Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/5

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Garnier (tome 2p. 116-120).
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Livre VIII


CHAPITRE V

Où l’on verra Gil Blas comblé de joie, d’honneur et de misère.


On s’aperçut bientôt à la cour de l’affection que le ministre avait pour moi. Il affecta d’en donner des marques publiquement, en me chargeant de son portefeuille, qu’il avait coutume de porter lui-même lorsqu’il allait au conseil. Cette nouveauté, me faisant regarder comme un petit favori, excita l’envie de plusieurs personnes, et fut cause que je reçus bien de l’eau bénite de cour. Mes deux voisins les secrétaires ne furent pas les derniers à me complimenter sur ma prochaine grandeur, et ils m’invitèrent à souper chez leur veuve, moins par représailles, que dans la vue de m’engager à leur rendre service dans la suite. On me faisait fête de toutes parts. Le fier don Rodrigue même changea de manières avec moi. Il ne m’appela plus que seigneur de Santillane[1], lui qui jusqu’alors ne m’avait traité que de vous, sans jamais se servir du terme de seigneurie. Il m’accablait de civilités, surtout lorsqu’il jugeait que notre patron pouvait le remarquer. Mais je vous assure qu’il n’avait pas affaire à un sot. Je répondis à ses honnêtetés d’autant plus poliment que j’avais plus de haine pour lui : un vieux courtisan ne s’en serait pas mieux acquitté que moi.

J’accompagnais aussi le duc mon seigneur lorsqu’il allait chez le roi, et il y allait ordinairement trois fois le jour. Il entrait le matin dans la chambre de Sa Majesté lorsqu’elle était éveillée. Il se mettait à genoux au chevet de son lit, l’entretenait des choses qu’elle avait à faire dans la journée, et lui dictait celles qu’elle avait à dire. Ensuite il se retirait. Il y retournait aussitôt qu’elle avait dîné, non pour lui parler d’affaires ; il ne lui tenait alors que des discours réjouissants. Il la régalait de toutes les aventures plaisantes qui arrivaient dans Madrid, et dont il était toujours le premier instruit par des personnes pensionnées pour cet effet. Et enfin, le soir, il revoyait le roi pour la troisième fois, lui rendait compte, comme il lui plaisait, de ce qu’il avait fait ce jour-là, et lui demandait, par manière d’acquit, ses ordres pour le lendemain. Tandis qu’il était avec le roi, je me tenais dans l’antichambre, où je voyais des personnes de qualité, dévouées à la faveur, rechercher ma conversation, et s’applaudir de ce que je voulais bien me prêter à la leur. Comment aurais-je pu, après cela, ne me pas croire un homme de conséquence ? Il y a bien des gens à la cour qui ont, encore pour moins, cette opinion-là d’eux.

Un jour j’eus un plus grand sujet de vanité. Le roi, à qui le duc avait parlé fort avantageusement de mon style, fut curieux d’en voir un échantillon. Son Excellence me fit prendre le registre de Catalogne, me mena devant ce monarque, et me dit de lire le premier mémoire que j’avais rédigé. Si la présence du prince me troubla d’abord, celle du ministre me rassura bientôt, et je fis la lecture de mon ouvrage, que Sa Majesté n’entendit pas sans plaisir. Elle eut la bonté de témoigner qu’elle était contente de moi, et de recommander même à son ministre d’avoir soin de ma fortune. Cela ne diminua rien de l’orgueil que j’avais déjà ; et l’entretien que j’eus peu de jours après avec le comte de Lemos acheva de me remplir la tête d’ambitieuses idées.

J’allai trouver ce seigneur, de la part de son oncle, chez le prince d’Espagne, et je lui présentai une lettre de créance, par laquelle le duc lui mandait qu’il pouvait s’ouvrir à moi comme à un homme qui avait une entière connaissance de leur dessein, et qui était choisi pour être leur messager commun. Après avoir lu ce billet, le comte me conduisit dans une chambre où nous nous enfermâmes tous deux, et là ce jeune seigneur me tint ce discours : Puisque vous avez la confiance du duc de Lerme, je ne doute pas que vous ne la méritiez, et je ne dois faire aucune difficulté de vous donner la mienne. Vous saurez donc que les choses vont le mieux du monde. Le prince d’Espagne me distingue de tous les seigneurs qui sont attachés à sa personne, et qui s’étudient à lui plaire. J’ai eu ce matin une conversation particulière avec lui, dans laquelle il m’a paru chagrin de se voir, par l’avarice du roi, hors d’état de suivre les mouvements de son cœur généreux, et même de faire une dépense convenable à un prince. Sur cela je n’ai pas manqué de le plaindre ; et, profitant de ce moment-là, j’ai promis de lui porter demain à son lever mille pistoles, en attendant de plus grosses sommes que je me suis fait fort de lui fournir incessamment. Il a été charmé de ma promesse ; et je suis bien sûr de captiver sa bienveillance, si je lui tiens parole. Allez dire, ajouta-t-il, toutes ces circonstances à mon oncle, et revenez m’apprendre ce soir ce qu’il pense là-dessus.

Je quittai le comte de Lemos dès qu’il m’eut parlé de cette sorte, et je rejoignis le duc de Lerme, qui, sur mon rapport, envoya demander à Calderone mille pistoles, dont on me chargea le soir, et que j’allai remettre au comte, en disant en moi-même : Ho, ho ! je vois bien à présent quel est l’infaillible moyen qu’a le ministre pour réussir dans son entreprise. Il a parbleu raison ; et, selon toutes les apparences, ses prodigalités ne le ruineront point. Je devine aisément dans quels coffres il prend ces belles pistoles ; mais, après tout, n’est-il pas juste que ce soit le père qui entretienne le fils ? Le comte de Lemos, lorsque je me séparai de lui, me dit tout bas : Adieu, notre cher confident ! Le prince d’Espagne aime un peu les dames ; il faudra que nous ayons, vous et moi, au premier jour une conférence là-dessus ; je prévois que j’aurai bientôt besoin de votre ministère. Je m’en retournai en rêvant à ces mots qui n’étaient nullement ambigus, et qui me remplissaient de joie. Comment diable, disais-je, me voilà prêt à devenir le Mercure de l’héritier de la monarchie ! Je n’examinais point si cela était bon ou mauvais ; la qualité du galant étourdissait ma morale. Quelle gloire pour moi d’être ministre des plaisirs d’un grand prince ! Oh ! tout beau, monsieur Gil Blas, me dira-t-on : il ne s’agissait pour vous que d’être ministre en second. J’en demeure d’accord : mais dans le fond ces deux postes font autant d’honneur l’un que l’autre ; le profit seul en est différent.

En m’acquittant de ces nobles commissions, en me mettant de jour en jour plus avant dans les bonnes grâces du premier ministre, avec les plus belles espérances du monde, que j’eusse été heureux si l’ambition m’eût préservé de la faim ! Il y avait plus de deux mois que je m’étais défait de mon magnifique appartement, et que j’occupais une petite chambre garnie des plus modestes. Quoique cela me fît de la peine, comme j’en sortais de bon matin et que je n’y rentrais que la nuit pour y coucher, je prenais patience. J’étais toute la journée sur mon théâtre ; c’est-à-dire chez le duc. J’y jouais un rôle de seigneur. Mais quand j’étais retiré dans mon taudis, le Seigneur s’évanouissait, et il ne restait que le pauvre Gil Blas, sans argent, et, qui pis est, sans avoir de quoi en faire. Outre que j’étais trop fier pour découvrir à quelqu’un mes besoins, je ne connaissais personne qui pût m’aider que don Navarro, que j’avais trop négligé depuis que j’étais à la cour, pour oser m’adresser à lui. J’avais été obligé de vendre mes hardes pièce à pièce. Je n’avais plus que celles dont je ne pouvais absolument me passer. Je n’allais plus à l’auberge faute d’avoir de quoi payer mon ordinaire. Que faisais-je donc pour subsister ? Je vais vous le dire. Tous les matins, dans nos bureaux, on nous apportait pour déjeuner un petit pain et un doigt de vin ; c’était tout ce que le ministre nous faisait donner. Je ne mangeais que cela dans la journée, et le soir le plus souvent je me couchais sans souper.

Telle était la situation d’un homme qui brillait à la cour, quoiqu’il y dût faire plus de pitié que d’envie. Je ne pus néanmoins résister à ma misère, et je me déterminai enfin à la découvrir au duc de Lerme, si j’en trouvais l’occasion. Par bonheur elle s’offrit à l’Escurial, où le roi et le prince d’Espagne allèrent quelques jours après.



  1. Le nom de Santillane est celui d’une ville et d’une ancienne famille.