Histoire du matérialisme/Tome II/Partie III/Chapitre 3

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 396-435).


CHAPITRE III

La psychologie conforme à la science de la nature.


Erreurs dans les essais de psychologie mathématique et conforme à la science de la nature. Herbart et son école. — Nécessité d’une critique de la psychologie. — Hypothèses sur l’ « essence de l’âme ». Une psychologie sans âme. — Critique de l’observation de soi-même et de l’observation au moyen du « sens interne ». — La méthode de la science de la nature et la spéculation. — La psychologie des bêtes. — La psychologie des peuples ; récits de voyages ethnographiques. — Influence de Darwin. — La méthode somatique. Sur l’emploi de l’expérimentation. — La psychologie empirique en Angleterre. — Mill, Spencer, Bain. — La statistique morale.


Mais que dira la psychologie, si nous commençons par refouler dans l’arrière-fond la face interne, subjective de l’essence humaine ? Notre siècle ne nous a-t-il pas donné non seulement une psychologie conforme à la science de la nature, mais même une psychologie mathématique ? Il existe toute une série d’hommes distingués par leur intelligence et leur mérite, qui croient très-sérieusement que Herbart, avec ses équations différentielles, a fixé aussi solidement le monde des idées que Copernic et Kepler, le monde des corps célestes. C’est là, à la vérité, une déception aussi profonde que la phrénologie quant à ce qui regarde la psychologie comme science de la nature, on a tellement abusé de cette spécieuse définition que l’on court risque de dépasser toutes les limites en s’en occupant. Nous pourrons cependant accorder toute leur valeur aux débuts d’une méthode réellement conforme à la science de la nature pour les questions psychologiques, et dans quelques parties conforme même à la mathématique, sans abandonner le point de vue indiqué plus haut.

Mentionnons, avant tout, le fait que l’idée de la psychologie ne peut être complètement délimitée et parfaitement claire que pour le scolastique et le pédant ignare. Il est vrai que des hommes sérieux et perspicaces ont commencé leurs prétendues recherches conformes à la science de la nature par un chapitre intitulé « L’essence de l’âme » mais ils n’étaient qu’un écho de la métaphysique creuse des scolastiques, quand ils se figuraient pouvoir obtenir de la sorte une base solide pour leurs recherches. Sont exceptés naturellement les cas où l’idée d’âme n’est discutée qu’historiquement ou critiquement. Mais quiconque débute par des phrases positives sur l’âme et parle, par exemple, de sa simplicité, de son manque d’étendue, etc., ou quiconque croit pouvoir soigneusement circonscrire a priori le domaine de la psychologie, avant de commencer à construire, celui-là, on peut en être sûr, ne traitera pas son sujet d’une manière conforme à la science de la nature. Que dirait-on d’un naturaliste qui commencerait par vouloir se rendre compte de l’essence de la nature et qui ne croirait ses recherches utiles que lorsqu’il aurait une conception claire de cette essence de la nature ? La chose devient encore plus évidente dans les questions spéciales. Si Gilbert n’avait pas frotté ses petits morceaux d’ambre avant de s’être rendu compte de l’essence de l’électricité, il n’aurait probablement jamais fait un pas important vers la connaissance de l’essence de l’électricité. Quel savant oserait aujourd’hui déterminer avec précision ce qu’est le magnétisme ? Entre les mains des savants, l’idée se transforme. La force par laquelle l’aimant attire le fer devient une force plus générale. La terre est reconnue comme aimant. L’analogie avec l’électricité est découverte. Le diamagnétisme est poursuivi à travers une multitude de phénomènes des plus surprenants. Les brillantes découvertes d’Œrsted, de Faraday, de Plücker, auraient-elles jamais eu lieu si ces savants avaient d’abord voulu étudier métaphysiquement l’essence du magnétisme avant de commencer leurs recherches scientifiques ?

Ce sera un fait remarquable de la fermentation philosophique en Allemagne qu’un esprit aussi ingénieux que Herbart, un homme doué d’une si admirable sagacité critique et si versé dans la mathématique, ait pu concevoir la pensée aventureuse de trouver, à l’aide de la spéculation, le principe d’une statique et d’une mécanique des représentations. Ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’un esprit aussi éclairé, porté à la vie pratique dans un sens éminemment philosophique, ait pu se perdre dans la tâche pénible et ingrate d’élaborer tout un système de statique et de mécanique de l’esprit, d’après son principe, sans que l’expérience lui eût fourni la moindre garantie de certitude. Nous voyons ici l’étrange connexion qui existe entre les facultés et les actes de l’homme. Que Gall n’ait pas été empêché d’inventer la phrénologie par sa grande expérience, par ses connaissances étendues et spéciales, cela se comprend aisément quand on songe au caractère imaginatif, ardent et créateur de cet homme ; mais que Herbart ait pu imaginer la psychologie mathématique, lui qui possédait à un degré éminent les qualités opposées à une semblable direction de l’esprit, ce sera toujours un témoignage frappant de la violence du tourbillon métaphysique qui enveloppa vers ce temps-là, dans notre patrie, même les plus récalcitrants et les lança dans la région aventureuse des découvertes dépourvues de fondement.

Quoi qu’il en soit, les puissants efforts de Herbart méritent d’être réfutés autrement que par la simple indifférence. Quant aux tentatives faites jusqu’ici par la critique pour éliminer victorieusement la psychologie mathématique, elles ont le défaut de se perdre dans toutes sortes d’exposés et de ne signaler nullement ou de ne signaler qu’avec une précision insuffisante la faute élémentaire logique, commise dans la déduction de la formule fondamentale. Nous avons essayé, dans une dissertation spéciale (40), de combler la lacune que présente ici notre littérature philosophique, parce que l’arrêt que nous prononçons contre la psychologie mathématique ne doit se produire devant le public qu’avec des considérants fortement motivés ; mais à cette place le pénible travail de la démonstration dérangerait l’enchaînement des idées et supprimerait la concision de notre critique, en tant qu’elle a trait au matérialisme. Si la psychologie mathématique avait de la valeur, il nous faudrait en tenir compte, ne fut-ce que parce que nous aurions en elle la démonstration la plus sûre de la régularité de tous les faits psychiques, régularité que le matérialisme a raison d’affirmer, et en même temps la réfutation la plus complète de la réduction de tout ce qui existe à la matière. Il nous faudrait en même temps modifier considérablement l’exposé, que nous avons donné plus haut, des rapports entre te cerveau et l’âme, la psychologie mathématique de Herbart ne pouvant guère être séparée de sa métaphysique. Mais actuellement la psychologie mathématique n’existe pas pour nous ; elle seule aurait pu nous fournir un motif d’approfondir encore une fois la tentative de donner une base métaphysique à la psychologie, conformément au système de Kant. Si plus tard tous les philosophes s’accordent a reconnaître que nous ne pouvons rien savoir de la cause dernière de toutes choses s’ils se décident à ranger parmi les instincts artistiques l’instinct architectural de la spéculation si — dépassant Kant sur ce point — ils avouent unanimement que le désir d’unité éprouvé par la raison, conduit toujours à la poésie, qui ne vient qu’indirectement au secours de la science, alors ils pourront aussi remettre au jour la métaphysique de Herbart, sans craindre de jeter la confusion dans les idées, et ils y découvriront un point qui offre une analogie remarquable avec les principes métaphysiques de la science de la nature, telle que la conçoivent les physiciens mathématiciens de notre époque. Ce qui existe réellement est, d’après Herbart, une multiplicité d’êtres simples, qui pourtant diffèrent essentiellement des monades de Leibnitz. Celles-ci produisent le monde entier, en tant que représentation ; au contraire, les « réalités x de Herbart sont en soi tout à fait dénuées de représentation ; elles agissent toutefois les unes sur les autres et elles cherchent à se préserver de ces influences réciproques. L’âme est un de ces êtres simples, une de ces « réalités » qui entrent en conflit avec d’autres êtres simples. Ses actes de conservation personnelle sont des représentations. De même que sans coup il n’y aurait pas de contre-coup, de même sans perturbation il n’y aurait pas de représentation. Neuve assurément et importante pour l’économie de la métaphysique future est la théorie d’après laquelle l’essence de l’activité psychologique consiste dans la réaction contre une action extérieure. Il faut nécessairement lui comparer l’opinion des théoriciens modernes de la doctrine moléculaire, suivant laquelle l’idée de force ne s’applique nullement à un atome discret, mais bien aux rapports réciproques de plusieurs atomes. Herbart n’a jamais sans doute compris qu’il aurait dû dire, avec plus de logique, que toutes les représentations ne se trouvent pas dans l’ « âme », être simple, mais qu’elles sont des relations réciproques entre les réalités discrètes, comme les forces physiques entre les atomes. En rendant ainsi logique sa pensée fondamentale, Herbart aurait évité les nombreuses contradictions qui résultent de ce que l’âme devait être simple et immuable, sans états internes, et néanmoins porter en elle-même les représentations. Il obtient par là une espèce d’immortalité de l’âme qui toutefois équivaut à une mort éternelle, s’il ne se rencontre pas d’autres êtres simples en rapport aussi étroit avec elle que les éléments dont se compose le corps. Voilà ce qui s’appelle payer cher une idée creuse.

Comme c’est de l’école de Herbart que sont sorties, en grande partie, les tentatives faites pour fonder une psychologie conforme à la science de la nature, il importe de mettre en relief les contradictions latentes, inséparables de l’hypothèse d’une âme absolument simple et cependant ayant des représentations. Ce qui est absolument simple n’est susceptible d’aucune modification interne ; car nous ne pouvons nous figurer une modification que sous la forme de déplacement des parties. Aussi Herbart ne dit-il pas que les réalités agissent les unes sur les autres, mais qu’elles auraient à souffrir des actions réciproques, si elles n’opposaient de la résistance par un acte de conservation personnelle. Comme si cela ne revenait pas tout simplement à admettre les actions réciproques ! Waitz attache beaucoup de prix dans sa psychologie (p. 81) à la différence entre les dispositions à un état et les états réels. Ainsi se passent les choses en métaphysique. L’âme ne doit pas avoir d’états, gardons-nous bien de lui en donner, sans quoi son unité absolue serait perdue ! Mais des dispositions, c’est bien différent ! Des « tendances », pourquoi pas ? Le métaphysicien consomme une énorme quantité d’intelligence pour réfuter toutes les autres opinions, et, quand il développe sa propre théorie, il fait une culbute logique des plus ordinaires. Tout autre comprend que la disposition à un état est aussi un état et que l’on ne peut se figurer la conservation de soi-même contre une action menaçante, sans une action réelle, quelque imperceptible qu’elle puisse être. C’est ce que le métaphysicien ne voit pas. Sa dialectique l’a poussé jusqu’au bord de l’abîme ; il a cent fois tourné, retourné, rejeté toutes les idées, et en définitive il faut absolument que l’on sache quelque chose. Ainsi, que l’on ferme les yeux et que l’on fasse hardiment le saut périlleux, — des hauteurs de la critique la plus sévère jusque dans la confusion la plus vulgaire du mot et de l’idée ! Si cela réussit, on poursuit gaiement son chemin. Plus on admet de contradictions dans les premiers fondements, plus on tire librement des conclusions, de même qu’on peut déduire, comme on le sait, les choses les plus curieuses de propositions mathématiques qui renferment le facteur zéro comme inconnue.

Herbart lui-même dit un jour qu’au lieu d’écrire, comme F.-A. Carus, une histoire de la psychologie, il vaudrait mieux avoir une critique de la psychologie (41). Nous craignons bien que, si on l’écrivait maintenant, il ne restât pas grand’chose de toute cette prétendue science.

Cependant la psychologie conforme à la science de la nature existe en germe, et l’école de Herbart forme pour l’Allemagne un chaînon important de l’époque de transition, bien qu’ici la science commence seulement à se dépêtrer avec peine de la métaphysique. Waitz, penseur ingénieux, mais qui évidemment a commencé beaucoup trop tôt à écrire, défaut commun aux Privatdocenten comme aux professeurs extraordinaires ; Waitz, qui se congela, pour ainsi dire, dans le cours de son développement, s’éloigna de Herbart au point de rejeter la psychologie mathématique et de transformer toute la base métaphysique de la psychologie de Herbart en une prétendue hypothèse sur l’essence de l’âme. Il est vrai qu’avec cela on n’a pas gagné grand-chose. Ce serait déjà un progrès considérable que d’avoir des hypothèses claires au lieu de dogmes obscurs et absurdes ; mais que faire d’une hypothèse sur l’essence de l’âme, ou simplement d’une hypothèse sur l’existence de l’âme, quand nous savons encore si peu de chose sur les phénomènes isolés, auxquels doit pourtant s’étendre d’abord toute recherche exacte ? Dans le petit nombre des phénomènes rendus accessibles jusqu’ici à une observation plus exacte, il n’y a pas le moindre motif pour admettre en général une âme, quel que soit le sens plus ou moins précis qu’on attache à ce mot, et la raison secrète de cette hypothèse ne se trouve guère que dans la tradition ou dans le désir silencieux qu’éprouve le cœur de résister au pernicieux matérialisme. Ainsi naît un double inconvénient. La psychologie conforme à la science de la nature est gâtée, falsifiée ; mais le salut et le maintien de l’idéal, que l’on croit menacé par le matérialisme, sont négligés, parce qu’on se figure avoir fait merveille en apportant une nouvelle lueur de démonstration en faveur de l’antique mythe de l’âme.

« Mais le mot psychologie ne signifie-t-il pas théorie de l’âme ? Comment, donc imaginer une science de laquelle on ne peut dire si elle a un objet ou non ? » Eh bien, voilà de nouveau un joli échantillon de la confusion du nom avec la chose Nous avons un nom traditionnel pour un groupe considérable, mais vaguement délimité. Ce nom provient d’une époque où l’on ne connaissait pas encore les exigences actuelles d’une science rigoureuse. Doit-on le rejeter parce que l’objet de la science a changé ? Ce serait un pédantisme peu pratique. Admettons donc hardiment une psychologie sans âme ! Le nom peut encore servir, tant qu’ici il y aura à faire quelque chose dont une autre science ne se chargera pas complètement (42). Il est vrai que, du côté de la physiologie, les limites sont difficiles à tracer ; mais il n’y pas grand mal à cela. Quand les mêmes découvertes sont faites par deux voies différentes, elles n’en ont que plus de valeur. Cependant on n’a l’intuition exacte de ces relations qu’en demandant comment procède la psychologie, car alors notamment la fameuse théorie de l’étude de soi-même est soumise au jugement de la critique.

Quant à « l’étude de soi-même, dit Kant, c’est une comparaison méthodique des observations faites sur nous-mêmes, qui fournit à l’observateur la matière d’un journal autobiographique et peut aisément aboutir aux hallucinations et à la folie ». Il conseille à chacun « de ne pas s’occuper du tout de l’examen et, pour ainsi dire, de la rédaction étudiée, de l’histoire intime du cours involontaire de ses pensées et de ses sentiments, parce que c’est le droit chemin qui conduit à la confusion de l’esprit, et par l’influence de prétendues inspirations supérieures et sous l’impulsion de forces étrangères à la volonté, venues on ne sait d’où, nous précipite dans l’illuminisme ou dans des terreurs continuelles. » « Car, sans nous en apercevoir, nous faisons ainsi de prétendues découvertes de ce que nous avons nous-mêmes introduit dans notre esprit, comme une Bourignon, un Pascal ou même un Albert Haller, intelligence d’ailleurs si remarquable qui, après avoir longtemps rédigé et souvent, interrompu le journal de son état psychique, en vint au point de demander à un théologien célèbre, son ancien confrère à l’Académie, au Dr Less, si, dans son riche trésor de théologie, il ne pourrait pas trouver une consolation pour son âme inquiète et anxieuse. » Kant ajoute « La connaissance de l’homme au moyen de l’expérience interne a d’ailleurs une grande importance, parce qu’en se jugeant lui-même, il juge en même temps d’autres hommes ; toutefois l’étude de soi-même est peut-être plus difficile que celle d’autrui ; car, au lieu de s’observer, on introduit aisément dans sa conscience quelque chose du dehors ; il est convenable et même nécessaire de commencer par les phénomènes observés en soi-même, puis seulement de passer à l’affirmation de certaines thèses qui concernent la nature humaine, c’est-à-dire à l’expérience interne. »

Kant fonda donc sa propre psychologie empirique non sur l’étude de lui-même, mais essentiellement sur celle des autres. Il avait cependant assigné, dans sa Critique de la raison pure, au « sens interne » un domaine spécial, et ce champ d’exercices de la fantaisie métaphysique devait nécessairement amener des abus (43). On laissa, il est vrai, les hallucinations et la folie au XVIIIe siècle, dont le caractère exalté se prêtait mieux à ces divagations ; mais tout ce que peuvent faire le caprice, la fantaisie, la spéculation toujours inquiète, a été fait consciencieusement par l’introduction d’inventions quelconques dans le prétendu champ d’observation du sens interne. Un modèle en ce genre nous a été donné par Fortlage, professeur extraordinaire à léna, qui, en 1855, produisit deux forts volumes, intitulés Système de la psychologie comme science empirique d’après l’observation du sens interne. D’abord il définit le sens interne, auquel il attribue une série de fonctions assignées antérieurement au sens externe, puis il délimite son champ d’observation et il commence à observer. On promettrait vainement un prix à celui qui découvrirait une seule observation réelle dans ces deux gros volumes. Tout l’ouvrage roule sur des thèses générales avec une terminologie inventée par l’auteur jamais on n’y trouve mentionné un seul phénomène précis, dont Fortiage puisse dire où et quand il l’a observé, ou ce qu’il faudrait faire pour pouvoir l’étudier soi-même. L’auteur décrit fort joliment, par exemple, la manière dont on examine une feuille ; quand on est frappé de sa forme, cette forme devient un foyer d’attention, « il en résulte nécessairement que l’échelle de forme, s’appliquant par une sorte de fusion à la forme de la feuille, d’après la loi de l’analogie, devient claire pour la conscience ». L’auteur nous dit que la feuille « s’évanouit maintenant, dans l’espace de l’imagination, au milieu de l’échelle des formes » ; mais quand, comment et où cela s’est-il une fois passé et sur quelle expérience se fonde proprement cette connaissance « empirique » ? Voilà ce qui reste aussi obscur que la manière et le mode dont l’observateur emploie « le sens interne », et que les preuves attestant qu’il se sert d’un pareil sens et qu’il ne laisse pas ses caprices et ses inventions se cristalliser à l’aventure en système.

À notre avis, il est impossible de tirer une ligne de démarcation entre l’observation interne et l’observation externe. Quand l’astronome examine une étoile, on appelle cela l’observation externe ; mais dès que du premier coup d’œil il a reconnu qu’il a devant lui Mars, il faut, d’après Fortlage, qu’il ait employé en même temps le sens interne, car l’œil ne voit que le point brillant ; l’astronome voit aussitôt et sans plus de réflexion que c’est Mars, parce qu’il le connaît. A-t-il donc pour cela employé un autre organe intellectuel que l’homme qui voit simplement l’étoile ou que l’enfant qui voit seulement le point brillant et qui ne sait encore rien des étoiles ? Fortlage dit : « Celui qui, par l’étude de la musique et par l’audition de morceaux de grands maîtres, s’est rendu capable d’apprécier la mélodie et l’harmonie, celui-là arme son sens externe par son sens interne, et si, plus tard, dans une composition musicale, il sait distinguer immédiatement par le sentiment les défauts d’avec les beautés, le caractéristique d’avec l’insignifiant, le mouvement direct d’avec le contre-mouvement, les dièses d’avec les bémols, la faculté qu’il a de discerner est produite et perfectionnée par le sens interne, comme pour une langue étrangère on n’en comprend les sons qu’après l’avoir étudiée. » Suivant notre opinion, il y a un intéressant problème de future psychologie ou physiologie à résoudre : pourquoi l’accord si péniblement établi’entre la sensation produite par le son et d’autres opérations du cerveau paraîtil manifester plus tard ses effets d’une manière instantanée ? Tant que l’on ne connaîtra pas de méthode pour résoudre ce problème, soit en analysant ses propres impressions, soit par d’autres moyens, on fera bien de se borner à répondre que, dans les deux cas, on entend probablement par les oreilles.

Que doit-on penser des cas où l’emploi immédiat d’yeux sains, sans aucune étude particulière, opère déjà une élimination, un complément ou une modification de l’image produite mécaniquement ? Voit-on stéréoscopiquement avec le sens interne ou avec le sens externe ? Complète-t-on avec le sens interne les places du champ visuel qui correspondent à l’insertion du nerf optique ? Entend-on un accord avec le sens externe ? — Mais nous pouvons aller plus loin et demander y a-t-il observation externe, lorsqu’on touche l’extrémité des nerfs de la peau avec les deux pointes d’un compas et que l’on éprouve tantôt une sensation simple et tantôt, une sensation double ? Y a-t-il observation interne quand on dirige son attention sur un cor douloureux ? Lorsqu’on fait passer un courant galvaniques travers la tête et que l’on aperçoit des couleurs subjectives ou que l’on entend des sons subjectifs, à quel domaine appartiennent ces impressions ? A priori on ne vient à bout de rien avec les mots « interne » et « externe » ; car, en général, je ne puis avoir de représentations en dehors de moi, quand même serait vraie la théorie d’après laquelle je transporterais à l’extérieur les objets perçus. Voir et penser sont tout à la fois internes et externes. Si je veux repenser mes pensées, je rappelle dans les organes de la parole les sensations, que nous avons appris à connaître plus haut comme étant, pour ainsi dire, le corps de la pensée. Je les sens extérieurement comme toute autre impression ; quant à l’esprit, au contenu et à l’importance de ce faisceau des sensations les plus fines, il en est de tout cela comme de la valeur esthétique d’un dessin. Cette valeur est inséparable des lignes du dessin, encore qu’elle soit toute autre chose. Or une opposition pareille entre la forme et la matière de la sensation se reproduit toujours à des degrés innombrables, sans que je puisse, à propos d’une classe déterminée de sensations, affirmer tout à coup qu’ici l’interne commence et l’externe finit.

Avec quelle naïveté Fortlage fait de l’homme le champ d’observation de la physiologie, en tant qu’on l’étudie avec le sens externe ; celui de la psychologie, en tant qu’on l’étudié avec le sens interne ! La plupart des philosophes rangeraient dans la psychologie les premières paroles d’un enfant et en concluraient la marche du développement de son esprit ; par contre, ils diraient que c’est de la physiologie, lorsqu’on pique avec une aiguille ou que l’on chatouille des enfants nouveau-nés pour épier les mouvements réflexes dans leur passage au vouloir. Et cependant, pour les deux observations, on emploie les sens ordinaires et, d’après la définition de Fortlage, de plus le sens interne, parce que, dans les deux cas, ce que l’on voit et entend a d’abord besoin de l’explication la plus naturelle. — En général, il n’est pas difficile de comprendre que la nature de toutes les observations est la même, et qu’il s’agit seulement de savoir si l’observation peut être répétée par d’autres simultanément ou plus tard, ou bien si elle échappe à toute enquête et à tout contrôle faits par autrui. L’observation externe n’aurait jamais abouti à une science empirique sûre ou même exacte, si chaque observation n’avait pu être renouvelée et vérifiée. L’élimination des influences d’opinions et de tendances préconçues est l’élément le plus important de la méthode exacte, et c’est précisément cet élément que l’on ne peut employer dans les observations dirigées sur des pensées, des sensations et des inclinations personnelles, à moins que l’on n’ait fixé impartialement ses propres pensées par l’écriture ou par d’autres moyens, et que l’on ne traite ensuite cette série de représentations comme on traiterait l’œuvre d’un étranger. Mais, à dire vrai, cette observation de soi-même est très-peu en faveur, justement à cause de sa certitude relative, et l’observation, si vantée, de soi-même ne nous semble avoir tant d’attrait que précisément à cause de ses défauts. Car, lors même que les appréhensions de Kant ne se réaliseraient pas et que les hallucinations et la folie n’en seraient pas les conséquences, elle restera cependant toujours le moyen de donner aux conceptions les plus fantaisistes de la métaphysique l’apparence de déductions empiriques (44).

C’est donc à bon droit que des psychologues modernes ont appliqué à la psychologie pareillement le mode d’observation ordinaire, rigoureusement méthodique, qui a rendu de si grands services dans les sciences de la nature. Ici Lotze a été très-utile en publiant sa Psychologie médicale (1852) ; mais, malgré le titre de son ouvrage, il fit précéder ses recherches empirico-critiques de 170 pages de métaphysique, lesquelles ont empêché les médecins de retirer de ce livre le profit qu’ils auraient, pu y trouver. Plus tard Fichte fils se présenta aux naturalistes et aux médecins avec son Anthropologie (1856) en quelque sorte comme médecin philosophe du foyer et conseiller des consciences. Bien que son ouvrage ait déprécié la philosophie aux yeux des naturalistes, à cause de sa faiblesse logique et de la répétition prétentieuse d’erreurs surannées, il n’en a pas moins puissamment contribué, dans d’autres classes de la société, à rendre plus palpable, pour le sentiment public, l’étroite connexion qui relie la psychologies la physiologie. Il arriva même, dans ces temps-là, comme par miracle, que les épigones de la philosophie de Hegel se tournèrent en partie vers une théorie de la psychologie sobre et presque conforme à la science de la nature. George écrivit un excellent opuscule sur les cinq sens ; Schaller se vit force par sa lutte contre le matérialisme d’approfondir les questions relatives à la physiologie. Plus tard, ces deux philosophes publièrent une psychologie où se rencontre l’empreinte irrécusable de l’esprit de leur époque. Ils méritent tous les éloges possibles, parce qu’ils ont la conviction qu’ils se trouvent encore, pour le point principal, sur le terrain de la spéculation, tandis qu’ils ne s’y maintiennent pas plus que les créateurs de la prétendue psychologie de la science de la nature. Par contre, il faut toujours résister de nouveau, quand surgit la prétention que la science spéculative est plus relevée et plus digne de foi que la science empirique, à l’égard de laquelle elle serait simplement, ce qu’un degré supérieur est à un degré inférieur. Que nos lecteurs ne se rebutent pas. Une des principales vérités de la nouvelle période qui commence pour l’humanité exige, non pas comme le voulait Comte, que l’on supprime la spéculation, mais plutôt qu’on lui assigne sa place définitive, afin que l’on sache ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas faire dans l’intérêt de la science.

Voici ce que dit Schaller à ce propos : « La science de la nature peut se vanter de posséder un savoir exact, quand elle se contente, en observant les phénomènes, d’en trouver les lois et de formuler les relations quantitatives, renfermées immédiatement dans les lois ainsi trouvées. Naturellement chacun est libre de se contenter de ce savoir exact ; mais, en faisant cela, il s’abstient nécessairement de répondre à toutes les questions dont la philosophie s’est occupée de tout temps (45). » Eh bien ! de quelles façons contradictoires la philosophie a répondu aux questions dont elle s’est toujours occupée, voilà ce que l’on connaît suffisamment. Quant à l’accord qui, par contre, règne dans les sciences de la nature, il ne provient pas de ce que ces sciences se bornent à un terrain où tout se comprend de soi-même, mais de l’emploi d’une méthode dont les doctrines aussi ingénieusement développées que conformes à la nature ne se sont révélées à l’humanité qu’après de longs efforts, et dont oh ne connaît pas les limites d’application. Or le point principal des nombreuses précautions prises par cette méthode est la neutralisation de l’influence de la subjectivité chez le savant. C’est à la nature subjective de l’individu que chaque fois la spéculation doit la forme qui lui est donnée. Ici encore nous devons admettre que, dans l’organisation pareille de tous les hommes et dans le développement commun de l’humanité, se trouve une cause objective des phénomènes isolés, à peu près comme dans l’architecture, dans la musique de différents peuples séparés les uns des autres, se manifestent des traits fondamentaux pareils entre eux. Quiconque, saisi de ce désir secret de construire inhérent à l’humanité, voudra se contenter d’élever un temple d’idées, qui ne contredise pas trop l’état actuel des sciences positives, mais qui sera renversé par chaque progrès obtenu méthodiquement ou sera démoli de fond en comble par tout constructeur futur pour être rebâti dans un style entièrement différent, celui-là pourra bien se vanter d’avoir créé une œuvre d’art élégante et accomplie en soi, mais il sera en même temps force de renoncer à faire progresser, ne fût-ce que d’un seul pas, la science vraie et durable, sur quelque terrain que ce soit. Permis à chacun de choisir selon ses convenances. En règle générale, chacun regardera comme l’étude la plus élevée celle qui fait l’objet de sa prédilection.

Jusqu’à quel point la méthode de la science de la nature est applicable à la psychologie, c’est ce que le succès fera connaître. Remarquons d’abord que ce ne sont peut-être pas seulement les terrains limitrophes de la physiologie des nerfs qui admettent un traitement exact. Quelque indéterminées que l’on puisse laisser les limites de la psychologie, il faudra y comprendre en tout cas, provisoirement, non seulement les faits de la vie sensible, mais encore l’étude des actions et, de la parole humaines ainsi qu’en général de toutes les manifestations de la vie, autant que l’on peut en déduire une conclusion sur la nature et le caractère de l’homme. La preuve la plus convaincante que l’on puisse en donner est l’existence d’une psychologie des bêtes, dont on ne peut guère réunir les matériaux au moyen du « sens interne ». Ici où l’observation externe ne nous montre, en premier lieu, que des mouvements, des gestes, des actes dont l’explication est sujette à erreur, on peut suivre cependant un procédé comparativement très-exact, attendu qu’il est facile de soumettre l’animal a des expériences et de le placer dans des positions, qui permettent d’observer avec la plus grande précision chaque mouvement nouveau, de répéter ou de suspendre volontairement toute excitation à une activité psychique. Ainsi est donnée la condition fondamentale de tout ce qui est exact, en vertu de laquelle l’erreur ne peut être évitée d’une manière absolue, mais du moins être rendue inoffensive grâce à la méthode. Un procédé décrit exactement peut toujours être répété avec un animal exactement décrit, et de la sorte, l’explication, si elle se rattache par hasard a des circonstances accessoires et variables, est corrigée sans retard et en tout cas dégagée entièrement de l’influence de préjugés personnels, qui jouent un si grand rôle dans ce qu’on appelle l’observation de soi-même. Si nous n’avons pas encore un système de psychologie des bêtes, nous possédons du moins des commencements d’observations, dont l’exactitude et l’abondance dépassent de beaucoup le point de vue de Reimarus et de Scheitlin. La multiplication croissante des jardins zoologiques favorise ces études, et quelque différence qu’il puisse y avoir entre les animaux vivant librement dans la forêt et dans la campagne, et les animaux à l’état de captivité, cependant une observation exacte faite sur ces derniers n’en a pas moins d’importance, quand il s’agit de poser des thèses générales. Pour les questions du matérialisme ou de l’idéalisme, il se peut au reste que plus tard on trouve les matériaux les plus intéressants là où jusqu’ici on les a cherchés le moins dans l’observation des animaux inférieurs, étudiés sous le rapport de leurs perceptions des sens. Déjà Moleschott a laissé entrevoir qu’un rotifère avec un œil, qui n’a qu’une cornée, doit recevoir des objets d’autres images qu’une araignée qui possède de plus une lentille et un corps vitré. Bien qu’en critiquant l’enchaînement des idées dans ce passage (voir plus haut page 120), nous n’y ayons pas trouvé une représentation claire du rapport de l’objet au sujet, il n’en est pas moins certain que cette remarque a de l’importance ; il est même probable qu’ici se révéleront les choses les plus curieuses, sur une échelle beaucoup plus vaste, une fois que les observations exactes auront été poursuivies assez loin pour atteindre à l’analyse de l’activité sensible de créatures dont l’organisation diffère tant de la nôtre. On devra examiner ici l’effet des différentes vibrations que nous enseigne la physique, d’une manière tout à fait indépendante de la question de savoir si elles produisent ou non, dans nos organes, des perceptions sensorielles déterminées. Si l’on trouvait, par exemple, des créatures qui sentent ou goûtent la lumière (c’est-à-dire la perçoivent par des organes semblables à nos organes de l’odorat et du goût), ou qui reçoivent des images visuelles par une source de chaleur obscure pour nous, la théorie de la formation du monde des sens par le sujet recevrait ainsi une nouvelle confirmation ; si, par contre, il était démontré que dans toute la diversité du monde animal il n’y a probablement pas de sensations essentiellement différentes des nôtres, cette découverte tournerait provisoirement à l’avantage du matérialisme (46).

Un précieux contingent pour les fondements d’une psychologie future se trouve en outre indubitablement dans les expériences systématiques faites récemment sur des nouveau-nés. Si l’on veut saisir le mécanisme des phénomènes psychiques, il faut avant tout, tâcher d’observer les premiers et plus simples éléments de ce mécanisme. Nos bons philosophes raisonnent sur l’origine de la conscience avec un flegme vraiment incroyable, sans jamais éprouver le besoin d’aller une fois dans la chambre des enfants et d’y étudier ce qui peut s’y passer de relatif à ce problème. Mais tant que les mots se prêteront patiemment à l’expression d’un système ; tant que les étudiants transcriront patiemment ce système sous la dictée du maître ; tant que les éditeurs le feront patiemment imprimer et que le public attachera un grand prix au contenu de ces livres, le philosophe ne verra aucun motif pour aller plus loin. Vient ensuite le physiologiste (47), qui donne à goûter aux nouveau-nés une solution de sucre ou de quinquina ; il approche d’eux une lumière ou produit un bruit à proximité de leurs oreilles, en notant avec soin tous les mouvements, toutes les contractions de muscles, etc., qu’il a observés. Il combine les observations qu’il a faites sur des enfants nés avant terme et sur des enfants nés à terme, remarque soigneusement les différences, et compare le tout aux résultats obtenus par l’anatomie et la pathologie. Il s’efforce enfin de coordonner ses observations de telle sorte qu’il remonte du simple mouvement réflexe jusqu’aux signes certains de la conscience, et finalement il connaît quantité de choses qu’ignore le philosophe confiné dans son cabinet d’études, et qui cependant sont tout à fait indispensables à la solution de questions importantes. Quand même de ces recherches empiriques ne résulterait que le fait qu’une transition imperceptible, conduit du simple mouvement réflexe à l’activité consciente et visant un but, activité dont les commencements remontent jusqu’à la vie antérieure à la naissance, ce serait déjà, à la lumière de la science véritable, bien plus que l’on ne peut apprendre dans des volumes entiers de « recherches » spéculatives.

Un autre objet des études modernes, qui rentre dans la question, est la « psychologie ethnographique », qui n’a toutefois pas encore acquis de forme et de méthode assez nettes, assez déterminées, pour qu’on s’y arrête, d’autant plus que les thèses du matérialisme ont un rapport moins étroit avec ce domaine. Il est à remarquer cependant que la linguistique, regardée avec raison comme une des sources principales de la psychologie ethnographique, a beaucoup contribué à faire entrer le langage dans le domaine des observations conformes aux sciences de la nature et à combler ainsi l’abîme qui séparait jadis les sciences de l’esprit d’avec celles de la nature sur un point nouveau, d’une haute importance. Sous ce rapport aussi, la première moitié du XIXe siècle fait époque. Le célèbre ouvrage de Guillaume de Humboldt sur la langue kawi et les grammaires sanscrite et comparée de Bopp, parurent dans la période, d’ailleurs si riche, de 1820 à 1835. Dès lors la linguistique a fait d’admirables progrès dans toutes les directions, et Steinthal notamment s’est efforcé, dans une série d’écrits importants, de jeter une vive lumière sur l’essence psychologique du langage et de mettre un terme à la confusion continuelle de la pensée logique avec la formation des représentations qui se développent sous l’influence du langage.

D’une étonnante stérilité pour les questions psychologiques restèrent longtemps les voyages scientifiques ainsi que l’exposé de leurs résultats au point de vue de l’anthropologie et de l’ethnographie. On n’a qu’à prendre en main l’ouvrage jadis si célèbre, l’Histoire naturelle de l’homme, de Prichard, pour se convaincre de la multitude de malentendus qui découlèrent des préjugés religieux des voyageurs, de leur orgueil de race, de leur inaptitude à s’identifier avec la vie sociale d’un pays étranger, et la manière de penser de peuplades d’une culture inférieure. Dans ces derniers temps, il y a eu amélioration. Les relations de voyages, notamment de Bastian, sont riches en détails psychologiques, et ses œuvres condensées (48) décèlent un intérêt prépondérant pour la psychologie comparée, encore que les idées d’ensemble disparaissent sous l’entassement des matériaux. Dans l’Anthropologie des peuples à l’état de nature, de Waitz, on peut presque suivre, de volume en volume, le progrès du sens psychologique ; on trouve d’excellentes choses, sous ce rapport, dans le dernier volume de l’ouvrage de Waitz, rédigé par Gerland. Si l’on ajoute à cela le rapprochement lumineux, fait par Lubbock, des résultats de la paléontologie de ce que nous savons sur l’état des sauvages d’aujourd’hui, ainsi que les Commencements de la civilisation et l’Histoire primitive de l’humanité, de Tylor, on dispose déjà d’une telle masse de faits et de comparaisons, qu’une « psychologie ethnographique » systématique ou une « anthropologie pragmatique » sur des bases entièrement nouvelles ne peuvent plus sembler impossibles. Mais si l’on se demande quels sont, dès ce moment, les résultats les plus visibles, on ne peut nier que, d’après les dernières observations, qui sont les meilleures, l’homme, avec toute sa culture, n’apparaisse comme un être de la nature et que ses faits et gestes soient déterminés par son organisation. Là où auparavant, à la suite d’un examen superficiel, on ne voyait que des « sauvages » ou d’inoffensifs enfants de la nature, on trouve aujourd’hui les preuves d’une histoire, d’une civilisation vieille et raffinée, souvent même les indices non équivoques de la décadence et de la rétrogradation. Nous voyons comment la société, même chez des peuples qui, sous d’autres rapports, sont encore à l’état de minorité enfantine, entraîne partout et de bonne heure des usages particuliers et souvent bizarres qui, malgré leur extrême diversité, se laissent pourtant déduire de principes psychologiques peu nombreux et revenant toujours. Le despotisme, l’aristocratie, la division en castes, la superstition, les impostures de prêtres (Pfaffentrug) et les cérémonies fascinatrices naissent partout et de bonne heure de la racine commune de l’essence de l’humanité ; et, dans les principes de ces abus monstrueux répandus au loin, apparaît souvent l’analogie la plus frappante entre des races qui ont à peine des vêtements et des huttes et d’autres qui possèdent des palais, d’orgueilleuses cités et quantité d’outils et d’objets d’art. L’état de nature, dont Rousseau et Schiller déploraient la disparition, ne se montre nulle part ; tout, au contraire, est nature ; mais c’est une nature qui répond aussi peu à nos aspirations idéales que la forme simienne de nos ancêtres hypothétiques répond aux conceptions idéales d’un Phidias ou d’un Raphaël. On dirait que l’homme, tandis qu’il laisse derrière lui les limites du monde animal et que, comme individu, il est élevé et ennobli par la société, doit traverser encore une fois, dans la formation de l’ensemble de la psychologie ethnographique, la condition si répugnante et si hideuse du singe, jusqu’à ce qu’enfin les germes de qualités plus nobles, lesquels reposent profondément mais sûrement en lui… mais nous n’en sommes pas encore là ! Même la culture hellénique était fondée sur le terrain pourri de l’esclavage, et la noble humanité du XVIIIe siècle n’était que la propriété de cercles étroits, qui évitaient soigneusement le contact des masses.

Darwin aussi a apporté un matériel grandiose pour la compréhension psychologique de l’espèce humaine, et frayé de nouvelles voies qui permettront de faire de riches acquisitions pour des domaines entiers de la psychologie. Dans cet ordre rentre notamment sa dissertation sur l’Expression des émotions, œuvre souvent critiquée à cause de sa dureté et de son exclusivisme. Déjà Descartes, en traitant le même sujet dans un écrit auquel on a attaché trop peu de valeur, avait commencé à définir et à expliquer les émotions d’après leurs symptômes matériels, encore que, d’après sa théorie, l’émotion ne puisse se produire comme telle que lorsque l’âme « pense » ce qu’elle perçoit dans le cerveau comme fait matériel. De nos jours, Domrich notamment a eu le mérite d’élucider et d’approfondir la question des phénomènes matériels qui accompagnent les états psychiques ; mais son travail a été peu utilisé par les psychologues (49). Il en serait, de toute nécessité, autrement, si l’on commençait par comprendre généralement jusqu’à quel point la conscience de nos propres émotions est déterminée et provoquée seulement par le sentiment de ses réactions corporelles. Mais il en est réellement de cela comme de la conscience de nos mouvements corporels : une connaissance immédiate de l’impulsion donnée existe, il est vrai ; cependant nous ne parvenons à comprendre clairement le phénomène que grâce au reflux des sensations, qui ont été provoquées par le mouvement.

Néanmoins le symptôme matériel acquiert une importance toute particulière pour le processus psychique, dans les mouvements d’expression. Pour peu que l’on remarque comment le langage s’en tient toujours au symptôme matériel quant au sens fondamental de l’expression des émotions, et surtout de préférence aux mouvements d’expression, on verra bientôt de quelle façon l’homme s’est orienté au milieu de ces symptômes et comment, grâce à eux seuls, tous les processus internes ont reçu leur caractéristique et leur délimitation par rapport à d’autres processus analogues. On ne peut donc concevoir l’espérance d’obtenir jamais, dans la théorie des mouvements de l’âme, des résultats importants d’une nature quelconque, à moins d’étudier leurs symptômes avec un soin extrême.

Nous revenons ainsi à une méthode psychologique, que l’on pourrait appeler matérialiste, s’il n’y avait dans cette épithète un rapport avec le fondement de toute la conception du monde, de laquelle il n’est nullement question ici. Il vaut donc mieux parler d’une « méthode somatique », promettant seule des succès sur la plupart des domaines de la psychologie. Cette méthode veut que, dans les recherches psychologiques, on s’en tienne le plus possible aux faits matériels, liés indissolublement et forcément aux phénomènes psychiques. Mais, en l’employant, on n’est aucunement condamné à regarder ces faits comme étant la dernière raison des phénomènes psychiques ou comme ce qui est seul existant, ainsi que le fait le matérialisme. Il ne faut pas toutefois se laisser égarer par le petit nombre des terrains inaccessibles jusqu’ici à la méthode somatique, au point de croire qu’il y ait là un processus psychique sans fondement physiologique. On peut en effet développer spéculativement la théorie de la succession des représentations, c’est-à-dire de l’influence exercée sur les représentations subséquentes par celles qui existent déjà ou qui viennent d’entrer dans la conscience ; on peut même, dans une mesure bien plus grande que par le passé, s’appuyer sur l’expérimentation et sur l’observation, sans se préoccuper davantage de la base physiologique. Ainsi le tour d’adresse des mnémonistes, qui retiennent une série quelconque de mots au moyen de l’intercalation, par la pensée, de certains mots de liaison, peut très-bien être traité comme une importante expérience psychologique dont la valeur, comme celle de toute bonne expérience, est indépendante de l’explication qu’on lui donne (50). On peut, par voie empirique, construire une théorie complète des fautes d’orthographe ou, comme l’a fait Drobisch, réduire à des rapports numériques déterminés le penchant qui porte un poëte à des formes de versification plus ou moins difficiles (51), sans tenir compte en général du cerveau et des nerfs. Ici un critique pourrait s’aviser de dire : Il faut ou bien admettre que le fait est indépendant des lois de la physiologie, ou que la méthode n’est pas strictement scientifique, parce qu’elle ne remonte pas jusqu’à la cause présupposée des phénomènes. Mais ce dilemme serait mal posé, parce que des faits acquis empiriquement et même les « lois empiriques » maintiennent leurs droits, tout à fait indépendamment de la réduction aux causes des phénomènes. On pourrait d’ailleurs s’appuyer sur le même raisonnement pour déclarer insuffisante toute la physiologie des nerfs, parce qu’elle n’a pas encore été ramenée à la mécanique des atomes, qui cependant doit être la base dernière de toute explication des phénomènes de la nature.

En Angleterre, du temps de Dugald-Stewart et de Thomas Brown, la psychologie était en bonne voie de devenir une science empirique de la succession des représentations, la « psychologie d’association » ; ce dernier surtout poursuit le principe d’association avec esprit et sagacité à travers les terrains les plus variés de l’activité psychologique. Depuis cette époque, les Anglais ont pris goût à la psychologie, et il est incontestable que l’étude de leurs ouvrages fournit à l’homme d’État, à l’artiste, au professeur, au médecin, une plus grande abondance de documents pour la connaissance de l’homme que ne saurait le faire notre littérature psychologique allemande. D’autant plus faible est la sûreté critique des principes et la forme rigoureusement scientifique de cette psychologie. Sous ce rapport, aucun progrès essentiel n’a été fait, au fond, depuis Brown et Stewart. Ce qui distingue les ouvrages récents de Spencer et surtout de Bain (52), c’est le parti qu’ils savent tirer de l’anatomie et de la physiologie actuelle et leur tentative énergique pour concilier la psychologie associationniste avec notre connaissance du système nerveux et de ses fonctions. Quelque sensée que soit la tendance de ces efforts, la démonstration ne se termine pas sans hypothèses hasardées, sans que l’édifice théorique reçoive des prolongements dépourvus de toute base expérimentale solide. Nous avons remarqué plus haut (p. 387-8) que, relativement aux fonctions du cerveau, ce pourrait être non l’affaire de la science exacte, mais de l’explication préparatoire, de montrer une fois, par une hypothèse complètement développée, comment les choses pourraient être reliées les unes aux autres : ce besoin est amplement satisfait par Spencer et Bain, dont les ouvrages, sur ce point aussi, viennent heureusement compléter la littérature allemande, malgré les attaques dirigées contre le fondement de ces systèmes par la critique allemande rigoureuse, mais un peu stérile. La différence entre la méthode psychologique anglaise et la méthode psychologique allemande peut se ramener effectivement à ce que les savants allemands déploient toute leur énergie intellectuelle dans le but d’obtenir des principes aussi exacts et aussi surs que possible, tandis que les Anglais s’efforcent avant toutes choses de tirer de leurs principes tout le parti qu’ils peuvent en tirer. Cela s’applique aussi bien à la psychologie d’association comme telle qu’à sa confirmation par la physiologie. Au lieu d’améliorer la théorie de l’association dans ses fondements si défectueux, au lieu de donner à la méthode de recherche des formes plus rigoureuses, les écrivains modernes ne nous offrent que de larges démonstrations et analyses, tandis que les bases restent les mêmes que celles de leurs devanciers. On a récemment, en Allemagne, de différents côtés, attaqué ces bases en partie ; notamment l’explication, qui prédomine en Angleterre, des représentations d’espace par le principe d’association, a été soumise à une critique parfaitement légitime (53). Cette critique atteint pourtant un point qui est de la plus haute importance pour la théorie de la connaissance, mais d’une valeur secondaire pour la fondation spéciale de la psychologie empirique. Cette explication des représentations d’espace pourrait être abandonnée sans que la psychologie d’association en reçût la plus légère atteinte. Il y a cependant un autre point qui non seulement décide du sort de cette science, mais encore est de la plus haute importance pour les questions fondamentales des rapports du corps avec l’âme. C’est la question de savoir s’il existe ou non, pour la succession des représentations, une causalité absolue et immanente.

Le sens de cette grave question est facile à comprendre pourvu que l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur Descartes ou Leibnitz. Nous entendons par causalité « immanente », celle qui n’a pas besoin d’intermédiaires étrangers. Ainsi l’état de la représentation, dans un moment donné, doit se laisser expliquer uniquement par les états représentatifs antérieurs. Chez Descartes aussi bien que chez Leibnitz, l’âme avec son contenu de représentations forme un monde complet en soi et séparé du monde des corps. L’esprit doit tirer de lui-même jusqu’aux représentations qui correspondent à une nouvelle impression des sens. Mais d’après quelle loi alternent les états de l’âme ? c’est ce qui reste obscur. Descartes aussi bien que Leibnitz ne reconnaissent, quant au monde des corps, qu’un strict mécanisme. Ce mécanisme n’est pas applicable au monde des représentations, où rien ne peut être mesuré ni pesé ; mais de quelle nature peut bien être ce lien de la causalité qui réunit ici les états variables ? À cela Descartes ne fait aucune réponse ; Leibnitz en fait une, qui est très-ingénieuse, quoique insuffisante. Il place la causalité de la représentation dans le rapport de la monade avec l’univers, dans l’harmonie préétablie. Encore que la monade n’ait pas de « fenêtres », ce qui se passe en elle n’est pourtant pas régi par un principe immanent, mais par le rapport qu’elle a avec l’univers, rapport accessible seulement à la spéculation, non à l’observation. Par là, toute psychologie empirique est rendue impossible, et au fond il ne saurait être question des lois de l’association ni d’autres lois absolues quelconques.

Aussi la psychologie d’association fait-elle d’emblée une exception dans ses efforts pour l’établissement d’une régulière succession de représentations. Les perceptions des sens, dans la plus large acception du mot, viennent du dehors, sans que l’on demande en outre comment cela est possible. Elles sont, considérées au point de vue de l’âme, pour ainsi dire, des créatures tirées du néant, des agents nouveaux surgissant d’une manière continue, qui modifient notablement l’ensemble du monde des représentations, mais qui, dès le moment de leur apparition, se soumettent aux lois de l’association. La difficulté renfermée dans cette hypothèse fut aisément voilée en Angleterre par le matérialisme traditionnel provenant de Hartley et de Priestley. Les successeurs, qui repoussèrent les conséquences de ce matérialisme, conservèrent néanmoins la commodité de son mode d’explication, sans penser qu’un nouveau point de vue entraîne à sa suite de nouveaux problèmes.

Stuart Mill a traité en détail, dans sa Logique (livre VI, chap. iv), la question ici effleurée. Il s’attaque à Comte qui, avec une très-grande netteté, déclare que les états de l’esprit n’ont aucune régularité immanente, mais sont provoqués simplement par les états du corps. À ces derniers appartient la régularité ; si, chez les premiers, il se manifeste de l’uniformité dans la série des phénomènes, cette uniformité n’est que dérivée et non primitive ; aussi n’est-elle point l’objet d’une science possible. En un mot : la psychologie ne se comprend que comme portion de la physiologie.

À l’encontre de cette théorie éminemment matérialiste, Mill cherche à défendre les droits de la psychologie. Il abandonne, sans hésitation, tout le domaine des perceptions sensibles et croit pouvoir sauver ainsi l’autonomie du savoir relatif à la pensée et aux mouvements de l’âme. Il abandonne les perceptions des sens à la physiologie. Quant aux autres phénomènes psychiques, la physiologie ne sait encore nous en expliquer que très-peu de chose, pour ne pas dire rien du tout ; par contre la psychologie d’association nous fait connaître, par la voie de l’empirisme méthodique, une série de lois : contentons-nous donc de ces lois, sans nous préoccuper de savoir si les phénomènes de la série des pensées apparaîtront ou non peut-être plus tard comme de simples produits de l’activité du cerveau. C’est ainsi que l’on écarte la question métaphysique et que l’on garantit à la psychologie d’association des droits au moins provisoires. Mais la question plus grave et qui nécessite l’intervention de la critique n’est pas discutée : en redoublant d’attention, ne finirons-nous point par découvrir même dans la psychologie d’association des preuves que ses prétendues lois n’ont pas de valeur absolue, précisément parce qu’elles ne représentent qu’une portion des conséquences de lois physiologiques plus profondes ?

Herbert Spencer, se rapprochant de notre propre point de vue, admet un matérialisme du phénomène, dont la valeur relative rencontre ses limites dans la science de la nature, et ces limites se trouvent dans la pensée d’un absolu inconnaissable. Aussi aurait-il pu tranquillement se ranger du côté de Comte pour ce qui concerne le domaine du connaissable. Il affirme cependant que la psychologie est une science unique en son espèce et complètement indépendante de tout autre domaine (54). Il est amené à cette affirmation par le fait que l’élément psychique seul nous est donné immédiatement, tandis que l’élément physique n’est que présupposé et se laisse par conséquent résoudre, dans un certain sens, en élément psychique. Effectivement nos représentations de la matière et de ses mouvements ne sont qu’une espèce de représentations. Mais le son et la couleur, tels qu’ils apparaissent immédiatement notre esprit, nous sont, comme les mouvements de l’âme, donnés plus tôt que la théorie de leur naissance résultant de vibrations et de processus du cerveau. Il suit de là que le domaine des phénomènes psychiques possède l’indépendance que Spencer attribue à la psychologie. Mais la question est précisément de savoir si le domaine des phénomènes psychiques peut être converti en un enchaînement causal sans qu’il soit nécessaire de le ramener aux théories des sciences physiques.

Alexandre Bain veut bien se soumettre à un « matérialisme prudent et modéré », qui conserve l’opposition entre l’esprit et la matière. D’après lui, comme d’après Spencer, le corps est, sous le point de vue objectif, la même chose que l’âme, sous le point de vue subjectif, dans la conscience immédiate de l’individu. En vertu de cette pensée, que l’on peut faire remonter à Spinoza et à laquelle Kant donnait la valeur d’une conjecture, Bain se laisse entraîner à admettre un parallélisme complet entre l’activité intellectuelle et l’activité nerveuse. D’après sa théorie, chaque excitation nerveuse a un « équivalent sensationnel » (55). S’il en était ainsi, la connexion, sous le rapport psychique, serait assurément aussi complète que sous le rapport physique ; mais cette théorie est contredite par les faits. Déjà la loi de la relativité, admise par Bain, loi en vertu de laquelle nous arrivons à une sensation consciente non tant par l’énergie absolue de l’excitation que par le fait d’un changement de l’état d’excitation (56), est inconciliable avec l’équivalent sensationnel ; car il est clair que, d’après cela, une seule et même excitation nerveuse peut une fois provoquer une sensation très-vive, une autre fois n’en provoquer aucune. Si néanmoins par « équivalent sensationnel » on voulait entendre quelque chose qui appartient au côté interne et subjectif du phénomène, mais qui cependant n’est pas une sensation proprement dite, on arriverait aux idées inconscientes dont nous aurons bientôt à parler.

Ici la stricte validité des lois d’association doit aussi devenir très-douteuse pour nous. Il est vrai que, pour marcher à pas sûrs, Spencer emploie ici la formule magique : « all other things equal » (toutes les autres choses étant égales). Sans doute, si toutes les autres circonstances sont absolument égales, il semblera presque vrai comme un axiome que l’impression la plus vive doit se graver le plus profondément dans la mémoire ; mais, de la sorte, la valeur de la proposition est, d’un autre côté, presque réduite à zéro. Si l’on prétend que, toutes les autres circonstances restant d’ailleurs égales, un navire plus rapide arrivera plus tôt au but ou qu’un feu plus intense devra donner plus de chaleur, cela signifie que la rapidité du navire, la force calorifique du feu exercent, en toutes circonstances, leur action constante, mais qu’il dépend d’autres circonstances encore de produire ou non certain effet extérieur, comme d’arriver au but, de chauffer un appartement. On énonce ainsi une thèse générale, une thèse d’une grande portée. Mais, dans le cas psychologique, les choses vont tout autrement. Il est par exemple probable que la faculté du ressouvenir est déterminée par la force absolue du processus nerveux ou par la modification organique durable, qui s’y rattache, tandis que la vivacité de la représentation correspondante ne dépend que de la force relative de l’excitation. Ainsi nous avons souvent en rêve par exemple des représentations d’une vivacité et d’une netteté surprenantes, et cependant nous ne pouvons nous en ressouvenir que difficilement et sans leur retrouver la vivacité du rêve. Mais il y a aussi, durant les rêves, des courants nerveux très-faibles, qui transmettent nos représentations. Si l’on s’attache maintenant littéralement à la formule conditionnelle « toutes choses étant d’ailleurs égales », c’est-à-dire si l’on se borne à comparer un rêve à un rêve ou, en général, des états d’excitation déterminés, la thèse de la psychologie d’association pourra être vraie, mais elle n’aura alors évidemment qu’une importance très-restreinte. Dans le cas des exemples physiques précités, le résultat : atteindre le but, chauffer la chambre, n’est qu’un moyen de me faire comprendre clairement l’importance constante de la rapidité et de la caléfaction. Or c’est précisément cette valeur constante de l’un des facteurs qui disparaît dans l’exemple psychologique. La vivacité plus grande de la représentation ne donne pas, dans toutes les circonstances, un contingent de force égal pour arriver au but poursuivi ; car ce contingent peut être très-grand dans un cas et nul dans un autre. Nous pouvons par exemple avoir eu en rêve des représentations très-vives, dont cependant il nous est impossible de nous rappeler aucune circonstance, à moins que nous ne puissions rétablir la situation dans laquelle nous nous trouvions durant le rêve.

Un exemple pourra faire comprendre mieux encore ces relations. Une valeur, en économie politique, naît indubitablement d’une série de conditions physiques, parmi lesquelles le travail joue un rôle prédominant. Et pourtant cette valeur n’est pas proportionnelle au travail. Les autres circonstances, telles que notamment le besoin, viennent non seulement du dehors contribuer au résultat, comme par exemple le vent et la température qui favorisent la rapidité de la navigation ; elles sont encore indispensables pour qu’une valeur quelconque prenne naissance. Il faut de même l’ensemble de la conscience pour qu’une excitation devienne une sensation. Par suite, il n’existe pas de loi de la « conservation de la valeur », qui puisse correspondre à la loi physique de la conservation du travail. Il paraît qu’il ne peut pas exister davantage une loi de la « conservation de la conscience ». Le contenu total d’une représentation peut tomber de la plus grande vivacité à zéro, tandis que pour les fonctions du cerveau correspondantes, la loi de la conservation de la force garde sa valeur. Mais que devient la possibilité d’une psychologie d’association ayant une exactitude quelconque ?

Malgré cela, Stuart Mill a raison en tant que l’on peut fonder réellement et empiriquement la théorie de la succession des représentations, elle a le droit de se poser comme science, quelle que puisse être la base des représentations et leur dépendance relativement aux fonctions du cerveau. Toutefois les méthodes employées jusqu’ici ne nous préservent guère des illusions. Nous avons quelques propositions très-générales, qui reposent sur une induction fort incomplète, et, avec leur aide, on traverse dans de larges analyses le terrain des phénomènes psychiques pour découvrir ce que l’on pourrait ramener à ces prétendues lois de l’association. Mais si, au lieu de se borner à analyser les idées générales de phénomènes psychiques, on veut aborder la vie et chercher à comprendre la succession des représentations dans des cas déterminés, telle par exemple qu’elle s’offre au médecin aliéniste, au criminalise ou au pédagogue, on ne peut nulle part faire un pas en avant sans se heurter aux « représentations inconscientes », qui empiètent sur le cours des représentations, complètement d’après les lois de l’association, encore qu’à vrai dire elles ne soient nullement des représentations, mais seulement des fonctions du cerveau pareilles à celles qui se rattachent à la conscience (57).

Toutefois, à côté de la théorie de la succession des représentations, nous avons encore un autre domaine de la psychologie empirique, qui est accessible à des recherches rigoureusement méthodiques. C’est la statistique anthropologique, dont le noyau a été jusqu’ici la statistique morale. Nous nous trouvons ici placés sur le véritable domaine de ce que Kant appelait l’ « anthropologie pragmatique », c’est-à-dire qu’il s’agit maintenant d’une science de l’homme considéré comme un « être agissant librement », par conséquent à n’en pas douter, du côté spirituel de l’homme, quoique la statistique ne se préoccupe nullement de la distinction entre l’âme et le corps. Elle enregistre les actions et les événements humains et, en combinant ces notes, elle laisse plonger maints regards, non-seulement dans le mécanisme de la vie sociale, mais encore dans les motifs qui dirigent les actes de l’individu.

En réalité, on peut utiliser presque toute la statistique au profit de l’anthropologie exacte, et l’on se tromperait en croyant ne pouvoir déduire des conclusions psychologiques que des indications sur le nombre et la nature des crimes et des procès, sur la multiplication des cas de suicide ou des naissances illégitimes, sur les progrès de l’instruction, des productions littéraires, etc., etc. En combinant habilement les valeurs à comparer entre elles, on devra tirer des thèses favorites de la statistique morale tout autant de conclusions que des tableaux du commerce et de la navigation, des relevés des transports de personnes et de denrées par les chemins de fer, des moyennes des récoltes et de l’élevage des bestiaux, des résultats des partages de succession, du nombre des mariages, etc., etc. Par contre, on a souvent conclu trop vite en s’appuyant sur ces données de la statistique morale, et l’on a oublié de tenir compte de la diversité des circonstances et des motifs, ou bien l’on a trop considéré l’homme au point de vue d’une psychologie surannée. Un homme d’ailleurs éminent, Quételet, notamment, a répandu beaucoup d’idées fausses par sa malheureuse expression de « penchant vers le crime », quoique lui-même n’emploie cette expression que pour indiquer, par un nom assez indifférent, une idée mathématique irréprochable en soi. Moins on peut considérer une vraisemblance quelconque obtenue par l’abstraction comme la propriété objective d’une chose particulière appartenant à la classe à laquelle on a appliqué l’abstraction, moins on peut songer à découvrir, par le simple résultat d’un calcul de probabilité, un penchant vers le crime, penchant qui aurait une importance psychologique comme facteur réel des actes humains. Or le penchant vers le crime, vers le suicide ou le mariage, et d’autres faits statistiques de ce genre n’ont été que trop souvent pris à la lettre, et de la régularité remarquable des chiffres revenant tous les ans, on a déduit un fatalisme, pour le moins aussi étrange que la tentative faite par Quételet pour sauver le libre arbitre, en même temps qu’il maintenait la régularité de la loi. Car Quételet fait agir encore comme une cause accidentelle dont l’action tantôt positive, tantôt négative se neutralise d’après la loi des grands nombres, Quételet fait agir le libre arbitre, c’est-à-dire naturellement, le libre arbitre tel que l’entend la tradition scolaire de France et de Belgique, dans l’intérieur de la vaste sphère des événements soumis la régularité démontrée de la loi. Il existe indubitablement des volontés individuelles qui agissent tantôt de façon à augmenter d’une unité le budget annuel des actes voulus, tantôt à le diminuer d’autant, ce qui n’empêche pas la moyenne d’être finalement plus régulière qu’un budget d’État quelconque. Or si la moyenne des volontés, qui représente aussi d’une manière approximative la grande masse de toutes les impulsions de volontés individuelles, est déterminée physiquement par les influences d’âge, de sexe, de climat, de nourriture, de mode de travail, etc., ne pourrait-on pas de même sur tout autre terrain conclure que le mouvement des volontés individuelles est, lui aussi, réglé physiquement ? Ne supposerait-on pas que ce mouvement soit à la moyenne comme par exemple la quantité de pluie tombée le 1er mai ou tout autre jour du calendrier est à la moyenne de la pluie tombée durant l’année entière ? Et en réalité, abstraction faite du préjugé scolastique, il n’existe pas le moindre motif d’admettre, pour ces fluctuations individuelles parallèles aux nombreuses causes accidentelles et faciles à observer physiquement, une autre cause particulière qui aurait la propriété d’être restreinte à une action fort limitée et serait, malgré cette restriction, indépendante de l’enchaînement général des causes des choses. C’est là une hypothèse tout à fait superflue, gênante sans aucune utilité et dont nul homme sensé, à plus forte raison Quetelet, ne s’aviserait, s’il n’eût été élevé au milieu des préjugés traditionnels d’une scolastique façonnée à la moderne.

Comme, depuis longtemps, on était habitué en Allemagne à l’idée de l’unité de l’esprit et de la nature, on comprendra que nos philosophes aient été moins affectés de la contradiction entre les résultats de la statistique et ceux de la vieille doctrine du libre arbitre. A. Wagner, dans son beau travail (Hambourg, 1864) sur la régularité des actes humains libres en apparence, a cru nécessaire de reprocher à nos philosophes de s’être si peu préoccupés de Quételet et de ses recherches ; mais ce reproche n’est point parfaitement juste. Deshommes tels que Waitz, Drobisch, Lotze, etc., que Wagner aurait supposé devoir tenir compte de Quételet, ont tellement dépassé cette opposition entre la liberté et la nécessité, qu’il leur est certainement difficile de se placer au point de vue de ceux qui trouvent, ici encore, un grave problème à résoudre. Nous pouvons donc bien renvoyer à ce que nous avons dit, dans le chapitre relatif à Kant, sur la question du libre arbitre. Entre la liberté comme forme de la conscience subjective et la nécessité comme fait des recherches objectives, il ne peut pas plus y avoir de contradiction qu’entre un son et une couleur. La même vibration d’une corde donne à l’œil l’image du mouvement oscillatoire, au calcul un nombre déterminé de vibrations par seconde et à l’oreille un son unique. Mais cette unité ne contredit pas cette multiplicité, et si la conscience ordinaire attribue au nombre des vibrations un plus haut degré de réalité qu’au son, on ne doit pas y trouver trop à redire. Quelque intéressantes et suggestives que puissent être les recherches si nouvelles de Quételet, elles n’intéressent pas le philosophe, plus éclairé, de l’Allemagne, à cause de leurs rapports avec le libre arbitre, puisque d’ailleurs la détermination empirique et la rigoureuse causalité de tous les actes humains, que Quételet n’ose pas même affirmer complètement, passent, depuis Kant, pour une chose certaine, et, en quelque sorte, connue et réglée. Ce qui est aussi tout à fait dans l’ordre, c’est que l’importance de la liberté soit maintenue en face du fatalisme matérialiste, notamment sur le terrain de la morale. Car ici il ne s’agit plus seulement de soutenir que la conscience de la liberté est une réalité, mais encore que le cours des représentations, se rattachant à la conscience de la liberté et de la responsabilité, a pour nos actes une importance aussi essentielle que les représentations, dans lesquelles une tentation, un penchant, un attrait naturel vers tel ou tel acte s’offrent immédiatement à notre conscience. Lors donc que Wagner croit que c’est par répugnance pour les chiffres et les tableaux, que l’on n’a pas tenu compte de la statistique morale, il se trompe du tout au tout. Comment trouver cette répugnance chez Drobisch, qui n’a pas craint de rédiger des tableaux pour les valeurs hypothétiques des fondements de sa psychologie mathématique, qui connaît les recherches de Quételet et sait les comprendre et les apprécier sous tous les points de vue ? Mais aussi combien un pareil philosophe allemand est difficile à comprendre, même pour les lecteurs d’une instruction solide, quand ils n’ont pas sous les yeux les systèmes et leur enchaînement historique ! Ainsi, par exemple, Drobisch dit, dans une courte et judicieuse critique des conclusions de la statistique morale (Zeitschr. f. ex. Phil. IV, 329) : « Dans tous ces faits ne se réfléchissent pas seulement les pures lois de la nature, sous lesquelles l’homme succomberait comme sous une fatalité, mais encore la situation morale de la société, situation qui est déterminée par les puissantes influences de la vie de famille, de l’école, de l’église de la législation, et qui, par conséquent, peut très-bien être améliorée par la volonté des hommes. » Celui qui ne connaîtrait pas à fond la psychologie et la métaphysique de Herbart ne trouverait-il pas dans ces paroles une apologie de l’ancien libre arbitre, telle qu’on doit l’attendre d’un professeur français ? Et cependant la volonté humaine, même dans le système auquel Drobisch s’est rattaché, n’est qu’une conséquence résultant, d’après la causalité la plus rigoureuse, d’états de l’âme qui, à leur tour et en dernière analyse, ne sont produits que par leur action et leur réaction réciproques sur d’autres êtres réels. Depuis lors Drobisch s’est exprimé d’une manière approfondie et intelligible pour tous les lecteurs dans sa dissertation, publiée en 1867, sur la statistique morale et le libre arbitre de l’homme ; il y a élucidé les relations existant entre la liberté et la nécessité naturelle, et il a fourni en même temps des documents précieux pour la méthodologie de la statistique morale.

En réalité, Wagner aurait pu apprendre de Buckle, dont les écrits ingénieux lui ont plus d’une fois servi de stimulant, que la philosophie allemande a une avance sur toutes les autres dans la théorie du libre arbitre, avance qui lui permet de contempler tranquillement le cours de ces études nouvelles ; car Buckle s’appuie en première ligne sur Kant, dont il produit le témoignage en faveur de la nécessité empirique des actions humaines, tout en rejetant la théorie transcendantale de la liberté (voir sa note à la fin du chap. 1er). — Bien que, d’après cela, tout ce que le matérialisme peut puiser dans la statistique morale soit déjà accordé par Kant, qui repousse tout le reste (58), il n’est cependant pas indifférent pour la valeur pratique de la direction matérialiste d’une époque, direction opposée à l’idéalisme, de savoir si la statistique morale et, comme nous le désirons, la statistique tout entière, doit être mise ou non en tête des études anthropologiques. Car la statistique morale considère, au dehors, les faits réellement appréciables de la vie, tandis que la philosophie allemande, malgré sa parfaite conviction de la nullité de l’ancienne théorie du libre arbitre, se complaît encore à ne diriger son regard que vers l’intérieur, sur les faits de la conscience. Ce n’est pourtant qu’à l’aide du premier de ces procédés que la science peut espérer obtenir peu à peu des résultats d’une valeur durable.

Il est vrai que, sous ce rapport, les méthodes seront forcées de devenir encore bien plus subtiles et les conclusions encore bien plus circonspectes que celles de Quételet, et sous ce point de vue on peut regarder la statistique morale comme une des pierres de touche les plus délicates pour la pensée exempte de préjugés. Ainsi, par exemple, on continue à tenir pour un axiome que le nombre des actes criminels se produisant annuellement dans un pays doit être considéré comme la mesure de la moralité de ce pays. Rien n’est plus illogique, pour peu que l’on possède sur la moralité une idée qui s’élève en quelque sorte au-dessus de l’évitement prudent des peines. On devrait du moins a priori, pour trouver un nombre en rapport avec la moralité, diviser le nombre des actes coupables par celui des occasions ou des tentations facilitant ou provoquant ces actes. On comprendra parfaitement qu’un certain nombre de falsifications de billets quelconques, dans un arrondissement où il se fait beaucoup d’affaires, n’a pas autant de gravité que le même nombre de falsifications dans un arrondissement de grandeur égale, mais où la circulation des billets est moitié moindre. Or la statistique criminelle ne fournit que le nombre absolu des cas, et, quand elle fait tant que de donner des chiffres comparatifs, c’est tout au plus si elle indique comme mesure d’appréciation le nombre des habitants et non celui des actes ou des affaires qui peuvent, par abus, faire naître des crimes. Il y a même bien des espèces de délits pour lesquels on ne saurait trouver un dénominateur qui puisse servir de terme exact de comparaison, et cependant il existe une différence de développement moral dans les groupes de population que l’on voudrait comparer, différence telle que l’on ne saurait attribuer dans les deux cas la même importance morale et psychologique au nombre comparatif des délits, calculé par tête. Comme les faiseurs de statistique morale ne tiennent pas encore suffisamment compte de ce détail, je me permettrai ici de signaler le fait important de cette évolution morale que, le premier, j’ai exposée dans mon cours de statistique morale à l’université de Bonn, durant l’hiver de 1857-1858, et dont je n’ai cessé depuis lors de constater l’exactitude, sans trouver le temps de publier ce cours. Si l’on compare l’état d’une population de bergers vivant uniformément, comme nous pourrions en trouver dans plusieurs départements de la France centrale, avec l’état d’une population entraînée par le mouvement industriel, littéraire, politique des esprits, chez laquelle la vie quotidienne réveille par elle-même une plus grande quantité d’idées, provoque des actes et des résolutions, excite des doutes, enfante des pensées ; chez laquelle, pour l’individu comme pour l’ensemble, les alternatives de fortune et d’infortune sont plus grandes, les crises extraordinaires plus fréquentes ; au seul examen des visages, des attitudes, des costumes, des mœurs, on voit aisément que chez cette dernière population il doit se manifester une bien plus grande différence entre les individus, et que chacun de ces individus est exposé à des alternances bien plus fortes d’influences de toute espèce. Or, comme une pareille évolution favorise, sous le rapport moral, aussi bien les qualités nobles que les défauts ignobles, et provoque tout aussi bien des traits extraordinaires de dévouement, de désintéressement, d’amour du prochain ou de lutte héroïque pour le bien général, que des faits de cupidité, d’égoïsme et de passions désordonnées, on peut imaginer un centre de gravité moral pour les actes de cette population, centre dont s’éloigneront les actes individuels tantôt dans une direction bonne, tantôt dans une direction mauvaise, tantôt enfin dans le sens d’une excentricité morale indifférente. Chez une population d’une évolution moindre, tous les actes se grouperont plus près du centre de gravité, c’est-à-dire que les actes excentriques et exceptionnellement nobles seront comparativement aussi rares que les actes très-mauvais. La loi ne se préoccupe pas du grand nombre des actes et se borne à fixer, dans de certaines directions, à l’égoïsme et aux passions, une limite au delà de laquelle commencent les poursuites et les punitions. Il est donc tout naturel qu’une population d’un degré d’évolution plus élevé produise, à égalité de centre de gravité moral, un plus grand nombre d’actes immoraux, soit parce que les actes de volonté accentuée se manifestent plus souvent par tête, soit aussi qu’une excentricité plus grande éloigne davantage les individus du centre dans le bon sens comme dans le mauvais, tandis qu’une partie seulement des actes de l’autre population mérite d’être notée. Ainsi qu’une forte lame, même par une marée basse, s’élancera plus aisément sur les quais qu’une lame moins forte par une marée plus haute, ainsi doit-il en être ici des actes punissables.

Ce n’est pas le lieu de développer davantage ce sujet ; nous nous contenterons donc de montrer combien la statistique morale est encore éloignée du moment où elle pénétrera au sein de la psychologie. Les ouvrages détachés n’en ont que plus d’importance, et l’on ne doit jamais oublier que, si une critique rigoureuse tient à se poser sur un terrain solide, les détails les plus mesquins acquièrent ici une valeur durable, tandis que des systèmes entiers de la spéculation, après avoir répandu momentanément une éblouissante lumière, vont s’enfouir bientôt après dans les archives de l’histoire.



40. Die Grundlegung der mathematischen Psychologie. Ein Versuch zur Nachweisung des fundamentalen Fehlers bei Herbart und Drobisch. Duisburg, 1865 (aujourd’hui à la librairie Bleuler-Hausheer et Cie, à Winterthur). Cornelius a essayé[1] une réfutation qui, malgré le ton hautain de l’auteur, ne me paraît pas mériter de réplique. Une comparaison calme et impartiale des arguments pour et contre suffirait à démontrer que la psychologie mathématique est insoutenable. — Wittstein a essayé de donner de nouveaux fondements à la psychologie mathématique, laquelle évite le défaut que j’ai reproché à Merbart, mais en même temps conduit à des résultats bien différents de ceux obtenus par Herbart. Cependant il est aisé de voir que du moment où l’on renonce à tirer du principe de rigoureuses déductions métaphysiques, il n’y a, jusqu’ici, en méthodologie, pas de raison déterminante pour établir une pareille théorie.

41. Herbart, Psychologie als Wissenschaft, I, p. 44. (Anfang von § 17) : « Nous avons vu paraître récemment une Histoire de la psychologie[2] par Carus, ouvrage ayant, sans contredit, du mérite ; mais nous préférerions de beaucoup une critique de la psychologie dans le genre de la Critique de la morale[3], écrite par Schleiermacher. »

42. Voir Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkte, Leipzig, 1874, p. 13.

43. La théorie du « sens interne » a ses racines dans les réflexions d’Aristote[4] sur la perception des perceptions. Elle est développée chez Galien, qui distingue trois sens internes le φανταστικόν, le διανοητικόν et le μνημονευτικόν. Leur tâche est de saisir et de connaître avec conscience le matériel fourni par les sens externes (le sensus communis des scolastiques répondant au φανταστικόν de Galien), d’obtenir ainsi d’autres connaissances par réunion ou par séparation (cogitatio, διανοητικόν) et de conserver les connaissances, pour les rendre à la conscience par la mémoire (memoria μνημονευτικόν). À ces trois sens internes furent assignés des organes cérébraux particuliers dans les parties antérieure, centrale et postérieure de la tête. Au-dessus, comme étant d’une nature essentiellement différente, était placée la raison (Vernunft). Cette théorie resta prédominante[5] jusqu’à Descartes qui abandonna la base galénienne et établit une tout autre classification, bien des fois confondue plus tard avec les traditions d’un sens externe et d’un sens interne. En effet, selon Descartes, les sens ne fournissent au cerveau que des images corporelles des choses, images qui sont perçues par l’âme. Cet antbropomorphisme d’une incroyable naïveté, qui installe tout simplement un homme dans l’homme, se joint à une abstraction non moins naïve : les images corporelles des choses dans le cerveau sont étendues ; mais leur « perception » (perceptio) par l’âme est un acte de tac « pensée » (cogitare) dans le sens le plus large c’est-à-dire un acte sans étendue d’un être sans étendue. Ainsi l’objet de la représentation, qui est cependant à vrai dire l’objet qui remplit notre conscience, est détaché arbitrairement et absurdement de l’acte de la représentation. Ainsi seulement devient possible la pensée purement immatérielle et sans étendue dans l’espace, dont la théorie se prolonge à travers toute la philosophie moderne (on trouve la plus vive opposition contre ce fantôme chez Berkeley) et l’on parle des « représentations » de l’âme avec une singulière naïveté, comme si elles embrassaient le contenu de la pensée qui est pourtant la seule chose essentielle ; mais dès qu’il s’agit d’affirmer la non-étendue de l’âme, on conçoit de nouveau la représentation comme un simple acte de la faculté de représenter c’est à-dire comme quelque chose qui, détaché de l’objet représenté est un pur néant. Leibnitz nous apporta ensuite la distinction entre la « perception » (chez Descartes « perceptio » est la perception de l’âme) et l’ « aperception », qui est la compréhension consciente de l’objet par l’âme ; à son tour, cette distinction fut confondue dans la tradition avec le « sens interne » et le « sens externe », encore que Leibnitz ne se soit nullement préoccupé de la théorie du sens interne. Au reste, ni Wolff, ni Bilfinger, ni les autres successeurs éminents n’ont expressément traité de cette théorie. Cependant Wolff parle, dans sa Psychologie rationnelle d’un « acumen » interne et externe du sens (§ 269) et il entend par ce mot la subtilité (Schärfung) donnée par une cause interne ou externe à la faculté de percevoir par les sens ; c’est donc une nouvelle distinction tout à fait différente des autres. — Tetens se plaint[6] de ce que Wolff n’utilise pas le concept du sens interne. Lui-même, se rapprochant fortement de la « réflexion » de Locke, appelle, par opposition à « sensation », « représentations du sens interne » celles « que nous avons de nous-mêmes, de nos modifications internes, de nos facultés et de notre entendement

Kant paraît avoir introduit le « sens interne » par le même motif qui lui fit accorder en général aux concepts de la psychologie et de la logique traditionnelles une influence si large et si décisive sur son système il croyait en effet trouver dans le réseau de concepts ancien, et en quelque sorte éprouvé, une garantie en faveur de l’intégralité des phénomènes étudiés. Pour lui, la chose essentielle partout était non la théorie, mais la classification traditionnelle ; c’est ce qu’il prouve par la liberté et aussi par la réserve de ses définitions, qui se rattachent toujours le moins possible aux concepts traditionnels et ne visent qu’à une délimitation de la matière, exacte et ne préjugeant rien sans nécessité. — D’après Cohen[7] Kant admet le sens interne pour réfuter l’ « idéalisme matériel » précisément sur le terrain où il cherchait son appui principal, et pour enlever au dogme de la substance de l’âme son fondement essentiel. C’est ainsi que Kant déclare expressément, ou qu’il ne faut pas du tout admettre de sens interne, ou que le sujet qui en est l’objet doit être un phénomène, aussi bien que les objets du sens externe. Nous n’examinerons pas ici jusqu’à quel point Kant était déjà, d’après Cohen, sur la voie d’une saine psychologie, qui transformait les « facultés » en processus. En tout cas, l’effet immédiat de l’hypothèse du « sens interne » a été fâcheux et a conduit à l’erreur. On peut aussi affirmer encore que la déduction transcendantale du temps, en connexion avec la théorie du « sens interne », est loin d’offrir la même évidence que celle de l’espace ; qu’elle est, au contraire, exposée aux plus graves objections.

44. On peut ici avouer volontiers, que, dans ces derniers temps, l’observation des phénomènes que l’on appelle « internes » a fait de grands progrès et que d’utiles services ont été rendus sur ce terrain, non-seulement par des physiologistes mais encore par des hommes qui travaillent à fonder une psychologie empirique ; ainsi, par exemple par Stumpf dans sa dissertation finement exposée sur la représentation des surfaces fournie par le sens de la vue[8]. Il est toutefois aisé de constater qu’ici le procédé est absolument le même que dans l’observation externe, et que cette espèce d’ « observation de soi-même », si l’on veut employer cette expression, s’étend rigoureusement aussi loin que l’imagination, dont les fonctions ont une si étroite affinité avec celles de la perception externe. — Brentano[9] adopte complètement notre critique de l’ « observation de soi-même », suivant la méthode de Fortlage ; mais il prétend (p. 41) que, fourvoyé sur ce terrain, j’ai eu tort de nier la « perception » interne, c’est-à-dire par conséquent aussi le « sens interne » (voy. la note précédente). On ne peut jamais, dit-il, prêter une attention immédiate aux faits psychiques, ni par conséquent les « observer » ; mais on peut les « percevoir », et, à l’aide de la mémoire, soumettre cette perception à un examen rigoureux. À la « perception interne » et non la perception externe on doit rapporter, d’après Brentano, les « phénomènes psychiques », qu’il faut savoir distinguer des phénomènes physiques par lécritérium de l’ « inexistence intentionnelle », c’est-à-dire du rapport à quelque chose comme objet (p. 127). Par suite, Brentano met au nombre des phénomènes physiques non-seulement les phénomènes que les sens nous font connaître, mais encore les tableaux que l’imagination enfante psychique est pour lui la représentation en tant qu’acte de la représentation (p. 103 et suiv.). De la sorte, Brentano obtient sans contredit, comme Descartes (voy. la note précédente), une différence sûre entre le physique et le psychique mais au risque de fonder tout son système sur une pure illusion. Nous avons déjà montré (note 43) l’impossibilité de séparer l’acte de la représentation d’avec son contenu. Mais comment se comportent les mouvements de l’âme ? La colère, par exemple, est, d’après Brentano, un phénomène psychique, parce qu’elle a rapport à un objet. Mais que peut-on percevoir en étudiant la colère et observer au moyen de la mémoire ? Bien que des symptômes sensoriels, dont la perception offre partout une analogie parfaite avec la perception externe ordinaire. L’élément spirituel dans la colère git dans la manière et le mode, le degré, l’enchaînement et la série de ces symptômes, mais non dans un processus séparable et pouvant se percevoir en particulier.

45. Schaller, Psychologie, Weimar, 1860, p. 17.

46. Dans ce domaine aussi, depuis la publication de notre première édition, la science a vu se produire quelques débuts qui promettent beaucoup. D’un côté, nous avons l’essai de Bert sur les impressions lumineuses chez les Cypris, qui semble démontrer que, pour ces animaux comme pour l’homme, les mêmes rayons produisent exactement la même sensation de lumière[10] ; d’un autre côté, les recherches d’Eimer et de Schœbl[11] sur les organes du tact dans le museau de la taupe et dans l’intérieur de l’oreille des souris, où se rencontre une si grande abondance d’appareils du tact que nous sommes forcés de nous figurer la sensibilité et le fonctionnement de ces organes tout différents sous le rapport spécifique de ce que nous appelons sensation du toucher. Des expériences exactes sur ce fonctionnement font défaut jusqu’ici, il est vrai, de même qu’à l’inverse, l’on attend encore l’explication physiologique et anatomique du fonctionnement ; connu depuis longtemps, du « sens de la chauve-souris » (d’après les expériences de Spallanzani). Les petits cils aussi, agités par les ondulations sonores sur la surface libre du corps des écrevisses[12] ainsi que les cils nerveux (Nervenhaare) sur le dos des jeunes poissons et d’amphibies nus[13] pourraient bien transmettre des sensations d’une qualité toute différente de celle de nos sensations. — Wundt[14] dit : « Il faut d’ailleurs admettre qu’il peut y avoir des organismes dans lesquels la disposition, existant seulement comme aptitude chez l’homme, à une continuité des sensations de l’odorat et du goût, est parvenue à un réel développement, de même que, par contre, il existe très-vraisemblablement des organismes chez lesquels manque la continuité, que possède l’homme, des sensations de l’ouïe et de la vue, de sorte qu’au lieu de cela on ne trouve que des variétés de sensations discrètes. »

47. Voir Kussmaul, Untersuchungen über das Seelenleben des neugeborenen Menschen, Leipzig und Heidelberg, 1859.

48. Bastian, Der Mensch in der Geschichte, Leipzig, 1860, 3 volumes ; Beiträge zur vergleichenden Psychologie, Ethnologische Forschungen, 1871. — C’est surtout dans l’écrit : Das Beständige in den Menschenrassen, Berlin, 1868, que Bastian s’est laissé entraîner à une opposition rude et excessive contre le darwinisme, ce qui ne diminue pas toutefois la valeur de son idée fondamentale n’expliquer les analogies dans l’état intellectuel des peuples et notamment dans leurs traditions mythologiques que par la similitude de leurs facultés psychologiques, qui devait nécessairement aboutir à ces fictions analogues et homogènes de la superstition et de la tradition légendaire.

49. Domrich, Die psychischen Zustände ; ihre organische Vermittelung und ihre Wirkung in Erzeugung kœrperlicher Krankheiten, Jena, 1849

50. Dans mes cours de psychologie, j’ai toujours fait intervenir des expériences de ce genre et j’ai pu, de la sorte, me convaincre de plus en plus de leur force probante et de leur valeur didactique.

51. Voir les dissertations contenues dans les Berichten der königlichen sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften, philologische historische Classe, 1866, p. V, 26 mai, p. 75 et suiv., et 1871, p. V, 1er juillet, p. 1 et suiv. Dans ces recherches novatrices, Drobisch a d’abord donné un remarquable exemple de l’application de la méthode numérique à la philologie ; il a ensuite fourni la preuve psychologiquement importante que, dans la prose comme dans la poésie, il se produit des régularités, de l’apparition de chacune desquelles les écrivains n’est pas conscience. Ce qui subjectivement apparaît comme tact, sentiment, goût, se montre objectivement comme un instinct de perfectionnement, obéissant à des lois déterminées. Par là, entre autres résultats, se projette une lumière nouvelle sur les nombreuses « lois » métriques que, depuis les recherches de RitschI sur Plaute, on a découvertes chez les poëtes latins. Bien des faits que, non sans étonnement, on regardait comme des régies conscientes, passent aujourd’hui pour les conséquences d’une loi de la nature dont l’action est inconsciente.

52. Voy. Herbert Spencer, Principles of psychology, 2. éd., London, 1870 et 1873 ; Pricipes de psychologie, traduits en français par Th. Ribot et Espinas. Paris, Germer Baillière ; — Alexander Bain, The senses and the intellect, 2. éd., London, 1861 ; Des sens et de l’intelligence, traduit en français par Gazelles. Paris, Germer Baillière ; — The emotions and the will, 2. éd., London, 1865. Du même auteur a paru, en outre, dans la Bibliothèque internationale, t. III, l’Esprit et le Corps, théories de leurs relations réciproques, Paris, Germer Baillière.

53. Dr Johnson, Die Abteilung der Raumvorstellung bei den englischen Psychologen der Gegenwart, in der Philosophischen Monatsheften, 1er janvier 1873, p. 43 et suiv. — Dr Carl Stumpf, Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, 1873.

54. Spencer, Principles of psychology, 2. éd., p. 140, § 56 : « Under its subjective aspect, Psychology is a totally unic science, independant of and antithetically opposed to all other sciences whatever. » (Sous son aspect subjectif, la psychologie est une science complètement unique, indépendante de toute autre science quelconque, à laquelle elle est opposée par antithèse).

55. Bain, Esprit et Corps, p. 46 : « Une modification, nettement accusée, de la sensation, une augmentation proportionnelle de bien-être ou de souffrance se produisent suivant que la température s’élève de 10, 20 ou 30 degrés. Ainsi, pour tous les cas, il y a un équivalent sensationnel de l’alcool, des odeurs, de la musique, etc. »

56. Ibid., p. 59 et suiv.

57. On a tenté récemment (par exemple Stumpf, Brentano, etc.) d’éliminer de la psychologie les représentations « inconscientes » ou « latentes ». Si, en cela, on s’appuie sur Lotze, nous n’avons pas grande objection à y faire, car ce dernier admet expressément que les représentations sont liées à des fonctions du cerveau qui, même sans éveiller la conscience, prennent cependant part au cours de nos pensées[15]. Toutefois, Lotze attribue les associations (§ 411), non à la physiologie, mais à une « psychologie métaphysique » ; en cela, il commet une inconséquence qu’un peu de réflexion doit aisément faire disparaître. Le reste est pure logomachie. Mais assurément Brentano tombe dans une erreur matérielle, quand il espère se tirer partout d’embarras avec des représentations primitivement conscientes, puis oubliées. Voir notamment l’insuffisance avec laquelle Brentano essaye de réfuter les hypothèses de Maudsiey sur le travail intellectuel inconscient[16]. Gœthe, dont Brentano utilise le propos un talent extraordinaire n’est qu’une légère déviation d’un talent ordinaire, pour établir le travail inconscient du génie, Gœthe s’est exprimé si souvent et si clairement sur les processus inconscients d’où naît la production artistique, que l’on sera forcé d’accepter son témoignage comme ayant un poids décisif. On n’a rien dit en disant que les penseurs originaux sont rares, car l’originalité de la production n’a pas besoin, elle aussi, d’être rare. On la trouve plus ou moins dans chaque artiste. — Un recueil de phrases, sur cette question, attribuées à des écrivains et à des artistes, a été donné par J.-G. Fischer, Das Bewusstsein, Leipzig, 1874, im sechsten Capitel.

58. Le matérialisme moral n’a guère le droit de convertir en science spécifiquement matérialiste la statistique morale, à cause de l’opposition de cette dernière au libre arbitre ; c’est ce que prouve un fait intéressant le meilleur travail paru jusqu’ici sur la statistique morale a pour auteur un théologien franchement luthérien, qui s’efforce d’établir son éthique chrétienne sur ce fondement empirique. Voir Œttingen, Die Moralstatistik. Inductiver Nachweis der Gesetzmässigkeit sittlicher Lebensbewegung im Organismus der Menschheit, Erlangen, 1868. La deuxième édition a paru récemment. À vrai dire, la statistique morale n’est pas plus orthodoxe dans le sens luthérien que dans le sens matérialiste.

  1. In der Zeitschrift für exoterische Philosophie, Band VI, H. 3.
  2. Geschichte der Psychologie.
  3. Kritik der Sittenlehre.
  4. Περὶ Ψυχῆς, III, c. 2.
  5. Voy. p. ex., in Melanchthon’s Psychologie, le chapitre De sensibus interioribus.
  6. Philosophischer Versuch über die menschliche Natur, 1777, I p. 45.
  7. Kant’s Theorie der Erfahrung, X, p. 146 et suiv.
  8. Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, I. Capitel, Leipzig, 1873.
  9. Psychologie vom empirischen Standpunkte, I, Leipzig, 1871.
  10. Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, 2 août 1869.
  11. Archiv für microskopische Anatomie, VII, Heft 3 ; cité dans Naturforscher, IV, n° 26.
  12. Hensen, Studien über das Gehörorgan der Decapoden, Leipzig, 1863, citirt bei Helmholtz, Lehre von den Tonenempfindungen, p. 234 et suiv.
  13. D’après F. H. Schultze, in Müller’s Archiv : 1861, p. 759.
  14. Physiologische Psychologie, p. 342, note 1.
  15. Medicinische Psychologie, §§ 409 et 410.
  16. Psychologie vom empirischen Standpunkte, p. 138 et suiv.