Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 8
CHAPITRE VIII.De l’oysiueté.
Sicut aquæ tremulum labris vbi lumen ahenis
velut ægri somnia, vanæ
Quisquis vbique habitat, Maxime, nusquam habitat.
Dernièrement que ie me retiray chez moy, délibéré autant que ie pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie, il me sembloit ne pouuoir faire plus grande faueur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiueté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : ce que i’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, deuenu auec le temps, plus poisant, et plus meur ; mais ie trouue, variam semper dant otia mentem.
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CHAPITRE VIII.De l’oisiveté.
L’esprit est une terre qu’il faut sans cesse cultiver et ensemencer ; l’oisiveté la rend ou stérile ou fantasque. — De même que nous voyons des terres non cultivées, si elles sont grasses et fertiles, produire à foison des milliers d’herbes sauvages et inutiles, et que, pour les remettre en état, il faut les travailler et les ensemencer suivant ce que nous en voulons tirer ; de même que chez la femme se produisent d’eux-mêmes des flux périodiques de substances sans consistance, qui ne concourent à la génération dans des conditions favorables et naturelles qu’autant que, par l’intervention d’un germe étranger, la fécondation se produit ; de même l’esprit, qui n’a pas d’occupations qui le contiennent et l’absorbent, va, de-ci, de-là, à l’aventure, se perdant dans le vague de l’imagination : Ainsi, lorsque dans un vase d’airain une onde agitée réfléchit les rayons du soleil ou l’image adoucie de la lune, la lumière voltigeant incertaine de tous côtés, à droite, à gauche, monte, descend, frappant les lambris de ses reflets mobiles (Virgile) » ; et, en cet état, il n’est ni rêve, ni folie qu’il ne soit capable de concevoir, « se forgeant de vaines illusions, semblables aux songes d’un malade (Horace) ». L’âme sans but précis, s’égare ; ne dit-on pas, en effet : « C’est n’être nulle part, ô Maxime, que d’être partout (Martial). » En ces temps derniers, je me retirais dans mon domaine, résolu, autant que cela me serait possible, à ne me mêler de rien, à passer à l’écart et au repos les quelques jours qui me restent encore à vivre. Il me semblait que je ne pouvais me donner plus grande satisfaction, que de laisser mon esprit absolument inactif, vivant avec lui-même, en dehors de toute impression étrangère et se recueillant. J’espérais qu’il pourrait en être ainsi désormais, cette partie de moi-même ayant acquis, avec l’âge, plus de poids et de maturité ; mais je m’aperçois que « dans l’oisiveté, l’esprit s’égare en mille pensées diverses (Lucain) » ; et qu’au contraire de ce que je m’imaginais, vagabondant comme un cheval échappé, il se crée de lui-même cent fois plus de préoccupations, que lorsqu’il avait un but défini qui ne lui était pas personnel ; et il m’enfante les unes sur les autres, sans ordre ni à propos, tant de chimères, tant d’idées bizarres, que pour me rendre compte plus aisément de leur ineptie et de leur étrangeté, je les ai consignées par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même. |