Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 17

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XVII. De la culture de l’indigo.

L’indigotier eſt une plante droite & aſſez touffue. De ſa racine s’élève une tige ligneuſe, caſſante, haute de deux pieds, ramifiée dès ſon origine, blanche à l’intérieur & couverte d’une écorce grisâtre. Les feuilles ſont alternes, composées de pluſieurs folioles, diſposées ſur deux rangs le long d’une côte commune, terminée par une foliole impaire & garnie à ſa baſe de deux petites membranes que l’on nomme ſtipules. À l’extrémité de chaque rameau ſe trouvent des épis de fleurs rougeâtres, papillionacées, aſſez petites & composées de quantité de pétales. Les étamines au nombre de dix, & le piſtil ſurmonté d’un ſeul ſtyle, ſont diſposés comme dans la plupart des fleurs légumineuſes. Le piſtil ſe change en une petite gouſſe arrondie, légèrement courbe, d’un pouce de longueur & d’une ligne & demie de largeur, remplie de ſemences cylindriques, luiſantes & rembrunies.

Cette plante veut une terre légère, bien labourée & qui ne ſoit jamais inondée. L’on préfère pour cette raiſon des lieux qui ont de la pente, parce que cette poſition préſerve les champs du séjour des pluies qui flétriroient l’indigotier, & des inondations qui le couvriroient d’un limon nuiſible. Les terreins bas & plats peuvent être encore employés pour cette culture, ſi l’on pratique des rigoles & des foſſés pour l’écoulement des eaux, & ſi l’on a la précaution de ne planter qu’après la ſaiſon des pluies qui occaſionnent ſouvent des débordemens. On jette la graine dans de petites foſſes faites avec la houe, de deux ou trois pouces de profondeur, éloignées d’un pied les unes des autres, & en ligne droite le plus qu’il eſt poſſible. Il faut avoir une attention continuelle à arracher les mauvaiſes herbes qui étoufferoient aiſement l’indigotier. Quoiqu’on le puiſſe ſemer en toutes les ſaiſons, on préfère communément le printems. L’humidité fait lever la plante dans trois ou quatre jours. Elle eſt mûre au bout de deux mois. On la coupe avec des couteaux courbés en ſerpettes, lorſqu’elle commence à fleurir ; & les coupes continuent de ſix en ſix ſemaines, ſi le tems eſt un peu pluvieux. Sa durée eſt d’environ deux ans. Après ce terme elle dégénère. On l’arrache, & on la renouvelle.

Comme cette plante épuiſe bientôt le ſol, parce qu’elle ne pompe pas aſſez d’air & de rosée par ſes feuilles pour humecter la terre, il eſt avantageux au cultivateur d’avoir un vaſte eſpace qui demeure couvert d’arbres, juſqu’à ce qu’il convienne de les abattre, pour faire occuper leur place par l’indigo : car il faut ſe repréſenter les arbres comme des ſiphons par leſquels la terre & l’air ſe communiquent réciproquement leur ſubſtance fluide & végétative, des ſiphons où les vapeurs & les ſucs s’attirant tour-à-tour, ſe mettent en équilibre. Ainſi, tandis que la sève de la terre monte par les racines juſqu’aux branches, les feuilles aſpirent l’air & les vapeurs qui circulant par les fibres de l’arbre redeſcendent dans la terre, & lui rendent en rosée ce qu’elle perd en sève. C’eſt pour obéir à cette influence réciproque, qu’au défaut des arbres qui conſervent les champs vierges pour y ſemer de l’indigo, on couvre ceux qui ſont usés par cette plante de patates ou de lianes, dont les branches rampantes conſervent la fraîcheur de la terre, & dont les feuilles brûlées renouvellent la fertilité.

On diſtingue pluſieurs eſpèces d’indigo, mais on n’en cultive que deux. Le franc dont nous venons de parler, & le bâtard qui en diffère par ſa tige beaucoup plus élevée, plus ligneuſe & plus durable ; par ſes folioles plus longues & plus étroites ; par ſes gouſſes plus courbes ; par ſes ſemences noirâtres. Quoique l’un obtienne un plus haut prix, il eſt communément avantageux de cultiver l’autre, parce qu’on le renouvelle moins ſouvent, qu’il eſt plus peſant, qu’il donne plus de feuilles dont le produit eſt cependant moindre, à volume égal. On trouve un plus grand nombre de terres propres au premier ; le ſecond réuſſit mieux dans celles qui ſont plus exposées à la pluie. Tous deux ſont ſujets à de grands accidens dans le premier âge. Ils ſont quelquefois brûlés par l’ardeur du ſoleil ou étouffés ſous une toile dont un ver particulier à ces régions les entoure. On en voit dont le pied sèche & tombe par la piqûre d’un autre ver fort commun, ou dont les feuilles qui font leur prix ſont dévorées en vingt-quatre heures par les chenilles. Ce dernier accident trop ordinaire a fait dire que les cultivateurs d’indigo ſe couchoient riches & ſe levoient ruinés.

Cette production doit être ramaſſée avec précaution, de peur qu’en la ſecouant on ne faſſe tomber la farine attachée aux feuilles, qui eſt très-précieuſe. On la jette dans la trempoire : C’eſt une grande cuve, remplie d’eau. Il s’y fait une fermentation qui, dans vingt-quatre heures au plus tard, arrive au degré qu’on déſire. On ouvre alors un robinet pour faire couler l’eau dans une ſeconde cuve, appelée la batterie. On nettoie auſſi-tôt la trempoire afin de lui faire recevoir de nouvelles plantes, & de continuer le travail ſans interruption.

L’eau qui a paſſé dans la batterie ſe trouve imprégnée d’une terre très-ſubtile qui conſtitue ſeule la fécule ou ſubſtance bleue que l’on cherche, & qu’il faut séparer du ſel inutile de la plante, parce qu’il fait ſurnager la fécule. Pour y parvenir, on agite violemment l’eau avec des ſeaux de bois percés & attachés à un long manche. Cet exercice exige la plus grande précaution. Si on ceſſoit trop tôt de battre, on perdroit la partie colorante qui n’auroit pas encore été séparée du ſel. Si au contraire, on continuoit de battre la teinture après l’entière séparation, les parties ſe rapprocheroient, formeroient une nouvelle combinaiſon ; & le ſel par ſa réaction ſur la fécule, exiteroit une ſeconde fermentation qui altéreroit la teinture, en noirciroit la couleur, & feroit ce qu’on appelle indigo brûlé. Ces accidens ſont prévenus par une attention ſuivie aux moindres changemens que ſubit la teinture, & par la précaution que prend l’ouvrier d’en puiſer un peu, de tems en tems, avec un vaſe propre. Lorſqu’il s’apperçoit que les molécules colorées ſe raſſemblent en ſe séparant du reſte de la liqueur, il fait ceſſer le mouvement des ſeaux pour donner le tems à la fécule bleue de ſe précipiter au fond de la cuve, où on la laiſſe ſe raſſeoir juſqu’à ce que l’eau ſoit totalement éclaircie. On débouche alors ſucceſſivement des trous percés à différentes hauteurs, par leſquels cette eau inutile ſe répand en-dehors.

La fécule bleue qui eſt reſtée au fond de la batterie, ayant acquis la conſiſtance d’une boue liquide, on ouvre des robinets qui la font paſſer dans le repoſoir. Après qu’elle s’eſt encore dégagée de beaucoup d’eau ſuperflue dans cette troiſième & dernière cuve, on la fait égoutter dans des ſacs ; d’où, quand il ne filtre plus d’eau au travers de la toile, cette matière devenue plus épaiſſe, eſt miſe dans des caiſſons où elle achève de perdre ſon humidité. Au bout de trois mois, l’indigo eſt en état d’être vendu.

Les blanchiſſeuſes l’emploient pour donner une couleur bleuâtre au linge. Les peintres s’en ſervent dans leurs détrempes. Les teinturiers ne ſauroient faire de beau bleu ſans indigo. Les anciens le tiroient de l’Inde Orientale. Il a été tranſplanté, dans des tems modernes, en Amérique. Sa culture eſſayée ſucceſſivement en différens endroits, paroît fixée à la Caroline, à la Géorgie, à la Floride, à la Louyſiane, à Saint-Domingue & au Mexique. Ce dernier, le plus recherché de tous, eſt connu ſous le nom de Guatimala, parce qu’il croit ſur le territoire de cette cité fameuſe. On ſe l’y procure d’une manière qui mérite d’être remarquée.

Dans ces belles contrées où chaque propriété a quinze ou vingt lieues d’étendue, une portion de ce vaſte eſpace eſt employé tous les ans à la culture de l’indigo. Pour l’obtenir, les travaux ſe réduiſent à brûler les arbuſtes qui couvrent les campagnes, à donner aux terres un ſeul labour fait avec négligence. Ces opérations ont lieu dans le mois de mars, ſaiſon où il ne pleut que très-rarement dans ce délicieux climat. Un homme à cheval jette enſuite la graine de cette plante de la même manière qu’on sème le bled en Europe. Perſonne ne s’occupe plus de cette riche production juſqu’à la récolte.

Il arrive de-là que l’indigo lève dans un endroit & qu’il ne lève point dans d’autres ; que celui qui eſt levé eſt ſouvent étouffé par les plantes paraſites dont des ſarclages faits à propos l’auroient débarraſſé. Auſſi les Eſpagnols recueillent-ils moins d’indigo ſur 3 ou 4 lieues de terrein que les nations rivales dans quelques arpens bien travaillés. Auſſi leur indigo, quoique fort ſupérieur à tous les autres n’a-t-il pas toute la perfection dont il feroit ſuſceptible. L’Europe en reçoit annuellement ſix mille quintaux, qu’elle paie 7 626 960 liv.

Cette proſpérité augmentèrent infailliblement, ſi la cour de Madrid mettoit les naturels du pays en état de cultiver l’indigo pour leur propre compte. Cet intérêt perſonnel, ſubftitué à un intérêt étranger, les rendroit plus actifs, plus intelligens ; & il eft vraiſemblable que l’abondance & la bonté de l’indigo du Mexique banniroient, avec le tems, celui des autres colonies de tous les marchés.