Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/9

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 2p. 359-362).
◄  VIII
X  ►
Livre XI


CHAPITRE IX.

Comment et à qui le comte-duc maria sa fille unique ; et des fruits amers que ce mariage produisit.


Peu de temps après le retour du fils de la Coscolina, le comte-duc tomba dans une rêverie où il demeura plongé pendant huit jours. Je m’imaginais qu’il méditait quelque grand coup d’État ; mais ce qui le faisait rêver ne regardait que sa famille. Gil Blas, me dit-il une après-dînée, tu dois t’être aperçu que j’ai l’esprit embarrassé. Oui, mon enfant, je suis occupé d’une affaire d’où dépend le repos de ma vie. Je veux bien t’en faire confidence.

Doña Maria, ma fille, continua-t-il, est nubile, et il se présente un grand nombre de seigneurs qui se la disputent. Le comte de Nieblès, fils aîné du duc de Medina Sidonia, chef de la maison de Guzman, et don Louis de Haro, fils aîné du marquis de Carpio et de ma sœur aînée, sont les deux concurrents qui paraissent le plus en droit d’obtenir la préférence. Le dernier surtout a un mérite si supérieur à celui de ses rivaux, que toute la cour ne doute pas que je ne fasse choix de lui pour mon gendre. Néanmoins, sans entrer dans les raisons que j’ai de lui donner l’exclusion, de même qu’au comte de Nieblès, je te dirai que j’ai jeté les yeux sur don Ramire Nunez de Guzman, marquis de Toral, chef de la maison des Guzmans d’Abrados. C’est à ce jeune seigneur et aux enfants qu’il aura de ma fille que je prétends laisser tous mes biens, et les annexer au titre du comte d’Olivarès, auquel je joindrai la grandesse ; de manière que mes petits-fils et leurs descendants sortis de la branche d’Abrados et de celle d’Olivarès passeront pour les aînés de la maison de Guzman.

Eh bien ! Santillane, ajouta-t-il, n’approuves-tu pas mon dessein ? Pardonnez-moi, Monseigneur, lui répondis-je, ce projet est digne du génie qui l’a formé ; mais qu’il me soit permis de représenter une chose à Son Excellence sur cette disposition. Je crains que le duc de Medina Sidonia n’en murmure. Qu’il en murmure s’il veut, reprit le ministre, je m’en mets fort peu en peine. Je n’aime point sa branche, qui a usurpé sur celle d’Abrados le droit d’aînesse et les titres qui y sont attachés. Je serai moins sensible à ses plaintes qu’au chagrin qu’aura la marquise de Carpio, ma sœur, de voir échapper ma fille à son fils. Mais, après tout, je veux me satisfaire, et don Ramire l’emportera sur ses rivaux ; c’est une chose décidée.

Le comte-duc, ayant pris cette résolution, ne l’exécuta pas sans donner une nouvelle marque de sa politique singulière. Il présenta un mémoire au roi, pour le prier, aussi bien que la reine, de vouloir bien marier eux-mêmes sa fille, en leur exposant les qualités des seigneurs qui la recherchaient, et s’en remettant entièrement au choix que feraient leurs Majestés : mais il ne laissait pas, en parlant du marquis de Toral, de faire connaître que c’était celui de tous qui lui était le plus agréable. Aussi le roi, qui avait une complaisance aveugle pour son ministre, lui fit cette réponse :

Je crois don Ramire Nunez digne de doña Maria : cependant choisissez vous-même. Le parti qui vous conviendra le mieux sera celui qui me plaira davantage.

Le Roi.

Le ministre affecta de montrer cette réponse ; et, feignant de la regarder comme un ordre du prince, il se hâta de marier sa fille au marquis de Toral. Ce mariage précipité piqua vivement la marquise de Carpio, de même que tous les Guzmans qui s’étaient flattés de l’espérance d’épouser doña Maria. Néanmoins, les uns et les autres, ne pouvant empêcher cette union, affectèrent de la célébrer avec les plus grandes démonstrations de joie. On eût dit que toute la famille en était charmée ; mais les mécontents furent bientôt vengés d’une manière très cruelle pour le comte-duc. Doña Maria accoucha au bout de dix mois d’une fille qui mourut en naissant, et peu de jours après elle fut elle-même la victime de sa couche.

Quelle perte pour un père qui n’avait, pour ainsi dire, des yeux que pour sa fille, et qui voyait avorter par là le dessein d’ôter le droit d’aînesse à la branche de Medina Sidonia ! il en fut si pénétré, qu’il s’enferma pendant quelques jours, et ne voulut voir personne que moi, qui, me conformant à sa vive douleur, parus aussi touché que lui. Il faut dire la vérité, je me servis de cette occasion pour donner de nouvelles larmes à la mémoire d’Antonia. Le rapport que sa mort avait avec celle de la marquise de Toral rouvrit une plaie mal fermée, et me mit si bien en train de m’affliger, que le ministre, tout accablé qu’il était de sa propre douleur, fut frappé de la mienne. Il était étonné de me voir entrer, comme je faisais, dans ses chagrins. Gil Blas, me dit-il un jour que je lui parus plongé dans une tristesse mortelle, c’est une assez douce consolation pour moi d’avoir un confident si sensible à mes peines. Ah ! Monseigneur, lui répondis-je en lui faisant tout l’honneur de mon affliction, il faudrait que je fusse bien ingrat et d’un naturel bien dur, si je ne les sentais pas vivement. Puis-je penser que vous pleurez une fille d’un mérite accompli, et que vous aimiez si tendrement, sans mêler mes pleurs aux vôtres ? Non, Monseigneur, je suis trop plein de vos bontés pour ne partager pas toute ma vie vos plaisirs et vos ennuis.