression par laquelle Suétone qualifie le style de Jules César, bien que je ne saisisse pas bien pourquoi il lui donne cette qualification.

J’ai volontiers imité les modes excentriques de nos jeunes gens dans le port de leurs vêtements : le manteau en écharpe, la cape sur une épaule, des bas mal étirés, par lesquels ils se donnent des airs de nonchalance artistique et de dédaigneuse fierté pour ces élégances si fort prisées à l’étranger ; semblable laisser aller dans la manière de parler, me plaît plus encore. Toute affectation, surtout dans la gaîté et la liberté de paroles telle qu’elle existe en France, messied à un courtisan, rôle auquel, dans une monarchie, tout gentilhomme doit être dressé ; par conséquent il est sage de ne trop faire le naïf et le méprisant. — Je n’aime pas les tissus dont la trame et les coutures sont visibles, de même qu’en un beau corps il ne faut pas qu’on puisse compter les os et les veines. « La vérité doit parler un langage simple et sans art ; quiconque parle avec affectation est sûr de causer du dégoût et de l’ennui (Sénèque). » L’éloquence qui attire par trop sur elle-même l’attention, porte préjudice aux sujets qu’elle traite. De même qu’en fait de toilette, c’est une faiblesse de vouloir se faire remarquer d’une façon particulière et inusitée, de même un langage dans lequel on affecte d’employer des tournures de phrases nouvelles et des mots d’un usage peu fréquent, témoigne de prétentions puériles[10] telles qu’on en voit chez les pédants. Que ne puis-je faire exclusivement emploi des expressions dont on use aux halles de Paris ! — Le grammairien Aristophane n’y entendait rien, quand il reprochait à Épicure la simplicité de son style, et à son discours sur l’art oratoire de se borner à prôner une clarté parfaite du langage. — Imiter quelqu’un dans sa manière de parler est chose facile, aussi les foules le peuvent-elles assez promptement ; l’imiter dans son jugement, dans sa fertilité d’imagination, ne va pas si vite. La plupart des lecteurs qui ont trouvé semblable robe, pensent très à tort qu’il leur suffit de la vêtir pour s’identifier avec celui auquel elle appartient ; la force et les nerfs ne s’empruntent pas ; on ne peut emprunter que la parure et le manteau ; la majeure partie des personnes qui me fréquentent, parlent comme je le fais dans ces Essais, mais je ne sais s’ils pensent de même. — Les Athéniens, dit Platon, parlent abondamment et avec élégance ; les Lacédémoniens sont brefs ; les Crétois ont l’imagination féconde plus que le langage, ce sont eux qui sont le mieux lotis. — Zénon disait que ses disciples étaient de deux sortes : les uns, qu’il nomme « philologues », désireux de s’instruire des choses elles-mêmes, c’étaient ses préférés[11], les autres, qu’il appelle « logophiles », uniquement occupés à parfaire leur langage. — Ce n’est pas que bien dire ne soit une belle et bonne chose, mais non au degré où on le prône, et je suis au regret de voir notre vie y être tout entière employée. Je voudrais, en premier lieu, bien savoir ma langue maternelle, puis celle de ceux de nos voisins avec lesquels nous sommes le plus en relations.

Comment Montaigne apprit le latin et le grec ; causes qui empêchèrent ce mode d’instruction de porter tous ses fruits. — C’est indubitablement un bel et grand ornement que le grec et le latin, mais on l’achète trop cher. Je vais indiquer une manière de l’acquérir à meilleur marché qu’on ne le fait d’habitude ; cette manière a été expérimentée sur moi-même ; s’en servira qui voudra. Feu mon père, ayant cherché autant qu’il est possible le meilleur mode d’enseignement et consulté à cet égard des hommes de science et de jugement, reconnut les inconvénients de celui en usage. L’unique cause qui nous empêche de nous élever, par la connaissance approfondie de leur caractère, à la grandeur d’âme des anciens Grecs et Romains est, lui disait-on, le long temps que nous mettons à apprendre ces langues, qu’eux-mêmes acquéraient sans qu’il leur en coûtât rien. Je ne crois pas que ce soit là l’unique cause de cette différence d’eux à nous ; quoi qu’il en soit, mon père s’avisa de l’expédient suivant : Alors que j’étais encore en nourrice, que je n’articulais encore aucun mot, il me confia à un Allemand qui, depuis, est devenu un médecin de renom et est mort en France ; il ignorait complètement le français et possédait parfaitement la langue latine. Cet Allemand, que mon père avait fait venir exprès et auquel il donnait des gages très élevés, m’avait continuellement dans les bras ; deux autres, moins savants que lui, lui étaient adjoints pour me suivre et le soulager d’autant ; tous trois me parlaient uniquement latin. Pour le reste de notre maison, il fut de règle stricte que ni mon père, ni ma mère, ni valet, ni femme de chambre ne parlaient quand j’étais là, qu’en employant les quelques mots latins que chacun avait appris pour jargonner avec moi. Le résultat qui s’ensuivit fut merveilleux ; mon père et ma mère acquirent de cette langue une connaissance suffisante pour la comprendre et même pour la parler au besoin, et il en advint de même des domestiques attachés à mon service personnel. En somme nous nous latinisâmes tant, qu’il s’en répandit quelque chose dans les villages d’alentour ; par habitude, on en arriva à y désigner des métiers et des outils par leur appellation latine, dont quelques-unes demeurent encore. Quant à moi, j’avais plus de six ans, que je ne comprenais pas plus le français et notre patois périgourdin que l’arabe ; mais, sans méthode, sans livres, sans grammaire, sans règles, sans fouet et sans larmes, j’avais appris un latin aussi pur que mon professeur le possédait lui-même, n’ayant de notions d’aucune autre langue qui me missent dans le cas de le mêler ou de l’altérer. Si, pour essayer, on voulait me donner un thème à faire, comme on les fait dans les collèges, au lieu de me le donner en français comme cela se fait pour les autres, il fallait me le donner à moi en mauvais latin ; je le rendais en latin correct. Mes précepteurs particuliers m’ont souvent répété que cette langue, en mon enfance, m’était si familière, si spontanée que certaines personnes telles que Nicolas Grouchy, auteur de l’ouvrage intitulé ; « Des comices chez les Romains » ; Guillaume Guérente qui a commenté Aristote ; Georges Buchanan, ce grand poète écossais ; Marc Antoine Muret, que la France et l’Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps, regardaient à s’entretenir avec moi. Buchanan, que j’ai vu depuis à la suite de feu M. le Maréchal de Brissac, m’a dit qu’occupé à écrire sur l’éducation des enfants, il citait comme exemple celle que j’avais reçue ; il était alors chargé de celle de ce comte de Brissac que nous avons vu depuis si valeureux et si brave.

Quant au grec, je ne le comprends pour ainsi dire pas. Mon père essaya de me le faire apprendre méthodiquement, mais en procédant autrement qu’on ne le fait, sous forme de jeu et d’exercice ; nous inscrivions nos déclinaisons sur des carrés de papier, que nous pliions et tirions au hasard, comme au jeu de loto, à la manière de ceux qui apprennent ainsi l’arithmétique et la géométrie ; car entre autres choses, on lui avait conseillé de m’enseigner les sciences et le devoir, sans m’y astreindre, en m’en faisant naître le désir, et de n’employer, pour m’élever l’âme, que la douceur, sans rigueur ni contrainte, en me laissant toute liberté. Mon père apportait un tel soin à ce qui me touchait, que certains prétendant qu’éveiller le matin les enfants en sursaut, les arracher subitement et brusquement à leur sommeil qui est beaucoup plus profond que celui de l’homme fait, troublent leur cerveau encore incomplètement formé, il me faisait éveiller au son de quelque instrument de musique et eut toujours quelqu’un qui fut chargé de ce soin.

Cet exemple suffit pour juger du reste et faire ressortir l’affection et la prudence de ce père si bon, auquel on ne saurait s’en prendre s’il n’a recueilli aucun fruit d’une éducation donnée dans des conditions aussi parfaites. Deux choses en furent cause : la première, c’est qu’il travaillait un champ stérile et qui ne s’y prêtait pas ; car bien que je fusse d’une bonne santé à tous égards, et aussi d’un naturel doux et facile, j’étais avec cela si lourd, si mou, si endormi, qu’on ne pouvait m’arracher à l’oisiveté, même pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien ; sous cette complexion lourde, j’avais de la hardiesse dans les idées, et des opinions au-dessus de mon âge ; mais j’avais l’esprit lent et qui ne travaillait que lorsqu’on l’y incitait ; un certain temps m’était nécessaire pour comprendre ; je me mettais rarement en frais d’imagination ; enfin, par-dessus tout, je manquais de mémoire à un point incroyable. Avec un pareil sujet, il n’est pas étonnant que mon père n’ait pu arriver à rien qui vaille. — En second lieu, semblable à ceux qui, ayant un ardent désir de guérir, se laissent aller à écouter tous les conseils, cet excellent homme, ayant une peur extrême de ne pas réussir une chose qui lui tenait tant à cœur, finit par se laisser emporter par l’opinion commune qui, comme font les grues, suit toujours ceux qui vont devant ; et n’ayant plus autour de lui les personnes qui lui avaient conseillé le mode d’instruction auquel il avait eu recours en premier lieu et qu’il avait rapporté d’Italie, il fit comme tout le monde, et, quand j’eus atteint l’âge de six ans environ, il m’envoya au collège de Guyenne ; ce collège, alors très florissant, était le meilleur de France. — Il n’est pas possible d’ajouter aux soins que mon père prit pour moi, pendant le temps que j’y passai, me faisant donner des leçons particulières par des répétiteurs choisis, spécifiant sur tous les autres détails de ma vie dans cet établissement, un traitement particulier qui d’ordinaire ne se concède pas ; mais quoiqu’il fît, c’était toujours un collège. Tout d’abord, la correction avec laquelle je m’exprimais en latin, s’en ressentit ; depuis, faute de pratiquer, j’en ai perdu complètement l’usage ; et le mode inusité que l’on avait employé pour me l’enseigner ne servit qu’à me faire, dès mon arrivée, enjamber les premières classes ; si bien qu’à treize ans je quittai le collège, ayant terminé mon cours (suivant l’expression employée), mais aussi, pour dire vrai, n’en ayant recueilli aucun fruit qui, à présent, me soit de quelque utilité.

Le premier goust que i’euz aux liures, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ouide. Car enuiron l’aage de 7. ou 8. ans, ie me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire : d’autant que cette langue estoit la mienne maternelle ; et que c’estoit le plus aisé liure, que ie cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse de mon aage, à cause de la matière. Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de liures, à quoy l’enfance s’amuse, ie n’en cognoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps : tant exacte estoit ma discipline. Ie m’en rendois plus nonchalant à l’estude de mes autres leçons prescrites. Là il me vint singulièrement à propos, d’auoir affaire à vn homme d’entendement de précepteur, qui sceust dextrement conniuer à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là, i’enfilay tout d’vn train Vergile en l’Æneide, et puis Terence, et puis Plaute, et des comédies Italiennes, leurré tousiours par la douceur du subiect. S’il eust esté si fol de rompre ce train, i’estime que ie n’eusse rapporté du collège que la haine des liures, comme fait quasi toute nostre noblesse. Il s’y gouuerna ingénieusement, faisant semblant de n’en voir rien. Il aiguisoit ma faim, ne me laissant qu’à la desrobée gourmander ces liures, et me tenant doucément en office pour les autres estudes de la règle. Car les principales parties que mon père cherchoit à ceux à qui il donnoit charge de moy, c’estoit la debonnaireté et facilité de complexion. Aussi n’auoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le danger n’estoit pas que ie fisse mal, mais que ie ne fisse rien. Nul ne prognostiquoit que ie deusse deuenir mauuais, mais inutile : on y preuoyoit de la fainéantise, non pas de la malice. Ie sens qu’il en est aduenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles, sont telles : Il est oisif, froid aux offices d’amitié, et de parenté : et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les plus iniurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy n’a-il payé ? mais, Pourquoy ne quitte-il, pourquoy ne donne-il ? Ie receuroy à faueur, qu’on ne desirast en moy que tels effects de supererogation. Mais ils sont iniustes, d’exiger ce que ie ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu’ils n’exigent d’eux ce qu’ils doiuent. En m’y condemnant, ils effacent la gratification de l’action, et la gratitude qui m’en seroit deuë. Là où le bien faire actif, deuroit plus peser de ma main, en considération de ce que ie n’en ay de passif nul qui soit. Ie puis d’autant plus librement disposer de ma fortune, qu’elle est plus mienne : et de moy, que ie suis plus mien. Toutesfois si i’estoy grand enlumineur de mes actions, à l’aduenture rembarrerois-ie bien ces reproches ; et à quelques-vns apprendrois, qu’ils ne sont pas si offensez que ie ne face pas assez : que dequoy ie puisse faire assez plus que ie ne fay.Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d’auoir à part soy des remuements fermes : et des iugements seurs et ouuerts autour des obiects qu’elle cognoissoit : et les digeroit seule, sans aucune communication. Et entre autres choses ie croy à la vérité qu’elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettray-ie en compte cette faculté de mon enfance, vue asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rolles que i’entreprenois ? Car auant l’aage,

Alter ab vndecimo tum me vix ceperat annus :


i’ay soustenu les premiers personnages, es tragédies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se représentèrent en nostre collège de Guienne auec dignité. En cela, Andréas Goueanus nostre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France ; et m’en tenoit-on maistre ouurier. C’est vn exercice, que ie ne meslouë point aux ieunes enfans de maison ; et ay veu nos Princes s’y addonner depuis, en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnestement et louablement. Il estoit loisible, mesme d’en, faire mestier, aux gents d’honneur et en Grèce, Aristoni trayico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant : nec ars, quia nihil taie apud Græcos pudori est, ea deformabat.Car i’ay tousiours accusé d’impertinence, ceux qui condemnent ces esbatemens ; et d’iniustice, ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens qui le valent, et enuient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d’assembler les citoyens, et les r’allier, comme aux offices sérieux de la deuotion, aussi aux exercices et ieux. La société et amitié s’en augmente, et puis on ne leursçauroit concéder des passetemps plus réglez, que ceux qui se font en présence d’vn chacun, et à la veuë mesme du magistrat : et trouuerois raisonnable que le Prince à ses despens en gratifiast quelquefois la commune, d’vne affection et bonté comme paternelle : et qu’aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles : quelque diuertissement de pires actions et occultes.

Pour reuenir à mon propos, il n’y a tel, que d’allécher l’appétit et l’affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de liures : on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soy, il la faut espouser.

Comment naquit chez Montaigne le goût de la lecture. — Mon goût pour les livres naquit tout d’abord du plaisir que me causèrent les fables des Métamorphoses d’Ovide. J’avais alors sept ou huit ans ; je laissais tout jeu de côté, pour le plaisir de les lire ; comme il était écrit dans ma langue maternelle à moi, c’était d’entre mes livres celui dont la lecture m’était la plus facile, et, par son sujet, le plus à portée de mon jeune âge. Quant aux Lancelot du Lac, aux Amadis, aux Huons de Bordeaux, et autres ouvrages du même genre, dont s’amusent les enfants, je ne les connaissais seulement pas de nom, et maintenant encore en ignore le contenu, tant était grande mon exactitude à respecter les défenses qui m’étaient faites. Cette passion pour les Métamorphoses allait jusqu’à me faire négliger l’étude des autres leçons que j’avais à apprendre ; heureusement, il se rencontra que, fort à propos, j’eus affaire à un homme de jugement, comprenant son rôle de précepteur, qui sut adroitement tirer parti de cet excès et d’autres pareils ; de sorte que je dévorai d’un bout à l’autre l’Énéide de Virgile, puis Térence, puis Plante, ensuite des comédies italiennes, toujours entraîné par ce que ces ouvrages avaient d’agréable. S’il eût été assez mal inspiré pour m’en empêcher, il est probable que je n’aurais rapporté du collège que l’horreur des livres, qui est à peu près ce que ressent, à leur égard, toute notre noblesse. Il s’y prit à merveille, ayant l’air de ne rien voir, aiguillonnant mon désir en ne me laissant me délecter dans ces lectures qu’en cachette, et, dans le reste de mes études que je faisais comme les autres, s’y prenant doucement pour me faire travailler ; car la bonté, une humeur facile, étaient les qualités essentielles que mon père recherchait chez ceux auxquels il me confiait. — Du reste, la nonchalance et la paresse étaient mes seuls défauts ; il n’y avait pas à craindre que je fisse le mal, mais que je ne fisse rien ; personne ne présumait que je pusse devenir mauvais, mais je pouvais demeurer inutile ; on prévoyait en moi de la fainéantise, mais pas de mauvais instincts. Je reconnais que c’est en effet ce qui s’est produit ; j’ai les oreilles rebattues de reproches de ce genre : Il est oisif, froid dans ses rapports d’amitié et de parenté, se tient trop à l’écart et se désintéresse trop des affaires publiques. — Ceux mêmes qui me traitent le plus mal, ne disent pas : Pourquoi s’est-il approprié ceci ? pourquoi n’a-t-il pas payé cela ? mais : Pourquoi ne concède-t-il pas telle chose ? pourquoi ne donne-t-il pas telle autre ? Je serais reconnaissant qu’on ne désirât pas de moi au delà de ce que je dois, car on va jusqu’à exiger bien injustement ce que je ne dois pas ; et ce, avec une rigueur bien autrement grande que celle qu’apportent ceux-là mêmes qui m’adressent ces reproches à régler leurs propres dettes. Par de telles exigences, on ôte tout mérite à ce que je fais, et on s’épargne à soi-même d’en avoir la gratitude qu’on m’en doit et qui devrait être d’autant plus grande que le bien que je fais, je le fais entièrement de mon plein gré et de ma propre initiative, n’ayant sur ce point aucune obligation vis-à-vis de qui que ce soit. Je suis d’autant plus libre de disposer de ma fortune comme bon me semble, que je n’en suis redevable à personne ; j’ai également d’autant plus de liberté de disposer de moi-même, que je suis absolument indépendant. Toutefois, si j’étais porté à faire parade de ce que je fais et pour peu que je le veuille, il me serait facile de relever vertement ceux qui m’adressent ces reproches ; à quelques-uns je montrerais qu’ils cèdent à l’envie et ne sont pas tant offusqués de ce que je ne fais pas assez, que de ce que j’ai possibilité de faire plus encore.

Mon âme ne laissait cependant pas d’être, à part soi, susceptible de résolutions fermes et de porter, sur les objets qu’elle connaissait, des jugements sûrs et nets, qu’elle se formait sans ingérence étrangère ; elle était, entre autres, véritablement incapable, je crois, de céder à la force ou à la violence. — Parlerai-je aussi de cette faculté que j’avais, étant enfant, d’avoir une physionomie, une assurance, une souplesse de voix et de geste, qui me rendaient propre à tous les rôles que j’entreprenais, ce qui m’a permis de jouer convenablement, avant l’âge où d’ordinaire on les aborde, « à peine avais-je alors atteint ma douzième année (Virgile) », les principaux personnages des tragédies latines de Buchanan, de Guerente et de Muret, qui furent représentées, non sans succès, dans notre collège de Guyenne. En cela, comme en tout ce qui relevait de sa charge, Andréa Gouvéa, notre principal, était sans comparaison le meilleur principal de France ; et pour ces représentations, j’étais son meilleur interprète. C’est là un exercice auquel je ne trouve pas à redire, pour les enfants de bonne maison ; depuis, j’ai vu nos princes s’y adonner, à l’exemple de certains parmi les anciens, le faire très convenablement et y mériter des éloges ; en Grèce, c’était même là un métier admis pour les gens honorables : « Il s’ouvre de son projet à l’acteur tragique Ariston, homme distingué par sa naissance et sa fortune ; son art ne lui enlevait rien de sa considération, car il n’y a là rien de honteux chez les Grecs (Tite Live). »

Les jeux et les exercices publics sont utiles à la société. — J’ai toujours taxé de manque de jugement ceux qui condamnent ces distractions ; et d’injustice, ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes à des comédiens qui méritent ce privilège et, de la sorte, privent le peuple de ces plaisirs publics. De bons administrateurs s’appliquent à rassembler les citoyens, à les attirer à des exercices et à des jeux comme aux offices plus sérieux de dévotion ; cela amène à se connaître et à avoir de meilleurs rapports ; on ne saurait procurer à la foule de passe-temps préférables à ceux auxquels tout le monde peut assister et qui ont lieu sous les yeux mêmes des magistrats ; bien plus, je trouverais raisonnable que, par un sentiment d’affection et de bonté tout paternel,[12] les municipalités et le prince, celui-ci à ses frais, l’en gratifient quelquefois, et que, dans les villes populeuses, il y eût des lieux affectés à ces spectacles et disposés à cet effet ; cela pourrait parfois détourner de pires actions pour lesquelles on se cache.

Pour revenir à mon sujet, il n’y a rien de tel que de faire, par la douceur, naître chez les enfants le désir d’apprendre et entretenir en eux le goût de l’étude ; autrement on n’en fait que des ânes chargés de livres ; on leur impose à coups de fouet, de garder leurs pochettes pleines de science, alors que pour bien faire il ne suffit pas de loger cette science chez soi, il la faut épouser.

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