Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 18

La bibliothèque libre.

XVIII. De la culture de la cochenille.

La cochenille, à laquelle nous devons nos belles couleurs de pourpre & d’écarlate, n’a exiſté jufqu’ici qu’au Mexique. J’avois avancé d’après les meilleurs auteurs, même Efpanols, que la nature de cette couleur étoit inconnue avant le commencement du ſiècle. En remontant aux originaux, j’ai trouvé qu’Acofta, en 1530, & Herrera, en 1601, l’avoient auſſi bien décrite que nos modernes naturaliftes. Je me retracte donc ; & je ſuis bien fâché de ne m’être pas trompé plus fouvent dans ce que j’ai écrit des Efpagnols. Grâce à l’ignorance des voyageurs & à la légéreté avec laquelle ils conſidèrent les productions de la nature dans tous les règnes, ſon hiſtoire ſe remplit de fauſſetés qui partent d’un ouvrage dans un autre, & que des auteurs qui ſe copient ſucceſſivement, tranſmettent d’âge en âge. On n’examine guère ce qu’on croit bien ſavoir ; & c’eſt ainſi qu’après avoir propagé les erreurs, les témoignages qui retardent l’obſervation en prolongent encore la durée. Un autre inconvénient, c’eſt que les philoſophes perdent un tems précieux à élever des ſyſtêmes qui nous en impoſent juſqu’à ce que les prétendus faits qui leur ſervoient de baſe aient été démentis.

La cochenille eſt un inſecte de la groſſeur & de la forme d’une punaiſe. Les deux ſexes y ſont diſtincts, comme dans la plupart des autres animaux. La femelle, fixée ſur un point de la plante preſqu’au moment de ſa naiſſance, y reſte toujours attachée par une eſpèce de trompe & ne préſente qu’une croûte preſque hémiſphérique qui recouvre toutes les autres parties. Cette enveloppe change deux fois en vingt-cinq jours & eſt enduite d’une pouſſière blanche, graſſe, impénétrable à l’eau. À ce terme, qui eſt l’époque de la puberté, le mâle, beaucoup plus petit & dont la forme eſt plus dégagée, ſort d’un tuyau farineux, à l’aide d’ailes dont il eſt pourvu. Il voltige au-deſſus des femelles immobiles & s’arrête ſur chacune d’elles. La même femelle eſt ainſi viſitée par pluſieurs mâles qui périſſent bientôt après la fécondation. Son volume augmente ſenſiblement juſqu’à ce qu’une goutte de liqueur, échappée de deſſous elle, annonce la ſortie prochaine des œufs qui ſont en grand nombre. Les petits rompent leur enveloppe en naiſſant & ſe répandent bientôt ſur la plante pour choiſir une place favorable & pour s’y fixer. Ils cherchent ſur-tout à ſe mettre à l’abri du vent d’Eſt. Auſſi l’arbriſſeau ſur lequel ils vivent, vu de ce côté-là, paroît-il tout verd ; tandis qu’il eſt blanc du côté opposé ſur lequel les inſectes ſe ſont portés de préférence.

Cet arbriſſeau, connu ſous le nom de nopal, de raquette & de figue d’Inde, a environ cinq pieds de haut. Sa tige eſt charnue, large, applatie, veloutée, un peu âpre, couverte de houppes d’épine répandues ſymétriquement ſur ſa ſurface. Elle ſe ramifie beaucoup & ſe rétrécit, ainſi que les rameaux, dans chacun de ſes points de diviſion : ce qui donne aux diverſes portions de la plante, ainſi étranglée, la forme d’une feuille ovale, épaiſſe & épineuſe. Cette plante n’a point d’autres feuilles. Ses fleurs éparſes ſur les jeunes tiges ſont composées d’un calice écailleux qui ſupporte beaucoup de pétales & d’étamines. Le piſtil, ſurmonté d’un ſeul ſtyle & caché dans le fond du calice, devient avec lui un fruit bon à manger, ſemblable à une figue, rempli de ſemences nichées dans une pulpe rougeâtre.

Il y a pluſieurs eſpèces de nopal. Ceux qui ont la tige liſſe les épines nombreuſes & trop rapprochées ne ſont point propres à l’éducation de la cochenille. Elle ne réuſſit bien que ſur celui qui a peu d’épines & une ſurface veloutée, propre à lui donner une aſſiette plus aſſurée. Il craint les vents, les pluies froides & la trop grande humidité. La méthode de le recéper n’eſt pas avantageuſe. On gagne plus à le replanter tous les ſix ans en mettant pluſieurs portions de tiges dans des foſſes aſſez profondes, diſposées en quinconce ou en quarré, à ſix ou huit pieds de diſtance. Un terrein ainſi planté, connu ſous le nom de nopalerie, n’a ordinairement qu’un ou deux arpens d’étendue, rarement trois. Chaque arpent produit juſqu’à deux quintaux de cochenille, & un homme ſuffit pour le cultiver.

Il doit ſarcler ſouvent, mais avec précaution, pour ne pas déranger l’inſecte qui ne ſurvit pas à ſon déplacement. Il détruira encore avec ſoin les animaux deſtructeurs, dont le plus redoutable eſt une chenille qui fait des traînées dans l’intérieur même de la plante, & attaque l’inſecte en-deſſous.

Dix-huit mois après la plantation, on couvre le nopal de cochenilles : mais pour les diſtribuer plus régulièrement ſur toute la plante, & empêcher qu’elles ne ſe nuiſent par leur rapprochement, on attache aux épines, de diſtance en diſtance, de petits nids faits avec la bourre de coco, ouverts du côté de l’Oueſt, remplis de douze à quinze mères prêtes à pondre. Les petits qui en ſortent s’attachent au nopal, & parviennent à leur plus grande conſiſtance en deux mois qui ſont la durée de leur vie. On en fait alors la récolte qui ſe renouvelle tous les deux mois depuis octobre juſqu’en mai. Elle peut être moins avantageuſe s’il y a un mélange d’une autre cochenille de moindre prix, ou s’il y a abondance de mâles dont on fait peu de cas, parce qu’ils ſont plus petits & qu’ils tombent avant le tems. Cette récolte doit précéder de quelques jours le moment de la ponte, ſoit pour prévenir la perte des œufs qui ſont riches en couleur, ſoit pour empêcher les petits de ſe répandre ſur une plante déjà épuisée, qui a beſoin de quelques mois de repos. En commençant par le bas, on détache ſucceſſivement les cochenilles avec un couteau, & on les fait tomber dans un baſſin placé au-deſſous, dont un des bords aplati s’applique exactement contre la plante que l’on nettoie enſuite avec le même couteau ou avec un linge.

Immédiatement avant la ſaiſon des pluies, pour prévenir la deſtruction totale des cochenilles qui pourroit être occaſionnée par l’intempérie de l’air, on coupe les branches de nopal chargées d’inſectes encore jeunes. On les ſerre dans les habitations, où elles conſervent leur fraîcheur comme toutes les plantes qu’on nomme graſſes. Les cochenilles y croiſſent pendant la mauvaiſe ſaiſon. Dès qu’elle eſt paſſé, on les met ſur des arbres extérieurs où la fraîcheur vivifiante de l’air leur fait bientôt faire leurs petits.

La cochenille ſylveſtre, eſpèce différente de la cochenille fine ou meſteque dont ou vient de parler, mais cultivée dans les mêmes lieux & ſur la même plante, n’exige pas les mêmes ſoins & les mêmes précautions. Elle a la vie moins délicate, réſiſte mieux aux injures de l’air. Sa récolte eſt conséquemment moins variable pour le produit & peut ſe faire toute l’année. Elle diffère de l’autre en ce qu’elle eſt plus petite, plus vorace, moins chargée en couleur, enveloppée d’un coton qu’elle étend à deux lignes autour d’elle. Elle ſe multiplie plus facilement, ſe répand plus loin & plus vite ſans aucun ſecours étranger ; de ſorte qu’une nopalerie en eſt bientôt couverte. Comme ſon produit eſt plus sûr, que ſon prix équivaut aux deux tiers de celui de la meſteque, & qu’elle ſe propage ſur toutes les eſpèces de nopal, on peut la cultiver avec ſuccès, mais séparément, parce que ſon voiſinage affameroit l’autre qui ſeroit auſſi étouffée ſous ſon duvet. On retrouve cette eſpèce au Pérou ſur un nopal très-épineux qui y eſt fort commun.

Les cochenilles n’ont pas été plutôt recueillies, qu’on les plonge dans l’eau chaude pour les faire mourir. Il y a différentes manières de les sécher. La meilleure eſt de les expoſer pendant pluſieurs jours au ſoleil, où elles prennent une teinte de brun roux, ce que les Eſpagnols appellent renegrida. La ſeconde eſt de les mettre au four, où elles prennent une couleur grisâtre, veinée de pourpre, ce qui leur fait donner le nom de jaſpeada. Enfin, la plus imparfaite, qui eſt celle que les Indiens pratiquent le plus communément, conſiſte à les mettre ſur des plaques avec leurs gâteaux de maïs : elles s’y brûdent ſouvent. On les appelle negra.

Quoique la cochenille appartienne au règne animal qui eſt l’eſpèce la plus périſſable, elle ne ſe gâte jamais. Sans autre attention que celle de l’enfermer dans une boëte, on la garde des ſiècles entiers avec toute ſa vertu.

Cette riche production réuſſiroit vraiſemblablement dans différentes parties du Mexique : mais juſqu’à nos jours, il n’y a eu guère que la province d’Oaxaca qui s’en ſoit sérieuſement occupée. Les récoltes ont été plus abondantes ſur un terrein aride, où le nopal ſe plaît, que ſur un ſol naturellement fécond ; elles ont éprouvé moins d’accidens dans les expoſitions agréablement tempérées, que dans celles où le froid & le chaud ſe faiſoient ſentir davantage. Les Mexicains connoiſſoient la cochenille avant la deſtruction de leur empire. Ils s’en ſervoient pour peindre leurs maiſons & pour teindre leur coton. On voit dans Herrera que, dès 1523, le miniſtère ordonnoit à Cortès de la multiplier. Les conquerans repouſſèrent ce travail comme ils mépriſoient tous les autres ; & il reſta tout entier aux Indiens. Eux ſeuls s’y livrent encore : mais trop ſouvent avec les fonds avancés par les Eſpagnols, à des conditions plus ou moins uſuraires. Le fruit de leur induſtrie eſt tout porté dans la capitale de la province, qui ſe nomme auſſi Oaxaca.

Cette ville où l’on arrive par de beaux chemins, & où l’on jouit d’un printems continuel, s’élève au milieu d’une plaine ſpacieuſe, couverte de jolis hameaux & bien cultivée. Ses rues ſont larges, tirées au cordeau, & formées par des maiſons un peu baſſes, mais agréablement bâties. Ses places, ſon aqueduc, ſes édifices publics ſont d’aſſez bon goût. Elle a quelques manufactures de ſoie & de coton. Les marchandiſes d’Aſie & celles d’Europe y ſont d’un uſage général. Nous avons eu occaſion de voir pluſieurs voyageurs que les circonſtances avoient conduits à Oaxaca. Tous nous ont aſſuré que de tous les établiſſemens formés par les Eſpagnols dans le Nouveau-Monde, c’étoit celui où l’eſprit de ſociété avoit fait le plus de progrès. Tant d’avantages paroiſſent une ſuite du commerce de la cochenille.

Indépendamment de ce que conſomment l’Amérique & les Philippines, l’Europe reçoit tous les ans quatre mille quintaux de cochenille fine, deux cens quintaux de granille, cent quintaux de pouſſière de cochenille, & trois cens quintaux de cochenille ſyſveſtre, qui, rendus dans ſes ports, ſont vendus 8 610 140 liv.

Cette riche production n’a crû juſqu’ici qu’au profit de l’Eſpagne. M. Thiery, botaniſte François, bravant plus de dangers qu’on n’en ſauroit imaginer, l’a enlevée à Oaxaca même, & l’a tranſplantée à Saint-Domingue, où il la cultive avec une persévérance digne de ſon premier courage. Ses premiers ſuccès ont ſurpaſſé ſon attente, & tout porte à eſpérer que la ſuite répondra à de ſi heureux commencemens. Puiſſe ce genre de culture, puiſſent les autres s’étendre plus loin encore & occuper de nouvelles nations. Eh ! ne ſommes-nous pas tous frères ? enfans du même père, ne ſommes-nous pas appelés à une deſtinée commune ? Faut-il que je traverſe la proſpérité de mon ſemblable, parce que la nature a placé une rivière ou une montagne entre lui & moi ? Cette barrière m’autoriſe-t-elle à le haïr, à le persécuter ? O combien cette prédilection excluſive pour des ſociétés particulières, a coûté de calamités au globe, combien il lui en coûtera dans la ſuite, ſi la ſaine philoſophie n’éclaire enfin des eſprits trop long-tems égarés par des ſentimens factices ! Ma voix eſt trop foible, ſans doute, pour diſſiper le preſtige. Mais il naîtra, n’en doutons point, il naîtra des écrivains, dont le raiſonnement & l’éloquence perſuaderont tôt ou tard aux générations futures, que le genre humain eſt plus que la patrie, ou plutôt que le bonheur de l’une eſt étroitement lié à la félicité de l’autre.

Aux grandes exportations dont on a parlé, il faut ajouter l’envoi que fait le Mexique de dix mille trois cens cinquante quintaux de bois de campêche, qui produiſent 112 428 liv. ; de trois cens dix quintaux de breſillet, qui produiſent 4 266 liv. ; de quarante-ſept quintaux de carmin, qui produiſent 81 000 liv. ; de ſix quintaux d’écaille, qui produiſent 24 300 liv. ; de quarante-ſept quintaux de rocou, qui produiſent 21 600 liv., de trente quintaux de ſalſe-pareille, qui produiſent 4 147 liv. ; de quarante quintaux de baume, qui produiſent 45 920 liv. ; de cinq quintaux de ſang de dragon, qui produiſent 270 liv. ; de cent cuirs en poil, qui produiſent 1 620 liv.

Mais, comme ſi la nature n’avoit pas fait aſſez pour l’Eſpagne, en lui accordant preſque gratuitement tous les tréſors de la terre que les autres nations ne doivent qu’aux travaux les plus rudes, elle lui a encore prodigué, ſur-tout au Mexique, l’or & l’argent qui ſont le véhicule ou le ſigne de toutes les productions.