Histoire du matérialisme/Tome I/Partie II/Chapitre 2

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 173-198).


CHAPITRE II

La scholastique et la prédominance des idées d’Aristote sur la matière et la forme.


Aristote, en confondant le mot et la chose, donne naissance à la philosophie scholastique. — La conception platonicienne des idées de genre et d’espèce. — Les éléments de la métaphysique aristotélique. — Critique de l’idée aristotélique de la possibilité. — Critique de l’idée de substance. — La matière. — Transformation de cette idée dans les temps modernes. — Influence des idées aristotéliques sur la théorie de l’âme. — La question des universaux ; nominalistes et réalistes. — Influence de l’averroïsme. — Influence de la logique byzantine. — Le nominalisme précurseur de l’empirisme.


Pendant que les Arabes, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, puisaient à des sources abondantes, mais très-troubles, la connaissance du système d’Aristote, la philosophie scolastique de l’Occident commençait la même étude à l’aide de traditions très-incomplètes et non moins confuses (24).

L’œuvre principale en ce genre était l’écrit d’Aristote sur les catégories et l’introduction dont Porphyre l’avait fait précéder pour expliquer les cinq mots (les cinq sortes d’idées universelles). Ces cinq mots, par lesquels débute toute la philosophie scolastique, sont : ceux de genre, d’espèce, de différence, de propre et d’accident. Les dix catégories sont : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, l’état, l’action, enfin la passion.

On sait qu’il existe une multitude toujours croissante de traités où l’on se propose d’expliquer ce qu’Aristote a voulu dire avec ses catégories ou énonciations ou espèces d’énonciations. Le but essentiel aurait été atteint plus vite, si l’on s’était décidé d’abord à regarder comme prématuré et obscur ce qui l’est en effet chez Aristote, au lieu de chercher derrière chaque expression inintelligible un secret de la plus haute sagesse. Nous pouvons admettre comme constant qu’Aristote, par son système des catégories, a voulu déterminer de combien de manières principales on peut affirmer ce qu’est une chose quelconque ; et que, sous l’influence du langage, il se laissa entraîner à identifier les formes de l’affirmation et les modes de l’être (25).

Sans examiner ici jusqu’à quel point on aurait raison, avec la logique d’Ueberweg ou avec Schleiermacher et Trendelenlourg, de mettre en parallèle les formes de l’être et celles de la pensée et de les faire concorder ensemble avec plus ou moins d’exactitude, bornons-nous à dire (bientôt nous nous expliquerons plus amplement) que la confusion des éléments subjectifs et objectifs dans notre conception des choses est un des traits caractéristiques du système d’Aristote ; et que cette confusion, surtout sous ses formes les plus grossières, est devenue la base de la scolastique.

Aristote n’a pas introduit cette conclusion dans la philosophie ; il a au contraire commencé à distinguer ce que la conscience non-scientifique est toujours portée à identifier. Mais Aristote n’a laissé qu’une ébauche informe de cette distinction. Or c’est précisément ce qu’il y avait d’incorrect et de prématuré dans sa logique et dans sa métaphysique, qui est devenu, pour les grossières nations de l’Occident, la pierre angulaire de la science philosophique, parce que c’était ce qui plaisait le mieux à leur intelligence encore inculte. Nous en trouvons un exemple intéressant dans Frédégise, élève d’Alcuin, qui fit hommage à Charlemagne d’une épitre théologique De nihilo et tenebris. L’auteur y définit comme un être existant le néant, hors duquel Dieu tira le monde ; et cela, par la raison bien simple que chaque mot se rapporte à une chose (26).

Scot Érigène se plaçait à un point de vue déjà bien supérieur lorsqu’il déclarait que les mots de ténèbres, silence et autres semblables étaient les noms des idées du sujet pensant. Il est vrai que, plus loin, Scot regarde comme de même nature l’absence d’une chose et la chose elle-même ; il en est ainsi, ajoutait-il, de la lumière et de l’obscurité, du son et du silence. C’est, d’une manière absolument semblable, que j’ai une fois l’idée de la chose, une autre fois celle de l’absence de la chose. L’absence se trouve donc aussi donnée avec l’objet ; elle est quelque chose de réel.

Cette idée erronée se trouve déjà chez Aristote. Ce philosophe a raison de dire que la négation dans une proposition (ἀπόφασις) est un acte du sujet pensant ; mais la privation (στέρησις), par exemple la cécité d’un être naturellement voyant, lui paraît une propriété de l’objet. Et cependant à la place des yeux, nous rencontrons, en réalité, dans une telle créature un organe peut-être dégénéré, mais qui n’a en soi que des qualités positives ; nous trouverons peut-être que cette créature tâtonne et se meut difficilement ; mais ses mouvements sont déterminés et positifs dans leur espèce. L’idée de cécité ne nous vient que parce que nous avons comparé cette créature à d’autres, que notre expérience nous indique comme étant d’une constitution normale. La vision ne fait défaut que dans notre pensée. La chose prise en elle-même, telle qu’elle est, n’a de rapport ni avec la « vision » ni avec la « non-vision ».

Il est facile de trouver des défauts aussi graves dans la série des catégories d’Aristote, surtout dans celle de la « relation » (πρός τι) comme par exemple dans la notion du « double », du « demi », du « plus grand ». Personne n’affirmera sérieusement que ce sont là des propriétés des choses, si ce n’est en tant que les choses sont comparées par un sujet pensant.

Mais l’obscurité du rapport entre les mots et les choses est surtout plus grave en ce qui concerne les idées de substance et de genre.

Nous avons vu qu’au seuil de toute philosophie apparaissent les cinq mots de Porphyre : c’était un extrait de la Logique d’Aristote, qui devait mettre à la portée de l’élève les notions nécessaires en premier lieu. En tête de ces définitions, se trouvent celles d’espèce et de genre ; mais, dès le début de cette introduction, se rencontrent les expressions fatales, qui ont vraisemblablement allumé la grande querelle des universaux au moyen âge. Porphyre soulève l’importante question de savoir si les genres et espèces existent par eux-mêmes, ou s’ils n’existent que dans l’esprit ; si ce sont des substances corporelles, ou incorporelles ; s’ils sont distincts des choses sensibles ou s’ils ne peuvent exister qu’en elles et par elles. La réponse à cette question si solennellement posée est différée sous prétexte que c’est une des thèses les plus ardues. Mais nous en voyons assez pour comprendre que la place, occupée par la théorie des cinq mots au commencement de la philosophie, est en rapport avec l’importance théorique des idées d’espèce et de genre ; et, bien que l’auteur suspende son jugement, ses expressions trahissent visiblement ses sympathies pour le platonisme.

La théorie platonicienne du genre et de l’espèce (voir p. 67 et suiv.) devint prédominante dans les premiers temps du moyen âge, malgré toute l’autorité que l’on accordait à Aristote. L’école péripatéticienne s’était construit, pour ainsi dire, un portail platonicien ; et l’élève, à son entrée dans le sanctuaire de la philosophie, était salué par les formules de l’initiation platonicienne ; peut-être avait-on l’arrière-pensée de le munir d’un contre-poids qui le préservât de l’influence redoutée des catégories d’Aristote. En effet le Stagirite dit à propos de la substance (οὐσία), que tel homme déterminé, tel cheval, bref toutes les choses concrètes prises individuellement, sont des substances dans la première et véritable acception du mot. Cela concorde si peu avec le mépris des platoniciens pour le concret que nous ne devons pas nous étonner du refus de Scot Érigène d’admettre cette doctrine. Aristote n’appelle les espèces, substances, qu’en deuxième ligne ; et ce n’est que par l’intervention des espèces que le genre acquiert aussi la substantialité. Ainsi s’ouvrait, dès le début des études philosophiques, une source inépuisable de discussions scolaires ; toutefois la conception platonicienne (le réalisme, ainsi nommé parce que les universaux étaient regardés comme des choses, res), demeura prédominante et, pour ainsi dire, orthodoxe jusque vers la fin du moyen âge. C’est donc l’opposition la plus tranchée contre le matérialisme, produit par l’antiquité, qui a dominé, dès l’origine, le développement philosophique du moyen âge ; et, même dans les commencements du nominalisme, pendant plusieurs siècles, c’est à peine s’il se manifeste une tendance à prendre le concret pour point de départ qui puisse, jusqu’à un certain point, rappeler le souvenir du matérialisme. Toute cette époque est dominée par le mot, par l’objet pensé et par une ignorance absolue de la signification des phénomènes sensibles, qui passaient presque comme des visions fantastiques devant l’esprit, habitué aux miracles, des étudiants en théologie, plongés dans la méditation.

Ces idées se modifièrent de plus en plus ; car, vers le milieu du XIIe siècle, l’influence de philosophes arabes et juifs se fit sentir, et peu à peu se répandit une connaissance plus complète du système d’Aristote, grâce aux traductions d’abord de l’arabe, puis des originaux grecs conservés dans Byzance. En même temps, les principes de la métaphysique d’Aristote jetèrent des racines plus profondes et plus vigoureuses dans les esprits.

Or cette métaphysique a pour nous de l’importance à cause du rôle négatif qu’elle joue dans l’histoire du matérialisme ; elle nous fournit en outre des documents indispensables pour la critique de ce dernier système. Aujourd’hui, nous ne pourrions plus nous en servir pour juger et apprécier le matérialisme ; mais, à l’aide de ces pièces seulement, nous pouvons faire disparaître les malentendus dont on est toujours menacé quand on discute cette question. Une partie des problèmes que le matérialisme soulève sont résolus, ses droits et ses torts, mis en lumière, dès que les idées, avec lesquelles nous devons toujours opérer ici, sont clairement définies ; et il faut pour cela les puiser immédiatement à leur source et étudier attentivement la marche si lente de leurs transformations.

Aristote fut le créateur de la « métaphysique ». Elle doit uniquement le nom vide de sens qui lui a été conservé, à la place occupée par les livres qui l’exposent, dans la collection des ouvrages du Stagirite. Le but de cette science est l’étude des principes communs à tout ce qui existe ; Aristote l’appelle en conséquence la « philosophie première », c’est-à-dire la philosophie générale qui ne s’attache encore à aucune branche spéciale du savoir. Aristote avait raison de croire à la nécessité de cette science ; mais une solution, même approximative, du problème métaphysique était impossible, tant qu’on n’avait pas reconnu que la généralité existe, avant tout, dans notre esprit, principe de toute connaissance. On sent particulièrement qu’Aristote a oublié de séparer le subjectif de l’objectif, le phénomène d’avec la chose en soi ; et cet oubli fait de la métaphysique d’Aristote une source intarissable d’illusions. Or le moyen âge était particulièrement porté à adopter avidement les pires illusions de cette espèce ; et ces illusions sont d’une grande importance pour le sujet que nous traitons. Elles se trouvent dans les idées de matière et de possibilité, dans leurs relations avec la forme et la réalité.

Aristote distingue quatre principes généraux de tout ce qui existe : la forme (ou l’essence), la matière (ὕλη, materia chez les traducteurs latins), la cause motrice et le but (27). Occupons-nous ici particulièrement des deux premiers principes.

Et d’abord l’idée de matière diffère totalement de ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot. Tandis que notre pensée, dans bien des questions, porte encore l’empreinte de l’idéologie aristotélique, un élément matérialiste a pénétré ici jusque dans l’opinion vulgaire, grâce à l’influence des sciences physiques et naturelles. Que l’on connaisse ou non l’atomisme, on se figure que la matière est une chose corporelle, partout répandue, sauf dans le vide, d’une essence homogène, bien que soumise à certaines modifications.

Chez Aristote, l’idée de matière est relative. La matière n’existe que par rapport à ce qu’elle doit devenir par l’addition de la forme. Sans la forme, la chose ne peut pas être ce qu’elle est ; par la forme seulement la chose devient, en réalité, ce qu’elle est, tandis qu’auparavant la matière ne donnait que la possibilité de cette chose. Mais la matière a déjà par elle-même une forme, secondaire il est vrai et entièrement indifférente, quant à la chose qui doit recevoir l’existence.

Le bronze d’une statue, par exemple, est la matière ; l’idée de la statue est la forme, et de la réunion des deux résulte la statue réelle. Toutefois le bronze n’est pas la matière en tant que bronze avec telle détermination (en effet comme tel il a une forme, sans aucun rapport avec la statue) ; mais, en tant que bronze en général, c’est-à-dire en tant que quelque chose qui n’existe pas réellement en soi, et peut seulement devenir quelque chose. Par conséquent la matière n’existe que dans la possibilité (δυνάμει ὄν) ; la forme n’existe que dans la réalité ou dans la réalisation (ἐνεργείᾳ ὄν ou ἐντλεχείᾳ ὄν). Passer de la possibilité à la réalité, c’est devenir ; voilà comment la matière est façonnée par la forme.

On voit qu’il n’est pas du tout question ici d’un substratum corporel de toutes choses existant par lui-même. La chose concrète, qui apparaît comme telle, par exemple un tronc d’arbre couché à terre, est tantôt une « substance », c’est-à-dire une chose réalisée, composée de forme et de matière, tantôt une simple matière. Le tronc d’arbre est une « substance », une chose complète comme tronc d’arbre ; il a reçu cette forme de la nature ; mais il est « matière » relativement à la poutre ou à la statue en laquelle il doit être changé. On n’aurait qu’à ajouter : « en tant que nous le regardons comme matière ». Alors tout serait clair ; mais la formule ne serait plus strictement aristotélique ; car en réalité Aristote transporte dans les objets ces relations des choses à notre pensée.

Outre la matière et la forme, Aristote considère aussi les causes motrices et le but comme principes de tout ce qui existe ; naturellement le but coïncide avec la forme. De même que la forme est le but de la statue ; de même, dans la nature, la forme se réalisant dans la matière apparaît à Aristote comme le but ou la cause finale, dans laquelle le devenir trouve sa conclusion naturelle.

Toute cette théorie est assurément très-logique ; mais on a oublié que les concepts rapprochés ici les uns des autres sont, en premier lieu, de telle nature qu’à moins d’engendrer des erreurs, ils ne peuvent pas être admis comme correspondant à des qualités réelles du monde objectif, tandis qu’ils peuvent fournir un système parfaitement coordonné de spéculation subjective. Il importe de bien se convaincre de cette vérité ; car, quelque simple que la chose soit en elle-même, l’écueil n’a été évité que par un très-petit nombre des penseurs les plus perspicaces, tels que Leibnitz, Kant et Herbart.

L’erreur fondamentale provient de ce qu’on transporte aux choses l’idée de la possibilité, du δυνάμει ὄν, qui, de sa nature, est une hypothèse simplement subjective.

Il est incontestable que la matière et la forme constituent deux faces sous lesquelles nous pouvons envisager les choses ; Aristote a été assez prudent pour ne pas affirmer que l’essence se compose de ces deux éléments, comme de deux parties séparables ; mais, quand on déduit le fait réel, de l’union de la matière et de la forme, de la possibilité et de la réalisation, on retombe, en l’aggravant doublement, dans la faute que l’on vient justement d’éviter.

Il faut absolument affirmer au contraire que, s’il n’y a pas de matière dénuée de forme, si l’on ne peut que concevoir une telle matière, sans même se la représenter, il n’existe pas non plus de possibilité dans les choses. Le δυνάμει ὄν, ce qui existe comme étant possible, n’est qu’une pure chimère et s’évanouit complètement, pour peu que l’on quitte le terrain de la fiction. Dans la nature extérieure, il n’existe que de la réalité et non de la possibilité.

Aristote voit, par exemple, un vainqueur réel dans le général qui a gagné une bataille. Mais ce vainqueur réel était déjà, d’après lui, vainqueur avant la bataille ; seulement il ne l’était qu’en puissance (δυνάμει, potentia), c’est-à-dire selon la possibilité. On peut accorder sans hésitation qu’avant la bataille il y avait dans sa personne, dans la solidité, dans l’ordonnance de son armée, etc., des conditions qui devaient amener la victoire ; sa victoire était « possible ». Tout cet emploi du mot possible provient de ce que les hommes ne peuvent jamais saisir qu’une partie des causes efficientes ; si nous pouvions les connaître toutes à la fois, nous trouverions que la victoire est, non possible, mais nécessaire ; car les circonstances accidentelles, qui coopèrent extérieurement, forment un faisceau de causes combinées de telle sorte qu’un résultat précis aura lieu et pas d’autre.

On pourrait objecter qu’en parlant ainsi, on est tout à fait d’accord avec Aristote ; car le général, qui sera nécessairement vainqueur, est en quelque sorte déjà vainqueur ; mais ce n’est pas encore une réalité, ce n’est qu’une possibilité « potentia ».

Il y aurait ici un exemple bien frappant de la confusion des idées et des choses. Que j’appelle le général victorieux ou non, il n’en est pas moins ce qu’il est : un être réel, se trouvant à un certain moment du temps, où se déroule tout un ensemble de qualités et d’événements intérieurs et extérieurs. Les circonstances, qui n’ont pas encore eu lieu, n’existent par conséquent pas encore pour lui ; il n’a dans sa pensée qu’un certain plan ; son bras, sa voix ont une certaine valeur ; il a certaines relations morales avec son armée ; il éprouve certains sentiments de crainte ou d’espérance ; bref, sa situation est précise en tous sens. Sa victoire résultera de cette situation personnelle comparée à celle de son adversaire ; elle dépendra du terrain, des armées, de la température ; cette situation respective, quand elle a été comprise par notre intelligence, fait naître l’idée de la possibilité ou même de la nécessité du succès ; mais le succès n’est ni diminué ni augmenté par cette idée.

Rien non plus ne s’ajoute à la pensée de cette possibilité pour en faire une réalité, si ce n’est dans notre esprit.

« Cent thalers réels, dit Kant, ne renferment absolument rien de plus que cent thalers possibles (28). »

Cette assertion pourrait sembler douteuse, pour ne pas dire absurde, à un financier. Peu d’années après la mort de Kant (juillet 1808), on donnait à peine, à Kœnigsberg, 25 thalers pour un bon du Trésor de la valeur de 100 thalers (29). 100 thalers réels valaient donc, dans la ville natale du grand philosophe, plus que 400 thalers simplement possibles, et l’on pouvait croire à la justification éclatante d’Aristote et de tous les scolastiques jusqu’à Wolff et Baumgarten. Le bon du Trésor, que l’on peut acheter pour 25 thalers réels, représente 100 thalers possibles. Mais, si nous y regardons de plus près, nous voyons que c’est l’espérance très-compromise du futur payement au comptant des 100 thalers qui est aujourd’hui vendue 25 thalers ; telle est donc la valeur réelle de l’espérance en question et par conséquent aussi la valeur réelle du bon, qui fait naître cette espérance. Du reste, après comme auparavant, les 100 thalers de la valeur nominale restent l’objet de cette espérance. Cette valeur nominale exprime le montant de ce qui est attendu comme possible, avec une probabilité de 1/4 ; la valeur réelle n’a rien à faire avec le montant de la valeur possible. De la sorte, Kant aurait complètement raison.

Mais Kant, par cet exemple, a voulu dire encore autre chose, et en cela aussi il a raison. Lorsque, en effet, après le 13 janvier 1810, notre spéculateur eut son bon de 100 thalers payé intégralement, la possibilité ne fut pas augmentée par cela qu’elle se changeait maintenant en réalité. La possibilité comme simple pensée, ne peut jamais se changer en réalité ; mais la réalité résulte d’une façon très-précise de circonstances réelles antérieures. Outre le rétablissement du crédit de l’État, accompagné d’autres circonstances, il faut encore présenter un bon réel du Trésor et non un bon de 100 thalers « possibles » ; car ceux-ci ne sont que dans le cerveau de la personne qui se représente en idée une partie des circonstances propres à amener le remboursement du papier en numéraire, et qui fait de cette idée le point de départ de ses espérances, de ses appréhensions et de ses réflexions.

On nous pardonnera peut-être la prolixité de ces explications, si elles nous permettent de conclure avec plus de brièveté que l’idée de la possibilité est la source des erreurs les plus fâcheuses et les plus nombreuses en métaphysique. Sans doute, ce n’est pas la faute d’Aristote, l’erreur principale avant de profondes racines dans notre organisation ; mais cette erreur devait être doublement pernicieuse dans un système, qui fondait la métaphysique sur des discussions dialectiques plus que ne l’avaient fait les systèmes antérieurs ; et la grande considération, acquise à Aristote précisément par sa méthode si féconde sous d’autres rapports, sembla devoir éterniser ce fâcheux état de choses.

Comme Aristote faisait découler si malheureusement le devenir et, en général, le mouvement, de la simple possibilité de la matière et de la réalisation de la forme, par une conséquence inévitable, la forme ou le but devenait, dans théorie, la véritable source du mouvement ; et, de même que l’âme fait mouvoir le corps, de même, selon lui, Dieu, forme et but du monde, est la cause première de tout mouvement. Il n’y avait pas lieu d’espérer qu’Aristote regardât la matière comme se mouvant par elle-même, attendu qu’il ne lui attribue que la propriété négative de pouvoir tout devenir.

La même erreur sur la possibilité, qui exerce une si fâcheuse influence sur l’idée de la matière, se retrouve dans les rapports de l’objet permanent avec ses états variables ou, pour employer le langage du système, dans les rapports de la substance avec l’accident. La substance est l’essence, existant par elle-même, de la chose ; l’accident, propriété fortuite, n’est dans la substance qu’ « en tant que possibilité ». Or il n’y a pas de hasard dans les choses, bien que, par ignorance des vraies causes, je doive donner à certaines choses l’épithète de fortuites.

La possibilité d’une propriété ou d’un état quelconque ne peut pas être inhérente à une chose. Cette possibilité n’est que l’objet d’une combinaison d’idées (combinirenden Vorstellung). Aucune propriété ne peut se trouver dans les choses comme simplement possible, la possibilité n’étant pas une forme d’existence, mais une forme de pensée. Le grain de blé n’est pas une tige possible, ce n’est qu’un grain de blé. Quand un drap est mouillé, cette humidité, au moment où le drap se trouve dans cet état, existe nécessairement en vertu de lois générales, tout aussi bien que les autres propriétés du drap ; et si, avant de le mouiller, on regarde cette humidité comme pouvant lui être communiquée, le drap, que l’on veut plonger dans l’eau, n’a pourtant absolument pas de propriétés différentes de celles d’un autre drap, sur lequel on ne veut pas faire cette expérience.

La séparation idéale de la substance et de l’accident est assurément un moyen commode et peut-être indispensable de s’orienter ; mais on doit reconnaître que la différence de la substance et de l’accident disparaît devant un examen approfondi. Il est vrai que chaque chose a certaines propriétés unies entre elles d’une manière plus durable que d’autres ; mais aucune propriété n’est absolument durable, et en réalité toutes subissent des modifications continuelles. Si l’on voit dans la substance un être isolé, non un genre ou un substratum matériel général, on est forcé, pour en déterminer complètement la forme, de limiter l’examen qu’on en fait à un certain laps de temps et de considérer, pendant ce laps de temps, toutes les propriétés dans leur manifestation comme la forme substantielle, et celle-ci comme l’unique essence de la chose.

Mais, si avec Aristote on parle de ce qui est intelligible (τὸ τί ἦν εἶναι) dans les choses comme de leur véritable substance, on se trouve transporté sur le terrain de l’abstraction, car on fait une abstraction logique aussi bien quand, de l’étude d’une douzaine de chats, on déduit l’idée d’espèce, que lorsque l’on considère comme un seul et même être son propre chat, en le suivant dans toutes les phases de son existence, de son activité et de son repos. C’est sur le seul terrain de l’abstraction que l’opposition de la substance et de l’accident a de la valeur. Pour nous orienter et pour traiter pratiquement les choses, nous ne pourrons sans doute jamais nous passer complètement des oppositions du possible et du réel, de la forme et de la matière, de la substance et de l’accident, qui sont exposées chez Aristote avec une précision magistrale. Mais il n’est pas moins certain qu’on s’égare toujours dans l’analyse positive de ces concepts, aussitôt que l’on oublie leur nature subjective et leur valeur relative, et que, par conséquent, elles ne peuvent contribuer à augmenter notre intuition de l’essence objective des choses.

Le point de vue adopté ordinairement par la pensée empirique et auquel s’en tient le plus souvent le matérialisme moderne, n’est nullement exempt de ces défauts du système d’Aristote ; la fausse opposition, dont nous parlons, est chez lui plus tranchée et plus enracinée, mais elle l’est en sens inverse. On attribue la véritable existence à la matière, qui pourtant ne représente qu’une idée obtenue par l’abstraction ; on est porté à prendre la matière des choses pour leur substance et la forme pour un simple accident. Le bloc, qui doit se convertir en statue, est regardé par tous comme réel ; la forme qu’il doit recevoir comme simplement possible. Et pourtant il est facile de voir que cela n’est vrai qu’en tant que le bloc a déjà une forme, que je n’examine pas davantage, à savoir celle qu’il possède en sortant de la carrière. Le bloc comme matière de la statue est seulement une conception, tandis que l’idée de la statue, en tant qu’elle est dans l’imagination du sculpteur, a du moins comme représentation une sorte de réalité. Sur ce point donc, Aristote avait raison contre l’empirisme ordinaire. Il n’a d’autre tort que celui de transporter l’idée réelle d’un être pensant dans un objet étranger, soumis à l’étude de cet être, et d’en faire une propriété de cet objet, laquelle n’existerait qu’ « à titre de possibilité. »

Les définitions aristotéliques de la substance, de la forme, de la matière, etc., furent en vogue, en tant qu’on put les comprendre, pendant toute la durée de la scolastique, c’est-à-dire dans notre patrie allemande jusqu’à Descartes et même après lui.

Aristote traitait déjà la matière avec quelque dédain et lui refusait tout mouvement propre ; ce dédain devait encore augmenter par l’influence du christianisme, que nous avons étudiée dans le chapitre précédent. On ne songeait pas que tout ce par quoi la matière peut être quelque chose de déterminé, par exemple de mauvais, de vicieux, doit constituer des formes, d’après le système d’Aristote. On ne modifia pas, il est vrai, le système au point de désigner la matière directement comme mauvaise, comme le mal ; mais on se complut à dépeindre sa passivité absolue ; on la représenta comme une imperfection, sans penser que la perfection de chaque être consiste dans l’appropriation à sa fin ; que, par conséquent, si l’on est assez puéril pour vouloir soumettre à la critique les derniers principes de toute existence, on devrait plutôt louer la matière de ce qu’elle conserve une si belle tranquillité. Plus tard, quand Wolff en vint à attribuer à la matière la force d’inertie (vis inertiæ) et que les physiciens lui assignèrent empiriquement les propriétés de la pesanteur et de l’impénétrabilité, tandis que celles-ci par elles-mêmes devaient être des formes, l’affreux portrait fut bientôt achevé :

« La matière est une substance obscure, inerte, immobile et absolument passive. »

« Et cette substance penserait ? » dit un parti, tandis que d’autres se demandent s’il y a des substances immatérielles, parce que, dans le langage vulgaire et quotidien, l’idée de substance s’est identifiée avec celle de matière.

Ces transformations d’idées ont été sans doute amenées, en partie, par le matérialisme moderne ; mais l’action prolongée des idées d’Aristote et l’autorité de la religion eurent assez de force pour diriger vers une autre voie les effets de cette influence. Les deux hommes, qui contribuèrent le plus à modifier l’idée de matière, furent assurément Descartes et Newton. Tous deux, en réalité, adoptent l’atomistique renouvelée par Gassendi (bien que Descartes s’en cache le plus possible en niant le vide) ; mais tous deux diffèrent de Démocrite et d’Épicure, en séparant le mouvement de la matière ; ils font naître le mouvement de la volonté de Dieu, qui crée d’abord la matière, puis lui imprime le mouvement par un acte qu’en esprit du moins, on peut séparer.

Au reste les théories d’Aristote se maintinrent le plus longtemps et comparativement avec le plus de pureté sur le terrain spécial, où les questions du matérialisme sont particulièrement décisives, sur le terrain de la psychologie. Le fond de cette psychologie est le sophisme de la possibilité et de la réalité. En effet Aristote définit l’âme la réalisation d’un corps organique, qui à la vie « en puissance » (30). Cette explication n’est ni aussi énigmatique ni aussi riche de sens que bien des philosophes ont voulu le dire. « Réalisation » au ou « achèvement » est rendu par entéléchie (ἐντελέχεια) et il serait difficile d’énumérer tous les sens que l’on a attribués à ce mot. Chez Aristote, il signifie l’opposition connue à δύναμις ; tout autre sens est erroné (31). Le corps organique n’a de vie qu’en puissance. Or la réalisation de cette puissance provient d’une cause extérieure. Voilà tout. La fausseté intérieure de toute cette conception est encore plus évidente que celle du rapport de la forme à la matière, bien que l’opposition des idées dans les deux rapports soit parfaitement identique. On ne peut se figurer le corps organique comme simple possibilité d’un homme sans la forme humaine ; et une telle forme présuppose l’acte de la « réalisation » d’un homme dans la matière plastique, par conséquent l’âme. C’est là, dans la théorie orthodoxe d’Aristote, un écueil qui a sans doute contribué au développement du stratonisme. Pour l’éviter, Aristote a recours à l’acte de la génération, comme si, du moins ici, une matière informe recevait sa réalisation en tant qu’être humain de l’énergie psychique du générateur ; mais cet expédient ne fait que reporter la séparation de la forme et de la matière, de la réalisation et de la possibilité, exigée par son système, dans le clair-obscur d’un processus moins connu : bref, Aristote pêche dans l’eau trouble (32). Le moyen âge sut parfaitement utiliser cette théorie et la faire concorder avec la dogmatique.

La profonde doctrine du philosophe de Stagire a une bien plus grande valeur : l’homme, l’être le plus élevé de la création, porte en lui la nature de toutes les espèces inférieures. La plante doit se nourrir et croître ; l’âme de la plante n’est donc que végétative. L’animal a de plus le sentiment, le mouvement et le désir ; ici, la vie végétative entre au service de la vie sensitive, qui lui est supérieure. Chez l’homme enfin, s’ajoute le principe le plus élevé, celui de l’intelligence (νοῦς), qui domine les autres principes. Par un arrangement mécanique, dans le goût de la scolastique, on fit de ces éléments de l’être humain trois âmes presque entièrement distinctes, l’âme végétative (anima vegetativa), l’âme sensitive (anima sensitiva) et l’âme raisonnable (anima rationalis). L’homme a la première en commun avec l’animal et la plante, et la seconde en commun avec l’animal ; la troisième seule est immortelle et d’origine divine ; seule elle embrasse toutes les facultés intellectuelles, refusées aux animaux (33). De cette distinction naquit chez les dogmatistes chrétiens la différence, admise avec tant de prédilection, entre l’âme et l’esprit, les deux forces supérieures, tandis que l’âme végétative devint plus tard le fondement de la théorie de la force vitale.

Sans aucun doute, Aristote ne séparait que par la pensée ces trois âmes chez l’homme. De même que dans le corps humain la nature animale n’est pas juxtaposée à la nature spéciale de l’homme, mais fondue en elle, de même que le corps humain est dans sa totalité un corps animal de la plus noble espère et pourtant complètement et réellement humain dans sa forme particulière, de même aussi on doit se figurer, d’après ce philosophe, les relations des trois âmes. La forme humaine contient l’essence intellectuelle en soi intimement unie au principe de la sensibilité et de la volonté. De même ce dernier, chez l’animal, se confond déjà entièrement avec le principe de la vie. L’unité n’est supprimée que par la théorie de la raison « séparable », théorie sur laquelle se fonde d’une part le monopsychisme des averroïstes, de l’autre la théorie scolastique de l’immortalité ; mais cette suppression n’a pas lieu sans une évidente violation des principes essentiels du système. Cette unité, d’après laquelle la forme de l’homme, réunissant en elle toutes les formes inférieures, constitue l’âme, fut rompue par les scolastiques. En cela, ils pouvaient, même abstraction faite de la doctrine de la « raison séparable », s’appuyer sur mainte assertion du grand philosophe, dont le système joint partout une extrême indécision dans les détails à la logique la plus serrée dans le développement de certaines idées fondamentales. La théorie de l’immortalité et la théologie ne sont donc unies à l’ensemble du système que par de faibles attaches et le contredisent en quelques points (34).

La philosophie d’Aristote nous permet aussi d’entendre maintes hypothèses de l’ancienne métaphysique, que les matérialistes se plaisent à rejeter comme absurdes. Ainsi, l’on prétendait que l’âme est répandue dans tout le corps, et qu’elle est tout entière dans chaque partie du corps. Saint Thomas d’Aquin enseignait formellement que l’âme est présente dans chaque partie du corps, en puissance comme en acte, avec son unité et son individualité. Cette opinion paraissait à plus d’un matérialiste le comble de l’absurdité. Mais, dans le système d’Aristote, cette opinion vaut tout autant que l’assertion suivante : la loi génératrice du cercle, exprimée par la formule une et indivisible se vérifie en un point quelconque d’un cercle donné de rayon dont le centre tombe à l’origine des coordonnées.

Si l’on compare le principe de la forme du corps humain à l’équation du cercle, on saisira peut-être l’idée principale du Stagirite avec plus de pureté et de netteté qu’il ne pouvait la rendre lui-même. Entièrement distincte est la question du siège des fonctions conscientes de la sensibilité et de la volonté. Aristote le place dans le cœur ; les scolastiques, instruits par Galien, dans le cerveau. Mais Aristote laisse logiquement à ces fonctions leur nature physique et, sur ce point important, il est parfaitement d’accord avec les matérialistes (voir la note 31). Ici, sans doute, les scolastiques ne purent pas le suivre et l’on ne saurait nier que plus tard la métaphysique introduisit souvent dans ces formules simples et intelligibles en elles-mêmes une confusion mystique, plus rapprochée de l’absurdité complète que d’une conception lucide.

Mais, pour remonter jusqu’au principe de l’opposition, qui existe ici entre le matérialisme et la métaphysique, il faut absolument revenir à cette confusion de l’être et de la pensée qui a eu de si graves conséquences sur la théorie de la « possibilité. » Nous persistons à croire que, dans l’origine, cette confusion n’eut que le caractère de l’erreur ordinaire. Il était réservé à des philosophes modernes de faire une vertu de l’impossibilité de se débarrasser de chaînes, qui pesaient sur l’esprit, depuis des milliers d’années, et d’ériger en principe l’identité non démontrée de l’être et de la pensée.

Si, pour une construction mathématique, je trace un cercle avec de la craie, j’ai d’abord comme but, dans l’esprit, la terme que doit produire sur le tableau l’arrangement des molécules qui se détachent de la craie. Le but devient la cause motrice ; la forme devient la réalisation du principe dans les parties matérielles. Mais où est maintenant le principe ? Dans la craie ? Évidemment pas dans les molécules prises isolément ; non plus dans leur ensemble ; mais bien dans leur « arrangement » c’est-à-dire dans une abstraction. Le principe est et reste dans la pensée humaine. Qui nous donnera finalement le droit de transporter un principe préexistant de ce genre dans les choses que ne produit pas l’intelligence humaine, connue, par exemple, la forme du corps humain ? Cette forme est-elle quelque chose ? Certainement dans notre conception. Elle est le mode d’apparition de la matière, c’est-à-dire la manière dont elle nous apparaît. Mais ce mode d’apparition de la chose peut-il exister avant la chose elle-même ? Peut-il en être séparé ?

Comme on le voit, l’opposition entre la forme et la matière, dès qu’on approfondit ce point, nous ramène à la question de l’existence des universaux ; car la forme ne pouvait guère être considérée que comme la généralité, existant par elle-même en dehors de l’intelligence humaine. Ainsi, toutes les fois que l’on va au fond des choses, la conception aristotélique du monde ramène au platonisme ; et, toutes les fois que nous rencontrons une opposition entre l’empirisme d’Aristote et l’idéalisme de Platon, nous avons devant nous un point où Aristote est en désaccord avec lui-même. Par exemple, dans la théorie de la substance, Aristote commence d’une façon très-empirique par la substantialité des choses concrètes individuelles. Mais bientôt cette idée se volatilise et se transforme en cette autre que l’intelligible est dans les choses ou que la forme est une substance. Or l’intelligible est le général ; et cependant il doit déterminer la matière, tout à fait indéterminée en soi, par son union avec elle. Cela a un sens chez Platon, qui considère les objets individuels comme de vaines apparences ; mais, chez Aristote, la contradiction est complète et constitue une énigme, aussi bien pour les savants que pour les ignorants.

Si l’on applique ces considérations à la querelle des nominalistes et des réalistes (voir plus haut, p. 77 et suiv.), on comprendra que la naissance de l’individu devait singulièrement embarrasser les réalistes. La forme, prise comme généralité, ne peut pas faire de la matière une individualité ; où donc prendrons-nous, pour parler comme les scolastiques, un principium individuationis ? À cet égard, Aristote n’a pas donné de réponse satisfaisante. Avicenne prit un détour ; il transporte à la matière le principe d’individuation, c’est-à-dire ce qui fait que l’idée générale de chien donne naissance à celle de tel chien déterminé ; mais ce détour ou bien supprime l’idée de la matière, telle que l’avaient conçue Aristote et surtout Platon, ou bien volatilise l’individu à la manière de Platon. Ici saint Thomas d’Aquin lui-même tomba dans le piège, malgré la prudence habituelle avec laquelle il utilisait les commentateurs arabes tout en évitant leurs erreurs. Il transporta à la matière le principe de l’individuation et — devint hérétique ; car, ainsi que le démontra l’évêque Étienne Tempier, cette théorie blessait la doctrine relative aux individus immatériels, tels que les anges et les âmes des défunts (35). Duns Scot se tira d’embarras en inventant la célèbre hœcceitus que souvent, sans avoir égard à la connexion des idées, on cite comme le point culminant des absurdités scolastiques. Il paraît en réalité absurde de convertir l’individualité en un effet d’une généralité ad hoc ; et cependant, de toutes les solutions tentées pour en finir avec cette difficulté, c’est encore celle qui concorde le mieux ou qui est le moins en opposition avec l’ensemble de la doctrine aristotélique.

Pour les nominalistes, la difficulté était presque nulle. Occam déclare tranquillement que le principe de l’individuation se trouve dans les individus eux-mêmes et en cela il est parfaitement d’accord avec l’Aristote qui convertit les individus en substances, mais pas avec l’Aristote platonisant, qui a imaginé les « deuxièmes substances » (idées de genre et d’espèce) et les formes substantielles. Prendre au mot le premier Aristote, c’est repousser le second. Or ce dernier est celui qui domine, non-seulement dans la scolastique, chez les Arabes et les anciens commentateurs, mais encore dans le véritable et authentique aristotélisme. Aussi peut-on regarder le nominalisme et surtout celui de la seconde période de la scolastique comme le commencement de la fin de la scolastique. Or, pour l’histoire du matérialisme, le nominalisme a de l’importance non-seulement parce qu’il fait généralement opposition au platonisme et qu’il admet le concret, mais encore parce qu’il nous permet de constater historiquement et d’une manière très-précise que le nominalisme a été réellement le précurseur du matérialisme, et qu’il fut cultivé avec prédilection surtout en Angleterre, où plus tard le matérialisme prit les plus grands développements.

Si déjà le premier nominalisme s’attache au texte des catégories aristotéliques en face des commentateurs néoplatoniciens (36), il est incontestable que la publication de l’ensemble des écrits d’Aristote influa considérablement sur la naissance et les progrès du deuxième nominalisme. Une fois délivrés de la tutelle de la tradition néoplatonicienne, les scolastiques, aventurant dans les profondeurs de l’aristotélisme, durent bientôt trouver tant de difficultés dans la théorie des généralités ou, pour parler plus nettement, dans la théorie du mot, de l’idée et de la chose, que l’on vit surgir de nombreuses solutions du grand problème. Comme Prantl nous l’a montré, dans son Histoire de la logique en Occident, nous voyons, en effet, pour ce qui concerne l’histoire spéciale, apparaître si la place des trois conceptions générales (universalia ante rem, post rem aut in re) des combinaisons et des tentatives de conciliation très-variées ; et l’opinion, que les universalia naissent, à proprement parler, dans l’esprit humain, se trouve isolément même chez des écrivains, partisans déclarés du réalisme (37).

Outre la publication des œuvres complètes d’Aristote, l’averroïsme peut aussi avoir exercé quelque influence sur le développement du matérialisme, bien que, comme précurseur de ce dernier, il n’appelle tout d’abord l’attention qu’au point de vue de la libre pensée. En effet, la philosophie arabe, malgré son penchant pour le naturalisme, est éminemment réaliste dans le sens des sectes du moyen âge, c’est-à-dire platonisante ; et son naturalisme lui-même prend volontiers une teinte mystique. Cependant les commentateurs arabes, en agitant vigoureusement les questions précitées et surtout en poussant aux réflexions individuelles plus approfondies, peuvent avoir indirectement favorisé le nominalisme. Mais l’influence principale partit d’un côté d’où on ne l’attendait guère : de la logique byzantine si décriée pour ses subtilités et ses abstractions (38).

On doit être surpris de voir que, précisément la scolastique extrême, la logique ultra-formaliste des écoles et de la dialectique sophistiqué, soit associée au réveil de l’empirisme, qui finit par balayer toute la scolastique ; et cependant nous pouvons suivre jusqu’à notre époque les traces de cette connexion. L’empiriste le plus ardent, parmi les principaux logiciens de notre époque, John Stuart Mill, débute dans son système de logique par deux assertions île Condorcet et de W. Hamilton, qui louent hautement la finesse et la précision des scolastiques, dans l’expression grammaticale des pensées. Mill lui-même admet dans sa Logique différentes distinctions philologiques, qui proviennent des derniers siècles du moyen âge, où l’on a coutume de ne voir qu’un long enchaînement d’absurdités.

Mais l’énigme se résout sans peine, si l’on se souvient que, depuis Hobbes et Locke, un des principaux mérites des philosophes anglais a été de nous délivrer de la tyrannie des mots vides de sens, dans le domaine de la spéculation, et de fixer la pensée plutôt sur les choses que sur les termes transmis par la tradition. Pour atteindre ce but, il fallait reprendre la science étymologique à ses origines et procéder en analysant avec soin les mots dans leurs rapports avec les choses. Or la logique byzantine, développée chez les Occidentaux et surtout dans l’école d’Occam, prépara ce travail par des études préliminaires qui, même de nos jours, offrent encore un véritable intérêt.

Il n’est pas rare d’ailleurs de voir l’empirisme et le formalisme logique se donner la main. Plus nous tenterons ai laisser les choses agir sur nous de la manière la plus simple et à faire de l’expérience et de l’étude de la nature les fondements de notre savoir, plus aussi nous sentirons le besoin de rattacher nos conclusions à des signes précis, au lieu de permettre aux formes naturelles du langage de mêler à nos assertions les préjugés des siècles passés et les notions puériles de l’esprit humain aux premières périodes de son développement.

Il est vrai que la logique byzantine, à l’origine de son développement, n’a pas eu conscience de son émancipation des formes grammaticales : elle essayait seulement de poursuivre, dans ses conséquences, l’identité imaginaire du langage et de la pensée. Celui qui aujourd’hui encore serait disposé à identifier la grammaire et la logique avec Trendelenburg, K.-F. Becker et Ueberweg, pourrait d’ailleurs étudier avec profit les logiciens de cette époque-là ; car ils entreprirent sérieusement d’analyser toute la grammaire d’une façon rationnelle. Le résultat de leurs efforts fut de créer une langue nouvelle, dont la barbarie fit jeter les hauts cris aux humanistes.

Chez Aristote, l’identification de la grammaire et de la logique est encore naïve parce que, comme Trendelenburg l’a fait remarquer avec beaucoup de justesse, ces deux sciences sortent chez lui d’une même tige. Aristote présente déjà des vues lumineuses sur la différence du mot et de l’idée, mais ces lueurs ne suffisent pas pour dissiper l’obscurité générale. Dans sa Logique, il n’est question que de sujet et d’attribut, ou, pour préciser, de substantif et de verbe, ou, au lieu de ce dernier, d’adjectif et de conjonction. Outre la négation, il y est traité des mots qui déterminent jusqu’à quel point l’attribut se rapporte au sujet, comme « tous », « quelques-uns » et de certaine verbes auxiliaires, qui expriment la modalité des jugements. Quand, au XIIIe siècle, la logique byzantine se répandit en Occident, elle y apporta les adverbes ; elle agrandit le rôle des verbes auxiliaires employés en logique ; elle émit des réflexions sur l’importance des cas dans les substantifs ; elle s’efforça aussi avant tout de faire disparaître les ambiguïtés qu’amène le nom dans ses rapports avec l’extension de l’idée qu’il représente. Ces ambiguïtés sont encore plus fréquentes en latin, où il n’y a pas d’article, que dans l’allemand, comme le prouve le cas célèbre de l’étudiant ivre, qui jurait n’avoir pas bu vinum, parce qu’il faisait une restriction mentale, et voulait affirmer qu’il n’avait pas bu le vin du monde entier ni spécialement celui de l’Inde ou celui qu’on avait versé dans le verre de son voisin. Ces sophismes appartenaient aux exercices logiques de la scolastique expirante, dont les excès en cela, comme les subtilités à propos des formes de distinction employées dans les écoles, furent blâmés avec raison, et valurent aux humanistes de nombreuses victoires sur les scolastiques. Quoi qu’il en soit, le but de ces logiciens était très-sérieux ; et, tôt ou tard, il faudra reprendre tout ce problème, dans d’autres conditions et avec un but dillîirent.

Le résultat de cette grande tentative fut négatif et ne servit qu’à montrer qu’il n’y avait pas moyen d’arriver par cette voie à une logique parfaite ; d’ailleurs une réaction naturelle contre l’excès de ces subtilités fit, bientôt après, abandonner tous les résultats, les bons comme les mauvais. On conserva pourtant, comme dit Condorcet, non-seulement l’habitude, inconnue à l’antiquité, d’employer des termes précis, mais encore une théorie du langage parfaitement conforme aux doctrines de l’empirisme.

Socrate avait cru que, dans l’origine, tous les mots devaient exprimer aussi parfaitement que possible la véritable essence des choses désignées ; Aristote, dans un moment d’empirisme, avait déclaré le langage chose conventionnelle ; l’école d’Occam, peut-être assez inconsciente de ce qu’elle faisait, contribua à fonder sur la convention le langage scientifique, c’est-à-dire qu’en lisant à son gré les idées, elle délivra le langage du type des expressions devenues historiques et qu’elle élimina de la sorte d’innombrables ambiguïtés et des idées secondaires qui ne pouvaient que troubler l’esprit. Ces travaux étaient les préliminaires indispensables si l’avènement d’une science qui, au lieu de tout puiser dans le sujet, laissait parler les choses, dont ; la langue est souvent bien différente de celle de nos grammaires et de nos dictionnaires. En cela déjà, Occam fut le digne précurseur des Bacon, Hobbes et Locke. Il l’était déjà d’ailleurs par l’activité et l’originalité plus grandes de sa pensée, lesquelles déterminèrent sa tendance et le firent renoncer à parler simplement d’après les autres ; il l’était surtout par la concordance naturelle de sa dialectique avec les principes fondamentaux du vieux nominalisme, qui ne voit dans les universaux que des expressions résumant les choses concrètes, individuelles, sensibles, seules substantielles et seules existant en dehors de la pensée humaine. Au reste, le nominalisme était plus qu’une opinion scolastique parmi tant d’autres. Il était au fond le principe du scepticisme en face de la manie autoritaire du moyen âge ; entre les mains des franciscains, il servit leur esprit d’opposition, dirigea les coups de sa pénétrante analyse contre l’édifice même de la hiérarchie ecclésiastique, et renversa la hiérarchie du monde philosophique. Nous ne devons donc pas nous étonner si Occam réclama la liberté de la pensée, si, en religion, il s’en tint au côté pratique, et si, comme fit plus-tard son compatriote Hobbes, il jeta à la mer la théologie tout entière, en déclarant qu’il était absolument impossible de démontrer les dogmes de la foi (39). Son assertion : la science n’a, en dernière analyse, d’autre objet que les choses sensibles, est encore aujourd’hui le fondement de la logique de Stuart Mill. Occam exprime l’opposition faite par le sens commun au platonisme, avec une énergie qui lui assure une renommée durable (40).



24. Prantl, Gesch. der Logik un Abendlande, II, page 4, ne veut trouver, dans toute la scholastique, que de la théologie et de la logique, sans « aucune philosophie ». Il est très-vrai d’ailleurs que les différentes périodes de la scolastique se distinguent les unes des autres simplement par la quantité toujours croissante des matériaux intellectuels. (Ueberweg pourrait bien avoir tort en admettant trois périodes dans l’adaptation de la philosophie d’Aristote à la doctrine de l’Église : 1° l’adaptation incomplète, 2° l’adaptation complète, 3° l’adaptation se dissolvant elle-même.) — Voir ibid. une complète énumération des matériaux d’étude dont disposait le moyen âge à son début.

25. Ce dernier point est très-bien démontré par le Dr Schuppe dans son écrit Die aristotelischen Kategorieen. J’approuve moins l’argumentation contre Bonitz sur le vrai sens à attacher à l’expression κατηγορίαι τοῦ ὄντος. L’expression, choisie dans le texte, cherche à éluder ce sujet de polémique, dont l’explication m’entraînerait trop loin. D’après Prandtl, Gesch. d. Logik., l, page 192, ce qui existe par le fait acquiert son entière détermination concrète au moyen des principes énoncés dans les catégories.

26. Prantl, Gesch. d. Logik., ll, page 19 et suiv., particulièrement la note 75.

27. Ueberweg, Grundriss, 4e éd. I, p. 172 et 175, — Les intrications qui y sont données nous suffisent complètement, attendu qu’il ne s’agit pas ici d’une nouvelle explication de la métaphysique d’Aristote, mais seulement d’une discussion critique sur des idées et des assertions attribuées sans conteste à Aristote.

28. Kant[1] parle de l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu, et il montre que l’existence n’est pas en général un attribut réel, c’est-à-dire n’est pas une idée (Begriff) de quelque chose qui puisse s’ajouter à l’idée d’une chose. Ainsi le réel ne contient (dans son idée), que la simple possibilité, et la réalité exprime l’existence comme objet de la même chose dont je n’ai que l’idée dans la possibilité purement logique. Pour expliquer cette corrélation, Kant emploie l’exemple suivant : « 100 thalers réels ne contiennent rien de plus que 100 thalers possibles. Ces derniers expriment l’idée, les premiers l’objet et sa position en soi ; mais si l’objet renfermait plus que l’idée, mon idée serait incomplète et par conséquent non applicable. Cependant, sous le point de vue de ma situation pécuniaire, il y a plus dans 100 thalers réels que dans l’idée ou la possibilité de 100 thalers. Car, en réalité, l’objet n’est pas seulement contenu analytiquement dans mon idée, mais encore il s’ajoute synthétiquement à mon idée, laquelle n’est qu’une détermination de ma pensée, sans que, par cette existence en dehors de mon idée, l’idée de ces 100 thalers soit le moins du monde augmentée ». L’exemple, ajouté dans le texte, d’un bon du trésor cherche à élucider la question en ce que, outre la possibilité purement logique des 100 thalers fictifs, on fait encore intervenir la considération de la probabilité, qui résulte de la science partielle des conditions propres à influer sur le payement réel des 100 thalers. Ces conditions, partiellement reconnues, forment ce qu’Ueberweg appelle la possibilité réelle. En cela il est d’accord avec Trendelenburg[2]. L’apparence d’une relation problématique entre le bon du trésor et la somme qu’il représente naît ici seulement de ce que nous reportons sur le premier le rapport que notre esprit a établi entre l’existence seule réelle des conditions et l’existence, qui sera réelle aussi à un moment ultérieur, de ce qui a été convenu.

29. Krug, Gesch. der preuss. Staatsschulden, p. 82.

30. La définition complète de l’âme (II, 1) est : Ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ ζωὴν ἔχοντος δυνάμει τοιούτου δέ ὃ ἂν ᾖ ὀργανικόν, que de Kirchmann[3] traduit : « L’âme est la première réalisation achevée d’un corps naturel, ayant la vie en puissance et possédant des organes. » On trouve au même endroit de très-bons éclaircissements ; toutefois quand de Kirchmann dit (p. 58) que cette définition de l’âme n’est pas une définition de l’âme au sens moderne de ce mot, mais seulement une définition de la force organique, que l’animal et la plante possèdent aussi bien que l’homme, cela ne peut pas être exact ; car Aristote commence par déclarer qu’il veut donner une définition générale de l’âme et par conséquent une définition comprenant toutes les espèces d’âmes. Mais Aristote ne veut pas, comme de Kirchmann l’entend, nous donner seulement l’idée d’une espèce d’âme qui serait commune à tous les êtres animés, mais à côté de laquelle une partie de ces êtres pourrait encore avoir une autre espèce d’âme, non comprise dans la définition. La définition doit au contraire embrasser l’âme humaine tout entière avec ses facultés supérieures tout aussi bien, par exemple, que l’âme végétale, et tel est effectivement le cas ; car, d’après la conception d’Aristote, le corps humain est façonné, comme organisme, pour une âme raisonnable, qui constitue aussi l’acte de ce corps en renfermant simultanément les facultés d’un ordre Inférieur. Quoiqu’on ne puisse mettre cette conception d’accord avec une partie des systèmes modernes de psychologie, qui n’attribuent à l’âme que les fonctions conscientes, il ne nous est pas permis de regarder cette définition de l’âme comme simplement physiologique. Aristote, en cela plus sensé que beaucoup de modernes, fait, même pour l’acte de penser, coopérer la raison avec la forme sensible produite par l’imagination.

31. Fortlage[4] dit : « La grandeur négative d’un être immatériel, qui gouvernerait la sphère des sens extérieurs, fut fixée par Aristote à l’aide du mot ἐντελέχεια, mot énigmatique et équivoque qui par suite a l’air d’être profond ; de cette grandeur négative c’est-à-dire de rien il fit ainsi quelque chose. » Il est assurément vrai qu’avec son entéléchie Aristote fit de rien l’apparence de quelque chose. Or ce reproche atteint non-seulement l’idée d’âme, mais encore tout l’emploi du mot ἐντελέχεια et de plus toute la théorie aristotélique de la possibilité et de la réalité. Une fois pour toutes, on ne trouve dans les choses qu’une parfaite réalité. Chaque chose prise en soi est une entéléchie ; et quand on place un objet à côté de son entéléchie, on commet une pure tautologie. Or il en est de l’âme absolument comme de tous les autres cas. L’âme de l’homme est, d’après Aristote, l’homme. Cette tautologie n’acquiert, dans le système, une importance plus grande que si 1° on oppose à l’homme réel et achevé l’image apparente et décevante du corps, comme d’un homme simplement possible (voir du reste la note suivante), et si 2° l’être réel et achevé est confondu plus tard avec la partie essentielle ou intelligible de l’être, avec la même ambiguïté qui nous surprend tellement à propos de l’idée d’οὐσία. Aussi Aristote n’a-t-il pas plus fixé dans son idée d’âme « la grandeur négative d’un principe immatériel » qu’en général dans l’idée de forme. Ce fut la doctrine néoplatonicienne du suprasensible qui introduisit le mysticisme dans l’idée de l’entéléchie, où il trouva certes un terrain très-favorable à son développement.

32. Voir de Anima, II, 1, p. 61, dans la traduction de Kirchmann : « D’ailleurs l’être qui a la vie en puissance n’est pas celui qui a perdu son âme, mais celui qui possède son âme ; il faut dire plutôt que la semence et le fruit sont un tel corps en puissance. » Ici Aristote cherche à prévenir l’objection très-juste que, d’après son système, tout homme devrait naître d’un cadavre complet auquel tiendrait se joindre entéléchie. Il peut assurément affirmer avec raison que le cadavre ne s’y prêterait plus, parce qu’il ne constitue plus un organisme parfait. Au reste on se demande si Aristote a poussé sa pensée aussi loin ; (voir à ce propos la note de Kirchmann) ; mais alors on ne pourrait plus citer aucun cas où le corps vivant et « en puissance » serait distinct du corps vivant réellement, et c’est pour cela qu’Aristote recourt à la semence et au fruit. Il semble que l’opposition établie par lui trouve ici une apparente justification, toutefois ce n’est qu’une apparence, car la semence et le fruit sont aussi déjà animés et ont une forme appartenant à l’essence de l’homme. Cependant si l’on voulait dire, en prenant la distinction de la forme et de la matière dans le sens relatif indiqué par le texte : l’embryon a certes la forme et par conséquent l’entéléchie de l’embryon, mais relativement à l’homme entièrement développé, il n’est que possibilité et par conséquent matière, ce serait plausible pour qui ne regarderait que les extrêmes sans presque faire attention à l’acte de la réalisation. Enfin si l’on veut s’arrêter à considérer ce dernier et le suivre dans le détail des applications, cette fantasmagorie se perd dans le néant, car il n’est pas probable qu’Aristote ait voulu dire que le jeune homme est le corps de l’homme fait parce qu’il en est la possibilité.

33. Sans doute l’Église combattit la séparation de l’anima rationalis d’avec les facultés inférieures de l’âme ; le contraire fut même érigé en dogme au concile de Vienne en Dauphiné, l’an 1311 ; mais on voyait renaître sans cesse la théorie plus commode et plus conforme aux idées d’Aristote.

34. Ueberweg reconnaît aussi la contradiction qui existe entre la théorie du νοῦς et celle de l’immortalité[5]. (Voir aussi la note 55 de la Ire partie.)

35. Voir Prantl, Gesch. d. Logik, III, p. 184.

36. Voir, outre Prantl, surtout Barach, pour l’histoire du nominalisme avant Rossellin, Vienne, 1866, où l’on signale un nominalisme très-développé dans un manuscrit du Xe siècle.

37. Ainsi, dans certains passages, Albert le Grand, voir Prantl, III, p. 97 et suiv.

38. La preuve de la corrélation entre la propagation de la logique byzantine en Occident et la prédominance croissante du nominalisme est une des plus importantes découvertes faites par Prantl[6]. Si Prantl désigne la direction d’Occam non par le mot « nominalisme », mais par le mot « terminisme » (d’après le terminus logique, principal instrument de cette école), sa pensée ne peut pas devenir une loi pour nous qui ne faisons d’ailleurs qu’effleurer ce sujet. Pour nous, le nominalisme ne représente provisoirement, dans un sens plus large, que l’opposition formée contre le platonisme par les philosophes qui ne voulaient pas que les universaux fussent des choses. Il est vrai que, pour Occam, ce ne sont pas des « noms », mais des et « termes », qui représentent les choses dont ils rappellent l’idée. Le terminus » est un des éléments du jugement formé dans l’esprit ; il n’existe nullement en dehors de l’âme, mais il n’est non plus purement arbitraire comme le mot par lequel il peut être exprimé ; il naît en vertu d’une nécessité naturelle des relations de l’esprit avec les choses. — Voir Prantl, III, p. 344 et suiv., particulièrement la note 782.

39. Prantl, III, p. 328. — La liberté de la pensée n’est réclamée sans doute que pour les propositions philosophiques (voir, dans le chapitre suivant, les observations sur la double vérité au moyen âge) ; mais comme au fond la théologie n’embrasse que le domaine de la loi et non celui de la science, la liberté est revendiquée ainsi pour la pensée scientifique tout entière.

40. Occam ne méconnaît nullement la valeur des propositions générales. Il enseigne même que la science a rapport aux universaux, non directement aux choses individuelles ; mais elle n’a pas rapport aux universaux proprement dits ; elle ne voit dans les universaux que l’expression des individus qu’ils embrassent. — Prantl, III, p. 332 et suiv., particulièrement la note 750).

  1. Kritik d. r. Vernunft, doctrine élémentaire. IIe partie, 2e section, 2e livre, 3e point, 4e § — t. III, p. 409 de l’éd. Hartenstein.
  2. Ueberweg’s Logik, 3e éd., p. 167, § 69.
  3. Phil. Bibl., t. 13.
  4. System der Psychol., I, p. 24.
  5. Grundriss, 4e éd., I, p. 282.
  6. Gesch. d. Logik in Abendlande.