Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/6

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Garnier (tome 2p. 120-125).
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Livre VIII


CHAPITRE VI

Comment Gil Blas fit connaître sa misère au duc de Lerme, et de quelle façon en usa ce ministre avec lui.


Lorsque le roi était à l’Escurial, il y défrayait tout le monde, de manière que je ne sentais point là où le bât me blessait. Je couchais dans une garde-robe auprès de la chambre du duc. Ce ministre, un matin, s’étant levé à son ordinaire au point du jour, me fit prendre quelques papiers avec une écritoire, et me dit de le suivre dans les jardins du palais. Nous allâmes nous asseoir sous des arbres, où je me mis par son ordre dans l’attitude d’un homme qui écrit sur la forme de son chapeau ; et lui, il tenait à la main un papier qu’il faisait semblant de lire. Nous paraissions de loin occupés d’affaires fort sérieuses, et toutefois nous ne parlions que de bagatelles ; car Son Excellence ne les haïssait pas.

Il y avait plus d’une heure que je la réjouissais par toutes les saillies que mon humeur enjouée me fournissait, quand deux pies vinrent se poser sur les arbres qui nous couvraient de leur ombrage. Elles commencèrent à caqueter d’une façon si bruyante, qu’elles attirèrent notre attention. Voilà des oiseaux, dit le duc, qui semblent-se quereller. Je serais assez curieux de savoir le sujet de leur querelle. Monseigneur, lui dis-je, votre curiosité me fait souvenir d’une fable indienne que j’ai lue dans Pilpay, ou dans un autre auteur fabuliste. Le ministre me demanda quelle était cette fable, et je la lui racontai dans ces termes.

Il régnait autrefois dans la Perse un bon monarque, qui, n’ayant pas assez d’étendue d’esprit pour gouverner lui-même ses États, en laissait le soin à son grand vizir. Ce ministre nommé Atalmuc avait un génie supérieur. Il soutenait le poids de cette vaste monarchie, sans en être accablé. Il la maintenait dans une paix profonde. Il avait même l’art de rendre aimable l’autorité royale en la faisant respecter, et les sujets avaient un père affectionné dans un vizir fidèle au prince. Atalmuc avait parmi ses secrétaires un jeune Cachemirien, appelé Zéangir, qu’il aimait plus que les autres. Il prenait plaisir à son entretien, le menait avec lui à la chasse, et lui découvrait jusqu’à ses plus secrètes pensées. Un jour qu’ils chassaient ensemble dans un bois, le vizir, voyant deux corbeaux qui croassaient sur un arbre, dit à son secrétaire : Je voudrais bien savoir ce que ces oiseaux se disent en leur langage. Seigneur, lui répondit le Cachemirien, vos souhaits peuvent s’accomplir. Eh ! comment cela, reprit Atalmuc. C’est, repartit Zéangir, qu’un derviche cabaliste m’a enseigné la langue des oiseaux. Si vous le souhaitez, j’écouterai ceux-ci et je vous répéterai mot pour mot ce que je leur aurai entendu dire.

Le vizir y consentit. Le Cachemirien s’approcha des corbeaux, et parut leur prêter une oreille attentive. Après quoi, revenant à son maître : Seigneur, lui dit-il, le croiriez-vous ? nous faisons le sujet de leur conversation. Cela n’est pas possible ! s’écria le ministre persan. Et que disent-ils de nous ? Un des deux, reprit le secrétaire, a dit : Le voilà lui-même, ce grand vizir Atalmuc, cet aigle tutélaire qui couvre de ses ailes la Perse comme son nid, et qui veille sans cesse à sa conservation ! Pour se délasser de ses pénibles travaux, il chasse dans ce bois avec son fidèle Zéangir. Que ce secrétaire est heureux de servir un maître qui a mille bontés pour lui ! Doucement, a interrompu l’autre corbeau ! doucement : ne vantez pas le bonheur de ce Cachemirien ! Atalmuc, il est vrai, s’entretient avec lui familièrement, l’honore de sa confiance, et je ne doute même pas qu’il n’ait dessein de lui donner quelque jour un emploi considérable ; mais avant ce temps-là Zéangir mourra de faim. Ce pauvre diable est logé dans une petite chambre garnie, où il manque des choses les plus nécessaires. En un mot, il mène une vie misérable, sans que personne s’en aperçoive à la cour. Le grand vizir ne s’avise pas de s’informer s’il est bien ou mal dans ses affaires ; et, content d’avoir pour lui de bons sentiments, il le laisse en proie à la pauvreté.

Je cessai de parler en cet endroit pour voir venir le duc de Lerme, qui me demanda en souriant quelle impression cet apologue avait faite sur l’esprit d’Atalmuc, et si ce grand vizir ne s’était point offensé de la hardiesse de son secrétaire. Non, Monseigneur, lui répondis-je un peu troublé de sa question ; la fable dit au contraire qu’il le combla de bienfaits. Cela est heureux, reprit le duc d’un air sérieux ; il y a des ministres qui ne trouveraient pas bon qu’on leur fît des leçons. Mais, ajouta-t-il en rompant l’entretien et en se levant, je crois que le roi ne tardera guère à se réveiller ; mon devoir m’appelle auprès de lui. À ces mots, il marcha vers le palais à grands pas sans me parler davantage, et très mal affecté, à ce qu’il me semblait, de ma fable indienne.

Je le suivis jusqu’à la porte de la chambre de Sa Majesté, après quoi j’allai remettre les papiers dont j’étais chargé à l’endroit où je les avais pris. J’entrai dans un cabinet où nos deux secrétaires copistes travaillaient, car ils étaient aussi du voyage. Qu’avez-vous, seigneur de Santillane ? dirent-ils en me voyant. Vous êtes bien ému ! Vous serait-il arrivé quelque désagréable accident ?

J’étais trop plein du mauvais succès de mon apologue, pour leur cacher ma douleur. Je leur fis le récit des choses que j’avais dites au duc, et ils se montrèrent sensibles à la vive affliction dont je leur parus saisi. Vous avez sujet d’être chagrin, me dit l’un d’eux. Monseigneur, quelquefois, prend les choses de travers. Cela n’est que trop vrai, dit l’autre. Puissiez-vous être mieux traité que ne le fut un secrétaire du cardinal Spinosa ! Ce secrétaire, las de ne rien recevoir, depuis quinze mois qu’il était occupé par Son Éminence, prit un jour la liberté de lui représenter ses besoins, et de demander quelque argent pour vivre. Il est juste, lui dit le ministre, que vous soyez payé. Tenez, poursuivit-il en lui mettant entre les mains une ordonnance de mille ducats, allez toucher cette somme au trésor royal ; mais souvenez-vous en même temps que je vous remercie de vos services. Le secrétaire se serait consolé d’être congédié, s’il eût reçu ses mille ducats, et qu’on l’eût laissé chercher de l’emploi ailleurs ; mais en sortant de chez le cardinal, il fut arrêté par un alguazil, et conduit à la tour de Ségovie, où il a été longtemps prisonnier.

Ce trait historique redoubla ma frayeur. Je me crus perdu ; et, ne pouvant m’en consoler, je commençai à me reprocher mon impatience, comme si je n’eusse pas été assez patient. Hélas ! disais-je, pourquoi faut-il que j’aie hasardé cette malheureuse fable qui a déplu au ministre ? Il était peut-être sur le point de me tirer de mon état misérable ; peut-être même allais-je faire une de ces fortunes subites qui étonnent tout le monde. Que de richesses, que d’honneurs m’échappent par mon étourderie ! Je devais bien faire réflexion qu’il y a des grands qui n’aiment pas qu’on les prévienne, veulent qu’on reçoive d’eux comme des grâces jusqu’aux moindres choses qu’ils sont obligés de donner. Il eût mieux valu continuer ma diète sans en rien témoigner au duc : je devais même me laisser mourir de faim pour mettre tout le tort de son côté.

Quand j’aurais encore conservé quelque espérance, mon maître, que je vis l’après-dînée, me l’eût fait perdre entièrement. Il fut fort sérieux avec moi contre son ordinaire, et il ne me parla point du tout ; ce qui me causa le reste du jour une inquiétude mortelle. Je ne passai pas la nuit plus tranquillement : le regret de voir évanouir mes agréables illusions, et la crainte d’augmenter le nombre des prisonniers d’État, ne me permirent que de soupirer et de faire des lamentations.

Le jour suivant fut le jour de crise. Le duc me fit appeler le matin. J’entrai dans sa chambre, plus tremblant qu’un criminel qu’on va juger. Santillane, me dit-il en me montrant un papier qu’il avait à la main, prends cette ordonnance… Je frémis à ce mot d’ordonnance, et dis en moi-même : Ô ciel ! voici le cardinal Spinosa ; la voiture est prête pour Ségovie. La frayeur qui me saisit dans ce moment fut telle, que j’interrompis le ministre, en me jetant à ses pieds : Monseigneur, lui dis-je tout en pleurs, je supplie très humblement Votre Excellence de me pardonner ma hardiesse ; c’est la nécessité qui m’a forcé de vous apprendre ma misère.

Le duc ne put s’empêcher de rire du désordre où il me voyait. Console-toi, Gil Blas, me répondit-il, et m’écoute. Quoiqu’en me découvrant tes besoins, ce soit me reprocher de ne les avoir pas prévenus, je ne t’en sais pas mauvais gré, mon ami. Je me veux plutôt du mal à moi-même de ne t’avoir pas demandé comme tu vivais. Mais, pour commencer à réparer cette faute d’attention, je te donne une ordonnance de quinze cents ducats, qui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n’est pas tout, je t’en promets autant chaque année ; et de plus, quand des personnes riches et généreuses te prieront de leur rendre service, je ne te défends pas de me parler en leur faveur.

Dans le ravissement où me jetèrent ces paroles, je baisai les pieds du ministre, qui, m’ayant commandé de me relever, continua de s’entretenir familièrement avec moi. Je voulus de mon côté rappeler ma belle humeur ; mais je ne pus passer si subitement de la douleur à la joie. Je demeurai aussi troublé qu’un malheureux qui entend crier grâce au moment qu’il croit recevoir le coup de la mort. Mon maître attribua toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la peur d’une prison perpétuelle n’y eût pas moins de part. Il m’avoua qu’il avait affecté de me paraître refroidi, pour voir si je serais bien sensible à ce changement ; qu’il jugeait par là de la vivacité de mon attachement à sa personne, et qu’il m’en aimait davantage.