Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 21

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XXI. Sévérités outrées qui ſe perpétuent dans la Nouvelle-Angleterre, après même l’extinction du fanatiſme.

Des loix trop sévères ſubſiſtent toujours dans ces contrées. On jugera de ce rigoriſme par le diſcours que tint, il n’y a pas long-tems devant les magiſtrats, une fille convaincue d’avoir produit, pour la cinquième fois, un fruit illégitime.

« J’oſe eſpérer, dit-elle, que la cour me permettra de dire un mot en ma faveur.

« Je ſuis une fille pauvre infortunée, qui pouvant à peine gagner ma ſubſiſtance, n’ai pas le moyen de payer des avocats pour plaider ma cauſe. Je vais donc faire parler la raiſon. Comme elle a ſeule le droit de dicter des loix, elle peut les examiner toutes. Celle qui me conduit à votre tribunal m’a déjà jugée. Je ne demande pas qu’on s’en écarte pour me faire grâce. Mais je vous prie, Meſſieurs, d’intercéder auprès du gouvernement, pour qu’il daigne me remettre l’amende à laquelle vous m’allez condamner.

« C’eſt la cinquième fois que je parois devant vous pour le même délit. Deux fois j’ai payé de fortes amendes, & deux fois trop indigente pour expier ma faute par une peine pécuniaire, j’ai ſubi un châtiment douloureux & flétriſſant. Ces peines ſont ordonnées par la loi ; je le ſais. Mais ſi l’on doit abroger les loix quand elles ſont déraiſonnables ; ſi l’on doit les mitiger quand elles ſont trop sévères, j’oſe vous dire que celle qui me pourſuit eſt à la fois injuſte & cruelle à mon égard. Au crime près, dont ce tribunal m’accuſe, & dont le ciel m’abſout, j’ai mené juſqu’à préſent une vie irréprochable. Je défie mes ennemis, ſi j’ai le malheur d’en avoir que je n’ai pas mérités, de me charger de la moindre injuſtice. J’examine ma conſcience & ma conduite ; l’une & l’autre, je le dis hardiment, me paroiſſent pures comme le jour qui m’éclaire : & lorſque je cherche mon crime, je ne le trouve que dans la loi.

« C’eſt au riſque de ma vie que j’ai donné le jour à cinq enfans. Je les ai nourris de mon lait & de mon travail, ſans être à charge au public ni à perſonne. Je me ſuis dévouée avec tout le courage de la tendreſſe maternelle, aux pénibles ſoins qu’exigeoient leur foibleſſe & leur âge. Je les ai formés à la vertu, qui n’eſt que la raiſon. Ils aiment déjà leur patrie comme moi. Ils ſeront citoyens comme vous-mêmes ; à moins que vous ne leur ôtiez par de nouvelles amendes le fonds de leur ſubſiſtance, & que vous ne les forciez à fuir une région qui les repouſſa dès le berceau.

« Eſt-ce donc un crime de féconder ou de procréer, à l’exemple de la terre, notre mère commune ? D’augmenter le nombre des colons dans un pays nouveau qui ne demande que des habitans ? Je n’ai débauché le mari d’aucune femme ; je n’ai jamais attiré dans mes filets aucun jeune homme. Perſonne n’a ſujet de ſe plaindre de moi ; ſi ce n’eſt peut-être le miniſtre de l’évangile, & le juge de paix, qui ſont fâchés d’avoir perdu les honoraires de leurs fonctions, parce que j’ai eu des enfans ſans être mariée devant eux. Mais, eſt-ce ma faute à moi ? J’en appelle à vous, Meſſieurs. Vous convenez que je ne manque point de jugement. Ne ſeroit-ce pas une folie, une ſtupidité, ſi m’étant livrée aux devoirs les plus pénibles du mariage, je n’en avois pas recherché les honneurs ? J’ai toujours été, je ſuis encore diſposée à me marier ; & je me flatte que je ſerois digne d’un état ſi reſpectable, avec la fécondité, l’induſtrie, l’économie, & la frugalité dont la nature m’a douée : car elle m’avoit deſtinée à être une femme honnête & vertueuſe. J’eſperois le devenir ; lorſqu’étant encore vierge, je n’écoutai les premiers vœux de l’amour qu’avec le ferment du mariage. Mais la confiance indiſcrête que j’eus dans la ſincérité du premier homme que j’aimai, m’a fait perdre mon honneur, en comptant fur le ſien. J’eus un enfant de lui ; puis il m’abandonna. Cet homme eft connu de vous tous : il eft devenu magiſtrat comme vous. Je devois croire qu’il ſe ſeroit montré dans cette cour aujourd’hui, pour modérer la rigueur de votre ſentence. S’il eût paru, je n’aurois rien dit. Mais comment pourrois-je ne pas accuſer l’injuſtice de mon ſort, qui veut que celui qui m’a séduite & ruinée, après avoir été la cauſe de ma perte, jouiſſe des honneurs & du pouvoir, ſoit aſſis dans les tribunaux où l’on punit mon malheur par les verges & par l’infamie ? Quel étoit le légiſlateur barbare qui, prononçant entre les deux ſexes, favoriſa le plus fort, & sévit ſur le plus foible ; fur ce ſexe malheureux qui, pour une jouiſſance, compte mille dangers & mille infirmités ; ſur ce fexe à qui la nature vend, à un prix capable d’épouvanter les paſſions les plus effrénées, ces mêmes plaiſirs qu’à vous elle vous donne ſi libéralement ?

« Je n’ai point craint, pour ne pas trahir la nature, de m’expoſer au déſhonneur injuſte, aux châtimens honteux. J’ai mieux aimé tout ſouffrir que d’être parjure aux vœux de la propagation, que d’étouffer mes enfans avant de les concevoir, ou après les avoir conçus. Je n’ai pu, je l’avoue, après avoir perdu ma virginité, garder le célibat dans une proſtitution ſecrète & ſtérile ; & je demande encore la peine qui m’attend, plutôt que de cacher les fruits de la fécondité que le ciel a donnée à l’homme & à la femme, comme ſa première bénédiction.

« On dira, ſans doute, qu’indépendamment des loix civiles, j’ai violé les préceptes de la religion ? Mais c’eſt à la religion de me punir, ſi j’ai péché contre elle. Eh ! n’eſt-ce pas aſſez qu’elle m’ait exclue de la communion de mes frères, qui ſeroit une conſolation pour moi ? J’ai, dites-vous, offensé le ciel, & je dois m’attendre à des feux éternels. Si vous le croyez, pourquoi m’accabler de châtimens en ce monde ? Non, Meſſieurs, le ciel n’eſt pas impitoyable, injuſte comme vous. Si je croyois que ce que vous appelez un péché fût réellement un crime, je n’aurois pas l’audace, ni la méchanceté de le commettre. Mais comment oſerois-je penſer que Dieu ſoit irrité de me voir procréer des enfans, quand il leur donne un corps ſain & robuſte qu’il ſe plaît à douer d’une âme immortelle ? Dieu juſte & bon ; Dieu réparateur des maux & des injuſtices, c’eſt à toi que j’en appelle ici de la ſentence de mes juges ! Ne me venge point ; ne les punis pas ; mais daigne les éclairer & les attendrir ! Si tu as donné à l’homme la femme pour compagne ſur cette terre hériſſée de ronces, qu’il n’accable pas d’opprobre un ſexe qu’il a lui-même corrompu ; qu’il ne sème pas la honte & la misère dans le plaiſir où tu as attaché la conſolation de ſes peines ! qu’il ne ſoit pas ingrat & dénaturé juſqu’au ſein du bonheur, en livrant aux ſupplices les victimes de ſes voluptés ! Fais qu’il reſpecte dans ſes déſirs la pudeur qu’il honore ; ou qu’après l’avoir violée dans ſes plaiſirs, il la plaigne du moins au lieu de l’outrager : ou plutôt fais qu’il ne change point en crimes des actions que toi-même as permiſes ou commandées, quand tu dis à ſa race de croître & de ſe multiplier » !

Ce diſcours, qu’on entendroit ſouvent dans nos contrées & par-tout où l’on a attaché des idées morales à des actions phyſiques qui n’en comportent point, ſi les femmes y avoient l’intrépidité de Polli Baker, c’étoit le nom de l’accusée ; ce diſcours produiſit dans la Nouvelle-Angleterre une révolution étonnante dans tous les eſprits. Le tribunal la diſpenſa de l’amende ou du châtiment ; & pour comble de triomphe, un de ſes juges l’épouſa : tant la voix de la raiſon eſt au-deſſus des preſtiges d’une éloquence étudiée. Mais le préjugé public a repris ſon aſcendant ; ſoit que le bien politique & ſocial faſſe taire ſouvent les cris de la nature iſolée ; ſoit que dans un gouvernement où la religion ne porte point au célibat, le commerce illicite des deux ſexes trouve moins d’excuſes que dans les états où le clergé, la nobleſſe, le luxe, la misère, l’exemple ſcandaleux de la cour & de l’égliſe, corrompent, ſurchargent, aviliſſent & déconſeillent le mariage.

La Nouvelle-Angleterre a du moins des reſſources contre les mauvaiſes loix, dans ſa conſtitution même, ou le peuple légiſlateur peut corriger aisément des abus qu’il reſſent ; elle en a dans ſa ſituation locale, qui laiſſe un vaſte champ ouvert à l’induſtrie, à la population.