Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/13

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Garnier (tome 2p. 71-81).
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Livre VII


CHAPITRE XIII

Gil Blas rencontre à la cour son cher ami Fabrice. Grande joie de part et d’autre. Où ils allèrent tous deux, et de la curieuse conversation qu’ils eurent ensemble.


Je m’étais fait une habitude d’aller tous les matins chez le roi, où je passais deux ou trois heures entières à voir entrer et sortir les grands, qui me paraissaient là sans cet éclat dont ils sont ailleurs environnés.

Un jour que je me promenais et me carrais dans les appartements, y faisant, comme beaucoup d’autres, une assez sotte figure, j’aperçus Fabrice que j’avais laissé à Valladolid au service d’un administrateur d’hôpital. Ce qui m’étonna, c’est qu’il s’entretenait familièrement avec le duc de Medina Sidonia et le marquis de Sainte-Croix. Ces deux seigneurs, à ce qu’il me semblait, prenaient plaisir à l’entendre. Avec cela, il était vêtu aussi proprement qu’un noble cavalier.

Ne me tromperais-je point ? disais-je en moi-même ; est-ce bien là le fils du barbier Nunez ? C’est peut-être quelque jeune courtisan qui lui ressemble. Je ne demeurai pas longtemps dans le doute. Les seigneurs s’en allèrent ; j’abordai Fabrice. Il me reconnut dans le moment, me prit par la main, et, après m’avoir fait percer la foule avec lui pour sortir des appartements : Mon cher Gil Blas, me dit-il en m’embrassant, je suis ravi de te revoir. Que fais-tu à Madrid ? es-tu encore en condition ? as-tu quelque charge à la cour ? dans quel état sont tes affaires ? Rends-moi compte de tout ce qui t’est arrivé depuis ton départ précipité de Valladolid. Tu me demandes bien des choses à la fois, lui répondis-je, et nous ne sommes pas dans un lieu propre à conter des aventures. Tu as raison, reprit-il ; nous serons mieux chez moi. Viens, je vais t’y mener. Ce n’est pas loin d’ici. Je suis libre, agréablement logé, parfaitement bien dans mes meubles ; je vis content, et suis heureux, puisque je crois l’être.

J’acceptai le parti, et me laissai entraîner par Fabrice qui me fit arrêter devant une maison de belle apparence, où il me dit qu’il demeurait. Nous traversâmes une cour, où il y avait d’un côté un grand escalier qui conduisait à des appartements superbes ; et de l’autre une petite montée aussi obscure qu’étroite, par où nous montâmes au logement qui m’avait été vanté. Il consistait en une seule chambre, de laquelle mon ingénieux ami s’en était fait quatre séparées par des cloisons de sapin. La première servait d’antichambre à la seconde où il couchait : il faisait son cabinet de la troisième, et sa cuisine de la dernière. La chambre et l’antichambre étaient tapissées de cartes géographiques, de thèses de philosophie, et les meubles répondaient à la tapisserie. C’était un grand lit de brocart tout usé, de vieilles chaises de serge jaune, garnies d’une frange de soie de grenade de la même couleur, une table à pieds dorés, couverte d’un cuir qui paraissait avoir été rouge, et bordée d’une crépine de faux or devenu noir par le laps de temps, avec une armoire d’ébène, ornée de figures grossièrement sculptées. Il avait pour bureau, dans son cabinet, une petite table, et sa bibliothèque était composée de quelques livres, avec plusieurs liasses de papiers qu’on voyait sur des ais disposés par étages le long du mur. Sa cuisine, qui ne déparait pas le reste, contenait de la poterie et d’autres ustensiles nécessaires.

Fabrice, après m’avoir donné le loisir de considérer son appartement, me dit : Que penses-tu de mon ménage et de mon logement ? n’en es-tu pas enchanté ? Oui, ma foi, lui répondis-je en souriant. Il faut que tu ne fasses pas mal tes affaires à Madrid pour y être si bien nippé. Tu as sans doute quelque commission ? Le ciel m’en préserve ! répliqua-t-il. Le parti que j’ai pris est au-dessus de tous les emplois. Un homme de distinction, à qui cet hôtel appartient, m’y a donné une chambre dont j’ai fait quatre pièces que j’ai meublées, comme tu vois. Je ne m’occupe que de choses qui me font plaisir, et je ne sens pas la nécessité. Parle-moi plus clairement, interrompis-je : tu irrites l’envie que j’ai d’apprendre ce que tu fais. Eh bien ! me dit-il, je vais te contenter. Je suis devenu auteur, je me suis jeté dans le bel esprit ; j’écris en vers et en prose ; je suis au poil et à la plume.

Toi, favori d’Apollon ! m’écriai-je en riant ; voilà ce que je n’aurais jamais deviné ; je serais moins surpris de te voir tout autre chose. Quels charmes as-tu donc pu trouver dans la condition des poètes ? Il me semble que ces gens-là sont méprisés dans la vie civile, et qu’ils n’ont pas un ordinaire réglé. Hé fi ! s’écria-t-il à son tour. Tu me parles de ces misérables auteurs, dont les ouvrages sont le rebut des libraires et des comédiens. Faut-il s’étonner si l’on n’estime pas de semblables écrivains ? Mais les bons, mon ami, sont sur un meilleur pied dans le monde ; et je puis dire, sans vanité, que je suis du nombre de ceux-ci. Je n’en doute pas, lui dis-je ; tu es un garçon plein d’esprit ; ce que tu composes ne doit pas être mauvais. Je ne suis en peine que de savoir comment la rage d’écrire a pu te prendre ; cela me paraît digne de ma curiosité.

Ton étonnement est juste, reprit Nunez. J’étais si content de mon état chez le seigneur Manuel Ordonnez, que je n’en souhaitais pas d’autre. Mais mon génie s’élevant peu à peu, comme celui de Plaute[1], au-dessus de la servitude, je composai une comédie que je fis représenter par des comédiens qui jouaient à Valladolid. Quoiqu’elle ne valût pas le diable, elle eut un fort grand succès. Je jugeai par là que le public était une bonne vache à lait qui se laissait aisément traire. Cette réflexion et la fureur de faire de nouvelles pièces me détachèrent de l’hôpital. L’amour de la poésie m’ôta celui des richesses. Je résolus de me rendre à Madrid, comme au centre des beaux esprits, pour y former mon goût. Je demandai mon congé à l’administrateur, qui ne me le donna qu’à regret, tant il avait d’affection pour moi. Fabrice, me dit-il, pourquoi veux-tu me quitter ? t’aurais-je donné, sans y penser quelque sujet de mécontentement ? Non, lui répondis-je, seigneur, vous êtes le meilleur de tous les maîtres, et je suis pénétré de vos bontés ; mais, vous savez qu’il faut suivre son étoile. Je me sens né pour éterniser mon nom par des ouvrages d’esprit. Quelle folie ! me répliqua ce bon bourgeois. Tu as déjà pris racine à l’hôpital ; tu es du bois dont on fait les économes, et quelquefois même les administrateurs. Tu veux quitter le solide pour t’occuper de fadaises. Tant pis pour toi, mon enfant.

L’administrateur, voyant qu’il combattait inutilement mon dessein, me paya mes gages, et me fit présent d’une cinquantaine de ducats pour reconnaître mes services. De manière qu’avec cela et ce que je pouvais avoir grappillé dans les petites commissions dont on avait chargé mon intégrité, je fus en état, en arrivant à Madrid, de me mettre proprement ; ce que je ne manquai pas de faire, quoique les écrivains de notre nation ne se piquent guère de propreté. Je connus bientôt Lope de Vega Carpio, Miguel Cervantes de Saavedra et les autres fameux auteurs ; mais, préférablement à ces grands hommes, je choisis pour mon précepteur un jeune bachelier cordouan, l’incomparable don Luis de Gongora[2], le plus beau génie que l’Espagne ait jamais produit. Il ne veut pas que ses ouvrages soient imprimés de son vivant ; il se contente de les lire à ses amis. Ce qu’il a de particulier, c’est que la nature l’a doué du rare talent de réussir dans toutes sortes de poésies. Il excelle principalement dans les pièces satiriques : voilà son fort. Ce n’est pas, comme Lucilius[3], un fleuve bourbeux qui entraîne avec lui beaucoup de limon ; c’est le Tage qui roule des eaux pures sur un sable d’or.

Tu me fais, dis-je à Fabrice, un beau portrait de ce bachelier, et je ne doute pas qu’un personnage de ce mérite-là n’ait bien des envieux. Tous les auteurs, répondit-il, tant bons que mauvais, se déchaînent contre lui. Il aime l’enflure, dit l’un, les pointes, les métaphores et les transpositions. Ses vers, dit un autre, ont l’obscurité de ceux que les prêtres saliens chantaient dans leurs processions, et que personne n’entendait. Il y en a même qui lui reprochent de faire tantôt des sonnets et des romances, tantôt des comédies, des dizains et des létrilles[4], comme s’il avait follement entrepris d’effacer les meilleurs écrivains dans tous les genres. Mais tous ces traits de jalousie ne font que s’émousser contre une muse chérie des grands et de la multitude.

C’est donc sous un si habile maître que j’ai fait mon apprentissage, et j’ose dire, sans vanité, qu’il y paraît. J’ai si bien pris son esprit, que je compose déjà des morceaux abstraits qu’il avouerait. Je vais, à son exemple, débiter ma marchandise dans les grandes maisons où l’on me reçoit à merveille, et où j’ai affaire à des gens qui ne sont pas fort difficiles. Il est vrai que j’ai le débit séduisant ; ce qui ne nuit pas à mes compositions. Enfin, je suis aimé de plusieurs seigneurs, et je vis surtout avec le duc de Medina Sidonia, comme Horace vivait avec Mecenas. Voilà, poursuivit Fabrice, de quelle manière j’ai été métamorphosé en auteur. Je n’ai plus rien à te conter. C’est à toi, Gil Blas, à chanter tes exploits.

Alors je pris la parole, et, supprimant toute circonstance indifférente, je lui fis le détail qu’il demandait. Après cela, il fut question de dîner. Il tira de son armoire d’ébène des serviettes, du pain, un reste d’épaule de mouton rôti, une bouteille d’excellent vin, et nous nous mîmes à table avec toute la gaieté de deux amis qui se rencontrent après une longue séparation. Tu vois, me dit-il, ma vie libre et indépendante. Si je voulais suivre l’exemple de mes confrères, j’irais tous les jours manger chez les personnes de qualité ; mais, outre que l’amour du travail me retient souvent au logis, je suis un petit Aristippe. Je m’accommode également du grand monde et de la retraite, de l’abondance et de la frugalité.

Nous trouvâmes le vin si bon, qu’il fallut tirer de l’armoire une seconde bouteille. Entre la poire et le fromage, je lui témoignai que je serais bien aise de voir quelqu’une de ses productions. Aussitôt il chercha parmi ses papiers un sonnet qu’il me lut d’un air emphatique. Néanmoins, malgré le charme de la lecture, je trouvai l’ouvrage si obscur, que je n’y compris rien du tout. Il s’en aperçut. Ce sonnet, me dit-il, ne te paraît pas fort clair, n’est-ce pas ? Je lui avouai que j’y aurais voulu un peu plus de netteté. Il se mit à rire à mes dépens. Si ce sonnet, reprit-il, n’est guère intelligible, tant mieux, mon ami ! Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime ne s’accommodent pas du simple et du naturel ; c’est l’obscurité qui en fait tout le mérite. Il suffit que le poète croie s’y entendre. Tu te moques de moi, interrompis-je. Il faut du bon sens et de la clarté dans toutes les poésies, de quelque nature qu’elles soient ; et si ton incomparable Gongora n’écrit pas plus clairement que toi, je t’avoue que j’en rabats bien. C’est un poète qui ne peut tout au plus tromper que son siècle. Voyons présentement de ta prose.

Nunez me fit voir une préface qu’il prétendait, disait-il, mettre à la tête d’un recueil de comédies qu’il avait sous la presse. Ensuite il me demanda ce que j’en pensais. Je ne suis pas, lui dis-je, plus satisfait de ta prose que de tes vers. Ton sonnet n’est qu’un pompeux galimatias ; et il y a dans ta préface des expressions trop recherchées, des mots qui ne sont point marqués au coin du public, des phrases entortillées, pour ainsi dire. En un mot, ton style est singulier. Les livres de nos bons et anciens auteurs ne sont pas écrits comme cela. Pauvre ignorant ! s’écria Fabrice, tu ne sais pas que tout prosateur[5] qui aspire aujourd’hui à la réputation d’une plume délicate affecte cette singularité de style, ces expressions détournées qui te choquent. Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir ; et nous en viendrons à bout, s’il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Vega, de Cervantes, et de tous les autres beaux esprits qui nous chicanent sur nos nouvelles façons de parler. Nous sommes secondés par un nombre de partisans de distinction ; nous avons dans notre cabale jusqu’à des théologiens.

Après tout, continua-t-il, notre dessein est louable ; et, le préjugé à part, nous valons mieux que ces écrivains naturels qui parlent comme le commun des hommes. Je ne sais pas pourquoi il y a tant d’honnêtes gens qui les estiment. Cela était fort bon à Athènes et à Rome, où tout le monde était confondu ; et c’est pourquoi Socrate dit à Alcibiade que le peuple est un excellent maître de langue. Mais à Madrid nous avons un bon et un mauvais usage, et nos courtisans s’expriment autrement que nos bourgeois. Tu peux m’en croire ; enfin, notre style nouveau l’emporte sur celui de nos antagonistes. Je veux par un seul trait te faire sentir la différence qu’il y a de la gentillesse de notre diction à la platitude de la leur. Ils diraient, par exemple, tout uniment : Les intermèdes embellissent une comédie, et nous, nous disons plus joliment : Les intermèdes font beauté dans une comédie. Remarque bien ce font beauté. En sens-tu tout le brillant, toute la délicatesse, tout le mignon ?

J’interrompis mon novateur par un éclat de rire. Va, Fabrice, lui dis-je, tu es un original avec ton langage précieux. Et toi, me répondit-il, tu n’es qu’une bête avec ton style naturel. Allez, poursuivit-il en m’appliquant ces paroles de l’archevêque de Grenade, allez trouver mon trésorier ; qu’il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme. Adieu, monsieur Gil Blas ; je vous souhaite un peu plus de goût. Je renouvelai mes ris à cette saillie ; et Fabrice, me pardonnant d’avoir parlé avec irrévérence de ses écrits, ne perdit rien de sa belle humeur. Nous achevâmes de boire notre seconde bouteille ; après quoi nous nous levâmes de table tous deux assez bien conditionnés. Nous sortîmes dans le dessein d’aller nous promener au Prado ; mais, en passant devant la porte d’un marchand de liqueurs, il nous prit fantaisie d’entrer chez lui.

Il y avait ordinairement bonne compagnie dans cet endroit-là. Je vis dans deux salles séparées des cavaliers qui s’amusaient différemment. Dans l’une, on jouait à la prime et aux échecs, et dans l’autre, dix à douze personnes étaient fort attentives à écouter deux beaux esprits de profession qui disputaient. Nous n’eûmes pas besoin de nous approcher d’eux pour entendre qu’une proposition de métaphysique faisait le sujet de leur dispute ; car ils parlaient avec tant de chaleur et d’emportement, qu’ils avaient l’air de deux possédés. Je m’imagine que si on leur eût mis sous le nez l’anneau d’Éléazar[6], on aurait vu sortir des démons par leurs narines. Hé ! bon Dieu ! dis-je à mon compagnon, quelle vivacité ! quels poumons ! Ces disputeurs étaient nés pour être des crieurs publics. La plupart des hommes sont déplacés. Oui, vraiment, répondit-il ; ces gens-ci sont apparemment de la race de Novius, ce banquier romain dont la voix s’élevait au-dessus du bruit des charretiers. Mais, ajouta-t-il, ce qui me dégoûterait le plus de leurs discours, c’est qu’on en a les oreilles infructueusement étourdies. Nous nous éloignâmes de ces métaphysiciens bruyants, et par là je fis avorter une migraine qui commençait à me prendre. Nous allâmes nous placer dans un coin de l’autre salle, d’où, en buvant des liqueurs rafraîchissantes, nous nous mîmes à examiner les cavaliers qui entraient et ceux qui sortaient. Nunez les connaissait presque tous. Vive Dieu ! s’écria-t-il, la dispute de nos philosophes ne finira pas sitôt ; voici des troupes fraîches qui arrivent. Ces trois hommes qui entrent vont se mettre de la partie. Mais vois-tu ces deux originaux qui sortent ? Ce petit personnage basané, sec, et dont les cheveux plats et longs lui descendent par égale portion par devant et par derrière, s’appelle don Julien de Villanuno. C’est un jeune oydor qui tranche du petit-maître. Nous allâmes un de mes amis et moi dîner chez lui l’autre jour. Nous le surprîmes dans une occupation assez singulière. Il se divertissait dans son cabinet à jeter et à se faire apporter par un grand lévrier les sacs d’un procès dont il est rapporteur, et que le chien déchirait à belles dents. Ce licencié qui l’accompagne, cette face rubiconde, se nomme don Chérubin Tonto[7]. C’est un chanoine de l’église de Tolède, le plus imbécile mortel qu’il y ait au monde. Cependant, à son air riant et spirituel, vous lui donneriez beaucoup d’esprit. Il a des yeux brillants, avec un rire fin et malicieux. On dirait qu’il pense très finement. Lit-on devant lui un ouvrage délicat, il l’écoute avec une attention que vous croyez pleine d’intelligence, et toutefois il n’y comprend rien. Il était du repas chez l’oydor. On y dit mille jolies choses, une infinité de bons mots. Don Chérubin ne parla pas ; mais il applaudissait avec des grimaces et des démonstrations qui paraissaient supérieures aux saillies mêmes qui nous échappaient.

Connais-tu, dis-je à Nunez, ces deux mal peignés qui, les coudes appuyés sur une table, s’entretiennent tout bas dans ce coin, en se soufflant au nez leurs haleines ? Non, me répondit-il ; ces visages-là me sont inconnus. Mais, selon toutes les apparences, ce sont des politiques de cafés qui censurent le gouvernement. Considère ce gentil cavalier qui siffle en se promenant dans cette salle, et en se soutenant tantôt sur un pied et tantôt sur un autre. C’est don Augustin Moreto, un jeune poète qui n’est pas né sans talent, mais que les flatteurs et les ignorants ont rendu presque fou. L’homme que tu vois qu’il aborde est un de ses confrères qui fait de la prose rimée, et que Diane a aussi frappé.

Encore des auteurs ! s’écria-t-il en me montrant deux hommes d’épée qui entraient. Il semble qu’ils se soient tous donné le mot pour venir ici passer en revue devant toi. Tu vois don Bernard Deslenguado et don Sébastien de Villa-Viciosa. Le premier est un esprit plein de fiel, un auteur né sous l’étoile de Saturne, un mortel malfaisant qui se plaît à haïr tout le monde, et qui n’est aimé de personne. Pour don Sébastien, c’est un garçon de bonne foi, un auteur qui ne veut rien avoir sur la conscience. Il a depuis peu mis au théâtre une pièce qui a eu une réussite extraordinaire, et il la fait imprimer pour n’abuser pas plus longtemps de l’estime du public.

Le charitable élève de Gongora se préparait à continuer de m’expliquer les figures du tableau changeant que nous avions devant les yeux, lorsqu’un gentilhomme du duc de Medina Sidonia vint l’interrompre en lui disant : Seigneur don Fabricio, je vous cherchais pour vous avertir que M. le duc voudrait bien vous parler. Il vous attend chez lui. Nunez, qui savait qu’on ne peut satisfaire assez tôt un grand seigneur qui souhaite quelque chose, me quitta dans le moment même pour aller trouver son Mecenas, me laissant fort étonné de l’avoir entendu traiter de don, et de le voir ainsi devenu noble, en dépit de maître Chrysostôme le barbier, son père.



  1. Plaute, ruiné par des spéculations commerciales, fut obligé de se vendre à son boulanger, et de travailler à tourner la meule d’un moulin à bras.
  2. Gongora, plein d’esprit et avide de gloire, hasarda des ouvrages hérissés d’antithèses. Ces faux brillants gâtèrent le style poétique autant que Gratian défigura la prose par la prétention d’un style énigmatique. Gongora-y-Argora, le prince des poètes, mourut en 1627. Baltazar Gracian mourut en 1658.
  3. Satirique latin.
  4. Mot particulier à la poésie espagnole pour signifier des madrigaux, de petits compliments, de petites lettres en vers.
  5. Ce mot, créé par Ménage, était encore peu usité du temps de Le Sage ; aussi l’a-t-il mis en italique.
  6. Éléazar était un fameux magicien qui exorcisait les démons en attachant au nez du possédé un certain anneau mystique dont le démon n’avait pas plus tôt ressenti la puissance, qu’il abandonnait le patient.
  7. Tonto, lourdaud, idiot, benêt.