Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 19

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XIX. De l’exploitation des mines.

Tel eſt ſur nous l’empire de ces brillans & funeſtes métaux, qu’ils ont balancé l’infamie & l’exécration que méritoient les dévaſtateurs de l’Amérique. Les noms du Mexique, du Pérou, du Potoſi, ne nous font pas friſſonner ; & nous ſommes des hommes ! Aujourd’hui même que l’eſprit de juſtice & le ſentiment de l’humanité ſont devenus l’âme de nos écrits, la règle invariable de nos jugemens ; un navigateur qui deſcendroit dans nos ports avec un vaiſſeau chargé de richeſſes notoirement acquiſes par des moyens auſſi barbares, ne paſſeroit-il pas de ſon bord dans ſa maiſon, au milieu du bruit général de nos acclamations ? Quelle eſt donc cette ſageſſe dont notre ſiècle s’enorgueillit ſi fort ? Qu’eſt-ce donc que cet or, qui nous ôte l’idée du crime & l’horreur du ſang ? Sans doute qu’un moyen d’échange entre les nations, un ſigne repréſentatif de toutes les ſortes de valeurs, une évaluation commune de tous les travaux, a quelques avantages. Mais ne vaudroit-il pas mieux que les nations fuſſent demeurées sédentaires, iſolées, ignorantes & hoſpitalières, que de s’être empoiſonnées de la plus féroce de toutes les paſſions ?

L’origine des métaux n’a pas été toujours bien connue. On a cru long-tems qu’ils étoient auſſi anciens que le monde. On penſe aujourd’hui, avec plus de raiſon, qu’ils ſe forment ſucceſſivement. Il n’eſt pas poſſible en effet de douter que la nature ne ſoit dans une action continuelle, & que ſes reſſorts ne ſoient auſſi puiſſans ſous nos pieds que ſur notre tête.

Chaque métal, ſuivant les chymiſtes, a pour principe une terre qui le conſtitue, & qui lui eſt particulière. Il ſe montre à nous, tantôt tous la forme qui le caractériſe, & tantôt fous des formes variées, dans leſquelles il n’y a que des yeux exercés qui puiſſent le reconnoître. Dans le premier cas, on l’appelle vierge, & dans le ſecond minéralisé.

Soit vierges, ſoit minéralisés, les métaux ſont quelquefois épars par fragmens, dans les couches horizontales ou inclinées de la terre. Ce n’eſt pas le lieu de leur origine. Ils y ont été entraînés par les embraſemens, les inondations, les tremblemens qui bouleverſent ſans interruption notre misérable planète. Ordinairement on les trouve, tantôt en veines ſuivies, & tantôt en maſſes détachées, dans le ſein des rochers & des montagnes où ils ont été formés.

Selon les conjectures des naturaliſes, dans ces grands ateliers toujours échauffés, s’élèvent perpétuellement des exhalaiſons. Ces liqueurs ſulfureuſes & ſalines, agiſſent ſur les molécules métalliques, les atténuent, les diviſent, & les mettent en état de voltiger dans les cavités de la terre. Elles ſe renniſſent. Devenues trop peſantes pour ſe ſoutenir dans l’air, elles tombent & s’entaſſent les unes ſur les autres. Si, dans leurs différens mouvemens, elles n’ont pas rencontré d’autres corps, elles forment des métaux purs. Il n’en eſt pas de même, ſi elles ſe ſont combinées avec des matières étrangères.

La nature, qui ſembloit vouloir les cacher, n’a pu les dérober à l’avidité de l’homme. En multipliant les obſervations, on eſt parvenu à connoître les lieux où ſe trouvent les mines. Ce ſont, pour l’ordinaire, des montagnes, où les plantes croiſſent foiblement & jauniſſent vite ; où les arbres ſont petits & tortueux ; où l’humidité des rosées, des pluies, des neiges même ne ſe conſerve pas ; où s’élèvent des exhalaiſons ſulfureuſes & minérales ; où les eaux ſont chargées de ſels vitrioliques ; où les ſables contiennent des parties métalliques. Quoique chacun de ces ſignes, pris ſolitairement, ſoit équivoque, il eſt rare qu’ils ſe réuniſſent tous, ſans que le terrein renferme quelque mine.

Mais à quelles conditions tirons-nous cette richeſſe ou ce poiſon des abîmes où la nature l’avoit renfermé ? Il faut percer des rochers à une profondeur immenſe ; creuſer des canaux ſouterreins qui garantirent des eaux qui affluent & qui menacent de toutes parts ; entraîner dans d’immenſes galeries des forêts coupées en étais ; ſoutenir les voûtes de ces galeries, contre l’énorme peſanteur des terres qui tendent ſans ceſſe à les combler & à enfouir ſous leur chute les hommes avares & audacieux qui les ont conſtruites ; creuſer des canaux & des aqueducs ; inventer ces machines hydrauliques ſi étonnantes & ſi variées, & toutes les formes diverſes de fourneaux ; courir le danger d’être étouffé ou conſumé par une exhalaiſon qui s’enflamme à la lueur des lampes qui éclairent le travail ; & périr enfin d’une phtiſie qui réduit la vie de l’homme à la moitié de ſa durée. Si l’on examine combien tous ces travaux ſuppoſent d’obſervations, de tentatives & d’eſſais, on reculera l’origine du monde bien au-delà de ſon antiquité connue. Nous montrer l’or, le fer, le cuivre, l’étain & l’argent employés par les premiers hommes, c’eſt nous bercer d’un menſonge qui ne peut en impoſer qu’à des enfans.

Lorſque le travail de la minéralogie eſt fini, celui de la métallurgie commence. Son objet eſt de séparer les métaux les uns des autres, & de les dégager des matières étrangères qui les enveloppent.

Pour séparer l’or des pierres qui le contiennent, il ſuffit de les écraſer & de les réduire en poudre. On triture enſuite la matière pulvérisée avec du vif argent, qui s’unit avec ce précieux métal, mais ſans s’unir, ni avec le roc, ni avec le ſable, ni avec la terre qui s’y trouvoient mêlés. Avec le ſecours du feu, on diſtille enſuite le mercure, qui, en partant, laiſſe l’or au fond du vaſe dans l’état d’une poudre qu’on purifie à la coupelle. L’argent vierge n’exige pas d’autres préparations.

Mais quand l’argent eſt combiné avec des ſubſtances étrangères, ou avec des métaux d’une nature différente, il faut une grande capacité & une expérience conſommée pour le purifier. Tout autoriſe à penſer qu’on n’a pas ce talent dans le Nouveau-Monde. Auſſi eſt-il généralement reçu, que des mineurs Allemands ou Suédois, trouveroient dans le minéral déjà exploité, plus de richeſſes que l’Eſpagnol n’en a déjà tirées. Ils éleveroient leur fortune ſur des mines, qu’un défaut d’intelligence a fait rejeter comme inſuffiſantes pour payer les dépenſes qu’elles exigeoient.

Avant l’arrivée des Caſtillans, les Mexicains n’avoient d’or que ce que les torrens en détachoient des montagnes ; ils avoient moins d’argent encore, parce que les haſards qui pouvoient en faire tomber dans leurs mains, étoient infiniment plus rares. Ces métaux n’étoient pas pour eux un moyen d’échange, mais de pur ornement & de ſimple curioſité. Ils y étoient peu attachés. Auſſi prodiguèrent-ils d’abord le peu qu’ils en avoient à une nation étrangère qui en faiſoit ſon idole ; auſſi en jettoient-ils aux pieds de ſes chevaux, qui, en mâchant leurs mords, devaient paroître s’en nourrir. Mais, lorſque les hoſtilités entre les deux peuples eurent commencé, & à meſure que l’animoſité augmentoit, ces perfides tréſors furent jetés en partie dans les lacs & dans les rivières, pour en priver un ennemi implacable qui ſembloit n’avoir paſſé tant de mers que pour en obtenir la poſſeſſion. Ce fut ſur-tout dans la capitale & à ſon voiſinage qu’on prit ce parti. Après la ſoumiſſion, le conquérant parcourut l’empire pour ſatiſfaire ſa paſſion dominante. Les temples, les palais, les maiſons des particuliers, les moindres cabanes : tout fut viſité, tout fut dépouillé. Cette ſource épuisée, il fallut recourir aux mines.

Celles qui pouvoient donner des plus grandes eſpérances ſe trouvoient dans des contrées qui n’avoient jamais ſubi le joug Mexicain. Nuno de Guſman fut chargé en 1530, de les aſſervir. Ce que ce capitaine devoit à un nom illuſtre ne l’empêcha pas de ſurpaſſer en férocité tous les aventuriers, qui juſqu’alors avoient inondé de ſang les infortunées campagnes du Nouveau-Monde. Sur des milliers de cadavres, il vint à bout, en moins de deux ans, d’établir une domination très-étendue, dont on forma l’audience de Guadalaxara. Ce fut toujours la partie de la Nouvelle-Eſpagne la plus abondante en métaux. Ces richeſſes ſont ſur-tout communes dans la Nouvelle-Galice, dans la Nouvelle-Biſcaye, & principalement dans le pays de Zacatecas. Du ſein de ces arides montagnes ſort la plus grande partie des 80 000 000 liv. qu’on fabrique annuellement dans les monnoies du Mexique. La circulation intérieure, les Indes Orientales, les iſles nationales & la contrebande, abſorbent près de la moitié de ce numéraire. On en porte dans la métropole 44 196 047 liv. à quoi il faut ajouter cinq mille ſix cens trente-quatre quintaux de cuivre qui ſont vendus en Europe 453 600 l.

Dans les premières années qui ſuivirent la conquête, tous les paiemens ſe faiſoient avec des lingots d’argent, avec des morceaux d’or, dont le poids & la valeur avoient reçu la ſanction du gouvernement. Le beſoin d’une monnoie régulière ne tarda pas à ſe faire ſentir, & vers 1542 ces premiers métaux furent convertis en eſpèces de différentes grandeurs. On en fabriqua même de cuivre, mais les Indiens les dédaignèrent. Forcés d’en recevoir, ils les jettoient avec mépris dans les lacs & dans les rivières. En moins d’un an il en diſparut pour plus d’un million ; & ce fut une néceſſité de renoncer à un moyen d’échange qui révoltoit les dernières claſſes du peuple.

Quoique l’éducation des troupeaux, les cultures & l’exploitation des mines ſoient reſtées, au Mexique, fort loin du terme où une nation active n’eût pas manqué de les porter, les manufactures y ſont dans un plus grand déſordre encore. Celles de laine & de coton ſont aſſez généralement répandues : mais comme elles ſont entre les mains des Indiens, des métis, des mulâtres, & qu’elles ne ſervent qu’aux vêtemens des gens peu riches, leur imperfection ſurpaſſe tout ce qu’on peut dire. Il ne s’en eſt formé de moins défectueuſes qu’à Quexetaco où l’on fabrique d’aſſez beaux draps. Mais c’eſt ſur-tout dans la province de Tlaſcala que les travaux ſont animés. Sa poſition entre Vera-Crux & Mexico, la douceur du climat, la beauté du pays, la fertilité des terres y ont fixé la plupart des ouvriers qui paſſoient de l’ancien dans le Nouveau-Monde. On en a vu ſortir ſucceſſivement des étoffes de ſoie, des rubans, des galons, des dentelles, des chapeaux qu’ont conſommés ceux des meſſe, ceux des Eſpagnols qui n’étoient pas en état de payer les marchandiſes apportées d’Europe. C’eſt Los-Angèles, ville étendue, riche & peuplée qui eſt le centre de cette induſtrie. Toute la fayence, la plupart des verres & des cryſtaux qui ſe vendent dans l’empire, ſortent de ſes ateliers. Le gouvernement y fait même fabriquer des armes à feu.