Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/4

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LIVRE IV

L’ASSEMBLÉE CONTRE PARIS

LES PREMIÈRES MENACES

Dans les séances suivantes, l’Assemblée ne prit pas de résolutions bien importantes. Elle ajourna les décisions urgentes, elle éluda les questions embarrassantes, elle prolongea l’indécision, perpétua l’attente, et favorisa, sans trop les comprendre, les jeux de scène et les coups de théâtre de M. Thiers. Celui-ci dirigeait de la coulisse ces marionnettes parlementaires. Il en tenait les fils d’une main sûre.

Dans la séance du 22 mars, M. Jules Favre avait évoqué le spectre prussien. Contrairement aux usages, il avait communiqué deux pièces diplomatiques, notamment la note assez menaçante du général Von Fabrice, à propos de poteaux télégraphiques renversés aux environs de Pantin. Nous avons plus haut mentionné cet incident, dont le gouvernement exagéra l’importance, et que la réaction grossit pour alarmer les esprits. Les déclarations très nettes du Comité Central « qu’il entendait respecter les clauses du traité avec l’Allemagne », et que la révolution accomplie à Paris, ayant un caractère essentiellement municipal, n’était en aucune façon agressive contre les armées allemandes » parurent donner satisfaction au général Fabrice. Il n’insista plus, probablement sur des instructions venues de Berlin. Les autorités allemandes de leur côté déclarèrent que « les troupes d’occupations garderaient une attitude passive et pacifique, tant que les événements dont l’intérieur de Paris était le théâtre ne prendraient point à l’égard des armées allemandes un caractère hostile ». Le gouvernement dut donc rentrer son spectre noir, au casque à pointe.

Dans la même séance, M. Vacherot lut le rapport de la commission chargée d’examiner la proposition de M. Clemenceau et de plusieurs de ses collègues de Paris, pour la convocation à bref délai des électeurs. M. Vacherot concluait au rejet.

Le Ministre de l’intérieur déposa le projet de loi du gouvernement sur « les élections générales pour les municipalités dans Paris et les départements ».

Ce projet donnait à chaque arrondissement de Paris trois conseillers : ils devaient justifier de trois ans de résidence dans l’arrondissement, ou y exercer une industrie. Le président serait élu par le Conseil et ferait fonctions de Maire. Le préfet de la Seine et le préfet de police à Paris, les commissaires de police dans les départements, avaient le droit d’assister aux délibérations.

Ce projet ne fixait aucun délai pour la convocation des électeurs. Il englobait toute la France. Il était donc en dehors du conflit et n’apportait aucune solution à la crise municipale parisienne. C’était du parlementarisme dilatoire.

Le séance du 23 mars vit monter à la tribune un député, M. Ducuing, qui fit une motion inattendue et peu en situation. Il réclama pour les membres de l’Assemblée un insigne dont le port lui paraissait indispensable. L’urgence de cette mesure n’apparut pas grande, et le président renvoya l’auteur de la proposition au règlement de 1849, qui autorisait l’écharpe et un ruban rouge à liseré bleu et blanc. Ce règlement était applicable à l’assemblée actuelle.

Dans la séance du 24 mars, on discuta la loi sur les échéances, ou plutôt la proposition de M. Millière tendant à proroger de trois mois les délais accordés par la loi détestable du 10 mars. L’orateur dit : « J’ai consulté le commerce de Paris, je vous assure que les commerçants de Paris sont dans l’impossibilité absolue de faire, dans ces circonstances exceptionnelles, l’impossible que vous leur demandez. »

Un rural fit alors cette observation prudhommesque, et fausse en un tel moment : « Les bons commerçants ont toujours dans leur caisse de quoi faire face à leur situation, même dans les jours les plus mauvais. » Il conclut par cette observation féroce : « Si les commerçants sont gênés, qu’ils demandent des délais aux tribunaux de commerce ! » On lui répondit qu’un commerçant n’arrive devant le tribunal de commerce qu’après le protêt, or c’était le protêt qu’il fallait éviter. M. Dufaure fit remarquer que, le lendemain, 25 mars, était jour d’échéance, et que si l’on n’accordait pas la prorogation, il y aurait beaucoup de protêts. Le millionnaire Pouyer-Quertier s’opposa en disant qu’on songeait trop aux débiteurs et trop peu aux créanciers.

L’hostilité contre Paris se manifestait donc en matières commerciales comme en matières municipales et politiques, au cours de cette discussion. Finalement, un délai d’un mois à partir de ce jour fut accordé. Un amendement de M. Magain demandant deux mois avait été repoussé par 270 voix contre 205. On tenait à exaspérer le petit commerce et la moyenne industrie de Paris.

Ce vote fut accueilli à Paris par une affiche ainsi conçue :

Négociants,

Il vous faut au moins un an ou deux de prorogation pour vos échéances ;

L’assemblée de Versailles vous refuse même trois mois ;

Dans la séance d’hier, elle a fixé à un mois de date la faillite universelle ;

Voyez s’il vous convient d’accepter ce verdict.

Le résultat le plus clair de cette loi de rigueur fut de rejeter dans le parti de la Commune un grand nombre de petits industriels et de commerçants, qui probablement fussent demeurés neutres, attendant placidement les événements. Cette loi du refus de la prorogation demandée et nécessaire fut pour beaucoup dans l’inertie des gardes nationaux du centre ; elle contribua aussi à la défection des partisans que l’amiral Saisset était parvenu à rassembler au Grand-Hôtel et à la mairie de la rue de la Banque. Les commerçants et les employés, en majorité, formaient le contingent de la résistance au Comité central. Ces décisions, qui les frappaient droit à la bourse, les entrainèrent, sans qu’il y eût sympathie politique, à accepter sinon à acclamer le régime nouveau, qui, au moins, ménageait leurs intérêts et leur procurait les délais les sauvant de la gêne ou de la faillite,

LES VOLONTAIRES DÉPARTEMENTAUX

Une intéressante discussion, dénonçant les préparatifs de guerre civile évidents, eut lieu sur la proposition de M. Laroche-Guyon. Il demandait l’organisation de bataillons de volontaires dans les départements, pour marcher contre Paris. Chaque département devait fournir un bataillon.

Il est bon de mettre sous les yeux des générations actuelles ces délibérations peu connues. Elles prouvent qu’à l’heure même où l’on discutait, à Paris, pour la date et le mode des élections municipales, où l’on espérait la conciliation, où l’on croyait encore un accord possible et près d’être conclu, non seulement l’amiral Saisset, et quelques maires, organisaient la guerre civile dans la ville, mais des ruraux féroces tentaient d’armer la province et de lancer des bataillons irrités contre la capitale. Cela se pratiquait avant qu’un seul coup de fusil eût été tiré par les Parisiens. Que de gens croient encore de bonne foi que le Comité Central et la Commune ont attaqué, ont jeté leurs bandes d’insurgés sur l’armée, sur l’Assemblée, alors qu’au contraire on faisait tout à l’Hôtel-de-ville pour éviter une bataille.

Le comte Rampont dit, sur la proposition Laroche-Guyon : « Si l’armée est prête, je demande que nous marchions à sa tête sur la capitale ; croyant qu’elle ne l’est pas, je crois bon d’appeler les hommes d’ordre de la province. »

Le ministre de l’intérieur Picard, demanda à l’Assemblée d’accepter la proposition, mais il entendait que cette force nouvelle fût à la disposition à la fois du ministre de la guerre et du ministre de l’intérieur. Les bataillons de gardes nationales volontaires devaient dépendre, selon lui, du pouvoir civil. Cette demande souleva de vives protestations. M. Picard fut personnellement attaqué, notamment par M. de Kerdrel. « Nous avons vu, dit ce réactionnaire endurci, l’immixtion du pouvoir civil dans la guerre arriver à des résultats si fâcheux que je crois que tout ce qui est de la guerre doit émaner du pouvoir militaire. » M. de Kerdrel profita de la parole pour reprocher au ministre le choix de ses préfets, qu’il jugeait trop républicains. M. Thiers, qui estimait avoir mieux à faire qu’à écouter les divagations de la droite en délire, n’était pas à son banc. Les droitiers profitèrent de cette absence pour secouer un peu l’indolent et sceptique Picard, qui se contenta de répondre sans indignation, avec une placidité narquoise : « Je demande à tous ceux qui trouvent que je n’ai pas fait tout ce que j’avais à faire, ce qu’ils auraient fait à ma place ? » M. Tolain s’écria avec raison : « Je croyais que le pays était assez désorganisé déjà pour qu’on ne vint pas ajouter à cette désorganisation. Vous voulez donc organiser en France la guerre civile ? » Comme un des membres lui lançait cette apostrophe : « Il y a trois ans que vous prêchez la guerre civile ! », l’ancien délégué ouvrier répondit avec à propos et énergie :

Permettez-moi de vous dire, qu’en siégeant dans cette assemblée, j’ai fait un plus grand sacrifice qu’aucun de vous n’en a jamais fait. Je proteste, car moi qui suis sorti de la classe ouvrière, et qui n’ai jamais aspiré qu’à son émancipation, je n’ai eu espérance que dans le siège : je croyais qu’en versant notre sang avec les bourgeois, nous aurions scellé la République. Croyez-moi, faisons des sacrifices. Franchement, je vais vous dire le moyen de conjurer la situation : proclamez la République, nous pourrons rentrer à Paris et Paris nous acceptera avec bonheur !

Ce langage incorrect mais sincère produisit une certaine impression et fit taire la droite sans la persuader. La création des bataillons de volontaires fut adoptée par 433 voix contre 29. Ces miliciens de guerre civile ne furent organisés qu’en partie et, sauf les volontaires de Seine-et-Oise, se signalèrent peu dans les combats terribles autour de Paris comme dans la guerre de rues. Ils ne firent pas oublier leurs impitoyables devanciers, les gamins braves et féroces de la mobile de Juin 48. M. Thiers, il est vrai, ne tenait pas beaucoup à ces guerriers novices, et leur préférait, pour combattre les fédérés, de solides gendarmes. La garde nationale de Versailles, qui comportait 4,000 hommes, ne fut pas non plus beaucoup utilisée. On ne lui demanda même aucun service, sauf dans les premiers jours. M. Thiers et l’Assemblée, pour tout ce qui rappelait, même faiblement, la défense de la République, montraient une extrême défiance.

LA SÉANCE DES ÉCHARPES

Après ce vote qui prouvait bien les intentions belliqueuses de l’Assemblée, et qui démentait tous les bruits de conciliation, M. Bérenger, voué par la suite à une légendaire notoriété d’homme pudibond, et qui se montrait alors seulement violent réactionnaire, sous le prétexte « qu’il importait que les représentants du peuple s’associent aux efforts tentés par les gardes nationaux fidèles à l’ordre contre le parti des factieux », proposa « qu’une Commission de Quinze membres se rendit dans Paris, pour tenter ce qui importait à l’apaisement ou à la répression de l’émeute. »

Le gouvernement, par la bouche de Jules Favre, s’associa à la proposition. Elle était inspirée des événements de 48, où l’on vit des députés délégués, marcher, porteurs de leurs insignes, à l’assaut des barricades avec les troupes. Un surenchérisseur demanda que cette commission fût de trente membres au lieu de quinze. « Pourquoi pas toute l’assemblée ! », cria un loustic. Les deux propositions furent renvoyées à l’examen des bureaux.

La séance allait se terminer quand M. Arnaud de l’Ariège[1] demanda la parole. Alors eut lieu la courte mais mémorable séance des « écharpes ».

Arnaud de l’Ariège, député et maire, fit connaître que les municipalités de Paris s’étaient transportées à Versailles pour coopérer avec l’Assemblée sur les mesures à prendre. Sans doute ils savaient que nul ne pouvait être admis dans l’enceinte s’il n’était représentant, mais ils demandaient à être entendus pour éclairer les membres de l’Assemblée sur la situation. Il ajouta qu’il y avait des maires qui étaient députés, ceux-là pourraient faire la communication.

Voulez-vous les entendre ? dit M. Arnaud de l’Ariège, avec candeur. Il n’y a point là d’idées de désordre. Si les communications qu’ils ont vous faire sont prises en considération, nous croyons que l’ordre sera immédiatement rétabli dans Paris. Il faut s’unir de cœur avec Paris, lui dire que nous ne formons qu’une âme nationale et républicaine… (des rumeurs accueillirent cette formule). Nous sommes venus tous à Versailles, reprit l’orateur un instant interloqué, nous donnant la main. Il faut concilier la déférence due aux municipalités de Paris et les habitudes parlementaires. Je laisse au Président le moyen de tout concilier. Il y a un moyen bien simple : qu’on assigne une tribune aux municipalités.

Des cris, des protestations, des outrages accueillirent cette motion. Le président dit alors qu’il était facile de concilier les droits de l’Assemblée et la déférence due aux municipalités. Les maires qui sont en même temps députés feront leur communication. Les autres maires pourront prendre place dans la tribune du président, mise à leur disposition.

C’était raisonnable et poli. Aucun incident n’était à craindre dans ces conditions. Mais le questeur Baze, avec un peu trop de zèle, sans attendre l’avis du président, avait fait ouvrir une loge aux membres des municipalités. Tout à coup ces maires parisiens apparurent dans cette tribune. Ils portaient tous l’écharpe tricolore. Des voix à gauche saluèrent leur entrée d’applaudissements. Les maires debout et s’inclinant vers les députés, poussèrent un vigoureux cri de : Vive la République ! Stupeur, puis fureur.

Les droitiers affolés, croyant voir l’Assemblée envahie, évoquent les souvenirs des scènes de la Convention, Germinal et Prairial, dans leur mémoire apeurée. Ces maires jugés subversifs, avec leurs écharpes scandaleuses, leur semblent l’avant-garde des défilés à la barre et des sections en armes qui envahirent le sanctuaire législatif. La droite répondit au cri de : vive la République ! que les députés de la gauche avaient répété, par des menaces, des huées, des imprécations. Les ruraux se levèrent, indignés, beaucoup montrant le poing. D’autres coururent au vestiaire, rapportèrent leurs chapeaux et se couvrirent. Bientôt les chapeaux circulèrent de rang en rang ; On en passait aux députés encore nu tête.

Langlois cria vainement : « Chapeau bas, Messieurs ! Vous insultez des élus du suffrage universel ! » Le tumulte continua de plus belle. Le président s’efforçait d’obtenir le silence. Il ne put l’imposer. Devant cette attitude de la droite, il leva la séance, après que le questeur se fut écrié avec indignation, craignant qu’on ne lui reprochât l’ouverture de la tribune : « Je demande à dire un mot sur ce qui se passe ici, je désavoue hautement cette manifestation ; je ne l’ai pas autorisée… » Sa voix se perdit dans le bruit, et déjà les députés de la droite, se disputant et se bousculant vers les issues, sortaient dans un brouhaha hurleur. Il était six heures et un quart, et il devait y avoir séance à neuf heures.

LES MAIRES DE PARIS INSULTÉS

Benoît Malon, qui assistait à cette séance houleuse, en a ainsi consigné l’impression pénible :

Je quitte le palais de l’Assemblée sous le coup de la plus douloureuse émotion. La séance vient de se terminer par l’une de ces épouvantables tempêtes parlementaires, dont les seules annales de la Convention nous aient légué le souvenir ; mais du moins quand on relit ces sombres pages de la fin du siècle dernier, le dénouement console toujours des tristesses tragiques du drame. La Patrie, la République, sortent plus grandes de ces crises, et le débat plus tourmenté enfante quelque héroïque résolution.

Vous ne trouverez rien de pareil au bas de mon récit…

Il raconte la scène honteuse, dont rien de grand, rien d’utile ne pouvait sortir, et termine ainsi son compte-rendu :

La séance est levée, l’ordre du jour étant épuisé ; l’agitation est à son comble dans les tribunes qui s’évacuent lentement.

Les pauvres maires restaient là debout, la contenance embarrassée, la figure désolée. Arnaud de l’Ariège vient les rejoindre et ils partent les derniers.

À la sortie, je vois des femmes du meilleur monde, de l’esprit le plus distingué, du plus grand cœur, qui pleurent sur le spectacle auquel elles viennent d’assister. Comme je les comprends ! n’est-ce pas avec toutes nos larmes qu’il faudrait écrire la lugubre page d’histoire que nous faisons depuis quelques mois. C’est ainsi que les gens de Versailles comprenaient et voulaient la réconciliation.

EXCUSES DU PRÉSIDENT

La séance de nuit s’ouvrit à neuf heures et un quart. Le tumulte de l’après-midi avait attiré un grand public. Les tribunes étaient pleines. Le pétulant Baze avait placé les maires à la galerie du premier étage, et les avait priés de retirer leurs écharpes tricolores, qui avaient tant offusqué les ruraux. Ils voyaient dans cet insigne, pourtant tout ce qu’il y avait de plus légal et pacifique, le symbole de l’émeute. Les maires, penauds et humiliés, avaient fait un effort d’amour propre pour revenir dans cette salle, où les députés les avaient hués, se hâtant de se couvrir pour indiquer que la séance était terminée, sans la clôture prononcée par le président, rien que par la présence d’intrus. Mais ces maires étaient pénétrés de l’importance de leur démarche. Ils étaient venus de Paris pour lire une communication à l’Assemblée, ils ne voulaient pas s’en retourner sans l’avoir faite. Le président Grévy avait paru se faire l’exécuteur des basses œuvres de cette Assemblée, à qui tout ce qui venait de Paris était suspect et odieux, en levant précipitamment la séance. Il n’avait pas permis ainsi aux représentants des municipalités d’exposer, Par la bouche de l’un d’eux, Arnaud de l’Ariège, qui étant député avait le droit de prendre la parole, les propositions qu’ils avaient mission de formuler. On leur avait promis, dans l’intervalle des deux séances, une satisfaction. Jules Grévy avait réfléchi, et comme, malgré ses tendances réactionnaires, il avait un grand fond de bon sens et le sentiment de l’équité, il voulut réparer Son mouvement de vivacité et atténuer j’inconvenance de la droite. Ayant pris place au fauteuil, réclamé l’attention par un coup de sonnette, et déclaré la séance ouverte, il prononça avec gravité ces paroles d’excuses :

À la fin de la dernière séance, il s’est produit une émotion qui m’a paru être le résultat d’une déplorable méprise. Le président tient à dire que s’il a levé la séance immédiatement après l’entrée de MM. les Maires de Paris, c’est qu’il n’y avait plus rien à l’ordre du jour, et que l’Assemblée l’avait déclaré elle-même quelques instants auparavant. On doit regretter que l’Assemblée fut ainsi obligée de lever sa séance lorsqu’elle venait de recevoir la visite de MM. les Maires de Paris, qui ont donné l’exemple du courage et du dévouement à la liberté et à l’ordre. Maintenant nous attendons l’arrivée du rapporteur de la commission relative à l’envoi à Paris d’une délégation de quinze membres. Je prie l’Assemblée de bien vouloir attendre avec quelque patience.

La séance se trouvait de fait suspendue, ou du moins interrompue. M. Arnaud de l’Ariège en profita pour glisser la communication que l’Assemblée avait refusé d’entendre à six houres. Cette intercalation était faite d’accord avec le président.

M. Arnaud de l’Ariège dit alors avec solennité :

Je viens apporter à l’Assemblée, au nom de mes collègues, représentants des municipalités de Paris, une communication à laquelle nous attachons une grande importance.

Paris est à la veille non pas d’une insurrection, mais de la guerre civile, dans ce qu’elle peut avoir de plus affreux. Dans cette circonstance, les Maires de Paris ont pensé qu’il y avait des mesures à prendre.

Les résolutions que nous vous apportons Ont été jugées par nous de nature à éviter une plus grande effusion de sang.

Nous sommes convaincus que le rétablissement de l’ordre et le salut de la République exigent les mesures qui suivent :

1o Que l’Assemblée se mette à l’avenir en communication plus directe et plus intime avec les municipalités de Paris ;

2o Qu’elle autorise les Maires à prendre les mesures que les circonstances exigeraient ;

3o Que les élections de la garde nationale aient lieu avant le 28 de ce mois ;

4o Que l’élection du conseil municipal ait lieu avant le 3 avril, si c’est possible ; que la condition de domicile soit réduite à six mois, et que les maires et adjoints procèdent à l’élection.

Cette communication a été rédigée avant le départ des maires de Paris. Il n’y a rien été changé, et l’incident auquel M. le président a fait allusion n’a eu aucune influence sur les termes de notre communication.

Permettez-moi seulement de faire un nouvel appel à la conciliation ; il y a eu des malentendus.

Il ne doit rien rester ni d’un côté ni de l’autre de l’incident fâcheux qui s’est produit. (Applaudissements répétés.)

L’urgence est déclarée à l’unanimité.

Cette communication n’avait certainement pas l’importance que lui attribuaient Arnaud de l’Ariège et ceux qui avaient entrepris le voyage de Versailles pour la faire. Une seule chose était précise, la date des élections municipales fixée entre le 28 mars et le 3 avril. Les Parisiens se contenteraient-ils de cette simple concession, bien minime ? À ce jour 23 mars, on savait, à Versailles comme à Paris, que les élections municipales, déjà remises, auraient lieu tout prochainement, avec ou sans l’approbation de l’Assemblée. Il valait mieux, pour satisfaire le goût de légalité qui était dans l’esprit de beaucoup d’électeurs, et pour réunir plus de monde autour des urnes, que l’opération électorale parût se faire à la suite d’un pacte conclu par l’Assemblée et le gouvernement avec le pouvoir insurrectionnel et les municipalités. Mais il était compris par tous qu’on passerait outre à cette sanction versaillaise, s’il n’était pas possible de l’avoir. Une élection est un fait, et ce n’est ni avec des formalités de légalité, ni avec la contestation de la légitimité de la convocation électorale, qu’on peut l’anéantir, si les électeurs vont au scrutin. Le suffrage universel étant la loi suprême de la démocratie française, et la brutalité du nombre écrasant toutes les arguties juridiques, il était évident que si les électeurs s’estimaient dûment convoqués, s’ils se trouvaient réunis à une date adoptée et s’ils votaient, aucun pouvoir ni législatif ni judiciaire ne pourrait faire qu’on n’eût pas voté, ni prétendre que le vote n’avait pas eu lieu.

Il en est de même quand le peuple vote pour un citoyen frappé d’inéligibilité. On peut annuler son vote, l’élu réel peut ne pas siéger, et même être remplacé par celui que le suffrage universel a dédaigné, mais le fait de l’élection n’en existe pas moins. Si l’accord ne s’établissait pas, Versailles pouvait, par la force, empêcher les élus de se réunir, par la force les disperser, et supprimer par le fait un scrutin obtenu, mais ce scrutin n’eût pas moins existé, et on n’aurait pu à Versailles nier l’évidence du vote, ni affirmer que Paris n’avait pas nommé des mandataires. Mais évidemment, dans l’esprit des maires, bénévoles dupes s’imaginant que M. Thiers accepterait une transaction et reconnaîtrait sincèrement le droit des Parisiens, il était préférable que l’on tombât d’accord pour cette convocation d’électeurs. Les maires tenaient essentiellement à rapporter à Paris une acceptation de leurs propositions. Aussi se montrèrent-ils enchantés de l’urgence déclarée à l’unanimité pour l’examen de leur communication.

Comme il était minuit, quand ils quittèrent la salle des séances, et que les moyens de retour faisaient défaut aussi bien que les logements à Versailles, les maires durent s’arranger comme ils purent pour passer la nuit. Les uns campèrent dans les antichambres et dans les bureaux du palais, quelques-uns s’allongèrent sur les banquettes au foyer du théâtre, d’autres se réfugièrent à la gare et firent un somme dans les wagons, en attendant le premier train du matin.

PROCLAMATION DES MAIRES

Les maires, conspués la veille à Versailles, feignirent donc de se tenir pour satisfaits. Aussitôt rentrés à Paris, ils rédigèrent et firent afficher la proclamation suivante :

Les maires et adjoints de Paris et les représentants de la Seine font savoir à leurs concitoyens que l’Assemblée nationale a, dans la séance d’hier, voté l’urgence d’un projet de loi relatif aux élections du conseil municipal de la Ville de Paris.

La garde nationale, ne prenant conseil que de son patriotisme, tiendra à l’honneur d’écarter toutes causes d’un conflit, en attendant Les décisions qui seront prises par l’Assemblée nationale.

Vive la France ! Vive la République !

Il faut surtout voir dans cet optimisme affecté le souci de ne pas envenimer les choses, et le désir d’arriver à un accord. Les maires prenaient leurs espérances pour des réalités. M. Thiers cependant sur la place d’Armes, à Versailles, comptait les canons alignés, passait en revue les troupes récemment arrivées de l’est et d’Allemagne ; souriant sous ses lunettes, il ruminait des espoirs qui n’allaient pas tarder à se réaliser.

Les députés firent aussi une proclamation, mais elle était d’un ton plus réservé.

Citoyens,

Nous ne doutons pas que vous n’éprouviez, à la lecture de la séance d’hier, le sentiment dont notre âme est saisie. Il n’a pas dépendu de nous que cette séance n’ait eu un autre caractère et de meilleurs résultats.

Toutefois, nous avons obtenu la reconnaissance formelle du droit de Paris, qui, en conséquence, sera appelé dans le plus bref délai à élire son conseil municipal. Dans cette situation, vous comprendrez comme nous la nécessité d’éviter les désastres qui naîtraient en ce moment de tout conflit entre les citoyens.

Vive la France ! Vive la République !

Les représentants de la Seine.

LES PRUSSIENS ET LE COMITÉ CENTRAL

Après le départ des maires, la séance continua, mais les députés siégèrent en comité secret. Il s’agissait d’entendre une interpellation adressée par M. Turquet au ministre des Affaires étrangères, sur une dépêche envoyée par l’état-major prussien au Comité Central et publiée par l’Officiel de Paris.

Cette dépêche et la réponse du Comité Central, auxquelles il est fait allusion plus haut, étaient ainsi reproduites dans l’Officiel parisien.

comité central
Citoyens,

Le Comité Central a reçu du quartier général prussien la dépêche suivante :

Commandant en chef du 3e corps d’armée.

Quartier général de Compiègne, le 21 mars 1871.
« Au Commandant actuel de Paris.

Le soussigné, commandant en chef, prend la liberté de vous informer que les troupes allemandes qui occupent les forts du nord et de l’est de Paris, ainsi que les environs de la rive droite de la Seine, ont reçu l’ordre de garder une attitude amicale et passive, tant que les événements dont l’intérieur de Paris est le théâtre ne prendront point, à l’égard des armées allemandes, un caractère hostile et de nature à les mettre en danger, mais se maintiendront dans les termes arrêtés par les préliminaires de la paix.

Mais dans le cas où ces événements auraient un caractère d’hostilité, la ville de Paris serait traitée en ennemie.

Pour le commandant en chef du 3e corps d’armée :
Le Chef du Quartier général,
Signé : Von Schlotheim.
Major général. »

Le délégué du Comité Central aux relations extérieures a répondu :

Paris, le 22 mars 1871.

« Au commandant en chef du 3e corps des armées impériales prussiennes.

Le soussigné, Délégué du Comité Central aux Affaires Extérieures, en réponse à votre dépêche en date de Compiègne 21 mars courant, vous informe que la révolution accomplie à Paris par le Comité Central, ayant un caractère essentiellement municipal, n’est en aucune façon agressive contre les armées allemandes.

Nous n’avons pas qualité pour discuter les préliminaires de le paix votée par l’Assemblée de Bordeaux.

Le Comité Central et son délégué aux affaires étrangères.
Paschal Grousset. »

M. Turquet demanda au ministre si cette communication des autorités allemandes au Comité Central était authentique, la dépêche étant en contradiction avec celles dont le ministre avait donné connaissance dans la séance de la veille.

Jules Favre répondit d’une façon évasive. Il n’osait démentir l’authenticité de la dépêche allemande, et il craignait d’avouer que le général allemand ne paraissait pas disposé, comme il l’avait affirmé à la Chambre, à une intervention contre Paris. Il esquiva la question qui lui était posée en se rejetant sur des généralités. Il feignit de croire à une entente, qui n’a jamais existé, et il le savait mieux que personne, entre les insurgés de Paris et les militaires allemands. « Je ne vous dissimulerai pas, dit-il, avec une réserve qui pouvait donner beaucoup à penser, que j’ai toujours eu crainte de ces accords secrets qui ne peuvent nous laisser sans inquiétude. »

Ii ne put donc pas nier l’existence de la dépêche allemande. Il dut avouer qu’il avait reçu deux dépêches confidentielles des Allemands, l’une de Berlin, l’autre de Rouen, où on lui disait que « le statu quo ne serait rompu que dans des circonstances exceptionnelles ». Jules Favre profita de l’interpellation pour se plaindre d’un ralentissement dans l’évacuation du territoire, qu’il attribuait à l’insurrection, ce qui était inexact. Le retard dans le retrait des troupes allemandes était motivé par l’encombrement temporaire des lignes ferrées. Il termina ainsi sa réponse vague à la question précise de l’interpellateur :

Je ne puis et ne veux vous donner aucun renseignement sur ce qu’on me demande. D’abord parce que je ne sais rien, et ensuite parce que nous ne devons pas considérer comme avenus les actes d’un gouvernement insurrectionnel. Laissez-moi seulement vous déclarer que l’insurrection a aggravé la situation de la France…

Jules Favre répond ainsi qu’il ne répond pas, parce qu’il ne sait rien. Cette raison était suffisante. Il ajoute qu’il considère comme inexistants les actes du gouvernement de Paris. C’est de la politique d’autruche. C’est toujours, comme pour le vote de la Commune, ce système absurde de la négation des faits évidents. On demandait au ministre si le Comité Central avait correspondu avec les autorités allemandes. Il ne s’agissait point de décider si le Comité avait qualité pour cette correspondance, ni si ces relations étaient avantageuses pour Versailles ou pour Paris, mais seulement si cette correspondance avait eu lieu. Que cet échange de dépêches entre le gouvernement insurrectionnel et les généraux allemands déplût ou non à M. Jules Favre, il n’en était pas moins patent que, si l’échange avait existé, peu importait le caractère insurrectionnel de l’un des correspondants. Un député voulait savoir si ces échanges de dépêches s’étaient produits, ou si c’était une invention ; le ministre des affaires étrangères avait il les éléments d’information suffisants pour répondre, et lui convenait-il de répondre ? Là était toute l’affaire. La vérité est que cet échange de dépêches avait bien eu lieu, et que tout en étant favorables au gouvernement de Versailles, l’autorité militaire et le gouvernement d’Allemagne n’entendaient nullement intervenir dans le conflit, tant que les intérêts allemands n’étaient pas menacés.

Cette attitude, neutre sans bienveillance, fut celle des autorités allemandes, jusqu’aux derniers jours de la Commune. L’Allemagne, mais à cette époque seulement, manifesta en faveur de Versailles, facilitant l’entrée des troupes dans Paris, et empêchant les partisans de la Commune de chercher à fuir en traversant les lignes de ses troupes d’occupation. L’attitude du Comité Central fut en toute circonstance correcte et patriotique. Rien à Paris ne fut tenu caché des relations diplomatiques, nécessitées par les circonstances, qui eurent lieu entre les Allemands et le Comité Central. L’avis suivant fut porté à la connaissance du public par voie d’affiches, réitérant la déclaration faite dès le premier jour de la présence du Comité Central à l’Hôtel-de-Ville.

Le Comité Central de la garde nationale est décidé à respecter les conditions de la paix.

Seulement il lui paraît de toute justice que les auteurs de la guerre maudite dont nous souffrons subissent la plus grande partie de l’indemnité imposée par nos impitoyables vainqueurs.

La garde nationale était patriote avant tout, animée des sentiments les plus hostiles envers les Prussiens ; elle l’avait prouvé quand, dans la nuit du 27 février, croyant à l’entrée immédiate des ennemis dans Paris livré, elle s’était portée spontanément aux Champs-Élysées, pour lui barrer le passage. Elle n’eût pas supporté des manœuvres louches du Comité Central, fût-ce pour l’aider dans sa lutte contre Versailles, mais chacun désirait la neutralité de l’Allemagne et l’on comprenait les démarches et les efforts du Comité Central, et ensuite de la Commune, pour éviter qu’elle ne fût rompue au bénéfice des adversaires.

PROTESTATION DES MAIRES

Les maires et les députés de Paris tinrent, dans la soirée, une réunion où il fut rendu compte de la démarche faite la veille à Versailles. On désigna deux délégués, MM. Clemenceau et Lockroy, pour se rendre auprès du Comité Central, afin de l’informer de l’acceptation de l’urgence par l’Assemblée pour les propositions des maires. Les délégués devaient en outre demander au Comité Central de ne pas faire procéder le lendemain aux élections annoncées. Le Comité Central ne prit aucun engagement. Toutefois il inclinait à ajourner les élections.

Les délégués, ayant rendu compte de leur mission et de son résultat négatif, M. Henri Martin rédigea une protestation contre la convocation des électeurs pour le lendemain.

Dans ce manifeste, il était dit :

Cherchons, citoyens, ce qui nous unit et non ce qui nous divise.

Nous voulions le maintien, l’affermissement de la grande institution de la garde nationale dont l’existence est inséparable de celle de la République.

Nous l’aurons.

Nous voulions que Paris retrouvât sa liberté municipale si longtemps confisquée par un arrogant despotisme.

Nous l’aurons.

Vos vœux ont été portés à l’Assemblée nationale par vos députés ; l’Assemblée y a satisfait par un vote unanime qui garantit les élections municipales, sous bref délai, à Paris et dans toutes les communes de France.

En attendant des élections, seules légales et régulières, seules conformes aux vrais principes des institutions républicaines, le devoir des bons citoyens est de ne pas répondre à un appel qui leur est adressé sans titre et sans droit.

Nous, vos représentants municipaux, nous, vos députés déclarons donc rester étrangers aux élections annoncées pour demain et protestons contre leur illégalité.

(Suivent les signatures des députés de Paris, des maires et adjoints).

PROTESTATION DES JOURNAUX

Cette protestation des maires et députés contre la convocation ne faisait que reproduire une déclaration dans le même sens, rédigée par les journaux réactionnaires et quelques organes modérés, à la suite d’une réunion tenue dans les bureaux de l’Opinion Nationale, sous la présidence de M. Georges Guéroult, et ainsi conçue :

Attendu que la convocation des électeurs est un acte de souveraineté nationale ;

Que l’exercice de cette souveraineté n’appartient qu’aux pouvoirs émanés du suffrage universel ;

Que, par suite, le Comité qui s’est installé à l’Hôtel-de-Ville n’a ni droit ni qualité pour faire cette convocation,

Les représentants des journaux soussignés considèrent la convocation affichée pour le 22 courant comme nulle et non avenue,

Et engagent les électeurs à n’en pas tenir compte.

Journal des Débats, Constitutionnel, Siècle, Électeur libre, Paris-Journal, Vérité, Figaro, Gaulois, Petite-Presse, Patrie, Union, Petit National, France Nouvelle, Presse, Liberté, Pays, National, France, Univers, Opinion Nationale, Cloche, Petit Moniteur, Français, Journal des Villes et des Campagnes, Moniteur universel, Monde.

Cette affirmation de l’illégalité de la convocation et l’abstention recommandée étaient contraires à d’esprit de conciliation qui dominait partout. Si la population consentait à se rendre aux urnes, ce qui d’ailleurs se produisit par la suite, mais pour la convocation du 26, c’était faire mauvaise besogne que de chercher à l’en détourner, c’était souffler sur le feu latent de la guerre civile. La presse, qui donnait ces conseils mauvais, était dirigée et commanditée par des adversaires non seulement de la Commune, mais même de la République démocratique. Ses lecteurs étaient en majorité hostiles à l’élection prévue d’un conseil municipal avancé. Cette protestation continua et augmenta l’antagonisme et la défiance réciproques.

M. VAUTRAIN

La séance de nuit où les maires et députés avaient voté la protestation était présidée par M. Vautrain.

Ce personnage est surtout intéressant par les révélations qu’il apporta, par la suite, dans l’Enquête.

Vautrain (Eugène-Joseph), avocat et maire du IVe arrondissement (Hôtel-de-Ville), fut l’un des plus actifs instruments de la réaction, pendant les événements qui se produisirent à la suite du Dix-Huit mars. Il était né à Nancy, le 15 novembre 1818. Il fut en 1848 nommé maire de l’ancien 9e devenu depuis le 4e arrondissement. Il donna sa démission au coup d’état, et se tint à l’écart jusqu’à la fin de l’empire. Au 4 septembre, on le nomma préfet et il n’accepta point. Il a expliqué les causes de son refus dans l’Enquête parlementaire :

« Je blâmais le 4 septembre, a dit ce singulier républicain, je trouvais qu’on avait eu tort, ce jour-là, de proclamer la République, sans le consentement du pays. »

Au 5 novembre, il fut élu maire par le IVe arrondissement. Aux élections du 8 février pour l’Assemblée Nationale, il obtint 43,560 à voix, et ne fut pas élu. Mais, en janvier 1872, après la répression et sur les listes expurgées, il fut nommé député par 121,325 voix contre Victor Hugo qui n’eut que 95.900 voix. Paris préférant Vautrain à Victor Hugo, ce fut un scandale. Par la suite, Paris se ressaisit et Vautrain fut battu aux élections du 20 février 1876, dans son propre arrondissement, qui lui préféra le républicain Barodet, qui avait d’ailleurs battu le candidat de tous les groupes réactionnaires, Rémusat, à l’élection partielle et sensationnelle de 1873. Maire au moment du Dix-Huit mars, Vautrain parut, même aux yeux de Jules Favre, dépasser les bornes de la réaction. Il ne cessait de harceler le ministre pour qu’on tentât un coup de force durant les semaines qui précédèrent la révolution. « Si on n’arrête point le Comité Central, rabâchait-il, nous sommes perdus ! » C’était la destruction de Carthage, thème favori de ce Caton bourgeois. Il déclara à la commission qu’il avait donné le même conseil à M. Picard et au préfet de police, qui se contentèrent de hausser les épaules. Dans une réunion qui eut lieu le 7 mars au ministère de l’intérieur, il répéta sa proposition :

Seul, à la fin de la séance, a-t-il déposé dans l’Enquête, je me levai pour dire à M. Picard : Sommes-nous dans une réunion d’enfants ou dans une réunion d’hommes ? Nous avons en face de nous le danger le plus épouvantable qu’on puisse imaginer ; l’artillerie est aux mains de fous furieux et le Comité Central se développe toujours. Nous n’avons qu’une chose à faire : prendre les canons et arrêter le Comité Central. Quant à moi je me charge du 4e arrondissement. Je fus pris pour un insensé, Messieurs ! Mes collègues se levèrent et me demandèrent si je voulais la guerre civile…

Enquête parlementaire. — Déposition de M. Vautrain, t. I, p. 373.

M. Vautrain évidemment ne connaissait pas, ne devinait pas le plan de M. Thiers. Prendre les canons n’était pas chose aisée ; quant à arrêter le Comité Central, c’était plus facile à proposer qu’à exécuter. Et puis, en admettant même que Vautrain eût réussi ce coup de force, que les généraux Vinoy et Lecomte ne purent mener à bien, ce n’est pas cette mesure violente qui eût amené l’écrasement des forces républicaines, que M. Thiers avait décidé. Le maire du IVe arrondissement se serait-il chargé d’arrêter les 215 bataillons de gardes nationaux qui faisaient l’autorité et la force du Comité Central ? Sa proposition était, comme la jugèrent ses collègues, insensée.

LES AVEUX DE M. VAUTRAIN

À côté de ces forfanteries d’un bourgeois exaspéré, se souvenant trop des journées de Juin 48, où il avait contribué à la répression, M. Vautrain a donné, dans l’Enquête, des renseignements qui éclairent singulièrement la situation : « Soyez convaincus, a-t-il dit, que l’immense majorité des maires, quoique vous en ayez vu de très avancés, était pour l’Assemblée nationale contre l’insurrection. » Ceci montre que beaucoup de ces hommes qui parlaient toujours de conciliation n’en voulaient pas et travaillaient pour le succès de M. Thiers. Ils s’étaient rendus à Versailles, où ils avaient été hués quand ils avaient voulu acclamer la République ; ils connaissaient les dispositions morales de l’Assemblée et ils ne pouvaient ignorer les dispositions militaires de M. Thiers. Ils devaient donc se douter de l’innocuité de leurs efforts pour arriver à une transaction, qui n’était ni dans le cœur des ruraux, ni dans la pensée de leur chef.

Quand Saisset fit le simulacre d’une résistance, au cœur même de Paris, M. Vautrain se plaignit à l’aide de camp de l’amiral que l’on ne prenait pas de mesures suffisantes pour arrêter l’insurrection « qui approchait » et M. Vautrain enregistra cette réponse de l’aide de camp, M. Freytaut, officier de marine « qui ne quittait jamais Saisset », que l’amiral avait reçu du pouvoir exécutif l’ordre de ne pas faire de résistance ! Ainsi la démonstration des calculs de M. Thiers, de l’inutilité des pourparlers et de la résistance pour rire qu’on essayait de faire prendre au sérieux est fournie par ce témoignage spontané de l’un des plus ardents adversaires de Paris. Il a corroboré cette preuve par l’importante déclaration suivante, qui précise et justifie le double rôle de dupes et de complices joué par les députés de Paris et les maires dans la comédie des négociations, des affiches, des proclamations, en vue d’une conciliation qui n’était pour M. Thiers qu’une ruse de guerre. En même temps, M. Vautrain constate la faute énorme, déjà signalée, commise par le Comité Central lorsqu’il n’a pas voulu marcher sur Versailles dès le lendemain de l’insurrection. En engageant des pourparlers inutiles et dilatoires, et en signant ce qu’on a appelé leur capitulation, les maires faisaient gagner huit jours à Versailles, a dit M. Vautrain, et il a ajouté :

Vous n’aviez pas le moyen à Versailles de résister à une attaque. L’amiral Saisset me l’a répété quand je suis venu à Versailles. Si l’insurrection, au lieu d’être retenue à Paris par les élections, était venue à Versailles, dites-moi ce que fût devenue la France ? Oh j’en appelle ici à vos consciences, je vous prends comme jurés, j’ai besoin de votre avis, il faut que vous connaissiez les intentions et que vous en voyez les conséquences. Supposez l’insurrection arrivant à Versailles, rappelez-vous l’attitude des grandes villes de France. Je ne regardais pas seulement Paris, mais Toulon, mais Marseille, mais Lyon. Vous les regardiez aussi. Eh bien ! supposez l’insurrection arrivant à Versailles, avant que vous ne fussiez absolument sûrs de la troupe, et dites-moi ce que nous serions devenus ? Dites-le moi, est-ce que c’est une hypothèse gratuite que celle de l’attaque sur Versailles ?…

Eh bien, messieurs, j’ai la conscience sûre que les huit jours que vous ont fait obtenir les élections ont été le salut de la France. Il est incontestable qu’à Paris, les jours de vote, il n’y a jamais de troubles. C’est une règle sans exception. Toutes les fois qu’on vote, chacun espère que la boîte de pandore s’ouvrira pour satisfaire à ses désirs. Il y a eu trois jours de perdus par ces gens-là, grâce aux élections, il y a eu trois autres jours perdus pour l’élection de leur bureau, et l’attaque du Mont-Valérien n’a eu lieu que le 2 avril. Nous avons donc fait gagner, mes collègues et moi, huit jours de plus… Au 2 avril, les choses étaient changées. Le colonel Luckner, qui commandait le fort du Mont-Valérien, avait remplacé sa garnison, des renforts étaient arrivés de Versailles et vous savez Ce qui est advenu…

(Extrait de l’Enquête parlementaire.)

Ainsi de l’aveu de M. Vautrain, aveu que rien ne le forçait à faire, et qui eut grandement gêné M. Thiers, s’il se fût produit au cours de ces négociations trompeuses, les élections et les manœuvres des maires ont fait perdre huit jours qui auraient pu être employés par le Comité Central et la garde nationale à compenser l’inaction, déjà funeste, des premières journées. La faute initiale commise pouvait donc encore se réparer dans la huitaine de l’insurrection, et Versailles surpris, pas mis encore en état de défense sérieuse, tombait au pouvoir des Parisiens. Alors se trouvaient anéantis les projets de M. Thiers. Cette entrée à Versailles des fédérés entraînait aussi, comme l’indique M. Vautrain, l’adhésion des grandes villes de France. Donc c’était la victoire de la Commune partout, et la révolte de Paris transformée en Révolution nationale, La temporisation a tout changé, et ce fut surtout l’œuvre des maires et des députés de Paris, s’efforçant de négocier, de transiger, d’arracher à l’Assemblée la convocation des électeurs « faisant gagner huit jour » s, comme a dit M. Vautrain, suivis de huit jours de plus perdus en amusettes électorales et parlementaires. Il ne faut cependant pas trop accuser ces maires et ces députés, ceux du moins, vrais républicains, qui, comme Tolain, Clemenceau, Benoît Malon et quelques autres, voulaient franchement la conciliation. Ils supposaient que la convocation des électeurs et la nomination d’un Conseil municipal ou d’une Commune, qui en serait le résultat, feraient tomber les armes de toutes les mains et établiraient l’accord et la réconciliation entre Versailles et Paris. Cette chimère, les élus de Paris pouvaient la concevoir, car c’était celle de toute la population. Écoutons encore M. Vautrain, parlant de l’entente obtenue pour les élections, fixées alors au 30 avril :

Il y eut alors un fait curieux. Je ne sais si vous le connaissez, mais sur le bruit de cet accord, le soir même sur les boulevards, des démonstrations d’une joie folle eurent lieu. Les bataillons fédérés défilaient la crosse en l’air, et criaient : Plus de guerre civile ! vive le travail, vive la Paix !

Oh ! la bonne, la naïve et confiante population ! Elle voulait la paix, elle ne souhaitait qu’une chose, déposer le fusil pour reprendre l’outil ; elle était toute à la joie, toute à l’espérance. Chimères et jeux du rêve.

Cela dura peu. Celui qu’on a justement nommé le sinistre vieillard ne rêvait pas, il veillait. Il ne voulait ni de l’établissement de la paix, ni de la reprise du travail. Il entendait que les Parisiens prissent le fusil de nouveau, afin de pouvoir les désarmer. Il avait des canons, il rassemblait des soldats, c’était pour s’en servir, c’était pour faire le général, pour jouer au conquérant. Les maires heureusement lui faisaient gagner le temps dont il avait besoin pour commencer son œuvre de guerre et de sang. Il était satisfait des maires, pour la plupart complices inconscients. Ils lui livraient Paris à bombarder, à remplir de cadavres, pour le triomphe de l’ordre et la victoire de la réaction. M. Vautrain et quelques autres eurent seuls la franchise, ou le cynisme, d’avouer qu’ils ne voulaient pas sérieusement les élections, et que lorsqu’ils négociaient et ergotaient sur les dates pour la convocation électorale, ils ne cherchaient qu’à permettre à M. Thiers de convoquer ses régiments. Les autres, ou ne comprirent rien à ces menées, ou, naïfs et vaniteux, crurent qu’ils tireraient avantage et gloire d’une transaction qui mettrait Paris en leur pouvoir, comme nous le verrons quand nous en serons au dernier acte de la Comédie des Maires.

  1. Frédéric Arnaud (de l’Ariège), avocat, député puis sénateur, né à Saint-Girons (Ariège) le 8 avril 1810. Représentant à la Constituante, et à la Législative. Conseiller d’état au 4 septembre, nommé maire du 7e arrondissement de Paris aux élections du 5 novembre 1870, élu au 8 février député de la Seine. Il obtint 936 voix aux élections de la Commune et ne fut pas élu, mais il ne s’était pas porté. Elu sénateur de l’Ariège en 1876. Mort à Versailles le 30 Mai 1878. Il était d’une opinion républicaine particulière : démocrate catholique.