Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 7

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 7
Texte 1595
Texte 1907
Que l’intention juge nos actions.


CHAPITRE VII.

Que l’intention iuge nos actions.


La mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. I’en sçay qui l’ont prins en diuerse façon. Henry septiesme Roy d’Angleterre fit composition auec Dom Philippe fils de l’Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, père de l’Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel s’en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu’il promettoit de n’attenter rien sur la vie dudict Duc : toutesfois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain après qu’il seroit decedé. Dernièrement en cette tragédie que le Duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d’Aiguemond, il y eut tout plein de choses remerquables : et entre autres que ledict Comte d’Aiguemond, soubs la foy et asseurance duquel le Comte de Horne s’estoit venu rendre au Duc d’Albe, requit auec grande instance, qu’on le fist mourir le premier : affin que sa mort l’affranchist de l’obligation qu’il auoit audict Comte de Horne. Il semble que la mort n’ayt point deschargé le premier de sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir. Nous ne pouuons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. À cette cause, par ce que les effects et exécutions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu’il n’y a rien en bon escient en nostre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par nécessité et s’establissent toutes les règles du deuoir de l’homme. Par ainsi le Comte d’Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à sa promesse, bien que la puissance de l’effectuer ne fust pas en ses mains, estoit sans doute absous de son deuoir, quand il eust suruescu le Comte de Horne. Mais le Roy d’Angleterre faillant à sa parolle par son intention, ne se peut excuser pour auoir retardé iusques après sa mort l’execution de sa desloyauté : non plus que le masson de Hérodote, lequel ayant loyallement conserué durant sa vie le secret des thresors du Roy d’Égypte son maistre, mourant les descouurit à ses enfans.I’ay veu plusieurs de mon temps conuaincus par leur conscience retenir de l’autruy, se disposer à y satisfaire par leur testament, et après leur decés. Ils ne font rien que vaille. Ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir restablir vne iniure auec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doiuent du plus leur. Et d’autant qu’ils payent plus poisamment, et incommodéement : d’autant en est leur satisfaction plus iuste et méritoire. La pénitence demande à charger. Ceux la font encore pis, qui reseruent la déclaration de quelque haineuse volonté enuers le proche à leur dernière volonté, l’ayants cachée pendant la vie. Et monstrent auoir peu de soin du propre honneur, irritans l’offencé à l’encontre de leur mémoire : et moins de leur conscience, n’ayants pour le respect de la mort mesme, sceu faire mourir leur maltalent : et en estendant la vie outre la leur. Iniques iuges, qui remettent à iuger alors qu’ils n’ont plus cognoissance de cause. Ie me garderay, si ie puis, que ma mort die chose, que ma vie n’ayt premièrement dit et apertement.

CHAPITRE VII.

Nos actions sont à apprécier d’après nos intentions.

Il n’est pas toujours vrai que la mort nous libère de toutes nos obligations. — La mort, dit-on, nous libère de toutes nos obligations. J’en sais qui ont interprété cette maxime de singulière façon. Henri VII, roi d’Angleterre, s’était engagé vis-à-vis de Dom Philippe, fils de l’empereur Maximilien, ou, pour le désigner plus honorablement encore, père de l’empereur Charles-Quint, à ne pas attenter à la vie de son ennemi le duc de Suffolk, chef du parti de la Rose blanche, qui s’était enfui d’Angleterre, avait gagné les Pays-Bas, où Dom Philippe l’avait fait arrêter et livré au roi sous cette condition. Se sentant près de sa fin, le roi, dans son testament, ordonna à son fils de faire mettre le duc à mort, aussitôt que lui-même serait décédé. — Tout récemment, les événements tragiques qui, à Bruxelles, amenèrent le supplice des comtes de Horn et d’Egmont, ordonné par le duc d’Albe, donnèrent lieu à des particularités qui méritent d’être relevées, celle-ci entre autres : le comte d’Egmont, sur la foi et les assurances duquel le comte de Horn s’était livré au duc d’AIbe, revendiqua avec instance qu’on le fit mourir le premier, afin que sa mort l’affranchit de l’obligation qu’il avait contractée vis-à-vis du comte de Horn. — Il semble que, dans ces deux cas, la mort ne dégageait pas le roi de sa parole, et que le comte d’Egmont, même vivant, ne manquait pas à la sienne. Nos obligations sont limitées par nos forces et les moyens dont nous disposons ; l’exécution et les conséquences de nos actes ne dépendent pas de nous ; seule, notre volonté en dépend réellement. De ce principe, fondé sur ce que nécessité fait loi, dérivent les règles qui fixent nos devoirs ; c’est pourquoi le comte d’Egmont, qui se considérait comme engagé par sa promesse, bien qu’il ne fût pas en son pouvoir de la tenir, ne l’était pas, alors même qu’il eût survécu au comte de Horn ; tandis que le roi d’Angleterre, manquant intentionnellement à la sienne, n’en était pas dégagé par le fait d’avoir retardé, jusqu’à sa mort, l’acte déloyal qu’il a ordonné. — C’est le même cas que celui du maçon d’Hérodote qui, ayant loyalement gardé, sa vie durant, le secret sur l’endroit où étaient déposés les trésors du roi d’Égypte, son maître, le révéla, à sa mort, à ses enfants.

Il est trop tard de ne réparer ses torts qu’à sa mort, et odieux de remettre à ce moment de se venger. — J’ai vu, de mon temps, nombre de gens, auxquels leur conscience reprochant de s’être approprié le bien d’autrui, insérer dans leur testament des dispositions pour que restitution en soit faite après leur mort. Ce n’est pas se conduire honorablement, que d’ajourner ainsi une restitution qui devrait être immédiate et de réparer ses torts dans des conditions où il vous en coûte si peu. Ils auraient dû y ajouter de ce qui leur appartenait en propre ; la réparation de leur faute eût été d’autant plus conforme à la justice et d’autant plus méritoire, que les sacrifices qu’ils se seraient ainsi imposés, auraient été plus lourds et plus pénibles ; faire pénitence, demande d’aller au delà de la stricte réparation du dommage causé. — Ceux qui attendent d’être passés de vie à trépas pour, dans leurs dernières volontés, manifester vis-à-vis du prochain les mauvais sentiments qu’ils lui portent et qu’ils n’ont osé lui déclarer de leur vivant, font encore pis. Ils montrent qu’ils ont peu de souci de leur honneur, ne regardant pas à soulever contre leur mémoire l’irritation de ceux qu’ils offensent ; ils font encore moins preuve de conscience, ne respectant pas la mort elle-même, en laissant leur malignité leur survivre et se prolonger au delà d’eux-mêmes ; tels des juges prévaricateurs qui remettent à juger, alors qu’ils n’auront plus la cause en main. Autant qu’il sera en mon pouvoir, j’espère me garder de rien dire après ma mort, que je n’aie déjà dit ouvertement pendant ma vie.