Histoire de Gil Blas de Santillane/X/6

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 2p. 250-256).
◄  V
VII  ►
Livre X


CHAPITRE VI

Gil Blas, en se promenant dans les rues de Valence, rencontre un religieux qu’il crut reconnaître ; quel homme c’était que ce religieux.


Comme je n’avais pu voir toute la ville le jour précédent, je me levai et je sortis le lendemain dans l’intention de m’y promener encore. J’aperçus dans la rue un chartreux qui sans doute allait vaquer aux affaires de sa communauté. Il marchait les yeux baissés, et il avait l’air si dévot, qu’il s’attirait les regards de tout le monde. Il passa fort près de moi, et je crus voir en lui don Raphaël, cet aventurier qui tient une place si honorable dans les deux premiers volumes de mon histoire.

Je fus si étonné de cette rencontre, qu’au lieu d’aborder le moine, je demeurai immobile pendant quelques moments ; ce qui lui donna le temps de s’éloigner de moi. Juste ciel ! dis-je en moi-même, vit-on jamais deux visages plus ressemblants ? Que faut-il que je pense ? dois-je croire que c’est don Raphaël ? puis-je m’imaginer que ce n’est pas lui ? Je me sentis trop curieux de savoir la vérité pour en demeurer là. Je me fis enseigner le chemin du couvent des chartreux, où je me rendis sur-le-champ, dans l’espérance d’y revoir mon homme quand il y reviendrait, et bien résolu de l’arrêter pour lui parler. Je n’eus pas besoin de l’attendre pour être au fait : en arrivant à la porte du couvent, un autre visage de ma connaissance tourna mon doute en certitude ; je reconnus dans le frère portier Ambroise de Lamela mon ancien valet. Vous vous imaginez bien que ce ne fut pas sans un extrême étonnement.

Notre surprise fut égale de part et d’autre de nous retrouver dans cet endroit. N’est-ce pas une illusion ? lui dis-je en le saluant. Est-ce en effet un de mes amis qui s’offre à ma vue ? Il ne me reconnut pas d’abord, ou bien il feignit de ne me pas remettre, ce qui est plus vraisemblable ; mais, considérant que la feinte était inutile, il prit l’air d’un homme qui tout à coup se ressouvient d’une chose oubliée. Ah ! seigneur Gil Blas, s’écria-t-il, pardon si j’ai pu vous méconnaître. Depuis que je vis dans ce lieu saint, et que je m’attache à remplir les devoirs prescrits par nos règles, je perds insensiblement la mémoire de ce que j’ai vu dans le monde ; les images du siècle s’effacent de mon souvenir.

J’ai, lui dis-je, une véritable joie de vous revoir, après six ans, sous un habit si respectable. Et moi, me répondit-il, j’ai honte d’en paraître vêtu devant un homme qui a été témoin de la vie coupable que j’ai menée. Cet habit me la reproche sans cesse. Hélas ! ajouta-t-il en poussant un soupir, pour être digne de le porter, il faudrait que j’eusse toujours vécu dans l’innocence. À ce discours qui me charme, lui répliquai-je, mon cher frère, on voit clairement que le doigt du Seigneur vous a touché. Je vous le répète, j’en suis ravi, et je meurs d’envie d’apprendre de quelle manière miraculeuse vous êtes entrés dans la bonne voie, vous et don Raphaël ; car je suis persuadé que c’est lui que je viens de rencontrer dans la ville, habillé en chartreux. Je me suis repenti de ne l’avoir pas arrêté dans la rue pour lui parler, et je suis venu ici l’attendre pour réparer ma faute quand il rentrera.

Vous ne vous êtes point trompé, me dit Lamela, c’est don Raphaël lui-même que vous avez vu ; et quant au détail que vous demandez, le voici : Après nous être séparés de vous auprès de Ségorbe, nous prîmes, le fils de Lucinde et moi, la route de Valence, dans le dessein d’y faire quelque nouveau tour de notre métier. Le hasard voulut un jour que nous entrassions dans l’église des Chartreux, dans le temps que les religieux psalmodiaient dans le chœur. Nous nous attachâmes à les considérer, et nous éprouvâmes que les méchants ne peuvent se défendre d’honorer la vertu. Nous admirâmes la ferveur avec laquelle ils priaient Dieu, leur air mortifié et détaché des plaisirs du siècle, de même que la sérénité qui régnait sur leurs visages, et qui marquait si bien le repos de leurs consciences.

En faisant ces observations, nous tombâmes l’un et l’autre dans une rêverie qui nous devint salutaire : nous comparâmes en nous-mêmes nos mœurs avec celles de ces bons religieux, et la différence que nous y trouvâmes nous remplit de trouble et d’inquiétude. Lamela, me dit don Raphaël lorsque nous fûmes hors de l’église, comment te sens-tu affecté de ce que nous venons de voir ? Pour moi, je ne puis te le celer, je n’ai pas l’esprit tranquille. Des mouvements qui me sont inconnus m’agitent ; et, pour la première fois de ma vie, je me reproche mes iniquités. Je suis dans la même disposition, lui répondis-je : les mauvaises actions que j’ai faites se soulèvent dans cet instant contre moi ; et mon cœur, qui n’avait jamais senti de remords, en est présentement déchiré. Ah ! cher Ambroise, reprit mon camarade, nous sommes deux brebis égarées que le Père céleste, par pitié, veut ramener au bercail ! C’est lui, mon enfant, c’est lui qui nous appelle. Ne soyons point sourds à sa voix ; renonçons aux fourberies, quittons le libertinage où nous vivons, et commençons dès aujourd’hui à travailler sérieusement au grand ouvrage de notre salut ; il faut passer le reste de nos jours dans ce couvent, et les consacrer à la pénitence.

J’applaudis au sentiment de Raphaël, continua le frère Ambroise ; et nous formâmes la généreuse résolution de nous faire chartreux. Pour l’exécuter, nous nous adressâmes au père prieur, qui ne sut pas sitôt notre dessein, que, pour éprouver notre vocation, il nous fit donner des cellules et traiter comme des religieux pendant une année entière. Nous suivîmes les règles avec tant d’exactitude et de constance, qu’on nous reçut parmi les novices. Nous étions si contents de notre état et si pleins d’ardeur, que nous soutînmes courageusement les travaux du noviciat. Nous fîmes ensuite profession, après quoi don Raphaël, ayant paru doué d’un génie propre aux affaires, fut choisi pour soulager un vieux père qui était alors procureur. Le fils de Lucinde, qui ne respirait que le recueillement intérieur, aurait mieux aimé employer tout son temps à la prière ; mais il fut obligé de sacrifier son goût pour l’oraison au besoin qu’on avait de lui. Il acquit une si parfaite connaissance des intérêts de la maison, qu’on le jugea capable de remplacer le vieux procureur qui mourut trois ans après. Don Raphaël exerce actuellement cet emploi ; et l’on peut dire qu’il s’en acquitte au grand contentement de tous nos pères, qui louent fort sa conduite dans l’administration de notre temporel. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, malgré le soin dont il est chargé de recueillir nos revenus, il ne paraît occupé que de l’éternité. Les affaires lui laissent-elles un moment de repos, il se plonge dans de profondes méditations. En un mot, c’est un des meilleurs sujets de ce monastère.

J’interrompis dans cet endroit Lamela par un transport de joie que je fis éclater à la vue de Raphaël qui arriva. Le voici, m’écriai-je, le voici ce saint procureur que j’attendais avec impatience ! En même temps je courus au-devant de lui, et je le tins pendant quelques moments embrassé. Il se prêta de bonne grâce à l’accolade ; et, sans témoigner le moindre étonnement de me rencontrer il me dit d’un ton de voix plein de douceur : Dieu soit loué, seigneur de Santillane, Dieu soit loué du plaisir que j’ai de vous revoir ! En vérité, repris-je, mon cher Raphaël, je prends toute la part possible à votre bonheur : le frère Ambroise m’a raconté l’histoire de votre conversion, et ce récit m’a charmé. Quel avantage pour vous deux, mes amis, de pouvoir vous flatter d’être de ce petit nombre d’élus qui doivent jouir d’une éternelle félicité !

Deux misérables tels que nous, repartit le fils de Lucinde, d’un air qui marquait beaucoup d’humilité, ne devraient pas concevoir une pareille espérance ; mais le repentir des pécheurs leur fait trouver grâce auprès du Père des miséricordes. Et vous, Seigneur Gil Blas, ajouta-t-il, ne songez-vous pas aussi à mériter qu’il vous pardonne les offenses que vous lui avez faites ? Quelles affaires vous amènent à Valence ? N’y rempliriez-vous point par malheur quelque emploi dangereux ? Non, Dieu merci, lui répondis-je : depuis que j’ai quitté la cour, je mène une vie d’honnête homme ; tantôt dans une terre que j’ai à quelques lieues de cette ville, je prends tous les plaisirs de la campagne ; et tantôt je viens me réjouir avec le gouverneur de Valence qui est mon ami, et que vous connaissez tous deux parfaitement.

Alors je leur contai l’histoire de don Alphonse de Leyva. Ils l’écoutèrent avec attention ; et quand je leur dis que j’avais porté, de la part de ce seigneur, à Samuel Simon les trois mille ducats que nous lui avions volés, Lamela m’interrompit ; et, adressant la parole à Raphaël : Père Hilaire, lui dit-il, à ce compte-là ce bon marchand ne doit plus se plaindre d’un vol qui lui a été restitué avec usure, et nous devons tous deux avoir la conscience bien en repos sur cet article. Effectivement, dit le saint procureur, le frère Ambroise et moi, avant que d’entrer dans ce couvent, nous fîmes secrètement tenir quinze cents ducats à Samuel Simon par un honnête ecclésiastique qui voulut bien se donner la peine d’aller à Xelva faire cette restitution : tant pis pour Samuel s’il a été capable de toucher cette somme après avoir été remboursé du tout par le seigneur de Santillane ! Mais, leur dis-je, vos quinze cents ducats lui ont-ils été fidèlement remis ? Sans doute, s’écria don Raphaël, je répondrais de l’intégrité de l’ecclésiastique comme de la mienne. J’en serais aussi la caution, dit Lamela ; c’est un saint prêtre accoutumé à ces sortes de commissions, et qui a eu, pour des dépôts à lui confiés, deux ou trois procès qu’il a gagnés avec dépens. Cela étant, repris-je, il ne faut pas douter que la restitution n’ait été faite avec une scrupuleuse fidélité.

Notre conversation dura quelque temps encore ; ensuite nous nous séparâmes, eux en m’exhortant à avoir toujours devant les yeux la crainte du Seigneur, et moi en me recommandant à leurs bonnes prières. J’allai sur-le-champ trouver don Alphonse. Vous ne devineriez jamais, lui dis-je, avec qui je viens d’avoir un long entretien. Je quitte deux vénérables chartreux de votre connaissance ; l’un se nomme le père Hilaire, et l’autre le frère Ambroise. Vous vous trompez, me répondit don Alphonse, je ne connais aucun chartreux. Pardonnez-moi, lui répliquai-je ; vous avez vu à Xelva le frère Ambroise, commissaire de l’Inquisition, et le père Hilaire, greffier. Ô ciel ! s’écria le gouverneur avec surprise, serait-il possible que Raphaël et Lamela fussent devenus chartreux ? Oui, vraiment, lui répondis-je : il y a déjà quelques années qu’ils ont fait profession. Le premier est procureur de la maison, et le second est portier. L’un est maître de la caisse, et l’autre de la porte.

Le fils de don César rêva quelques moments, puis branlant la tête : Monsieur le commissaire de l’Inquisition et son greffier, dit-il, m’ont bien la mine de jouer ici une nouvelle comédie. Cela peut être, lui répondis-je ; pour moi, qui les ai entretenus, je vous avouerai que je juge d’eux plus favorablement. Il est vrai qu’on ne voit point le fond des cœurs ; mais, selon toutes les apparences, ce sont deux fripons convertis. Cela se peut, reprit don Alphonse ; il y a bien des libertins qui, après avoir scandalisé le monde par leurs dérèglements, s’enferment dans les cloîtres pour en faire une rigoureuse pénitence : je souhaite que nos deux moines soient de ces libertins-là.

Eh ! pourquoi, lui dis-je, n’en seraient-ils pas ? Ils ont volontairement embrassé l’état monastique, et il y a déjà longtemps qu’ils vivent en bons religieux. Vous me direz tout ce qu’il vous plaira, me repartit le gouverneur ; je n’aime pas que la caisse du couvent soit entre les mains de ce père Hilaire, dont je ne puis m’empêcher de me défier. Quand je me souviens de ce beau récit qu’il nous fit de ses aventures, je tremble pour les chartreux. Je veux croire avec vous qu’il a pris le froc de très bonne foi ; mais la vue de l’or peut réveiller sa cupidité. Il ne faut pas mettre dans une cave un ivrogne qui a renoncé au vin.

La défiance de don Alphonse fut pleinement justifiée peu de jours après : le père procureur et le frère portier disparurent avec la caisse. Cette nouvelle, qui se répandit aussitôt dans la ville, ne manqua pas d’égayer les railleurs, qui se réjouissent toujours du mal qui arrive aux moines rentés. Pour le gouverneur et moi, nous plaignîmes les chartreux, sans nous vanter de connaître les deux apostats.