Histoire du matérialisme/Tome I/Partie II/Chapitre 1

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 153-172).


DEUXIÈME PARTIE

LA PÉRIODE DE TRANSITION


CHAPITRE PREMIER

Les religions monothéistes dans leur rapport avec le matérialisme.


Disparition de l’ancienne civilisation. — Influence de l’esclavage, de la fusion des religions, de la demi-culture. — Incrédulité et superstition ; le matérialisme de la vie ; les rires et les religions pullulent. — Le christianisme. — Caractères communs aux religions monothéistes. — Doctrine mosaïque de la création. — Conception purement spirituelle de Dieu. — Opposition énergique du christianisme contre le matérialisme. — Esprit plus favorable du mahométisme ; l’averroïsme : services rendue par les Arabes aux sciences physiques et naturelles ; libre-pensée et tolérance. — Influence du monothéisme sur la conception esthétique de la nature.


La destruction de la civilisation antique, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, est un événement plein d’importantes énigmes, qui n’ont pas encore reçu leur complète solution.

Quelques difficultés que l’on rencontre à jeter un coup d’œil d’ensemble sur les événements si compliqués de la période des empereurs romains, à s’orienter au milieu des faits les plus saillants, on est encore plus embarrassé pour apprécier dans toute leur étendue les effets des modifications presque imperceptibles, mais infinies en nombre, qui se produisirent dans la vie quotidienne des nations, au sein des couches inférieures de la société, au foyer des familles obscures de la compagne et des villes (1).

Et cependant il est certain qu’on ne peut expliquer cette grande révolution que par l’état des classes moyennes et inférieures des populations.

On s’est malheureusement habitué à regarder ce qu’on appelle la loi du développement en philosophie comme une force indépendante, à l’action presque mystique, qui ramène nécessairement l’esprit humain du faîte de la science à la nuit de la superstition, pour recommencer le même jeu sous des formes nouvelles et plus relevées. La force, qui développe les peuples, ressemble Il celle qui régit les organismes. Elle existe, mais seulement comme la résultante de toutes les forces naturelles particulières ; en l’admettant, on facilite souvent l’étude des faits, mais on masque aussi l’ignorance, et l’on tombe dans des erreurs si on la convertit en un principe nouveau et complémentaire d’explication à côté de ces forces élémentaires dont elle n’est que l’ensemble.

Établissons bien, une fois pour toutes, que l’ignorance ne peut pas être véritablement l’effet de la science, que le caprice et la fantaisie ne sont pas les conséquences de la méthode, enfin que la science ne ramène jamais à la superstition.

Nous avons vu dans l’antiquité l’aristocratie intellectuelle se séparer de la multitude, sous l’influences de la civilisation, de la science et de la méthode. Le manque d’une instruction approfondie chez le peuple dut hâter cette séparation et la rendre plus pernicieuse. L’esclavage qui, en un certain sens, formait la base de toute la civilisation antique, se modifia il l’époque des empereurs ; mais plus on cherchait a améliorer cette dangereuse institution, moins elle devenait viable (2).

Au sein des masses superstitieuses, les relations croissantes des peuples commencèrent. À opérer une fusion entre les croyances religieuses. Le mysticisme oriental revêtit les formes helléniques. À Rome, où affluaient les peuples vaincus, il n’y eut bientôt plus rien qui ne trouvât des croyants, rien que la majorité ne tournât en ridicule. En face du fanatisme aveugle, on ne rencontrait que la moquerie frivole ou l’indifférence blasée ; la formation de partis distincts, bien disciplinés, devait être impossible, vu l’éparpillement des intérêts dans les hautes classes.

Dans cette foule pénétrèrent par une littérature incroyablement ampoulée, par les études décousues d’esprits ineptes, par les relations journalières, des éléments épars de notions scientifiques, qui produisirent cet état de demi-culture, que l’on voudrait retrouver comme un fait caractéristique, quoique avec moins de raison, dans notre époque même. Mais on ne doit pas oublier que précisément cette demi-culture était, avant tout, particulière aux riches, aux puissants, aux personnages les plus importants et aux empereurs eux-mêmes. La courtoisie la plus parfaite, l’éducation la plus raffinée, l’intelligence complète et élevée des relations sociales, ne sont que trop souvent, aux yeux du philosophe, unies à la demi-science la plus pitoyable ; et les dangers, que l’on impute aux doctrines philosophiques, se montrent effectivement dans les couches sociales, où une demi-science, souple et dénuée de principes, se plie servilement aux penchants naturels et aux passions déchaînées.

Tandis qu’Épicure, dans un élan sublime, avait jeté à ses pieds les chaînes de la religion, pour se livrer au plaisir d’être juste et généreux, on voyait maintenant paraître ces odieux favoris du moment, tels que les ont dépeints Horace, surtout Juvénal et Pétrone ; ils marchaient, le front haut, dans la voie des vices les plus contraires à la nature : où donc la malheureuse philosophie pouvait-elle trouver des protecteurs, quand des misérables de cette espèce se posaient comme épicuriens, voire même comme stoïciens ?

Le dédain des croyances populaires servit a masquer la frivolité intérieure, l’absence de toute croyance et de tout vrai savoir. Le vice adopta pour devise la raillerie contre l’idée de l’immortalité de l’âme ; mais le vice reposait sur les mœurs du temps : il s’était forme en dépit et non à l’aide de la philosophie.

Dans ces mêmes couches sociales, les prêtres d’Isis, les thaumaturges et les prophètes, avec les jongleurs et les charlatans qui les escortaient, trouvaient une riche pâture ; parfois fois les Juifs eux-mêmes y faisaient un prosélyte (3).

La plèbe des villes, plongée dans l’ignorance, manquait de caractère aussi bien que les grands à demi instruits. On vit donc, à cette époque, s’épanouir dans tout son éclat le matérialisme pratique, le matérialisme de la vie.

Sur ce point encore, les idées dominantes ont besoin d’être éclaircies. Il existe aussi un matérialisme de la vie qui, dédaigné par les uns, vanté par les autres, n’est pas moins digne d’attention que toute autre tendance pratique.

Quand on aspire, non à une jouissance fugitive, mais au perfectionnement général de la vie ; quand l’énergie de l’esprit d’entreprises matérielles est dirigée par un calcul judicieux, qui étudie les conditions essentielles de chaque entreprise et sait ainsi atteindre le but, alors on voit se réaliser des progrès gigantesques, comme ceux qui, dans l’espace de deux siècles, ont fait la grandeur de l’Angleterre actuelle, et qui dans Athènes, à l’époque de Périclès, s’associèrent au plus brillant développement de la vie intellectuelle qui ait jamais été atteint par un peuple.

Tout autre était, dans la Rome des empereurs, le matérialisme qui se développe pareillement si Byzance, à Alexandrie et dans les autres villes importantes de l’empire. La question d’argent dominait ici également les masses, où les individus dans leur mutuel isolement, étaient dévorés par cette cupidité qu’ont si bien dépeinte Horace et Juvénal ; mais on n’y trouvait pas ces grands principes du développement de l’énergie nationale, de l’exploitation solidaire des ressources naturelles, qui ennoblissent les tendances matérielles d’une époque : s’ils ont pour point de départ la matière, ils provoquent le déploiement de la force qui est en elle. Au lieu de ce matérialisme prospère et vigoureux, Rome ne connaissait que celui de la putréfaction. La philosophie s’accommode du premier comme de tout ce qui a des principes : mais elle disparaît ou plutôt elle a déjà disparu quand se produisent les excès abominables que nous nous abstiendrons de décrire.

Mentionnons cependant un fait incontestable : dans les siècles qui furent souillés par les monstruosités d’un Néron, d’un Caligula et d’un Héliogabale, la philosophie la plus négligée, la plus antipathique à l’esprit du temps, fut précisément celle qui, entre toutes, exigeait le plus grand sang-froid, la contemplation la plus calme, les recherches les plus sensées, les plus pures, les moins poétiques : la philosophie de Démocrite et d’Épicure (4).

L’époque de Périclès vit fleurir la philosophie matérialiste et sensualiste de l’antiquité, dont les fruits mûrirent dans l’école d’Alexandrie, durant les deux siècles qui précédèrent l’ère chrétienne.

Mais lorsque, sous les empereurs, le masses furent en proie au double vertige des vices et des mystères, la sagesse ne trouva plus de disciple sensé, et la philosophie mourut de mort naturelle. On sait qu’à cette époque prédominaient des systèmes néoplatoniciens et néopythagoriciens, où se mêlaient à maints généreux éléments du passé le fanatisme et le mysticisme de l’Orient. Plotin rougissait d’avoir un corps, et ne voulut jamais dire à quels parents il avait dû le jour. Le mouvement antimatérialiste atteint ici son apogée dans la philosophie ; mais cette opposition était toute-puissante en particulier sur le terrain de la religion auquel elle appartenait réellement. Depuis les termes les plus pures jusqu’aux formes les plus hideuses, on ne vit jamais une plus grande diversité de religions que dans les trois premiers siècles, qui suivirent la naissance du Christ. Il ne faut donc pas s’étonner si les philosophes de ces temps-là se posèrent en prêtres et en apôtres. Les stoïciens, dont la doctrine avait dès le principe une teinte théologique, entrèrent les premiers dans cette voie et conservèrent leur prestige plus longtemps que les autres écoles ; mais ils finirent par être dépassés et refoulés, et les mystiques ascètes du néoplatonisme restèrent maîtres des âmes (5).

On a souvent dit que l’incrédulité et la superstition se produisaient et alimentaient l’une l’autre ; cependant il ne faut pas ici se laisser éblouir par l’éclat de l’antithèse. Pour trouver la vérité, il faut examiner avec soin les causes spécifiques, et tenir compte de la différence des temps et des circonstances.

Quand un système scientifique, fondé sur des principes solides, sépare, à l’aide d’arguments décisifs, la foi d’avec la science, il exclut à bien plus forte raison les formes vagues de toute superstition. Mais l’antithèse précitée est vraie aux époques et dans les classes sociales, ou les études scientifiques sont bouleversées et morcelées, comme le sont les formes nationales et primitives de la religion. Ainsi arriva-t-il à l’époque des empereurs.

Il n’y avait en effet aucune tendance, aucun besoin de la vie, auxquels ne correspondît une forme religieuse particulière ; mais à côté des fêtes voluptueuses de Bacchus, des mystères occultes et séduisants d’Isis, se développait en silence et de plus en plus l’amour d’un ascétisme rigide, qui protes sait le renoncement au monde.

Un individu blasé, après avoir épuisé toutes les jouissances, n’est plus sensible qu’au charme de la nouveauté, à celui d’une vie d’austérités et d’ascétisme : il en fut de même de la société antique. Naturellement cette nouvelle direction, contrastant de la manière la plus tranchée avec le sensualisme joyeux du vieux monde, conduisit au parti extrême : fuir la société et renoncer à soi-même (6).

Le christianisme, avec sa doctrine merveilleusement attrayante du royaume qui n’est pas de ce monde, vint a point pour les hommes blasés. La religion des opprimés et des esclaves, de ceux qui vivaient dans les travaux et les souffrances, séduisit aussi le riche avide de jouissances, pour qui le plaisir et la richesse n’avaient plus de charmes. Au principe du renoncement vint se joindre celui de la fraternité universelle, qui ouvrit de nouvelles sources de jouissances morales aux cœurs que l’égoïsme avait desséchés. L’aspiration de l’âme errante et isolée vers une forte solidarité et vers une foi positive fut satisfaite. L’union des fidèles, l’imposante unité des communautés sous la diversité infinie de leurs ramifications dans toute l’étendue de l’empire, firent, pour la propagation de la nouvelle religion, encore plus que la multitude des histoires merveilleuses, racontées et facilement accueillies comme vraies. Le miracle était en général bien moins un instrument de propagande qu’une satisfaction supplémentaire, un besoin invincible de la foi, dans un temps passionné et crédule au delà de toute expression pour les prodiges. Sous ce rapport, non-seulement les prêtres d’Isis et les mages faisaient concurrence au christianisme, mais encore des philosophes se posaient comme thaumaturges et apôtres, envoyés de Dieu. Ce que les temps modernes ont vu faire à un Cagliostro et à un Gassner n’est qu’une faible image des merveilles accomplies par un Apollonius de Tyane, le plus célèbre des prophètes, dont les miracles et les prédictions sont admis en partie, même par Lucien et Origène. Mais ici encore on sapèrent que la vertu durable de faire des miracles n’appartient qu’au principe simple et logique : telle fut la nature du miracle qui réunit lentement et progressivement les nations et les religions morcelées autour des autels du Christ (7).

En annonçant l’Évangile aux pauvres, le christianisme bouleversa le monde antique de fond en comble (8). Ce qui doit être visible et se réaliser à la fin des temps, les âmes crédules le virent en esprit : le royaume de l’amour, où les derniers seront les premiers. Au rigide droit romain, qui édifiait l’ordre sur la force et faisait de la propriété le fondement inébranlable de la société humaine, vint supposer, avec une puissante irrésistible, le précepte impérieux de renoncer il toute propriété, d’aimer son ennemi, de sacrifier ses trésors et d’estimer autant que soi-même le criminel suspendu à la potence.

Un inexprimable sentiment d’horreur saisit le monde antique en face de ces doctrines (9), et les souverains firent de vains efforts pour étouffer, par de cruelles persécutions, une révolution qui renversait tout l’ordre de choses existant et se riait de la prison, des bûchers, de la religion et des lois. Avec l’audace inspirée par l’assurance de la rédemption, qu’un Juif, coupable du crime de lèse-majesté, mort du supplice des esclaves, avait apportée du ciel même comme un don gracieux du Père éternel, cette secte conquit pays sur pays ; et, fidèle à son principe fondamental, elle sut peu à peu faire entrer au service de la nouvelle croyance même les idées superstitieuses, les penchants sensuels, les passions, les principes juridiques du paganisme, qu’elle ne pouvait anéantir. À la place de l’olympe, si riche en mythes, on vit surgir les saints et les martyrs. Le gnosticisme apporta les éléments d’une philosophie chrétienne. Des écoles de rhéteurs chrétiens s’ouvrirent pour tous ceux qui cherchaient in concilier la civilisation antique avec la foi nouvelle. De la simple et sévère discipline de l’Église naissante sortirent les éléments de la hiérarchie. Les évêques accaparèrent les richesses et menèrent une vie orgueilleuse et mondaine ; la populace des grandes villes s’enivra de haine et de fanatisme. On négligea de soigner les pauvres, et le riche usurier se maintint en possession de ses rapines à l’aide de la police et des tribunaux. Bientôt les fêtes chrétiennes égalèrent en faste et en magnificence celles du paganisme déclinant ; et la dévotion, unie à l’effervescence de passions désordonnées, menaça d’étouffer, dans son germe, la nouvelle religion. Mais elle ne l’étouffa pas. Le christianisme sut toujours sortir victorieux de sa lutte contre les puissances ennemies. Même la philosophie de l’antiquité, qui, après s’être mêlée aux eaux troublées du néoplatonisme, s’était répandue sur le monde chrétien, dut s’adapter à ce nouveau milieu. Et tandis que, par une contradiction manifeste, la ruse, la trahison et la cruauté contribuèrent à fonder l’État chrétien, la conviction que tous les hommes étaient également appelés à une existence supérieure n’en resta pas moins la base fondamentale de l’histoire des peuples modernes. « Ainsi, dit Schlosser, même l’erreur et la fourberie humaines devinrent les moyens par lesquels la divinité fit sortir une vie nouvelle des débris putréfiés de l’ancien monde (10). »

Il s’agit maintenant d’examiner quelle influence le principe chrétien complètement développé dut exercer sur le matérialisme. Dans cet examen, nous devrons tenir compte du judaïsme et surtout du mahométisme.

Ces trois religions ont un trait commun : le monothéisme. Pour le païen qui voit les dieux partout et s’habitue à regarder chaque phénomène de la nature comme une preuve de leur intervention continuelle, les difficultés, que rencontre sur son chemin l’explication matérialiste des choses, se comptent par milliers comme le nombre des divinités. Aussi, lorsqu’un savant a conçu la pensée grandiose que tout ce qui existe, existe en vertu de la nécessité, qu’il y a des lois auxquelles la matière immortelle est soumise, toute conciliation avec la religion devient impossible. On doit donc regarder presque comme insignifiante la tentative de médiation faite par Épicure : bien plus logiques étaient les philosophies qui niaient l’existence des dieux. Le monothéisme occupe, vis-à-vis de la science, une autre position. Nous avouons que, lui aussi, admet une conception grossière et matérielle, qui attribue à Dieu, assimilé à l’homme, une intervention particulière et locale dans chaque phénomène de la nature. Cela est d’autant plus vrai qu’ordinairement chaque homme ne pense qu’à soi et à ce qui l’entoure. L’idée de l’ubiquité reste, dans ce système, presque une vaine formule ; et l’on a de nouveau, en réalité, d’innombrables divinités, sous la réserve tacite qu’on peut toutes les considérer comme n’en formant qu’une seule.

À ce point de vue, qui est à vrai dire celui de la foi du charbonnier, la science reste aussi impossible qu’elle l’était sous le règne de la foi païenne.

Mais lorsque, d’une façon libre et grandiose, on attribue à un seul et même Dieu la direction unique du monde, la corrélation des choses par le lien de la cause à l’effet devient non-seulement admissible, mais elle est encore une conséquence nécessaire de l’hypothèse. Si je vois quelque part en mouvement des milliers de roues et que je conjecture qu’un seul homme leur imprime le mouvement, j’en devrai conclure que j’ai devant moi un mécanisme, dans lequel le mouvement de la moindre pièce est déterminé invariablement par le plan de l’ensemble. Cela posé, il faut encore que je connaisse la structure de la machine et que j’en comprenne la marche, du moins pièce par pièce ; le terrain de la science se trouve ainsi libre pour le moment.

Grâce à cette hypothèse, on put développer la science et l’enrichir de matériaux positifs pendant des siècles, avant de se croire obligé à conclure que cette machine n’était qu’un perpétuel mobile. Une fois formulée, cette conclusion devait paraître confirmée par un tel nombre de faits qu’à côté dieux, l’arsenal des anciens sophistes nous semble bien faible et bien pauvre.

Ici nous pouvons comparer le monothéisme à un lac immense, qui reçoit les flots de la science, jusqu’au moment où soudain ils commencent à percer la digue (11).

Le monothéisme offre un autre avantage. Son principe fondamental possède une souplesse dogmatique et présente une telle richesse d’interprétations spéculatives qu’il peut continuer à alimenter la vie religieuse, au milieu des civilisations les plus variables et des plus grands progrès de la science. Au lieu de susciter aussitôt une guerre d’extermination germination entre la religion et la science, l’hypothèse que le principe qui gouverne l’univers, revient sur lui-même et se conforme à des lois éternelles, fit naître l’idée d’établir entre Dieu et le monde la corrélation qui existe entre l’ârne et le corps. C’est pourquoi les trois grandes religions monothéistes ont également pris, à l’époque du plus grand développement intellectuel de leurs représentants, une teinte panthéistique. Alors aussi surgit la lutte contre la tradition religieuse, mais une lutte qui n’est pas encore une guerre d’extermination.

Entre toutes les religions, le mosaïsme conçut le premier l’idée de l’univers tiré du néant.

Rappelons-nous que, suivant la tradition, Épicure, encore jeune écolier, commença à se livrer à la philosophie après que ses maîtres n’eurent pu lui dire d’où venait le chaos lui-même, que l’on donnait comme origine à l’ensemble des choses.

Il y a des peuples qui croient que la terre est posée sur une tortue ; mais il est défendu de demander sur quoi repose la tortue elle-même. Tant il est vrai que, pendant des générations entières, l’homme se contente d’explications qu’au fond personne ne peut regarder comme sérieuses.

En face de semblables fictions, la conception du monde tiré du néant est du moins claire et franche. Elle renferme une contradiction si évidente, si directement opposée à toute saine pensée, que les contradictions moins fortes et moins hardies n’osent plus se produire en face de celle-là (12).

Il y a plus : cette idée est également susceptible de transformation ; elle aussi possède quelque chose de cette élasticité qui caractérise le monothéisme. On peut tenter de transformer la priorité d’un Dieu sans monde en une priorité simplement idéale ; et les jours de la création deviennent alors des périodes (Eons) de développement.

À côté de ces traits, que présente déjà le judaïsme, il importe de remarquer que le christianisme le premier dépouilla Dieu de toute forme sensible, et en fit, dans la stricte acception du mot, un esprit invisible. Voilà donc l’anthropomorphisme éliminé en principe ; mais il revient cent fois dans la conception grossière du peuple et dans l’histoire des transformations innombrables du dogme.

On pourrait croire que, grâce à ces avantages du christianisme, une science nouvelle aurait du s’épanouir aussitôt à la suite de sa victoire ; mais il est aisé de voir pourquoi il n’en fut pas ainsi. D’abord, il faut se rappeler que le christianisme était une religion du peuple ; qu’il avait grandi et s’était développé de bas en haut, jusqu’au moment où il devint la religion de l’État. Les plus hostiles à la nouvelle religion étaient précisément les philosophes ; et leur hostilité était d’autant plus grande qu’ils étaient moins portés aux caprices et aux fantaisies de l’imagination philosophique (13). Bientôt après, le christianisme s’introduisit chez de nouvelles nations, jusqu’alors inaccessibles à la civilisation ; on ne doit donc pas s’étonner si, dans une école naissante, il fallut gravir de nouveau tous les degrés qu’avaient franchis la Grèce et l’Italie, depuis l’époque de leurs plus anciennes colonisations.

Avant tout, rappelons-nous que l’influence de la doctrine chrétienne ne reposait nullement sur ses grands principes théologiques, mais sur la purification morale par le renoncement aux plaisirs mondains, sur la théorie de la rédemption et l’espoir d’un second avènement du Christ.

D’ailleurs, par l’effet d’une nécessité psychologique, dès que ce prodigieux succès eut réintégré la religion dans ses anciens droits, les éléments païens vinrent de toutes parts se fondre dans le christianisme, qui posséda bientôt sa propre et riche mythologie. Ainsi devint impossible, durant des siècles, non-seulement le matérialisme, mais encore tout système logique de philosophie moniste.

Le matérialisme surtout fut rejeté dans l’ombre. La tendance dualiste de la religion du Zend-Avesta, qui appelle mauvais principe le monde et la matière, et bon principe Dieu et la lumière, présente d’étroits rapports avec le christianisme par son idée fondamentale et plus encore par son développement historique. Rien ne pouvait donc paraître plus abominable que l’esprit de l’ancienne philosophie, qui admettait non-seulement une matière éternelle, mais voyait encore dans cette matière l’unique substance réellement existante. Qu’on ajoute à cette métaphysique du matérialisme le principe moral d’Épicure, quelque pur qu’on le conçoive ; et l’on aura toute une théorie diamétralement opposée à celle du christianisme. On comprend après cela les préventions qui dominèrent durant le moyen âge contre le système épicurien (14).

Sous ce dernier point de vue, la troisième des grandes religions monothéistes est plus favorable au matérialisme. Grâce au magnifique essor de la civilisation arabe, c’est dans la religion mahométane, la plus récente des trois, que se manifesta en premier lieu un esprit philosophique indépendant, dont l’influence se fit puissamment sentir d’abord chez les juifs du moyen âge, et plus tard chez les chrétiens de l’Occident.

Les Arabes ne connaissaient pas encore la philosophie grecque, que déjà l’islamisme produisait de nombreuses sectes et écoles théologique. Les unes concevaient l’idée de Dieu d’une façon si abstraite qu’aucune philosophie n’aurait pu les dépasser dans cette direction ; d’autres n’admettaient que ce que l’on peut toucher et démontrer ; d’autres enfin savaient combiner le fanatisme et l’incrédulité dans des systèmes fantaisistes. Déjà même à l’école supérieure de Bassora, se développait, sous la protection des Abbassides, une école rationaliste, qui s’efforça de concilier le raison et la foi (15).

À côté de ce riche courant de théologie et de philosophie islamites, que l’on a eu raison de comparer à la scholastique chrétienne du moyen âge, l’école péripatéticienne qui, en général, attire plus spécialement nos regards, quand il est question de la philosophie arabe au moyen âge, ne forme qu’une branche comparativement insignifiante et peu variée dans ses ramifications ; et Averroès, dont les Occidentaux prononçaient le plus souvent le nom après celui d’Aristote, ne fut nullement une étoile de première grandeur au ciel de la philosophie mahométane. Tout le mérite d’Averroès est d’avoir résumé les résultats de la philosophie arabe-aristotélique, dont il fut le dernier représentant éminent, et de les avoir transmis à l’Occident avec ses commentaires sur Aristote, où s’accuse une très-grande activité littéraire. Cette philosophie est née, comme la scholastique chrétienne, d’une interprétation du système d’Aristote, colorée d’une teinte de néo-platonisme ; mais, tandis que les scholastiques de la première période ne possédaient qu’une faible partie des traditions péripatéticiennes, avec un mélange et une prédominance de la théologie chrétienne, les Arabes reçurent des écoles syriennes une bien plus grande abondance de renseignements ; et, chez eux, la pensée sut mieux s’affranchir de l’influence de la théologie, qui suivit ses voies propres dans la spéculation. Le côté physique du système d’Aristote (voir p. 76 et 77) put donc se développer chez les Arabes d’une manière tout à fait inconnue à l’ancienne scholastique ; aussi l’« averroïsme » fût-il considéré par l’Église chrétienne comme la source des hérésies les plus pernicieuses. Nous devons mentionner ici spécialement trois points : l’éternité du monde et de la matière dans son opposition avec la théorie chrétienne de la création ; les rapports de Dieu avec le monde, Dieu n’agissant que sur le monde extrême des étoiles fixes, et ne réglant qu’indirectement les affaires terrestres, au moyen des étoiles, ou bien Dieu et le monde se fondant ensemble comme le veut le panthéisme (16) ; enfin la théorie de l’unité d’essence de la raison, seule immortelle dans l’homme : cette doctrine supprime l’immortalité individuelle, la raison n’étant que la lumière une et divine qui éclaire l’âme humaine et crée la connaissance (17).

On comprend que de pareilles doctrines devaient produire un effet dissolvant dans le monde gouverné par le dogme chrétien ; et que par là, de même que par ses éléments physiques, l’averroïsme ait été le précurseur du matérialisme moderne. Malgré cela, les deux systèmes sont diamétralement opposés ; et l’averroïsme n’en mérite pas moins d’être considéré comme un des piliers de la scolastique. Par son culte exclusif d’Aristote et par l’affirmation des principes, que nous examinerons de plus près dans le chapitre suivant, il a rendu longtemps impossible une conception matérialiste de l’univers.

Outre la philosophie, nous devons à la civilisation arabe du moyen âge un autre élément, peut-être encore plus intimement lié in l’histoire du matérialisme. Ce sont les résultats acquis sur le terrain des recherches positives, des mathématiques et des sciences physiques dans la plus large acception du mot. On connaît généralement (18) les éminents services rendus par les Arabes en astronomie et en mathématique. Ce furent précisément ces études qui, se rattachant aux doctrines léguées par les Grecs, firent renaître l’idée de l’ordre et de la marche régulière du monde. Ce mouvement intellectuel se produisit à une époque, où la foi dégénérée du monde chrétien avait jeté, dans les idées morales et logiques, une confusion telle qu’on n’en avait jamais vu de semblable dans le paganisme gréco-romain ; à une époque, où tout paraissait possible, où rien ne semblait nécessaire et où l’on ouvrait une barrière illimitée aux caprices d’êtres, que l’imagination dotait sans cesse d’attributions nouvelles.

Le mélange de l’astronomie et des rêveries de l’astrologie ne fut donc pas aussi pernicieux qu’on pourrait le croire. L’astrologie et sa parente, l’alchimie, avaient alors (19) les formes régulières d’une science ; et, telles que les pratiquaient les Arabes et les savants chrétiens du moyen âge, elles différaient de beaucoup du charlatanisme extravagant qui se produisit au XVIe et surtout au XVIIe siècle, alors qu’une science plus rigoureuse avait rejeté de son sein ces éléments superstitieux. D’un côté, l’examen que ces deux sciences, combinées de bonne heure, firent des mystères importants et impénétrables contribua aux progrès de l’astronomie et de la chimie ; d’un autre côté, ces études ardues et mystérieuses présupposaient nécessairement déjà par elles-mêmes la croyance que les événements suivent une marche régulière et sont gouvernés par des lois éternelles. Or cette croyance fut un des grands ressorts scientifiques de la culture progressive, qui relia les temps modernes au moyen âge.

Parlons ici surtout de la médecine, qui, de nos jours, est devenue en quelque sorte la théologie des matérialistes. Cette science fut cultivée par les Arabes avec une ardeur toute particulière (20). Fidèles, sur ce point aussi, aux traditions des Grecs, ils voulurent cependant suivre une méthode originale d’observation exacte ; et ils développèrent notamment la physiologie, si étroitement liée aux questions qui intéressent le matérialisme. Chez l’homme, dans le règne animal, dans le règne végétal, partout dans la nature organique, l’intelligence subtile des Arabes étudia non-seulement les caractères particuliers des êtres, mais encore l’histoire de leur développement, depuis la naissance jusqu’à la mort, c’est-à-dire précisément les questions qui alimentent la conception mystique de la vie.

On sait que de bonne heure naquirent des écoles médicales dans cette partie de l’Italie méridionale ou des populations chrétiennes, d’une culture supérieure, se trouvèrent en contact avec les Sarrasins. Dès le XIe siècle, le moine Constantin professait la médecine au monastère du Mont-Cassin. Cet homme, que ses contemporains surnommèrent le second Hippocrate, après avoir parcouru tout l’Orient, consacra ses loisirs à traduire de l’arabe des traités de médecine. Au Mont-Cassin, plus tard à Naples et à Salerne, s’élevèrent ces célèbres écoles, où accoururent en foule les Occidentaux, désireux de s’instruire (21).

Remarquons bien que sur le même sol était né, pour la première fois en Europe, cet esprit de libre pensée, qu’il ne faut pas confondre avec le matérialisme érigé en système, mais qui cependant a des liens étroits de parenté avec lui. Ces contrées de l’ItaIie méridionale et particulièrement de la Sicile, où s’épanouissent aujourd’hui une aveugle superstition et un fanatisme effréné, étaient alors le séjour d’intelligences éclairées, le berceau des idées de tolérance.

Que l’empereur Frédéric II, le savant ami des Sarrasins, le protecteur éclairé des sciences positives, ait tenu ou non le fameux propos relatif aux Trois imposteurs, Moïse, Jésus et Mahomet (22), il n’en est pas moins vrai que cette contrée et cette époque virent se produire des opinions analogues. Ce n’est pas sans raison que Dante comptait par milliers les audacieux sceptiques, qui, couchés dans des tombeaux ardents, persistent encore à braver l’enfer. Le contact des différentes religions monothéistes, car les Juifs aussi étaient nombreux dans le pays, et ne le cédaient guère aux Arabes en fait de culture intellectuelle, ce contact dut nécessairement émousser le respect des croyances spéciales et exclusives ; or l’exclusivisme fait la force d’une religion, comme l’individualisme fait la force d’une poésie.

Pour montrer ce dont on croyait Frédéric II capable, il suffira de dire qu’on l’accusait d’être entré en relations avec les Assassins, ces sanguinaires jésuites du mahométisme, qui professaient une doctrine secrète, complètement athée, et admettaient ouvertement et sans restriction toutes les conséquences d’un égoïsme voluptueux et avide de domination. Si ce que la tradition prête aux Assassins était vrai, cette secte mériterait un plus grand honneur que celui d’une simple mention. Les chefs des Assassins représenteraient alors le type du matérialiste, tel que des adversaires ignorants et fanatiques le dépeignent aujourd’hui, afin de pouvoir le combattre avec avantage. La secte des Assassins serait l’unique exemple, fourni par l’histoire, de l’union de la philosophie matérialiste avec la cruauté, l’ambition et les crimes systématiques.

Mais n’oublions pas que tous nos renseignements sur cette secte proviennent de ses ennemis les plus acharnés. Il est intrinsèquement très-invraisemblable que ce soit précisément la plus inoffensive de toutes les conceptions du monde qui ait provoqué cette énergie formidable, cette tension extrême de toutes les forces de l’âme, que nous voyons d’ordinaire unie seulement des convictions religieuses. Les convictions religieuses, dans leur terrible sublimité et avec leur charme entraînant, peuvent seules obtenir même pour les plus horribles atrocités du fanatisme, l’indulgence de l’historien qui sait s’élever au faîte de la contemplation ; et cette indulgence a de profondes racines dans le cœur humain. Nous n’oserions pas fonder, en dépit de la tradition, sur de simples arguments intrinsèques, notre conjecture que des idées religieuses devaient animer les chefs des Assassins, si les sources des renseignements sur cette secte ne permettaient d’émettre une pareille hypothèse (23). La liberté de la pensée, portée ai un haut degré, peut s’allier au fanatisme des convictions religieuses : c’est ce que nous prouve l’ordre des jésuites, qui présente une si grande analogie avec la secte des Assassins.

Si nous revenons aux sciences physiques et naturelles des Arabes, nous ne pouvons nous empêcher de répéter l’assertion hardie de Humboldt, que ce peuple doit être considéré comme le véritable créateur des sciences de la nature (Naturwissenschaft) « dans toute l’acception actuelle de ce mot ». Expérimenter et mesurer furent les deux grands instruments par lesquels ils nourrirent la voie aux progrès futurs, et s’élevèrent au degré qui tient le milieu entre les résultats de la courte période inductive de la Grèce et ceux réalisés par les modernes dans les sciences physiques et naturelles.

C’est précisément dans le mahométisme que se montre, de la manière la plus tranchée, ce développement de l’étude de la nature que nous attribuons au principe monothéiste. Il en faut chercher la raison dans les qualités intellectuelles des Arabes, dans leurs rapports historiques et géographiques avec les traditions helléniques, mais sans doute aussi dans cette circonstance que le monothéisme de Mahomet fut le plus rigide et se maintint le plus à l’abri des additions mythiques. Faisons enfin ressortir parmi les causes qui purent dans la suite faciliter une conception matérialiste de la nature, celle dont Humboldt a parlé en détail dans le deuxième volume de son Cosmos : le développement de l’étude esthétique de la nature, sous l’influence du monothéisme et de la culture sémitique.

L’antiquité avait poussé la personnification jusqu’à ses dernières limites ; mais elle n’avait eu que rarement l’idée de considérer la nature comme nature ou de la représenter comme telle. Un homme couronné de roseaux était l’océan ; une nymphe, la source ; un faune ou un Pan, la plaine et le bosquet. Lorsque la campagne eut perdu ses divinités, la véritable étude de la nature commença et l’on contempla avec ravissement la grandeur et la beauté pures des phénomènes naturels.

« Un trait caractéristique de la poésie de la nature chez les Hébreux, dit Humboldt, c’est que, à l’instar du monothéisme, elle embrasse toujours l’ensemble du monde dans son unité, aussi bien la vie terrestre que les espaces lumineux du ciel. Elle s’arrête rarement au phénomène isolé, et se plaît à contempler les grandes masses. On pourrait dire que, dans le seul psaume 104, se trouve l’image du monde entier : le Seigneur, entouré de lumière, a déroulé le ciel comme un tapis. Il a fondé le globe terrestre sur lui-même, afin qu’il reste éternellement immobile. Les eaux se précipitent du haut des montagnes dans les vallées vers les lieux qui leur sont assignés : elles ne doivent jamais franchir leurs digues, mais abreuver tous les animaux de la plaine. Les oiseaux de l’air chantent sous le feuillage. Pleins de sève se dressent les arbres de l’Éternel, les Cèdres du Lilian, que le Seigneur lui-même a plantés pour que les volatiles y nichent, tandis que l’autour construit son aire sur les sapins. »

Des temps de la vie érémitique chrétienne, date une lettre de Basile le Grand, qui, d’après la traduction de Humboldt, donne une description magnifique et pleine de sentiment de la contrée solitaire et boisée où s’élevait la cabane de l’anachorète.

Ainsi les eaux des sources affluent de tous côtés pour former le puissant fleuve de la vie intellectuelle moderne ; c’est là que, sous diverses modifications, nous devons chercher l’objet de nos études, le matérialisme.



1. Nous venons d’être initiés à la physiologie des nations par une philosophie de l’histoire écrite au point de vue des sciences physiques et de l’économie politique, et cette lumière a pénétré jusqu’au fond des plus humbles cabanes ; mais elle ne nous montre qu’un côté de la question, et les modifications de la vie intellectuelle des peuples restent entourées d’obscurités, tant qu’elles ne se laissent pas expliquer par les changements sociaux. La théorie de Liebig sur l’épuisement du sol a été exagérée par Carey[1] et amalgamée avec des assertions absurdes[2] ; mais la vérité générale de cette théorie est incontestable, surtout en ce qui concerne la civilisation de l’ancien monde. Les provinces exportant des céréales durent s’appauvrir et se dépeupler peu à peu, tandis qu’autour de Rome et, semblablement, autour des villes secondaires, la richesse et la population portèrent l’agriculture à son point culminant ; de petits jardins bien fumés et admirablement cultivés produisirent, en fruits, fleurs, etc., des récoltes plus lucratives que de vastes domaines, situés dans des contrées éloignées. Selon Roscher[3], tel arbre fruitier aux environs de Rome rapportait jusqu’à 100 thalers (375 fr.) par an, tandis qu’en Italie un grain de blé ne donnait guère que quatre grains, la culture des céréales ne se faisant plus que dans de mauvaises terres. Or la richesse concentrée d’une grande capitale est plus sensible aux chocs venant du dehors que celle d’un pays commerçant de moyenne importance ; elle dépend encore de la productivité des alentours, qui fournissent les aliments de première nécessité. Les traces de la dévastation, par la guerre, d’un pays fertile, même quand s’y joint la destruction d’un grand nombre d’êtres humains, sont bientôt effacées par le travail de la nature et de l’homme, tandis qu’un coup porté à la capitale, surtout quand les ressources des provinces commencent à s’épuiser, peut aisément amener une commotion générale, parce qu’il entrave tout l’essor du commerce à son point central et qu’il détruit ainsi subitement les valeurs exagérées que le luxe consommait et produisait. Mais même sans ces attaques du dehors, la décadence devait s’accélérer, alors que l’appauvrissement et le dépeuplement des provinces étaient tels que, même en les pressurant de plus en plus, on ne pouvait en obtenir un rendement égal à celui du passé. La vérité historique de ces faits, en ce qui concerne l’empire romain, s’offrirait à nos yeux avec beaucoup plus de clarté, si les avantages d’une centralisation grandiose et savamment coordonnée n’eussent, sous les grands empereurs du IIe siècle, neutralisé le mal et même créé une nouvelle prospérité matérielle à la veille de la décadence universelle. C’est à cette dernière floraison de la civilisation ancienne, dont les villes surtout et quelques districts privilégiés éprouvaient les bienfaits, que s’applique la description flatteuse de l’empire par Gibbon[4]. Il est clair cependant que le mal économique, sous lequel devait finalement succomber l’empire, était déjà développé à un haut degré. Une période de prospérité qui repose sur l’accumulation et la concentration des richesses peut fort bien arriver à son apogée, alors que les moyens d’accumulation commencent à disparaître ; ainsi la chaleur la plus intense de la journée se fait sentir au moment où le soleil est déjà sur son déclin.

La décadence morale, hâtée par le développement de cette grande centralisation, doit se manifester bien plus tôt, parce que l’asservissement et la fusion de nations et de races nombreuses, complètement différentes les unes des autres, troublent les formes particulières et même les principes généraux de la morale. Hartpole Lecky montre très-judicieusement [5] que la vertu romaine, étroitement fondue avec l’ancien patriotisme local des Romains et les croyances de la religion indigène, dut sombrer par la disparition des anciennes formes politiques, le scepticisme et l’introduction de cultes étrangers. Trois causes : le césarisme, l’esclavage et les combats de gladiateurs, empêchèrent la civilisation, dans son développement, de remplacer les anciennes vertus par de vertus nouvelle et supérieures, des « mœurs plus nobles et une philanthropie plus générale. » L’auteur n’aurait-il pas ici pris les effets pour les causes ? (Voir le contraste si bien établi par le même Lecky, un peu plus haut, entre les nobles intentions de l’empereur Marc-Aurèle et le caractère des masses populaires qui lui étaient soumises). L’individu peut, à l’aide de la philosophie, s’élever à des principes moraux, indépendants des sentiments religieux et politiques ; les masses populaires, dans antiquité plus encore qu’aujourd’hui, ne trouvaient des principes de morale que dans l’union indissoluble et reposant sur les traditions locales, des idées générales et des idées particulières, des principes d’une valeur permanente et des principes variables ; aussi la forte centralisation du vaste empire dut-elle exercer une influence dissolvante et délétère sur les vainqueurs comme sur les vaincus dans tous les pays soumis à Rome. Mais où est l’ « état social normal »[6] qui puisse d’emblée remplacer par des vertus nouvelles celles de l’état social qui est en train de disparaître ? Il faut pour cela, avant tout, du temps et, en règle générale, l’avènement d’un nouveau type populaire qui réalise la fusion des principes moraux avec des éléments sensibles et des éléments purement imaginaires. Ainsi les causes d’accumulation et de concentration, qui élevèrent la civilisation ancienne à son point culminant, paraissent avoir amené aussi sa décadence. L’imagination ardente qui se mêla particulièrement à la fermentation, d’où sortit finalement le christianisme du moyen âge, semble trouver ici son explication ; car elle indique un système nerveux surexcité par les extrêmes du luxe et de l’indigence, de la volupté et de la souffrance, dans toutes les couches sociales, et cet état de choses est à son tour le résultat de l’accumulation en quelques mains de la richesse générale, résultat que l’esclavage éclaire d’un jour particulièrement sinistre[7].

2. Gibbon[8] montre comment les esclaves, depuis la diminution relative des conquêtes, augmentèrent de prix et, par suite, furent mieux traités. Moins on fit de prisonniers de guerre, qui au temps des conquêtes se vendaient par milliers et à très-bon marché, plus on se vit forcé de faciliter à l’intérieur les mariages entre esclaves pour en augmenter le nombre. Il y eut ainsi plus d’homogénéité dans la masse des esclaves, qu’auparavant, par un raffinement de prudence, on composait, dans chaque domaine, de nationalités aussi diverses que possible[9]. Ajoutez à cela le prodigieux entassement d’esclaves dans les grands domaines et dans les palais des riches, puis le rôle influent que les affranchis jouèrent dans la vie sociale, sous les empereurs. — Lecky[10] distingue avec raison trois époques dans la condition des esclaves : durant la première, ils faisaient partie de la famille et étaient relativement bien traités ; dans la deuxième, le nombre des esclaves ayant considérablement augmenté, leur situation devint plus dure ; enfin la troisième commence à l’évolution indiquée par Gibbon. Lecky prétend que, si les esclaves furent traités avec plus de douceur, ils le durent à influence de la philosophie stoïcienne. — Pendant la troisième période, l’esclavage ne réagissait plus sur la civilisation du monde antique par la crainte de révoltes sérieuses, mais bien par l’influence que la classe opprimée exerçait de plus en plus sur l’opinion publique. Cette influence, diamétralement opposée aux idées de l’antiquité, prévalut surtout à la suite de la propagation du christianisme[11].

3. Mommsen[12] remarque : « L’incrédulité et la superstition, réfractions diverses du même phénomène historique, allaient de pair dans le monde romain de ce temps-là ; et l’on voyait des individus qui les réunissaient toutes les deux, nier les dieux avec Épicure et s’arrêter devant chaque sanctuaire pour y prier et faire des sacrifices. » Dans le même ouvrage, on trouve des détails sur l’invasion des cultes orientaux à Rome. « Quand le sénat ordonna (50 av. J.-C.) de démolir le temple d’Isis situé dans l’enceinte de Rome, aucun ouvrier n’osa mettre la main à l’œuvre ; et il fallut que le consul Lucius Paullus donnât le premier coup de hache. On pouvait parier alors que plus une fillette était de mœurs légères, plus elle adorait Isis avec ferveur[13]. »

4. Draper est donc tout à la fois injuste et inexact dans son livre d’ailleurs estimable[14], quand il identifie l’épicuréisme avec l’hypocrite incrédulité de l’homme du monde, à laquelle l’humanité devrait « plus de la moitié de sa corruption[15]. » Quelque indépendance que Draper montre dans sa conclusion et dans l’ensemble de ses vues, il subit cependant l’influence d’une erreur traditionnelle dans son portrait d’Épicure, et plus encore peut-être en faisant d’Aristote un philosophe expérimentateur.

5. Zeller[16] : « En un mot le stoïcisme n’est plus seulement un système philosophique ; il est encore un système religieux. Il a été conçu comme tel par ses premiers représentants ; et, dans la suite, de concert avec le platonisme, il a offert aux hommes les plus vertueux et les plus éclairés, aussi loin que s’étendait l’influence de la culture grecque, une compensation pour la chute des religions nationales, une satisfaction pour leur besoin de croyance, un appui pour leur vie morale. » Lerky[17] dit des stoïciens romains des deux premiers siècles : « Lors du décès d’un membre de la famille, dans ces moments où l’âme est impressionnable au plus haut degré, on avait habitude de les appeler pour consoler les survivants. Des mourants les priaient de venir les consoler et les soutenir à leur heure dernière. Ils devinrent les directeurs de la conscience de bien des personnes, qui s’adressaient à eux pour leur faire résoudre des questions compliquées de morale pratique, pour calmer leur désespoir ou apaiser leurs remords. » À propos des causes qui supprimèrent l’influence du stoïcisme et le firent supplanter par le mysticisme néoplatonicien[18], — Zeller[19] dit : « Le néoplatonisme est un système religieux, et il ne l’est pas seulement dans le sens où le platonisme et le stoïcisme méritent ce nom : il ne se contente pas d’appliquer aux problèmes moraux et à la vie de l’âme humaine une conception du monde fondée sur l’idée de Dieu, mais obtenue par la voie scientifique ; son système scientifique du monde reflète, d’un bout à l’autre, les tendances religieuses du cœur humain ; il est entièrement dominé par le désir de satisfaire ses besoins religieux ou du moins de le conduire à l’union personnelle la plus intime avec la divinité. »

6. Voir[20] une description de cet excès, tel qu’il prédomina notamment à partir du IIIe siècle.

7. Quant à la propagation du christianisme, voyez dans Gibbon le fameux chapitre 15, riche en matériaux qui permettent d’étudier cette question sous les points de vue les plus divers. Toutefois, Hartpole Lecky émet des idées plus justes à cet égard dans sa Sittengeschichte Europa’s et dans sa Geschichte der Aufklärung in Europa. — Comme ouvrage capital, mais écrit au point de vue théologique, il faut citer Baur, das Christentum und die christliche Kirche der drei ersten Jahrhunderte. En ce qui concerne l’histoire de la philosophie, E. de Lasaulx : Der Untergang des Hellenismus und die Einziehung seiner Tempelgüter durch die christl. Kaiser. — On trouvera d’autres documents dans Uebervveg, Gesch. d. Phil. der patristischen Zeit, formant une section de son Grundriss, ouvrage qui n’a malheureusement pas reçu l’accueil auquel il avait droit. (Voir ma Biographie d’Ueberweg, Berlin, 1871, p. 21 et 22). — Sur la manie des miracles régnant à cette époque-là, voir en particulier Lecky, Sittengesch. l, p. 322 et suiv. — Ibid., p. 325, sur les philosophes thaumaturges. On lit page 326 : « Porté par la crédulité, qui fit accepter cette longue série de superstitions et de traditions orientales, le christianisme s’introduisit dans l’empire romain ; dès lors amis et ennemis acceptèrent ses miracles comme le cortège habituel d’une religion. »

8. L’effet de la charité chrétienne envers les pauvres fut si profond que, fait remarquable, Julien l’Apostat, malgré son désir de remplacer le christianisme par une religion d’État, philosophico-hellénique, reconnut publiquement sous ce rapport la supériorité du christianisme sur les anciennes religions. Voulant donc rivaliser avec les chrétiens, il ordonna d’établir dans chaque ville des asiles où l’on accueillerait les étrangers, quelle que fut leur religion. Il assigne des fonds considérables pour l’entretien de ces établissements et pour la distribution des aumônes. « Car il est honteux, écrivait-il à Arsace, grand-prêtre de Galatie, qu’aucun Juif ne mendie, et que les Galiléens, ennemis de nos dieux, nourrissent non-seulement leurs pauvres, mais encore les nôtres, que nous laissons sans secours. » Lasaulx, Untergang des Hellenismus. p. 68.

9. Tacite (Annales 15, ch. 44) dit que Néron rejeta sur les chrétiens le crime d’avoir incendié Rome : « Ergo, abolendo rumori Nero subdidit reos, et quæsitissimis pœnis affecit quos, per flagitia invisos, vulgus christianos appellabat. Auctor nominis ejus Christus, Tiberio imperitante, per procuratorem Pontium Pilatum, supplicio affectus erat. Repressaque in præsens exitiabilis superstitio rursus erumpebat, non modo per Judæam, originem ejus mali, sed per Urbem etiam, quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque. Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens, hand perinde in crimine incendii, quam odio humani generis convicti sunt. » « Pour apaiser ces rumeurs, il traita comme coupables, et soumit aux tortures les plus raffinées une classe d’hommes détestés pour leurs abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. » Aux Juifs aussi on reprochait amèrement de ne vivre qu’entre eux et de haïr le reste des hommes. Lasaulx, Untergang des Hellenismus, p. 7 et suiv. montre combien cette manière de voir était profondément enracinée chez les Romains, en citant des passages semblables de Suétone et de Pline le Jeune. Ibidem assertions très-exactes sur l’intolérance propre aux religions monothéistes, et étrangère aux Grecs et aux Romains ; car, dès son début, le christianisme notamment se montra persécuteur. — Gibbon range parmi les principales causes de la rapide propagation du christianisme le zèle intolérant de la foi non moins que l’espoir d’un autre monde. — Quant à la menace des peines éternelles de l’enfer lancée contre tout le genre humain et à l’effet de cette menace sur les Romains, voir Lecky, Sittengesch., I, p. 366 et suiv.

10. Schlosser, Weltgesch. f. d. deutsche Volk, bearb. v. Kriegk IV, p. 426 (Gesch. der Römer, XIV, 7).

11. Pour les temps modernes, on peut rappeler l’évolution qui se produisit lorsque Voltaire popularisa le système du monde de Newton.

12. Comme détail intéressant, mentionnons que, dans l’orthodoxie mahométane, on a recours aux atomes pour rendre plus intelligible la création transcendante par un dieu placé en dehors du monde. (Voir Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, 1852, p. 80.)

13. Les néoplatoniciens exaltés, tels que Plotin et Porphyre, étaient d’ardents adversaires du christianisme, contre lequel Porphyre écrivit quinze livres ; mais au fond c’étaient encore eux qui se rapprochaient le plus du christianisme, et il est hors de doute qu’ils ont influé sur le développement de la philosophie chrétienne. Plus éloignés étaient déjà Galien et Celse (ce dernier platonicien et non épicurien, comme on le croyait d’abord, voir Ueberweg, Grundriss, § 65) ; les plus éloignés étaient les sceptiques de l’école d’Énésidème et les « médecins empiriques » (Zeller, III, 2, 2e éd., p. 1 et suiv.), surtout Sextus Empiricus.

14. Très-ancienne est donc aussi l’extension donnée aux noms d’ « épicuriens » et d’ « épicuréisme » dans le sens d’opposition absolue à la théologie transcendante et à la dogmatique ascétique. Tandis que l’école épicurienne (voir plus haut, p. 117) était de toutes les écoles philosophiques de l’antiquité, celle dont les doctrines étaient le mieux définies et le plus strictement logiques, le Talmud donne déjà le nom d’épicuriens aux Sadducéens et aux libres penseurs en général. Au XIIe siècle apparaît à Florence un parti d’« épicuriens » qui sans doute ne méritaient pas ce nom suivant l’acception rigoureuse où cette école le prenait, non plus que les épicuriens que Dante fait reposer dans des tombeaux de feu[21]. Au reste, l’acception du nom de « stoïciens » s’est aussi étendue d’une manière analogue.

15. Renan[22] montre comment l’interprétation la plus abstraite de l’idée de Dieu fut favorisée notamment par la polémique dirigée contre la Trinité et l’incarnation du Verbe. Renan compare l’école conciliante des « Motasélites » à celle de Schleiermacher.

16. La première de ces opinions était professée par Avicenne, tandis que, suivant Averroès, sa véritable opinion aurait été la seconde. Averroès lui-même fait exister déjà dans la matière, « comme possibilité », tous les changements et mouvements dans le monde, particulièrement la naissance et la destruction des organismes ; et Dieu n’a rien à faire, sinon à changer la possibilité en réalité. Mais pour peu qu’on se place au point de vue de l’éternité, la différence entre la possibilité et la réalité disparaît, toute possibilité se transformant en réalité dans l’éternelle suite des temps. Mais alors, au fond, pour le plus haut degré de la contemplation, disparaît aussi l’opposition entre Dieu et le monde. (Voir Renan, Averroès, p. 73, 82 et suiv.)

17. Cette opinion, qui s’appuie sur la théorie du νοῦς ποιητικός[23] d’Aristote, a été appelée « monopsychisme ». Elle montre que l’âme immortelle est une seule et même essence dans tous les êtres entre lesquels elle se partage, tandis que l’âme animale est périssable.

18. Voir Humboldt, Cosmos, II, p. 258 et suiv., — Draper Hist. du dével. intell. en Europe, trad. fr., t. II, p. 303 et suiv.). L’auteur, est surtout versé dans les sciences naturelles (voir note 4), déplore (t. II, p. 308) que les lettrés européens aient systématiquement rejeté dans l’oubli les services que les mahométans nous ont rendus en fait de sciences.

19. Voir Liebig, Chemische Briefe, 3e et 4e lettre. L’assertion, « l’alchimie n’a jamais été autre chose que la chimie », va peut-être un peu trop loin. Liebig nous engage à ne pas confondre l’alchimie avec la recherche de la pierre philosophale, aux XVIe siècle et XVIIe siècle ; mais il devrait se rappeler que celle-ci n’est qu’une alchimie dégénérée, comme la manie des horoscopes de la même époque n’est qu’une astrologie retombée à l’état de barbarie. C’est surtout la différence de l’expérimentation et de la théorie qui peut éclairer celle de la chimie moderne et de l’alchimie du moyen âge. Aux yeux de l’alchimiste, la théorie s’appuyait sur des bases inébranlables ; elle dominait l’expérimentation, et quand celle-ci donnait un résultat inattendu, on s’ingéniait pour l’adapter à la théorie, dont l’origine était a priori. Aussi, l’alchimie ne se préoccupait-elle guère que des résultats présumés et songeait peu à la recherche libre. Il en est bien encore un peu ainsi dans la chimie moderne, où l’expérimentation subit plus ou moins le joug des théories générales, naguère presque omnipotentes et aujourd’hui moins puissantes ; quoi qu’il en soit, l’expérimentation constitue la base de la chimie moderne ; dans l’alchimie, l’expérimentation était l’esclave de la théorie aristotélique et scolastique. L’alchimie et l’astrologie avaient toutefois une forme scientifique qui consistait dans la démonstration logique de quelques notions sur la nature et les relations mutuelles de tous les corps ; ces notions étaient simples, mais leur combinaison pouvait donner les résultats les plus variés. Quant aux progrès que l’astrologie dans sa forme la plus pure a fait faire à l’esprit scientifique, voir encore Hartpole Lecky, Geschichte der Aufklärung in Europa, p. 215 et suiv., où, à la note 1, p. 216, sont citées plusieurs assertions hardies d’astrologues libres-penseurs. Voir aussi Humboldt, Cosmos, II, p. 256 et suiv.

20. Draper, Hist. du dével. intel. en Europe, trad. fr., t. Il, p. 196 et suiv. — La médecine des Arabes est jugée moins favorablement par Haeser (Gesch. d. Med., 2e éd., Iéna. 1853, § 173 et suiv.) et Daremberg (Hist. des sciences médicales, Paris, l870) ; ce qu’en disent ces deux écrivains suffit cependant pour attester la grande activité des Arabes sur ce terrain.

21. Voir Wachler, Handb. der Gesch. d. Liter., II, § 87. — Meiners. Hist. Vergleich der Sitten u. s. w. des Mittelalters mit d. unsr. Jahrh., ll, p. 413 et suiv. — Daremherg[24] montre que l’importance médicale de Salerne est antérieure à l’influence arabe et date probablement de l’antiquité. Quoi qu’il en soit, l’école de Salerne prit un grand essor grâce à le protection que lui accorda l’empereur Frédéric II.

22. L’assertion, d’après laquelle Averroès, l’empereur Frédéric II ou quelque autre audacieux libre-penseur aurait appelé Moïse, Jésus-Christ et Mahomet « trois imposteurs », paraît généralement avoir été une calomnie au moyen âge et une invention propre à faire suspecter et détester les libres-penseurs. Plus tard, on imagina un livre pour accréditer le propos fabuleux relatif aux trois imposteurs, et un grand nombre de libres-penseurs furent accusés d’avoir composé un ouvrage qui n’existait pas (voir la liste de ces personnes dans Genthe, de Impostura religionum, p. 10 et suiv. ; Renan, Averroès, p. 235 ; enfin l’ardeur, avec laquelle un discutait sur l’existence de ce livre, détermine des industriels littéraires à en fabriquer après coup quelques-uns qui eurent assez peu de succès. (Voir Genthe, ibid.)

23. Hammer, dans sa Geschichte der Assassinen, pulsée à des sources orientales (Stuttgart et Tubingue, 1818), se range à l’opinion qui divise ces sectaires en imposteurs et en dupes ; il ne voit chez les chefs que de froids calculs, une incrédulité absolue et un affreux égoïsme. Sans doute les sources permettent de porter ce jugement ; toutefois il faut savoir reconnaître dans les informations ainsi utilisées la façon dont une orthodoxie victorieuse se comporte d’ordinaire à l’égard des sectes vaincues. À part les calomnies inventées par la méchanceté, il en est ici comme du jugement sur ce qu’on appelle « hypocrisie » dans la vie des individus. Une dévotion éclatante est pour le peuple ou bien une véritable sainteté ou une vile dissimulation cachant les plus honteux excès ; la délicatesse psychologique, qui sait dans un mélange de sentiments vraiment religieux, faire la part du brutal égoisme et des appétits vicieux est peu comprise du vulgaire quand il apprécie de pareils phénomènes. Hammer (page 20) expose ainsi son opinion personnelle sur la cause psychologique de la secte des Assassins : « Parmi toutes les passions qui ont jamais mis en mouvement les langues, les plumes et les glaives, renversé les trônes et ébranlé les autels, la première et la plus puissante est l’ambition. Les crimes lui plaisent comme moyens et les vertus comme masques. Rien n’est sacré pour elle et, malgré cela, elle se réfugie de préférence comme dans l’asile le plus sûr, dans ce que l’humanité a de plus saint, dans la religion. Aussi l’histoire des religions n’est-elle nulle part plus orageuse et plus sanglante que là où la tiare s’unit au diadème, qui reçoit ainsi plus de force qu’il n’en communique. » Mais où trouver un clergé qui ne soit pas ambitieux et comment la religion peut-elle rester pour l’humanité la chose la plus sacrée, quand ses ministres les plus élevés n’y trouvent que les moyens d’assouvir leur ambition ? Et pourquoi donc l’ambition est-elle une passion si fréquente et si dangereuse, elle qui n’arrive que par un chemin hérissé de ronces et de dangers à cette vie de jouissances regardée comme le but de tous les égoïstes ? Il est évident que, souvent et particulièrement dans les grandes crises de l’humanité, à l’ambition se joint presque toujours la poursuite d’un idéal en partie irréalisable, en partie personnifié dans le chef qui, par un étroit égoïsme, se regarde comme le représentant de cet idéal. Telle est aussi la raison pour laquelle l’ambition religieuse se manifeste si fréquemment ; l’histoire présente au contraire rarement des ambitieux qui, sans être croyants, emploient la religion comme principal levier de leur puissance. — Ces réflexions s’appliquent aussi aux jésuites, qui, dans certaines périodes de leur histoire, se sont certes fort rapprochés de la secte des Assassins, telle que Hammer la conçoit ; mais, s’ils n’eussent été animés par un véritable fanatisme, ils auraient eu de la peine à fonder leur puissance dans l’esprit des croyants. Hammer a raison (page 337 et passim) de les comparer aux Assassins ; mais quand (page 339) il regarde aussi les régicides de la Révolution française comme dignes d’avoir pu être des satellites du « Vieux de la montagne », il prouve avec quelle facilité la manie de généraliser peut faire méconnaître la vérité dans les phénomènes historiques. En tout cas, le fanatisme politique des terroristes français était dans l’ensemble très-sincère et nullement entaché d’hypocrisie.

  1. Grundl. der Socialwissenschaft, I, chap. III et IX ; III, chap. XLVI et passim.
  2. Voir ma dissertation : Mill’s Ansichten über die sociale Frage u. d. angebl. Umwaelzung der Socialtalwissenschaft. durch Carey, Duisb., 1866.
  3. Nationalœkonomik des Ackerbaus, § 16.
  4. Hist. of the decline and fall of the Roman empire, cap. I.
  5. Sittengesch. Europa’s von Augustus bis auf Karl den Grossen.
  6. Lecky, ibid. p. 234.
  7. Voir sur l’accumulation des richesses dans ancienne Rome, Roscher, Grundl. der National-Œkon., § 204 et particulièrement sa note 10 ; sur le luxe insensé des nations dégénérées, ibid., § 233 et suiv., et la dissertation sur le luxe dans ses Ansichten der Volkswirthschaft aus geschischtl. Standpunkte. — L’influence de l’esclavage a été mise en lumière surtout par Contzen, die sociale Frage, ihre Geschichte, Literatur u. Bedeut. in d. Gegenw.
  8. Hist. of the decl., chap. II.
  9. Voir Contzen, Die Briefe Cato’s, p. 174.
  10. P. 272.
  11. Voir Harpole Leeky, Sittengesch., II, p. 52 et suiv.
  12. Röm. Gesch., III, chap. XII.
  13. Voir aussi Lecky, Sittengesch., I, p. 337.
  14. Histoire du développement intellectuel de l’Europe, trad. fr. 1868.
  15. Phil. der Griechen, III, 1, p. 289.
  16. T. Ier, p. 245 de la traduction française.
  17. Sittengesch., I, p. 279.
  18. Lecky, ibid., p. 287.
  19. III, 2, p. 381.
  20. Lecky, Sittengesch., II, p. 85 et suiv.
  21. Renan, Averroès, p. 123 et 227.
  22. Ibidem, p. 76 et suiv.
  23. Περὶ ψυχῆς III, 5.
  24. Hist. des Sciences médicales. I, p. 259 et suiv.