Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/1

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Garnier (tome 2p. 327-331).
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Livre XI


LIVRE ONZIÈME


CHAPITRE PREMIER

De la plus grande joie que Gil Blas ait jamais sentie, et du triste accident qui la troubla. Des changements qui arrivèrent à la cour, et qui furent cause que Santillane y retourna.


J’ai déjà dit qu’Antonia et Béatrix s’accordaient ensemble parfaitement bien ; l’une étant accoutumée à vivre en soubrette soumise, et l’autre s’accoutumant volontiers à faire la maîtresse. Nous étions, Scipion et moi, des maris trop galants et trop chéris de nos femmes pour n’avoir pas bientôt la satisfaction d’être pères ; elles devinrent enceintes presque en même temps. Béatrix accoucha la première, mit au monde une fille ; et, peu de jours après, Antonia nous combla tous de joie, en me donnant un fils. Ravi d’un si heureux événement, j’envoyai mon secrétaire à Valence en porter la nouvelle au gouverneur, qui vint à Lirias avec Séraphine et la marquise de Pliego tenir les enfants sur les fonts, se faisant un plaisir d’ajouter ce témoignage d’affection à tous ceux que j’avais déjà reçus de lui. Mon fils, qui eut pour parrain ce seigneur, et pour marraine la marquise, fut nommé Alphonse ; et Mme  la gouvernante, voulant que j’eusse l’honneur d’être doublement son compère, tint avec moi la fille de Scipion, à laquelle nous donnâmes le nom de Séraphine.

La naissance de mon fils ne réjouit pas seulement les personnes du château ; les habitants de Lirias la célébrèrent aussi par des fêtes qui firent connaître que tout le hameau prenait part au plaisir de son seigneur. Mais, hélas ! nos réjouissances ne furent pas de longue durée, ou, pour mieux dire, elles se convertirent tout à coup en gémissements, en plaintes, en lamentations, par un événement que plus de vingt années n’ont pu me faire oublier, et qui sera toujours présent à ma pensée. Mon fils mourut ; et sa mère, quoiqu’elle fût heureusement accouchée de lui, le suivit de près ; une fièvre violente emporta ma chère épouse après quatorze mois de mariage. Que le lecteur conçoive, s’il est possible, la douleur dont je fus saisi ! je tombai dans un accablement stupide ; à force de sentir la perte que je faisais, j’y paraissais comme insensible. Je fus cinq ou six jours dans cet état ; je ne voulais prendre aucune nourriture ; et je crois que, sans Scipion, je me serais laissé mourir de faim, ou que la tête m’aurait tourné : mais cet adroit secrétaire sut tromper ma douleur en s’y conformant ; il trouvait le secret de me faire avaler des bouillons en me les présentant d’un air si mortifié, qu’il semblait me les donner moins pour conserver ma vie que pour nourrir mon affliction.

Cet affectionné serviteur écrivit à don Alphonse, pour l’informer du malheur qui m’était arrivé et de la situation pitoyable où je me trouvais. Ce seigneur tendre et compatissant, cet ami généreux se rendit bientôt à Lirias. Je ne puis sans m’attendrir rappeler le moment où il s’offrit à mes yeux. Mon cher Santillane, me dit-il en m’embrassant, je ne viens point ici pour vous consoler ; je viens pleurer avec vous Antonia, comme vous pleureriez avec moi Séraphine, si la Parque me l’eût ravie. Effectivement il répandit des larmes, et confondit ses soupirs avec les miens. Tout accablé que j’étais de ma tristesse, je ne laissais pas de ressentir vivement les bontés de ce seigneur.

Don Alphonse eut avec Scipion un long entretien sur ce qu’il y avait à faire pour vaincre ma douleur. Ils jugèrent qu’il fallait pour quelque temps m’éloigner de Lirias, où tout me retraçait sans cesse l’image d’Antonia. Sur quoi le fils de don César me proposa de m’emmener à Valence, et mon secrétaire appuya si bien la proposition, que je l’acceptai. Je laissai Scipion et sa femme au château, dont le séjour véritablement ne servait qu’à irriter mes ennuis, et je partis avec le gouverneur. Lorsque je fus à Valence, don César et sa belle-fille n’épargnèrent rien pour faire diversion à mon chagrin ; ils mirent tour à tour en usage les amusements les plus propres à me dissiper ; mais, malgré tous leurs soins, je demeurai plongé dans une mélancolie dont ils ne purent me tirer. Il ne tenait pas non plus à Scipion que je ne reprisse ma tranquillité : il venait souvent de Lirias à Valence pour savoir de mes nouvelles ; il s’en retournait d’autant plus triste ou d’autant plus gai, qu’il me voyait plus ou moins de disposition à me consoler. Je ne faisais pas en lui cette remarque sans plaisir ; je lui tenais compte des mouvements d’amitié qu’il laissait éclater, et je m’applaudissais d’avoir un domestique si attaché à moi.

Il entra un matin dans ma chambre. Monsieur, me dit-il d’un air fort agité, il se répand dans la ville un bruit qui intéresse toute la monarchie ; on dit que Philippe III ne vit plus, et que le prince son fils est sur le trône. On ajoute à cela, poursuivit-il, que le cardinal duc de Lerme a perdu son poste, qu’il lui est même défendu de paraître à la cour, et que don Gaspar de Gusman, comte d’Olivarès, est présentement premier ministre. Je me sentis un peu ému de cette nouvelle sans savoir pourquoi. Scipion s’en aperçut, et me demanda si je ne prenais aucune part à ce grand changement. Eh ! quelle part veux-tu que j’y prenne, lui répondis-je, mon enfant ? J’ai quitté la cour ; tous les changements qui peuvent y arriver me doivent être indifférents.

Pour un homme de votre âge, reprit le fils de la Coscolina, vous êtes bien détaché du monde. À votre place, j’aurais un désir curieux. Quel désir ? interrompis-je. Ma foi, reprit-il, j’irais à Madrid montrer mon visage au jeune monarque, pour voir s’il me remettrait ; c’est un plaisir que je me donnerais. Je t’entends, lui dis-je ; tu voudrais que je retournasse à la cour pour y tenter de nouveau la fortune, ou plutôt pour y redevenir un avare et un ambitieux. Pourquoi vos mœurs s’y corrompraient-elles encore ? me repartit Scipion. Ayez plus de confiance que vous n’en avez en votre vertu. Je vous réponds de vous-même. Les saines réflexions que votre disgrâce vous a fait faire sur la cour ne vous permettent point d’en redouter les dangers. Rembarquez-vous hardiment sur une mer dont vous connaissez tous les écueils. Tais-toi, flatteur, m’écriai-je en souriant, es-tu las de me voir mener une vie tranquille ? Je croyais que mon repos t’était plus cher.

Dans cet endroit de notre conversation, don César et son fils arrivèrent. Ils me confirmèrent la nouvelle de la mort du roi, ainsi que le malheur du duc de Lerme. Ils m’apprirent de plus que ce ministre, ayant fait demander la permission de se retirer à Rome, n’avait pu l’obtenir, et qu’il lui était ordonné de se rendre à son marquisat de Denia. Ensuite, comme s’ils eussent agi de concert avec mon secrétaire, ils me conseillèrent d’aller à Madrid me présenter aux yeux du nouveau roi, puisque j’en étais connu, et que je lui avais même rendu des services que les grands récompensent assez volontiers. Pour moi, dit don Alphonse, je ne doute pas qu’il ne les reconnaisse ; Philippe IV doit payer les dettes du prince d’Espagne. J’ai le même pressentiment dit don César, et je regarde le voyage de Santillane à la cour comme une occasion pour lui de parvenir aux grands emplois.

En vérité, Messeigneurs, m’écriai-je, vous ne pensez pas bien à ce que vous dites ! Il semble, à vous entendre l’un et l’autre, que je n’aie qu’à me rendre à Madrid pour avoir la clef d’or[1], ou quelque gouvernement ; vous êtes dans l’erreur. Je suis au contraire bien persuadé que le roi ne ferait aucune attention à ma figure, si je m’offrais à ses regards. J’en ferai, si vous le souhaitez, l’épreuve pour vous désabuser. Les seigneurs de Leyva me prirent au mot, et je ne pus me défendre de leur promettre que je partirais incessamment pour Madrid. Sitôt que mon secrétaire me vit déterminé à faire ce voyage, il en ressentit une joie immodérée ; il s’imaginait que je ne paraîtrais pas plus tôt devant le nouveau monarque, que ce prince me démêlerait dans la foule, et m’accablerait d’honneurs et de biens. Là-dessus, se berçant des plus brillantes chimères, il m’élevait aux premières charges de l’État, et se poussait à la faveur de mon élévation.

Je me disposai donc à retourner à la cour, non dans la vue d’y sacrifier encore à la fortune, mais pour contenter don César et son fils, qui avaient dans l’esprit que je posséderais bientôt les bonnes grâces du souverain. Il est vrai que je me sentais au fond de l’âme quelque envie d’éprouver si ce jeune prince me reconnaîtrait. Entraîné par ce mouvement curieux, sans espérance et sans dessein de tirer quelque avantage du nouveau règne, je pris le chemin de Madrid avec Scipion, abandonnant le soin de mon château à Béatrix, qui était une très bonne ménagère.



  1. La clef d’or est le signe distinctif de certains officiers du roi d’Espagne, qui ont droit d’entrer dans la chambre de ce prince et qui portent une clef d’or à leur ceinture.