Histoire du matérialisme/Tome II/Partie III/Chapitre 4

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Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 436-464).


CHAPITRE IV

La physiologie des organes des sens et l’univers en tant que représentation.


La physiologie des organes des sens montre que nous ne percevons pas les objets extérieurs, mais que nous en faisons sortir le phénomène. — La translation des objets vers le dehors et la vue droite, d’après J. Müller et Ueberweg. — Élaboration ultérieure et critique de la théorie d’Ueberweg. — Helmholtz sur l’essence des perceptions des sens. — Les organes des sens comme appareils d’abstraction. — Analogie avec l’abstraction dans la pensée. — L’explication psychologique des phénomènes n’exclut pas l’existence d’une cause mécanique. — Le monde des sens, produit de notre organisation. — Les raisonnements inconscients. — L’hypothèse d’un mécanisme pour toutes les fonctions psychiques ne détermine pas le matérialisme, parce que le mécanisme lui-même n’est qu’une représentation. — Essai fait par Ueberweg pour démontrer la réalité transcendante de l’espace. — Résultats. — Rokitansky explique que précisément la théorie atomistique sert d’appui à une conception idéaliste de l’univers.


Nous avons vu jusqu’ici, sur tous les terrains, comment l’étude des phénomènes, faite conformément à la science de la nature et à la physique, peut seule, quoique faiblement encore, projeter quelques rayons lumineux, plutôt que l’éclat d’une science véritable, sur l’homme et sur son essence intellectuelle. Nous arrivons maintenant au champ des recherches humaines, où la méthode empirique a célébré ses plus glorieux triomphes, où néanmoins elle nous conduit jusqu’aux limites immédiates de notre savoir et nous fait sur la région qui le dépasse des révélations suffisantes pour que nous soyons forcés d’en admettre l’existence. C’est la physiologie des organes des sens.

Tandis que la physiologie générale des nerfs, marchant de progrès en progrès, représentait de plus en plus la vie comme le produit de phénomènes mécaniques, l’examen plus rigoureux des processus de la sensation, dans leurs rapports avec la nature et avec le fonctionnement des organes des sens, en venait immédiatement à nous montrer qu’avec la même nécessité mécanique, d’après laquelle tout s’est coordonné jusqu’ici, naissent aussi en nous des représentations qui doivent leur essence particulière à notre organisation, encore qu’elles soient provoquées par le monde extérieur. Autour de la portée plus ou moins grande des conséquences de ces observations roule toute la question de la chose en soi et du monde des phénomènes. La physiologie des organes des sens est le kantisme développé ou rectifié, et le système de Kant peut en quelque sorte être regardé comme le programme des découvertes récentes faites sur ce terrain. Un des investigateurs les plus heureux, Helmholtz, a utilisé les conceptions de Kant comme un principe heuristique ; il a ensuite, avec conscience et logique, suivi la voie par laquelle d’autres aussi sont parvenus à rapprocher de notre entendement le mécanisme de l’activité des sens.

En apparence, la révélation de ce mécanisme n’est pas défavorable aux théories des matérialistes. Le développement de l’acoustique par la réduction des voyelles à l’effet produit par la vibration simultanée d’harmoniques supérieures est en même temps une confirmation nouvelle du principe mécanique de l’explication de la nature. Le timbre, en tant que résultat d’une multitude de sensations sonores, n’en reste pas moins un effet des mouvements de la matière. Quand nous trouvons que l’audition de sons musicaux déterminés dépend de l’appareil résonnateur appelé l’organe de Corti, ou que la position des images visuelles dans l’espace dépend de la sensibilité musculaire propre à l’appareil moteur de l’œil, il ne nous semble pas que nous quittions ce terrain. Survient le stéréoscope, qui nous décompose la sensation de l’élément matériel, dans la vision, en un concours de deux sensations d’images planes. On rend vraisemblable pour nous le fait que même la sensation de chaleur et la sensation de pression dans l’organe du tact sont des sensations complexes, qui ne se distinguent que par le groupement des éléments sensoriels. Nous apprenons que la sensation des couleurs, les représentations de la grandeur et du mouvement d’un objet et même l’apparence de simples lignes droites ne sont pas déterminées d’une manière constante par l’objet donné, mais que le rapport des sensations les unes avec les autres détermine la qualité spéciale de chacune d’elles ; bien plus, que l’expérience et l’habitude influent non-seulement sur l’explication des impressions sensorielles, mais encore sur le phénomène immédiat lui-même. Les faits s’accumulent de toutes parts et la conclusion inductive devient inévitable, que nos sensations en apparence les plus simples sont non-seulement déterminées par un phénomène naturel, qui, en soi, est tout autre chose que la sensation, mais constituent aussi elles-mêmes des produits complexes à l’infini ; que leur qualité n’est nullement déterminée par l’excitation extérieure et la structure fixe de l’organe, mais par la réunion de toutes les sensations qui affluent vers nous. Nous voyons même comment, par l’attention concentrée, une sensation peut être complètement refoulée par une autre sensation disparate (59).

Considérons maintenant ce qui reste encore debout du matérialisme !

L’antique matérialisme, avec sa foi naïve au monde des sens, a disparu ; la conception matérialiste, que le XVIIIe siècle s’était formée de la pensée, ne peut plus subsister. Si, pour chaque sensation déterminée, doit vibrer dans le cerveau une fibre déterminée, la relativité et la solidarité des sensations, leur résolution en effets élémentaires inconnus, ne peuvent plus exister ; à plus forte raison ne pourra-t-on pas localiser la pensée. Mais ce qui peut très-bien exister parallèlement aux faits, c’est l’hypothèse que tous ces effets de l’union de simples sensations reposent sur des conditions mécaniques que nous pourrons encore découvrir, si la physiologie accomplit des progrès suffisants. La sensation, et avec elle toute l’existence intellectuelle, peuvent continuer à être le résultat, variable d’une seconde à l’autre, du concours d’une infinité d’activités élémentaires réunies avec une variété infinie, activités qui peuvent être localisées, à peu près comme sont localisés les tuyaux d’orgue, tandis que les mélodies ne le sont pas.

Nous avançons maintenant à travers les conséquences de ce matérialisme, en remarquant que ce même mécanisme, qui donne ainsi naissance à la totalité de nos sensations, produit sans doute aussi notre représentation de la matière. Maisici il n’offre aucune garantie en faveur d’un degré spécial d’objectivité. La matière, au total, peut et doit même être le produit de mon organisation, tout aussi bien que la couleur ou qu’une modification quelconque de la couleur occasionnée par des phénomènes de contraste.

On voit ici pourquoi c’est chose presque indifférente (60) de parler d’une organisation intellectuelle ou d’une organisation physique, ce qui nous a permis d’employer si souvent une expression neutre ; car toute organisation physique, que je la montre le scalpel ou le microscope en main, n’est jamais que ma représentation et ne peut différer essentiellement de ce que je nomme intellectuel.

À l’époque de Kant, la dépendance de notre monde relativement à nos organes était généralement admise. On n’avait jamais bien pu digérer l’idéalisme de l’évêque Berkeley ; mais plus grave et plus influent devint l’idéalisme des naturalistes et des mathématiciens. D’Alembert doutait de la possibilité de connaître les véritables objets ; Lichtenberg, qui aimait à contredire le système de Kant, parce que sa nature se révoltait contre tout dogmatisme, même le mieux caché, avait compris le point unique, dont il est ici question, d’une manière originale et indépendante de Kant, avec plus de clarté que n’importe lequel des successeurs de ce dernier. Lui, qui, tout en philosophant, n’oublia jamais qu’il était physicien, déclara qu’il était impossible de réfuter l’idéalisme. Reconnaître des objets extérieurs constitue, suivant lui, une contradiction ; il est impossible à l’homme de sortir de lui-même : « Lorsque nous croyons voir des objets, nous ne voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien savoir d’un objet quelconque dans l’univers ; nous ne pouvons connaître que nous-mêmes et les modifications qui s’opèrent en nous. » « Lorsque quelque chose agit sur nous, cette action dépend non-seulement de l’objet qui agit, mais encore de celui sur lequel l’action s’exerce. (61) »

Nul doute que précisément Lichtenberg aurait été à même de nous faire connaître aussi les intermédiaires entre ces pensées spéculatives et les théories physiques ordinaires mais, comme pour tant d’autres questions, il n’en eut ni le temps, ni le désir. Ce n’est que longtemps après Kant que l’on fit en Allemagne le premier pas dans cette direction, et pour évident que soit d’un côté le vrai, de l’autre le faux, on n’en voit pas moins aujourd’hui encore la tradition stupide transfigurer l’erreur la plus triviale en glorieux empirisme, tandis qu’un fait constant, aussi simple et aussi significatif que l’œuf de Christophe Colomb, est méconnu et traité de spéculation oiseuse. Il s’agit de la théorie de la transposition des objets vers le dehors en connexion avec le fameux problème du redressement des images (Aufrechtsehens).

Ce fut Jean Müller qui donna le premier la vraie solution de ce problème, quoique avec une logique encore incomplète, en montrant que l’image de notre propre corps est perçue d’après le même mode que les images des objets extérieurs.

Si jadis les hommes éprouvèrent une difficulté extrême à se figurer en mouvement cette terre solide, sur laquelle nous sommes placés et qui leur semblait le prototype du repos et de la fixité il leur sera encore plus difficile de voir dans leur propre corps, pour eux le prototype de toute réalité, un simple schéma de représentation, un produit de notre appareil optique, qui doit être distingué d’avec l’objet provoquant ce schéma aussi bien que toute autre image représentative.

Le corps ne serait qu’une image optique ! — On ne peut plus répondre à cela : « Sans doute, puisque nous le voyons » ; mais on peut dire : « Nous avons le sentiment immédiat de notre réalité ». « À bas les spéculations oiseuses ! Qui me contestera que ceci soit ma main, que je remue par ma volonté et dont les sensations parviennent si directement à ma conscience ? »

On peut continuer à volonté ces exclamations du préjugé naturel. Mais la réponse décisive n’est pas loin. Il faut en effet que dans chaque cas nos sensations se confondent d’abord avec l’image optique, soit que l’on avoue que l’image du corps n’est pas le corps lui-même, soit que l’on s’attache à l’idée naïve de son identité avec l’objet. L’aveugle-né, à qui on donne la vue par une opération, est réduit à commencer par apprendre la concordance de ses sensations de la vision avec les sensations du toucher. Nous n’avons ici besoin que d’une association d’idées, laquelle doit, dans tous les cas, nous donner le même résultat, que l’on pense ce que l’on voudra de la réalité du corps représenté.

Müller lui-même n’arriva pas, comme nous l’avons déjà dit à la clarté parfaite, et nous sommes porté à croire que l’obstacle qu’il rencontra encore sur sa route fut précisément la philosophie de la nature avec ses concepts fantaisistes de sujet et d’objet, du moi et du monde extérieur. Au lieu de cela, on attribua naturellement à la philosophie cette remarque exacte, à cause de son paradoxe colossal. On peut aujourd’hui entendre déclarer, de bien des côtés, que l’écrit du célèbre physiologiste Müller sur la physiologie du sens de la vue (1826) n’était qu’un travail superficiel, un travail de novice, troublé par les idées de la philosophie de la nature. Donnons, en conséquence, le passage décisif sur le redressement des images d’après le Manuel de physiologie (2e vol., 1840) :

« Selon les lois de l’optique, les images des objets se reflètent en sens inverse sur la rétine… On se demande maintenant si l’on voit effectivement les images renversées, telles qu’elles sont, ou si on les voit redressées, comme dans l’objet. Attendu que les images et les parcelles affectées de la rétine sont une seule et même chose, c’est demander physiologiquement si les parcelles de la rétine, dans l’acte de la vision, sont senties dans leur rapport naturel avec le corps.

« Ma conception de la chose, que j’ai déjà développée dans l’écrit sur la physiologie du sens de la vue, est que, dussions-nous voir à l’envers, nous ne pouvons que, par des études d’optique, arriver à la conviction que nous voyons à l’envers et que, si tout est vu à l’envers, l’ordre des objets n’est nullement troublé. Il en est de cela comme de la révolution quotidienne des objets avec la terre entière, révolution que l’on ne constate qu’en observant la position des astres, et pourtant il est certain que, dans l’espace de 24 heures, tel objet, qui se trouvait d’abord en bas, se trouve maintenant en haut par rapport aux astres. Aussi, dans l’acte de la vision, n’y a-t-il pas discordance entre voir renversé et par le tact sentir l’objet redressé ; car tout, même les parties de notre corps, est vu renversé, et cependant tout conserve sa position relative. Même l’image de notre main, qui palpe, se renverse. C’est à peine si l’on remarque l’interversion des côtés opérée dans le miroir, où la main droite occupe la partie gauche de l’image, et, quand nous réglons nos mouvements d’après l’image que reflète le miroir, nos sensations tactiles ne contredisent guère ce que nous voyons, comme par exemple lorsque, d’après l’image que reflète le miroir, nous faisons un nœud à notre cravate, etc. »

Ce développement ne laisse rien à désirer en fait de clarté et de précision, et nous ferons remarquer expressément que, dans tout ce passage, on ne découvre aucune trace de ces concepts fantaisistes qui caractérisent la philosophie de la nature. Si cette théorie repose sur la philosophie de la nature, on ne peut, dans le cas présent, que louer l’influence de cette dernière. Il est possible toutefois que Müller, en s’occupant ici de philosophie abstraite, y ait gagné de se détacher de la tradition vide de pensées. Mais que deviennent les conséquences ?

Pour quiconque a une fois reconnu la simple vérité que le redressement des images n’est pas un problème, puisque l’image de notre corps est soumise aux mêmes lois que toutes les autres images, il ne devrait plus pouvoir être question de la projection des images vers l’extérieur. Pourquoi donc toutes les autres images seraient-elles cachées dans la seule image du corps, les objets du monde extérieur n’étant nullement cachés dans le corps réel, qui d’ailleurs, par rapport à notre représentation, fait lui-même partie du monde extérieur ? Il ne peut donc nullement être question de la représentation des images à la place de la rétine représentée. Ce serait la plus paradoxale des hypothèses. Comment donc un phénomène aussi fabuleux que la prétendue projection contribuerait-il à faire apparaître les objets extérieurs représentés en dehors de la tête, qui n’est pareillement que représentée ? En général, pour chercher ici un principe d’explication, il faut que l’on ignore toute la question des rapports réciproques. Et Müller, qui, dans son chapitre sur le renversement ou le redressement des images, a si nettement donné le mot de l’énigme, n’en revient pas moins à la théorie de la projection dans le chapitre suivant : Direction de la vision, et pense que l’on peut se figurer la représentation de la vision « pour ainsi dire comme une transposition en avant de tout le champ de vision de la rétine ». Il confond ainsi la rétine réelle avec la rétine représentée, abstraite d’images contemplées dans un miroir et de l’apparition et autres personnes, ou de recherches anatomiques. Müller n’aurait jamais pu retomber dans cette confusion s’il n’eût été ébloui par les concepts de sujet et d’objet empruntés à la philosophie de la nature. Il dit en effet, dans un chapitre précédent, que placer au dehors ce qui est vu n’est autre chose que distinguer ce qui est vu d’avec le sujet, distinguer ce qui est senti d’avec le moi qui sent ».

Ueberweg a donc eu le grand mérite de remettre en lumière la remarque de Müller, négligée à tort, sur le redressement des images, ainsi que d’élucider complètement les rapports de l’image du corps avec les autres images du monde extérieur (61 bis). À cet effet, Ueberweg emploie une intéressante comparaison. La plaque d’une chambre obscure devient, comme la statue de Condillac, douée de vie et de conscience ; ses images sont ses représentations. Elle ne peut pas plus figurer sa propre image sur la plaque que notre œil sa propre image sur la rétine. Mais la chambre pourrait avoir des parties saillantes, des additions analogues à des membres, lesquelles se refléteraient sur la plaque et deviendraient une représentation. Elle peut refléter d’autres êtres, des êtres semblables ; elle peut comparer, abstraire, et finir ainsi par se former une représentation d’elle même. Cette représentation prendra ensuite une place quelconque sur la plaque, soit au point où les membres saillants ont coutume de se mirer, soit au point d’où ces membres semblent faire saillie. Ueberweg a démontré avec une clarté exemplaire qu’il ne peut nullement être question d’une projection vers le dehors, précisément parce que les images sont en dehors de l’image, absolument comme nous sommes forcés de nous figurer les objets déterminants situés en dehors de notre corps objectif.

Une conséquence de la théorie d’Ueberweg est que l’espace que nous voyons n’est que l’espace de notre conscience, et ici nous laissons de côté pour un moment la question de savoir si la rétine est elle-même le sensorium de ces images visuelles ou s’il faut chercher ce sensorium plus en arrière dans le cerveau.

Si l’on admettait provisoirement que l’organisation de nos sens ne change rien aux choses, si ce n’est ce que nous pouvons déduire de l’observation de l’image sur la rétine, il en résulterait, comme théorie vraisemblable de la réalité des choses, une représentation colossale et étrange. Toutes les choses, nos personnes elles-mêmes, sont renversées, telles qu’elles nous apparaissent, et l’univers entier, que je vois, se trouve dans l’intérieur de mon cerveau. Au delà du cerveau s’étendent, dans des proportions convenables, les choses réelles.

Ce n’est pas pour ôter à la question sa teinte aventureuse (qui n’a du reste rien à faire avec sa vraisemblance logique), mais seulement pour porter la lumière un pas de plus en avant, que nous faisons remarquer en premier lieu qu’il y aurait précipitation à prendre la distance de l’image de l’étoile la plus éloignée de nous comme mesure de notre sensorium. Les milliards de milles qui résultent de l’évaluation de ces distances ne sont pas un produit de nos sens, mais de notre entendement qui calcule, et l’association des idées seule identifie la représentation de ces distances avec l’image sensible des étoiles. À l’aveugle-né que l’on vient d’opérer, les objets de sa perception visuelle apparaissent rapprochés de manière à l’étouffer ; l’enfant veut saisir la lune et l’adulte lui-même ne trouve l’image de la lune ou du soleil guère plus éloignée que l’image de la main qui masque la lune avec un silbergroschen. Seulement il explique cette image autrement, et cette explication réagit assurément sur l’impression immédiate de l’objet perçu. Toute l’élaboration de la représentation d’espace reposant sur la vision est un processus d’association semblable à l’identification des sensations du toucher avec les sentiments produits par les images de la vision. Pour mieux élucider la chose, nous ajouterons une comparaison à celle d’Ueberweg.

Dans un bon diorama, l’illusion ne laisse rien à désirer pour la perspective de l’image. Je vois devant moi le lac des Quatre Cantons et j’aperçois les têtes gigantesques, bien connues, des montagnes riveraines et les sommets nébuleux du lointain, avec le sentiment complet de la distance et du grandiose de cette puissante scène de la nature ; et je sais pourtant que je me trouve à Cologne, 5 rue du Loup, dans une maison où il n’y a certes pas de place pour de pareilles distances. J’entends sonner la petite cloche de la chapelle et je fais concorder ce son et cette image avec l’ensemble harmonieux de cette impression calme et solennelle, dont j’ai si souvent joui dans la nature.

Maintenant je suppose que le moi, la conscience ou quelque autre être imaginaire réside dans l’intérieur de mon crâne et considère l’image rétinienne, peu importe à travers quel milieu, comme l’image d’un diorama offrant la plus belle perspective ; cette image rétinienne est en même temps animée, comme l’image de la chambre obscure. L’être que j’imagine est très-attentif à sa contemplation ; à part cette image, il est incapable d’une autre vision quelconque ; il ne voit rien de son propre être, ni même du milieu par lequel il voit. Mais ce même être imaginaire est susceptible d’autres impressions ; il entend, il sent, etc. — Qu’arrivera-t-il ? — Le son se fondra aisément avec l’image fournie par la vision. Si une petite cloche se meut dans l’image en quelque harmonie avec le son convenable, l’association sera bientôt complète. De soi-même notre être, en tant que spectateur et auditeur, ne peut, ainsi, rien apprendre.

Nous allons plus loin. Notre être éprouvera aussi des sensations, mais la sensation elle-même ne lui donnera que des représentations périphériques, rien de sa propre situation à lui-même ni de son entourage immédiat dans le crâne. Maintenant supposons que, dans son diorama, il aperçoive une forme dont les mouvements soient en pleine harmonie avec ses propres sensations, dont les membres tressaillent quand il ressent une douleur et s’allongent quand il conçoit un désir. Cette forme est tout à fait sur l’avant-scène. Ses parties étranges, dont la connexion est imparfaite, traversent souvent, comme des ombres gigantesques, tout le champ de la vision.

D’autres formes apparaissent, plus petites sous le rapport de la perspective, très-semblables, mais plus complètes, plus connexes que le grand être de l’avant-scène, avec lequel s’associent d’une manière si indissoluble les sensations de douleur et de plaisir. Notre être combine, abstrait, et comme il ne connaît absolument rien de lui-même que ses sensations, celles-ci se fondent dans la grande forme incomplète de l’avant-scène du champ de la vision ; mais, par la comparaison avec d’autres, cette forme est complétée en arrière dans la représentation. Maintenant nous avons le moi, le corps, le monde extérieur, la perspective, tout dans l’état convenable, considéré au point de vue d’une espèce d’âme qui, par l’association des idées, arrive à un certain concept du moi, sans rien savoir de sa propre essence. Le concept du moi est provisoirement, comme c’est en premier lieu l’ordinaire chez l’homme, complètement inséparable du concept du corps, et ce corps est le corps du diorama, le corps de la rétine fusionné avec le corps des sensations du toucher, des sensations de douleur et de plaisir.

Quiconque ne suit pas attentivement des yeux le fil de notre marche d’idées pourrait croire que nous allons subitement nous convertir à l’âme de Lotze composée de points ; mais on voudra bien se rappeler que nous n’avons posé qu’une hypothèse. Nous avons personnifié un phénomène qui n’est autre que celui de la fusion des perceptions des sens elles-mêmes. L’intermédiaire d’une personnalité quelconque est inutile. Nous avons vu précédemment que l’on peut construire toute une vie pour l’âme, dans le sens que nous attribuons habituellement à ce mot, avec les sensations graduées, variées et combinées à l’infini. Ici il nous suffira de faire remarquer que nous ne croyons pas même avoir besoin d’un point de jonction unitaire pour fondre ensemble les fonctions de tous les sensoriums, dans le cas où il y en aurait plusieurs. Il suffit qu’il y ait jonction.

Si les différents sensoriums n’étaient pas unis dans le cerveau, non seulement nous aurions devant nous une énigme métaphysique, mais il serait impossible de comprendre mécaniquement l’homme comme un simple être de la nature, tel que nous l’avons décrit dans le chapitre : Le cerveau et l’âme. Mais si l’on accorde une jonction, qui n’exige pas d’ailleurs de point central unitaire, pas d’« images » toutes prêtes dans le cerveau, il ne reste à résoudre que l’énigme métaphysique : comment, de la multiplicité des mouvements des atomes, peut naître l’unité de l’image psychique ? Ainsi que nous l’avons déjà souvent fait remarquer, nous tenons cette énigme pour insoluble ; toutefois on peut aisément entrevoir qu’elle reste la même et aussi obscure, soit que l’on admette, soit que l’on rejette une réunion mécanique des excitations pour former une image dans un centre matériel. Si nous appelons synthèse l’acte de la transition physique à l’unité psychique, cette synthèse restera également inexplicable, soit qu’elle ait rapport à la réunion des nombreux points discrets d’une image toute prête, soit qu’elle se réfère aux simples conditions de l’image, disséminées dans l’espace. Dans la philosophie de Descarteset dans celle de Spinoza, l’intuition des images du cerveau par l’âme, si l’on éloigne l’expédient, bien connu, du préjugé qui introduit dans l’homme un autre homme, cette intuition reste aussi inexplicable que la production directe de l’image psychique par les conditions physiques de cette image.

Certes, quand un homme se met à observer un métier de tisserand et cherche à deviner le module du tissu d’après le mécanisme de l’appareil et d’après le mode dont les fils de la chaîne sont tendus, il éprouve plus de difficulté que lorsqu’il regarde le modèle directement sur l’étoffe achevée. Or, pour que l’intuition s’effectue, il faut d’abord que, par une multiplicité d’impressions, la surface de l’étoffe se divise entre tous les nerfs, et cette division est nécessaire pour faciliter dans le cerveau la plus grande diversité de liaisons avec d’autres impressions des sens ; de la sorte il ne sert absolument à rien qu’une partie quelconque du cerveau, à l’aide de ces impressions distinctes, reproduise une image physique de l’étoffe. Il faudrait en effet que cette image se redécomposât pour pouvoir s’introduire dans le mécanisme des associations. On peut donc ramener, aussi et même plus facilement, la naissance de l’image psychique de l’intuition, qui devient consciente dans le sujet, à une synthèse directe de toutes les impressions distinctes, encore que celles-ci soient disséminées dans le cerveau. La possibilité d’une synthèse pareille reste une énigme ; on a même lieu de croire que toute l’hypothèse de la production d’une image psychique unitaire par les excitations nombreuses et distinctes n’est qu’une conception insuffisante, dont cependant il faut nous contenter. Toutefois on comprend qu’une pareille synthèse soit absolument nécessaire pour former le lien entre la conscience et les phénomènes atomiques. Mais c’est précisément à cause de cela qu’il y a un non-sens à répéter les choses dans le cerveau, ou, pour parler plus exactement, à supposer encore une fois dans le cerveau représenté une image en raccourci comme produit de la synthèse et comme représentation d’une chose.

Ici Ueberweg, il est vrai, se tira d’affaire différemment. Adversaire de l’atomisme, il voyait dans la continuité de la matière un lien suffisant pour l’unité des représentations. Il n’avait pas besoin d’introduire un homme dans l’homme pour contempler les images du cerveau. Il prêta une « conscience » à ces images, et ainsi les représentations se trouvèrent formées. Sans doute il lui fallut pour cela une hypothèse à laquelle l’anatomie ne veut aucunement se plier. Il dut admettre, n’importe où dans le cerveau, une « substance sans structure », dans laquelle les images de représentation sont stratifiées, et par la conductibilité omnilatérale de laquelle elles peuvent être mises en connexion avec toutes les autres sensations. Contre ce postulat vient échouer toute la théorie, qui d’ailleurs prête le flanc à d’autres attaques. Aussi ne suivrons-nous pas Ueberweg quand, fidèle à son principe, il admet un monde des choses en soi, ayant les trois dimensions de l’espace, entièrement rempli par une matière susceptible de sensations, et dont on ne doit distinguer que faiblement les choses d’avec les choses de notre représentation. Mais on est forcé d’être de l’avis d’Ueberweg, malgré la résistance des métaphysiciens, quand il dit que nos représentations, pour peu que l’on ne prenne pas le mot dans le sens de l’actus purus, ont de l’étendue, car les choses qui se manifestent ne sont rien autre que nos représentations. D’autre part on ne saurait affirmer que, pour cette raison, elles soient matérielles, car seuls les phénomènes nous sont donnés immédiatement ; la matière, soit qu’on se la figure sous forme d’atomes, soit qu’on la déclare continue, est déjà un principe auxiliaire, imaginé pour ranger les phénomènes dans un enchaînement non interrompu de causes et d’effets.

Si maintenant l’on applique la critique métaphysique à l’univers, tel que l’imagine Ueberweg, il est certain que ce monde étrange et colossal des choses en soi se dissipe comme un brouillard ; car si l’espace n’est que la forme de notre conception, les choses en soi sont et restent absolument inconnaissables. Mais pour peu que l’on revienne à la théorie matérialiste des choses en dehors de nous, le monde colossal et renversé d’Ueberweg reprend tous ses droits. Or comme l’un des traits les plus généraux du matérialisme est la foi aux choses matérielles, existant pour soi, et l’habitude de présupposer ces choses, même quand on ne croit pas en elles, la théorie paradoxale d’Ueberweg acquiert une valeur didactique outre sa valeur métaphysique. La valeur métaphysique se borne au système d’Ueberweg ; la valeur didactique profite aussi à tout autre système, en tant que l’on admet l’hypothèse d’un monde des choses matérielles et existant pour soi, ne fût-ce que comme représentation auxiliaire pour la réunion des phénomènes. Ici, en tout cas, la fausse théorie de la projection est coupée dans ses racines.

Helmholtz fait observer que la polémique sur la cause du redressement des images n’a que l’intérêt psychologique de montrer combien il est difficile, même à des hommes d’une valeur scientifique considérable, de se décider à reconnaître réellement et essentiellement la part du sujet dans les perceptions de nos sens et avoir dans ces perceptions des effets des objets, au lieu de copies (sit venia verbo) non modifiées des objets, cette dernière idée étant tout fait contradictoire ». Helmholtz repousse la théorie Müller-Ueberweg, sans en nier toutefois la logique et la correction relative (62). Il est vrai que l’on n’en a plus besoin, pour peu que l’on ait pris l’habitude de considérer les phénomènes comme de simples actions des objets (c’est-à-dire des choses en soi inconnues !) sur les organes de nos sens ; toutefois la grande majorité de nos physiciens et physiologistes actuels non-seulement ne peut s’élever à la hauteur de ce point de vue, mais reste encore profondément enfoncée dans la fausse théorie de la projection fondée sur le principe que notre propre corps est élevé au rang de chose en soi. Pour couper cette erreur dans ses racines, le mieux est d’adopter la conception Müller-Ueberweg, qui alors, il est vrai, est supprimée à son tour par le point de vue supérieur de la théorie critique de la connaissance (63).

La foi aux choses matérielles est aussi fortement ébranlée non-seulement par l’élimination de l’ancienne théorie de la projection, mais encore par l’analyse des matériaux avec lesquels nos sens construisent le monde de ces choses. Quiconque n’osera pas avec Czolbe aller jusqu’aux conséquences extrêmes de la foi au monde des phénomènes accordera facilement aujourd’hui que les couleurs, les sons, les odeurs, etc., n’appartiennent pas aux choses en soi, mais sont des formes d’excitation particulières des organes de nos sens, produites par des faits du monde extérieur corrélatifs, mais très-différents sous le rapport qualitatif. Nous serions entraîné trop loin si nous voulions rappeler ici les faits innombrables qui confirment cette théorie ; faisons seulement ressortir un petit nombre de détails qui projettent leur lumière plus loin que la grande masse des observations physiques et physiologiques.

Remarquons d’abord que la fonction essentielle des appareils des sens, notamment de l’œil et de l’oreille, consiste en ce que du chaos des vibrations et mouvements de toute espèce, qui remplissent, comme nous sommes forcés de nous le figurer, les milieux ambiants, certaines formes d’un mouvement renouvelé d’après des relations numériques déterminées sont mises en relief, renforcées relativement et amenées ainsi à notre perception, tandis que toutes les autres formes de mouvement passent, sans faire la moindre impression sur nos sens. Il faut donc déclarer tout d’abord que la couleur, le son, etc., constituent des phénomènes du sujet, et que, de plus, les mouvements déterminants du monde extérieur ne jouent absolument pas le rôle qu’ils doivent jouer pour nous par l’effet de leur action sur nos sens.

Le son d’une acuité imperceptible et la vibration de l’air, que notre oreille ne peut plus saisir, ne sont pas, dans l’objet, séparés par un abîme aussi profond que celui qui existe entre l’audibilité et l’inaudibilité (Hörbarkeit und Unhörbarkeit). Les rayons ultra-violets n’ont pour nous qu’une importance presque imperceptible ; et tous les nombreux phénomènes de la matière, dont nous n’obtenons qu’une connaissance indirecte, tels que l’électricité, le magnétisme, la pesanteur, les tensions de l’affinité, de la cohésion, etc., exercent leur influence sur l’état de la matière aussi bien que les vibrations directement perceptibles. Si l’on conçoit des atomes, ils ne peuvent assurément ni briller, ni résonner, etc. mais, par le fait, ils n’ont pas même les formes de mouvement correspondantes aux couleurs et aux sons que nous percevons. Ils ont plutôt, nécessairement, des formes quelconques de mouvement extrêmement compliquées, qui résultent d’une infinité d’autres formes de mouvement. Les organes de nos sens sont des appareils d’abstraction ; ils nous montrent tel ou tel effet important d’une forme de mouvement qui n’existe pas même dans l’objet en soi.

Si l’on nous dit que, dans la pensée, l’abstraction conduit aussi à la connaissance de la vérité, nous répondrons que cela n’est que d’une exactitude relative, et ne peut être soutenu du moins qu’autant qu’il s’agit de la connaissance qui resulte nécessairement de notre organisation et qui par conséquent ne se contredit jamais elle-même. Nous retournons la pointe de la lance en expliquant ici encore, d’après la méthode matérialiste, par l’élément sensoriel, le prétendu élément suprasensoriel, la pensée. Si l’abstraction, qu’effectuent les appareils de nos sens avec leurs bâtonnets, cônes, fibres de Corti, etc., est démontrée être une activité qui, par l’élimination de la grande masse de toutes les influences, crée une image de l’univers tout à fait exclusive, déterminée par la structure des organes, il en sera probablement de même de l’abstraction dans la pensée.

Les investigateurs modernes ont découvert des rapports très-intéressants entre la représentation et la perception, immédiate en apparence, que fournissent les sens ; et l’on s’est livré à une polémique assez stérile pour savoir s’il fallait expliquer physiologiquement ou psychologiquement un fait observé. Tel est, par exemple, le phénomène de la vision stéréoscopique. Pour les questions fondamentales que nous avons à élucider, c’est chose indifférente que, par exemple, la théorie des positions identiques de la rétine conserve ou non sa place dans l’explication des phénomènes. Les investigateurs dont les tendances vont purement vers les études physiques, encore qu’ils ne soient point précisément matérialistes, n’aiment pas à ramener une chose aussi vague que la « représentation » un fait résultant, en apparence, de l’activité immédiate des sens. Ils préfèrent abandonner ces théories aux philosophes et s’évertuent même à trouver un mécanisme qui produise nécessairement la chose. Mais en supposant qu’ils l’eussent trouvé, cela ne prouverait aucunement que la chose n’a rien à faire avec la « représentation » ; on aurait, au contraire, fait un pas important vers une explication mécanique de la représentation elle-même. Peu nous importe, pour le moment, de savoir si cette explication néglige ou non quelque autre chose, et si le mécanisme, qui reste à découvrir, est inné ou dû à l’expérience et variable avec elle. Mais ce qui est d’une très-grande importance, c’est que les fondements de nos éléments sensoriels, tels que la vision corporelle, le phénomène de l’éclat lumineux, la consonnances ou la dissonance des tons, etc., soient analysés dans leurs conditions et démontrés être le produit de circonstances diverses. Ainsi se modifiera nécessairement peu à peu la conception que l’on s’est faite jusqu’ici de l’élément matériel et de l’élément sensoriel. Pour le moment, c’est chose tout à fait indifférente de découvrir si les phénomènes du monde des sens peuvent se ramener à la représentation ou au mécanisme des organes, pourvu qu’il reste prouvé qu’ils sont, dans la plus large acception du mot, des produits de notre organisation. Cela établi non-seulement pour tel ou tel phénomène, mais encore pour une généralité suffisante de faits, nous obtenons la série des conclusions suivantes :

I. Le monde des sens est un produit de notre organisation.

II. Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme toutes les autres parties du monde des phénomènes, que des images d’un objet inconnu.

III. Le fondement transcendant de notre organisation nous reste donc inconnu aussi bien que les choses qui ont de l’action sur nos organes. Nous n’avons jamais devant nous que le produit des deux facteurs.

Nous arriverons bientôt à une série ultérieure de conclusions. Mais d’abord quelques réflexions encore sur la connexion entre la représentation et l’impression sensorielle. — À propos de la vision stéréoscopique, nous n’avons pas cherché à nous expliquer le mécanisme des phénomènes y afférents. Nous avons toutefois un groupe de phénomènes extrêmement remarquables, où il est impossible de ne pas reconnaître l’intrusion d’un raisonnement et même d’un raisonnement faux dans la sensation immédiate de la vision. On sait que l’entrée du nerf optique dans l’œil est insensible à la lumière ; elle forme sur la rétine une tache aveugle dont nous n’avons d’ailleurs pas conscience. Non-seulement un œil supplée à ce qui manque à l’autre — sans quoi tout borgne connaîtrait forcément la tache aveugle, — mais encore la vue est complétée d’une manière tout à fait différente.

Une surface teinte uniformément, sur laquelle on applique un petit disque d’une autre couleur quelconque, apparaît sans interruption dans la couleur du fond, pourvu qu’en dirigeant bien l’axe des yeux on fasse tomber ce disque sur la tache aveugle de la rétine. Ainsi l’habitude de compléter une surface se présente ici Immédiatement comme une impression faite par les couleurs sur les sens. Si la couleur du fond est rouge, on voit rouge aussi à l’endroit recouvert (il faut bien entendre ici l’expression dont je me sers). Cette sensation ne se laisse pas ramener, à l’hypothèse abstraite que ce point ne se distinguera pas du reste de la surface ni à la nature, facilement discernable, d’une image créée par l’imagination ; mais on voit aussi clairement qu’on a l’habitude de voir avec une place de la rétine assez éloignée de la tache jaune, la couleur qui, d’après la simple structure de l’organe externe, ne pourrait absolument pas apparaître à l’endroit en question.

On a varié cette expérience de diverses manières. On applique à la surface blanche une baguette noire, dont on fait tomber le milieu sur la tache aveugle. La baguette apparaît tout entière, peu importe qu’elle soit entière ou qu’elle soit brisée à l’endroit recouvert. L’œil fait en quelque sorte un raisonnement fondé sur la vraisemblance, un raisonnement emprunté à l’expérience, une induction incomplète. Nous disons : l’œil fait ce raisonnement. C’est à dessein que nous n’employons pas de terme plus précis, uniquement parce que nous ne voulons indiquer par là que l’ensemble des faits qui se manifestent depuis l’organe central jusqu’à la rétine, ensemble auquel on rapporte aussi la fonction de la vision. Nous tenons pour contraire à la méthode de séparer, dans ce cas, l’un de l’autre le raisonnement et la vision, sous prétexte que ce sont deux actes distincts. On ne peut faire cela que dans l’abstraction. Si l’on n’interprète pas artificiellement le fait réel, la vision est, dans ce cas, elle-même un raisonnement et le raisonnement se traduit sous la forme d’une représentation visuelle, comme dans d’autres cas il se traduit sous forme de concepts exprimés par le langage.

Ici voir réellement et raisonner ne font qu’un, comme le prouve la simple considération que l’on conclut simultanément, à l’aide des concepts, avec une parfaite certitude le contraire de ce que donne le phénomène immédiat des sens. Si l’impression sensorielle appartenait simplement comme telle à l’organe de la vision, si tout raisonnement s’effectuait dans un organe particulier de la pensée, il serait difficile d’expliquer cette contradiction entre un raisonnement et un autre raisonnement, abstraction faite de la difficulté spéciale de la pensée inconsciente. Cette dernière difficulté est rapprochée d’une solution générale, si nous admettons que des opérations, qui sont identiques avec le raisonnement dans leurs conditions et dans leur résultat, peuvent se fondre et s’identifier avec la simple activité des sens.

Combien grande est en effet l’unité de l’acte de raisonner et de celui de voir dans ces phénomènes, c’est ce que montre le succès d’une variante de l’expérience, qui attire en quelque sorte l’attention de l’œil sur l’imperfection de ses prémisses. On façonne une croix de différentes couleurs et l’on fait tomber sur la tache aveugle le point d’intersection, l’endroit où les deux baguettes se recouvrent l’une l’autre. Quelle branche la représentation complétera-t-elle maintenant, les deux branches ayant des droits égaux ? On admet généralement, que, dans ce cas, la victoire reste à la couleur qui produit l’impression psychique la plus vive ; qu’il peut bien aussi y avoir un changement, tantôt une baguette, tantôt l’autre paraissant prolongée. Sans doute ces phénomènes se manifestent ; mais, dès le commencement, ils sont déjà moins distincts que dans l’expérience simple, et, si l’on répète et modifie souvent l’expérience, la vision finit par être complètement supprimée en cet endroit. Il arrive que l’on ne voit plus se prolonger ni une branche ni l’autre. L’œil parvient, pour ainsi dire, à la conviction qu’en cet endroit il n’y a rien à voir, et il rectifie sa fausse conclusion primitive.

Je ne veux pas omettre de faire remarquer ici qu’après m’être longtemps occupé de ces expériences, j’ai vu diminuer en général la fraîcheur primitive des couleurs et formes complétées ; l’œil semblait être devenu défiant même dans des expériences plus simples. Après une assez longue interruption des expériences reparut la sûreté primitive dans l’acte de compléter.

Drobisch (63 bis) a cru pouvoir attacher de l’importance à la théorie de Helmholtz, qui déduit les perceptions des sens d’activités psychiques ; il n’y a là, dit-il, rien moins qu’une « condamnation du matérialisme ». Mais quand Helmholtz nous montre que les perceptions s’effectuent comme si elles étaient produites par des raisonnements, on peut appliquer à cela les deux thèses suivantes :

I. Nous avons trouvé jusqu’ici que les propriétés de la perception ont toujours été déterminées par des conditions physiques ; nous sommes donc forcés de présumer que l’analogie qu’elles présentent avec des raisonnements repose aussi sur des conditions physiques.

II. Si, dans un domaine purement sensible, où, pour tous les phénomènes, on doit admettre des conditions organiques, il existe des faits qui ont une affinité essentielle avec les conclusions de l’entendement, cela augmente considérablement la probabilité que ces faits aussi reposent sur un mécanisme physique.

Si la question n’avait pas encore une face complètement différente, le matérialisme trouverait tout simplement un nouvel appui dans les recherches dont nous parlons ici. Il n’est plus le temps où l’on pouvait se figurer la pensée comme une sécrétion d’une portion particulière du cerveau ou la vibration d’une fibre déterminée. Il faudra bien désormais s’habituer à regarder les différentes pensées comme différentes formes d’activité des mêmes organes coopérant de diverses manières. Or quoi de plus agréable pour le matérialisme que la preuve qu’à l’occasion des perceptions sensorielles se produisent, dans notre corps, d’une façon absolument inconsciente, des faits qui, par leur résultat coïncident parfaitement avec les raisonnements ? Les plus hautes fonctions de la raison ne sont-elles pas ainsi considérablement rapprochées d’une explication, en partie du moins, matérielle ? Quand on vient parler aux matérialistes de la pensée inconsciente, ils lui opposent non-seulement l’arme du sens commun qui trouve une contradiction dans une fonction inconsciente de « l’âme », mais ils peuvent immédiatement raisonner comme suit : Ce qui est inconscient doit être de nature corporelle, car toute l’hypothèse d’une âme ne repose que sur la conscience. Si le corps peut, sans la conscience, effectuer des opérations logiques, que jusqu’ici l’on a cru ne pouvoir attribuer qu’à la conscience, il peut alors accomplir l’œuvre la plus difficile qui incomberait à l’âme. Rien ne nous empêcherait dès lors d’attribuer la conscience comme propriété au corps.

La seule voie qui conduise sûrement au delà de l’exclusivisme matérialiste s’appuie sur les conséquences mêmes de ce système. Supposons donc qu’il existe dans le corps un mécanisme physique qui produise les conclusions de l’entendement et des sens, nous serons alors immédiatement en face des questions : Qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que la matière ? Qu’est-ce que le physique ? Et la physiologie actuelle, aussi bien que la philosophie, sera forcée de répondre à ces questions : Tout cela, ce sont simplement nos représentations, des représentations nécessaires, des représentations résultant des lois de la nature ; mais en tout cas ce ne sont pas les choses elles-mêmes.

La conception logiquement matérialiste se change par là aussitôt en conception logiquement idéaliste. On ne peut admettre un abîme dans notre être. Nous ne pouvons pas attribuer certaines fonctions de notre être à une nature physique, d’autres à une nature spirituelle ; mais nous avons le droit de présupposer des conditions physiques pour toutes choses, même pour le mécanisme de la pensée, et de ne pas nous reposer avant de les avoir trouvées. Nous avons pareillement le droit de regarder non-seulement le monde extérieur qui se manifeste à nous, mais encore les organes avec lesquels nous le percevons, comme de simples images de ce qui existe véritablement. L’œil, avec lequel nous croyons voir, n’est lui-même qu’un produit de notre représentation ; et quand nous trouvons que nos images visuelles sont provoquées par la structure de l’œil, nous ne devons jamais oublier que l’œil lui-même avec toute sa structure, le nerf optique, le cerveau et toutes les dispositions, que nous pourrions encore y découvrir comme causes de la pensée, ne sont que des représentations, qui forment, il est vrai, un monde dont toutes les parties se relient entre elles, mais un monde qui nous invite à aller au delà de lui-même. Reste à examiner s’il est vraisemblable que le monde des phénomènes diffère de celui des choses déterminantes autant que le voulait par exemple Kant, qui ne voyait dans le temps et l’espace que des formes de conception purement humaines ; ou s’il nous est permis de penser que du moins la matière, avec son mouvement, existe objectivement et constitue le fondement de tous les autres phénomènes, quelle que soit la différence entre ces phénomènes et les formes réelles des choses. Sans l’objectivité du temps et de l’espace, on ne saurait imaginer quelque chose de semblable à notre matière et au mouvement, La dernière ressource du matérialisme consiste donc à soutenir que l’arrangement dans le temps et l’espace appartient aux choses en soi.

Si nous faisons abstraction de la preuve morale de la réalité du monde des phénomènes, telle que nous la trouvons chez Czolbe, nous constatons qu’aucun de nos matérialistes n’a essayé de donner cette démonstration ; par contre, nous trouvons un essai digne d’être remarqué, mais d’après nous, peu solide, dans la Logique d’Ueberweg, §§ 38-44. Ueberweg conteste avec raison la manière dont Kant distinguait le temps et l’espace, en tant que formes de la perception, d’avec la matière de cette même perception. Il prend ensuite pour point de départ la thèse que la perception interne peut concevoir, avec une vérité matérielle, ses objets tels qu’ils sont en soi. Avec une clarté exemplaire, il constate la différence qui existe entre l’essence de la sensation et l’essence des choses, qui provoquent cette sensation. Ueberweg croit que nous ne pouvons constater exactement telle qu’elle est que l’essence des images psychiques dans notre propre conscience. Or comme notre expérience interne se développe avec le temps, il regarde la réalité du temps comme démontrée. Mais l’ordre chronologique présuppose les lois de la mathématique, et celles-ci présupposent l’espace avec ses trois dimensions ; ainsi se termine la démonstration.

Abstraction faite de ce que la thèse fondamentale, du moins relativement à la reproduction, soulève des objections fondées, je crois voir une erreur bien caractérisée en ce que la réalité du temps en nous est transportée à la réalité du temps hors de nous. Non-seulement le temps, mais encore l’espace ont de la réalité en nous, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir le concours des lois mathématiques. Il est vrai que la connexion des choses en nous nous force d’admettre une connexion correspondante des choses hors de nous ; mais cette connexion n’a nullement besoin d’être une concordance. Ce que les vibrations du monde calcule des phénomènes sont aux couleurs du monde perçu par la vue immédiate, un ordre de choses complètement insaisissable pour nous pourrait l’être à l’ordre de choses caractérise par le temps et l’espace, et prédominant dans nos perceptions (64).

Le soleil, la lune et les étoiles, avec leurs mouvements réguliers et l’univers entier ne sont pas, selon l’ingénieuse remarque d’Ueberweg, des images réfléchies d’après le dehors,

mais des éléments, et pour ainsi dire des portions de notre intérieur. Quand Ueberweg dit que ce sont des images dans notre cerveau, on ne doit pas oublier que notre cerveau lui-même n’est qu’une image ou l’abstraction d’une image, née en vertu des lois qui régissent notre faculté de représenter. On agit d’une façon très-normale quand, pour simplifier la réflexion scientifique, on s’arrête d’ordinaire à cette image ; toutefois on ne devra jamais oublier que l’on ne possède alors qu’une relation entre les autres représentations et la représentation du cerveau, mais aucun point fixe en dehors de ce domaine subjectif. On ne peut absolument dépasser ce cercle qu’à l’aide de conjectures qui, à leur tour, doivent se soumettre aux régies ordinaires de la logique des probabilités.

Nous comprenons maintenant la grande différence qui existe entre un objet vu immédiatement et un objet conçu d’après les théories de la physique ; nous voyons déjà sur le terrain étroit dans lequel un phénomène peut en corriger et compléter un autre, à quels énormes changements l’objet est soumis, quand, avec ses effets, il passe d’un milieu dans un autre ; ne devons-nous pas en inférer que le passage des effets d’une chose en soi dans le milieu de notre être se relie probablement aussi à des transformations importantes, peut-être encore infiniment plus importantes ?

À cela les lois mathématiques ne peuvent rien changer Imaginons-nous donc, pendant un instant, un être qui ne puisse se représenter l’espace qu’avec deux dimensions. Imaginons-le entièrement d’après la plaque animée de la chambre (obscure) d’Ueberweg. N’y aurait-il pas aussi pour cet être une connexion mathématique des phénomènes encore qu’il ne pût jamais concevoir la pensée de notre stéréométrie ? L’espace relativement réel, c’est-à-dire notre espace avec ses trois dimensions comparé à son monde des phénomènes, peut être pensé comme « chose en soi ». Alors la connexion mathématique entre le monde occasionnant et le monde des phénomènes de cet être ne subit aucune modification, et cependant de la projection plane, dans la conscience de ce dernier, ne peut être déduite aucune conclusion sur la nature des choses occasionnantes.

On verra aisément que, d’après cela, on peut aussi se figurer des êtres concevant l’espace avec plus de trois-dimensions, encore que nous ne puissions absolument pas nous représenter l’intuition de pareils êtres (65). — Il est inutile de continuer à énumérer de semblables possibilités ; il nous suffit au contraire entièrement de constater qu’il y en a une infinité, et que, par conséquent, la validité de notre conception du temps et de l’espace pour la chose en soi paraît extrêmement douteuse. Il est vrai que, de la sorte, on ne peut plus soutenir aucun matérialisme quelconque ; car alors même que nos recherches, bornées à des conceptions sensibles devraient, avec une logique irrésistible, tendre à démontrer pour chaque excitation intellectuelle des faits correspondants dans la matière, cette matière elle-même n’en est pas moins, avec tout ce qui est formé d’elle, une simple abstraction de nos images de représentation. La lutte entre le corps et l’esprit est terminée à l’avantage du dernier ; ainsi commence à être garantie la véritable unité de ce qui existe. Car si, d’un côté, ce fut toujours un écueil insurmontable pour le matérialisme d’expliquer comment d’un mouvement matériel peut naître une sensation consciente, de l’autre côté, il nous est aisé de nous figurer que notre entière représentation d’une matière et de ses mouvements est le résultat d’une organisation de facultés de sentir purement intellectuelles.

Helmholtz a donc complètement raison de ramener l’activité des sens à une espèce de raisonnement.

À notre tour, nous avons raison de faire remarquer que, de la sorte, la recherche d’un mécanisme physique de la sensation et de la pensée ne devient ni superflue ni inadmissible (66).

Enfin nous comprenons qu’un pareil mécanisme, de même que tout autre mécanisme représenté, ne doit être pourtant lui-même que l’image, apparaissant avec nécessité, d’un état de choses inconnu.

« Quoique les sens de notre corps ne discernent pas le tissu du monde atomistique, nous nous le figurons néanmoins sous le type de la représentation intuitive ; nous construisons les faits d’une manière intuitive ; faisons-nous donc autre chose quand nous transportons dans le temps et l’espace les atomes nécessairement admis et quand nous nous expliquons l’action des masses par leur équilibre et leurs mouvements de nature diverse ?

» De même que la matière en général, ainsi les atomes qui la constituent sont phénomène, représentation, et de même que la question adressée à la matière visible, ainsi est non moins justifiée la question adressée aux atomes que sont-ils en dehors du phénomène, en dehors de la représentation, que sont-ils en soi ? — Qu’est-ce qui en eux de toute éternité est arrivé à être exprimé ? »

Tels sont les mots par lesquels Rokitansky (67) prépare l’explication que c’est précisément sur la théorie atomistique que repose la conception idéaliste de l’univers ; nous pouvons ajouter que ramener tout élément psychique au mécanisme du cerveau et des nerfs est précisément la voie conduisant avec le plus de sûreté à la connaissance, qu’ici finit l’horizon de notre savoir, sans toucher à ce que l’esprit est en soi. Les sens nous donnent, d’après Helmholtz, les effets des choses, non des images fidèles, encore moins les choses elles-mêmes. Mais au nombre de ces simples effets il faut ranger également les sens eux-mêmes ainsi que le cerveau et les mouvements moléculaires que nous lui prêtons. Nous sommes donc forcés de reconnaître l’existence d’un ordre transcendant de l’univers, soit que cet ordre repose sur les « choses en soi elles-mêmes », soit que, la « chose en soi » étant encore un dernier emploi de notre pensée intuitive, cet ordre repose uniquement sur des relations qui, dans les divers esprits, se manifestent comme nuances et gradations diverses de l’élément sensoriel, sans que l’on puisse se figurer en général une apparition adéquate de l’absolu dans un esprit connaissant.



59. La démonstration spéciale des points ici indiqués devrait être fort approfondie pour dispenser jusqu’à un certain point le lecteur de puiser à d’autres sources ; mais elle est d’autant moins nécessaire que, sans compter les manuels de physiologie et les monographies plus développées de Helmhottz et d’autres, nous avons de ce dernier les Populäre Vorträge, Braunschweig, 1865 und 1871 ; de plus, Wundt, Physiologische Psychologie, où sont traitées en détail toutes les questions dont nous nous occupons ici. Voy. encore Fick, Die Welt als Vorstellung, akademischer Vortrag, Würzburg, 1870, et Preyer, Die fünf Sinne des Manschen, Leipzig, 1870.

60. Que ce n’est pas chose complètement indifférente, comme il était dit dans la première édition, c’est ce que m’a montré notamment la manière dont les kantiens modernes s’obstinent à parler de l’organisation spirituelle, ce qui fait naître l’idée que celle-ci est quelque chose de tout particulier. Par contre, c’est assurément plus exact, c’est même conforme à l’opinion de Kant, de ne voir dans cette organisation « spirituelle » que le côté transcendant de l’organisation physique telle qu’elle nous apparaît, la « chose en soi du cerveau », comme Ueberweg avait coutume de dire. — Voy. plus haut la note 25 de la première partie, p. 613.

61. Lichtenberg’s vermischte Schriften herausgcgeben von Kries, II, p. 31 et p. 44.

61 bis. Hente und Pfeuffer, III, V. 268 et suiv.

62. Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, § 29, p. 606 et suiv. et p. 594 ; tr. fr. p. Javal et Klein, Paris, Masson.

63. Le mérite relatif et didactique, exposé ici, de la théorie Müller-Ueberweg, ne peut pas même être diminué par la nouvelle évolution que Stumpf a essayé d’imprimer à la théorie de la projection[1]. C’est à tort que Stumpf m’accuse d’approuver absolument la théorie d’Ueberweg[2], tandis que la différence des points de vue que nous avons fait ressortir cette fois-ci avec plus de détails est pourtant déjà indiquée suffisamment dans la première édition et résulte aussi, comme conséquence naturelle, de mon point de vue dans la théorie de la connaissance. À l’égard d’Ueberweg, Stumpf débute par la supposition que celui-ci n’a pas fait attention à la différence entre « représenter quelque chose comme se trouvant à distance » et « avoir sa représentation à cette distance ou se la représenter comme se trouvant à cette distance. » Il ne faut pas traiter Ueberweg d’une façon aussi légère ; car sa conception du monde, malgré l’étrangeté de l’ensemble, est parfaitement combinée dans toutes ses parties. La question même : Que veut dire en réalité se représenter quelque chose comme situé à distance ? peut être regardée comme le point de départ de ses constructions psychologiques, car Ueberweg trouvait que ces mots n’ont pas de sens, à moins que l’on ne se figure l’éloignement même comme une chose pareillement sensible. D’après lui, la seconde proposition est seule claire et exacte ; la première repose sur l’illusion scholastique cartésienne d’une représentation séparable de son contenu. La manière dont Stumpf traite l’image de la plaque d’une chambre obscure admise par Ueberweg (p. 191) repose aussi sur un malentendu complet. Naturellement l’image de la plaque n’embrasse que son apparition extérieure, sans ce qui est dessiné dessus, comme nous apercevons par l’extérieur un homme dans le cerveau duquel nos regards ne peuvent pas pénétrer. Aller jusqu’à identifier l’image avec le « moi » véritable de la plaque, c’est ce dont ne peut s’aviser aucun de ceux qui cherchent à être équitables envers l’opinion d’Ueberweg. — Nous ne nous occuperons pas de l’ingénieuse mais hardie déduction de Stumpf, d’après laquelle l’image visuelle doit avoir primitivement trois dimensions ; mais quand, pour simplifier le problème de la perception des profondeurs, il évite l’idée du « hors de nous » et, au lieu de cela, ne parle que de voir les choses « à distance », le fond de la question de la projection n’est nullement décidé de la sorte ; car la question porte toujours sur la distance des objets à notre corps et des objets représentés aux corps représentés.

63 bis. Zeitschrift für exoterische Philosophie, IV, 334 et suiv.

64. Ueberweg a riposté à cette critique dans les éditions plus récentes de sa Logique et dans son Précis de l’histoire de la Philosophie[3]. En ce qui concerne la réalité du temps, il remarque[4] que (dans le sens de notre critique) on aurait tort de transférer le temps à d’autres êtres, s’il était une simple forme d’intuition ; mais qu’il est une « réalité psychique », parce que (cela doit être démontré dans le § 40) nous concevons nécessairement telles qu’elles sont les images psychiques qui se trouvent présentement en nous. Mais la « conception » est déjà un nouveau processus psychique, dans lequel ce qui est conçu ne peut rester sans modification. Or, en général, la représentation de temps paraît ne se manifester que dans les images psychiques secondaires. Dans l’intuition simple, entière et spontanée, même d’objets en mouvement, comme par exemple de nuages qui passent, d’un fleuve qui coule, etc., je ne trouve pas la moindre conscience de temps. Mais, si l’on s’en tient au simple fait que, comme toujours, nous avons la représentation du temps, que, par conséquent, la représentation de temps est réellement en nous, le temps n’a, sous ce rapport, pas le moindre avantage sur l’espace, et il est impossible de porter, par analogie, aucun jugement sur d’autres êtres en général, mais seulement, ainsi que l’admettait Kant, sur d’autres êtres, qui sont comme nous façonnés pour la connaissance. — La démonstration d’Ueberweg touchant la réalité transcendante de l’espace à trois dimensions repose entièrement sur l’assertion qu’une connaissance mathématique des objets ne serait pas possible, comme elle l’est pour nous (par exemple en astronomie), si le nombre des dimensions du monde existant en soi ne concordait pas avec celui du monde des phénomènes. Que même, sans la réalisation de ces conditions, un ordre mathématique quelconque des phénomènes serait possible, c’est ce que Ueberwg ne nie pas du tout. Mais jusqu’à quel point le monde est-il donc intelligible pour nous ? L’astronomie n’est qu’un cas spécial qui, dans d’autres conditions, pourrait être remplacé par autre chose. Au reste, nous manquons de tout critérium absolu sur ce que l’un pourrait en général exiger pour cette intelligibilité du monde, et déjà pour cette raison le point de vue d’Ueberweg aboutit à une pétition de principe cachée.

65. Les assertions énoncées ici sur la possibilité des représentations de l’espace avec plus ou moins de trois dimensions, sont empruntées sans modifications à la première édition ; elles sont donc antérieures aux spéculations « métamathématiques » connues de Helmholtz et de Riemann, lesquelles, depuis ce temps-là, ont fait tant de sensation. Ainsi, pour éviter toute confusion de théories il faut d’abord faire observer que dans le texte il n’est question que de la possibilité de conception d’espace ou de quelque chose d’analogue à l’espace, ayant plus ou moins de trois dimensions ; nous disons de quelque chose d’analogue, par rapport aux intuitions d’un espace à plus de trois dimensions pour lesquelles assurément nous ne pouvons trouver aucune analogie dans ce que nous appelons l’espace. Nous pourrions donc décliner le blâme sévère que dernièrement Lotze a exprimé[5] contre l’abus de l’idée d’espace pour des « récréations logiques » s’occupant de quatre ou cinq dimensions. Lotze va toutefois beaucoup trop loin quand il s’écrie « Il faut résister à toutes les tentatives de ce genre ; ce sont des grimaces scientifiques qui intimident la conscience ordinaire par des paradoxes tout à fait inutiles et la trompent sur son bon droit dans la délimitation des concepts. » Ce droit de la conscience ordinaire en face de la science n’existe pas ; il existe moins encore pour les mathématiciens, habitués depuis longtemps à atteindre leurs plus beaux résultats par les généralisations les plus téméraires. Voir les quantités négatives, incommensurables, imaginaires et complexes, les exposants brisés et négatifs, etc. — La condamnation, prononcée par Dühring[6] n’est pas non plus suffisamment motivée, encore qu’elle s’appuie sur un ingénieux essai de l’auteur[7] fait pour éliminer de la mathématique l’élément mystique en formulant les concepts avec plus de rigueur. L’ « élément mystique » s’est tellement accru dans la mathématique la plus récente qu’il ne suffit plus de critiquer des concepts pris isolément. Il faudra un jour qu’une philosophie de la mathématique s’occupe de l’ensemble de la question et qu’elle se demande comment il se peut que le renversement, par la généralisation, de toutes les limites de l’intuition et de la possibilité réelle conduise précisément aux formules les plus simples, qui, dans leur application à la réalité, restent incontestées. Ce que Dühring[8] dit de la « démonstration par l’impossible » effleure à peine le véritable problème. — D’un autre côté, ce serait trop se presser, à notre avis, d’employer avec Liebmann[9] ces spéculations mathématiques comme des arguments positifs en faveur de la phénoménalité de l’espace, attendu qu’elles ne sont jusqu’ici que des démonstrations de la simple possibilité de concevoir une idée générale de l’espace, laquelle contiendrait en soi comme spécialité notre espace euclidien.

66. Brentano[10] remarque, relativement à l’assertion précitée sur le raisonnement de l’œil dans les phénomènes de la tache aveugle, qu’il ne voit pas trop si je suis disposé à reconnaître un « processus intermédiaire » analogue au raisonnement conscient. La chose me paraît assez simple. Il s’agit d’une subsumption sous une majeure supérieure acquise inductivement. Le procédé conscient dirait : toutes les fois que j’ai les phénomènes partiels ; x¹, x², x³… il faut qu’il y ait devant moi une surface proportionnelle. Or les phénomènes x¹, x², x³, etc. sont donnés ; j’ai donc devant moi une surface proportionnelle. Le processus physiologique correspondant serait tout simplement que, suivant l’habitude (grâce aux voies de transmission établies) de l’excitation de certaines parties du cerveau par x¹, x², x³, etc., résulte chaque fois la représentation d’une surface (c’est-à-dire les conditions mécaniques de la synthèse dans la représentation d’une surface). Lorsque donc se manifestent les phénomènes x¹, x², x³, etc., il s’ensuivra immédiatement, si l’on veut, la représentation d’une surface dans le cas concret. En d’autres termes, l’ « intermédiaire » consiste simplement en ce que le cas spécial de la mineure se heurte au mécanisme déjà complet de la majeure ; ainsi le raisonnement final, la vue des surfaces, se produit de lui-même. Mais il ne me semble pas qu’un autre « intermédiaire » ait lieu dans le processus habituel de raisonnement, à moins que l’on ne fasse entrer dans le processus de raisonnement la recherché du concept intermédiaire, c’est-à-dire de la majeure qui trouve son application dans ce cas. Cette recherche de l’idée intermédiaire devient, dans notre cas, naturellement superflue. Les deux prémisses se trouvent aussitôt et sont réunies par une nécessité naturelle.

En ce qui concerne le reproche, étendu aussi à Helmholtz, ZœIIner et autres, de ne pas s’être assurés si l’explication au moyen de raisonnements inconscients était la seule possible et si en particulier on aurait du recourir à un essai pour expliquer les phénomènes par les lois de l’association, on peut répondre que l’explication assurément très-facile et très-naturelle par les associations ne contredit nullement celle par un raisonnement inconscient. S’il faut en effet, pour garder les termes précités, qu’après les phénomènes x¹, x², x³, l’image de la surface se produise suivant les lois d’association, cette image a dû être déjà souvent unie à ces phénomènes, et cela est identique avec l’existence de la thèse supérieure inductive, sous laquelle le nouveau cas spécial est subsumé. Les psychologues associationnistes, quand ils sont logiques, n’expliquent-ils point par des associations le raisonnement ordinaire et conscient ? Mais il est aisé de comprendre pourquoi ceux qui étudient la nature d’une manière plus exacte ne se complaisent pas dans de semblables méthodes d’explication, car, à vrai dire, ce ne sont pas des explications, mais des substitutions à des explications qui font défaut.

67. Voy. Rokitansky, Der selbstœntige Werth des Wissens, Wien, 1869, p. 35.

  1. Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, 1873.
  2. Note de la page 190.
  3. Grundriss der Geschichte der Philosophie, III, § 27.
  4. Voy. au § 44 in der 4. Auflage der Logik, herausgegeben von J. B. Meyer, p. 85, note.
  5. Logik, p. 217, Leipzig, 1871.
  6. Dühring, Principien der Mechanik, p. 488 et suiv.
  7. Natürliche Dialektik et surtout la remarquable dissertation De tempore spatio, causalitate atque de analysis infinitesimalis logica, Berolini, 1861.
  8. Natürliche Dialektik, p. 162 et 163.
  9. Voy. en particulier son article dans les Philosophische Monatshefte VII, Band 2. Hälfte, 8. H. p. 337 et suiv. : Ueber die Phänomenalität des Raumes.
  10. Psychologie, I, p. 144.