Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 22

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XXII. Étendue, organiſation, population, cultures, pêcheries, manufactures, exportations de la Nouvelle-Angleterre.

Cette colonie, bornée au nord par le Canada, à l’oueſt par la Nouvelle-York, à l’eſt & au ſud par la Nouvelle Écoſſe, & par l’océan, n’a pas moins de trois cens milles ſur les bords de la mer, & s’étend à plus de cinquante milles dans les terres.

Les défrichemens ne s’y font pas au haſard, comme dans les autres provinces. Dès les premiers tems, ils furent aſſujettis à des loix qui depuis ont été immuables. Un citoyen, quel qu’il ſoit, n’a pas la liberté de s’établir, même dans un terrein vague. Le gouvernement, qui a voulu que tous ſes membres fuſſent à l’abri des incurſions des ſauvages, qu’ils fuſſent à portée des ſecours d’une ſociété bien ordonnée, a réglé que des villages entiers ſeroient formés dans le même tems. Dès que ſoixante familles offrent de bâtir une égliſe, d’entretenir un paſteur, de ſolder un maître d’école ; l’aſſemblée générale leur aſſigne un emplacement, & leur donne le droit d’avoir deux repréſentans dans le corps légiſlatif de la colonie. Le diſtrict qu’on leur aſſigne, eſt toujours limitrophe des terres déjà défrichées, & contient le plus ordinairement, ſix mille quarrés d’Angleterre. Ce nouveau peuple choiſit une aſſiette convenable à l’habitation, dont la forme eſt généralement quarrée. Le temple eſt au milieu. Les colons partagent le terrein entre eux, & chacun enferme ſa propriété d’une haie vive. On réſerve quelque bois pour une commune. Ainſi s’agrandit continuellement la Nouvelle-Angleterre, ſans ceſſer de faire un tout bien organisé.

Quoique placée au milieu de la zone tempérée, la colonie ne jouit pas d’un climat auſſi doux que celui des provinces de l’Europe, qui ſont ſous les mêmes parallèles. Elle a des hivers plus longs & plus froids, des étés plus courts & plus chauds. Le ciel y eſt communément ſerein, & les pluies y ſont plus abondantes que durables. L’air y eſt devenu plus pur, à meſure qu’on a facilité ſa circulation, en abattant les bois. Perſonne ne ſe plaint plus de ces vapeurs malignes, qui, dans les premiers tems, emportèrent quelques habitans.

Le pays eſt partagé en quatre provinces, qui, dans l’origine, n’avoient preſque rien de commun. La néceſſité d’être en armes contre les ſauvages, les décida à former, en 1643, une confédération, où elles prirent le nom de Colonies unies. En vertu de cette union, deux députés de chaque établiſſement devoient ſe trouver dans un lieu marqué, pour y décider des affaires de la Nouvelle-Angleterre, ſuivant les inſtructions de l’aſſemblée particulière qu’ils repréſentoient. Cette aſſociation ne bleſſoit en rien le droit qu’avoit chacun de ſes membres de ſe conduire en tout à ſa volonté.

Leur indépendance de la métropole, n’étoit guère moins entière. En conſentant à ces établiſſemens, on avoit réglé que leur code ne contrarieroit en rien la légiſlation de la mère patrie ; que le jugement de tous les grands crimes, commis ſur leur territoire, lui ſeroit réſervé ; que leur commerce viendroit tout entier aboutir à ſes rades. Aucun de ces devoirs ne fut rempli. D’autres obligations moins importantes, étoient également négligées. L’eſprit républicain avoit déjà fait de trop grands progrès, pour qu’on ſe tînt lié par ces arrangemens. La ſoumiſſion des colons ſe bornoit à reconnoître vaguement le roi d’Angleterre pour leur ſouverain.

Maſſachuſet, la plus floriſſante des quatre provinces, ſe permettoit encore plus de choſes que les autres, & ſe les permettoit plus ouvertement. Une conduite ſi fière attira ſur elle le reſſentiment de Charles II. Ce prince annula, en 1684, la charte que ſon père avoit accordée ; il établit une adminiſtration preſque arbitraire, & ne craignit pas de faire lever des impôts pour ſon propre uſage. Le deſpotiſme ne diminua pas ſous ſon ſucceſſeur. Auſſi, à la première nouvelle de ſa deſtitution, ſon lieutenant fut-il arrêté, mis aux fers, & renvoyé en Europe.

Guillaume III, quoique très-ſatiſfait de ce zèle ardent, ne rétablit pas Maſſachuſet dans ſes anciennes prérogatives, comme elle le déſiroit, comme elle l’avoit eſpéré peut-être. Il lui rendit, à la vérité, un titre, mais un titre qui n’avoit preſque rien de commun avec le premier.

Par la nouvelle charte, le gouverneur nommé par la cour devoit avoir le droit excluſif de convoquer, de proroger, de diſſoudre l’aſſemblée nationale. Seul, il pouvoit donner la ſanction aux loix portées, aux impôts décidés par ce corps. La nomination de tous les emplois militaires appartenoit à ce commandant. Avec le conſeil, il avoit le choix des magiſtrats. Les deux chambres n’avoient la diſpoſition des autres places moins importantes que de ſon aveu. Le tréſor public ne s’ouvroit que par ſon ordre, appuyé du ſuffrage de ſon conſeil. Son autorité portoit encore ſur quelques points, qui gênoient beaucoup la liberté. Connecticut & Rhode-Iſland, qui avoient à propos conjuré l’orage par leur ſoumiſſion, reſtoient en poſſeſſion de leur contrat primitif. Pour le Nouvel-Hampſhire, il avoit toujours été conduit ſur des principes aſſez ſemblables à ceux qu’on adoptoit pour Maſſachuſet. Un même chef régiſſoit les quatre provinces : mais avec les maximes qui convenoient à la conſtitution de chaque colonie.

Suivant un tableau publié par le congrès général du continent de l’Amérique Angloiſe, il ſe trouve quatre cens mille habitans à Maſſachuſet ; cent quatre-vingt-douze mille à Connecticut ; cent cinquante mille à Hampſhire ; cinquante-neuf mille ſix cens ſoixante dix-huit à Rhode-Iſland : ce qui forme dans ce ſeul établiſſement une population de quatre-vingt un mille ſix cens ſoixante-dix-huit âmes.

Une ſi grande multiplication d’hommes, ſembleroit annoncer un ſol excellent. Il n’en eſt pas ainſi. À l’exception de quelques cantons du Connecticut, les autres terres étoient originairement couvertes de pins, & par conséquent ſtériles tout-à-fait ou très-peu fertiles. Aucun des grains d’Europe n’y proſpère ; & jamais leur produit n’a pu ſuffire à la nourriture de ſes habitans. On les a toujours vu réduits à vivre de maïs, ou à tirer d’ailleurs une portion de leur ſubſiſtance. Auſſi, quoique le pays ſoit aſſez généralement propre aux fruits, aux légumes, aux troupeaux, les campagnes ne ſont-elles pas la partie la plus intéreſſante de ces contrées. C’eſt ſur des côtes hériſſées de rochers, mais favorables à la pêche, que s’eſt portée la population, que l’activité s’eſt accrue, que l’aiſance eſt devenue commune.

L’inſuffiſance des récoltes dut exciter plutôt & plus vivement l’induſtrie dans la Nouvelle-Angleterre, que ſur le reſte de ce continent. On y conſtruiſit même, pour les navigateurs étrangers, beaucoup de navires, dont les matériaux, aujourd’hui chers & rares, furent long-tems communs & à bon marché. La facilité de ſe procurer du poil de caſtor, donna naiſſance à une fabrique de chapeaux fort conſidérable. Des toiles de lin & de chanvre ſortirent des ateliers. Avec la toiſon de ſes moutons, la colonie fabriqua des étoffes d’un tiſſu groſſier, mais ſerré.

À ces manufactures, qu’on pourroit appeler nationales, s’en joignit une autre alimentée par des matières étrangères. Le ſucre donne un réſidu, connu ſous le nom de ſirop ou de mélaſſe. Les nouveaux Anglois l’allèrent chercher aux Indes Occidentales, & le firent d’abord ſervir, en nature, à divers uſages. L’idée leur vint de le diſtiller. Ils vendirent une quantité prodigieuſe de cette eau-de-vie aux ſauvages voiſins, aux pêcheurs de morue, à toutes les provinces ſeptentrionales ; ils la portèrent même aux côtes d’Afrique, où ils la livrèrent avec un avantage marqué aux Anglois, occupés de l’achat des eſclaves.

Cette branche de commerce & d’autres circonſtances, mirent les nouveaux Anglois à portée de s’approprier une partie des denrées de l’Amérique, ſoit Méridionale, ſoit Septentrionale. Les échanges de ces deux régions, ſi néceſſaires l’une à l’autre, paſſèrent par leurs mains. Ils devinrent comme les courtiers, comme les Hollandois du Nouveau-Monde.

Cependant, la plus grande reſſource de ces provinces, ce fut toujours la pêche. Sur leurs côtes même, elle eſt très-conſidérable. Il n’y a point de rivière, de baie, de port où l’on ne voie un nombre prodigieux de bateaux occupés à prendre le ſaumon, l’eſturgeon, la morue, d’autres poiſſons, qui trouvent tous un débouché avantageux.

La pêche du maquereau, faite principalement à l’embouchure du Pentagoet, qui ſe perd dans la baie de Fundi ou Françoiſe, à l’extrémité de la colonie, occupe durant le printems & durant l’automne, quatorze ou quinze cens bateaux & deux mille cinq cens hommes.

La pêche de la morue eſt encore plus utile à la Nouvelle-Angleterre. De ſes ports nombreux, ſortent tons les ans pour différens parages plus ou moins voiſins, cinq cens bâtimens de cinquante tonneaux avec quatre mille hommes d’équipage. Ils pêchent au moins deux cens cinquante mille quintaux de morue.

La baleine occupe auſſi ces colonies. Avant 1763, la Nouvelle-Angleterre faiſoit cette pêche en mars, avril & mai, dans le golfe de la Floride ; & en juin, juillet, août, à l’eſt du grand banc de Terre-Neuve. On n’y envoyoit alors que cent vingt chaloupes, de ſoixante-dix tonneaux chacune, & montées par ſeize cens hommes. En 1767, cette pêche occupa 7 290 matelots. Il faut dire les raiſons d’une augmentation ſi conſidérable.

Le déſir de partager la pêche de la baleine avec les Hollandais agita long-tems la Grande-Bretagne. Pour y réuſſir, on déchargea vers la fin du règne de Charles II, de tous les droits de douane, le produit que les habitans du royaume obtiendroient à cette pêche dans les mers du Nord : mais cette faveur ne s’étendit pas aux colonies, dont l’huile & les fanons de baleine devoient un droit de 56 l. 5 ſols par tonneau à leur entrée dans ſa métropole ; droit qui n’étoit réduit à la moitié que lorſqu’ils y étoient importés par les propres navires.

À cet impôt, déjà trop onéreux, on en ajouta un autre, en 1699, de 5 ſols 7 den. par livre peſant de fanons, qui portoit également ſur l’Amérique & ſur l’Europe. Cette nouvelle taxe eut des ſuites ſi funeſtes, qu’il fallut la ſupprimer en 1723 : mais elle ne fut éteinte que pour les baleines priſes en Groenland, au détroit de Davis ou dans les mers voiſines. La pêche du continent ſeptentrional reſta toujours aſſervie au droit nouveau comme au droit ancien.

Le miniſtère s’apercevant que l’exemption d’impôt n’étoit pas ſuffiſante pour réveiller l’émulation Angloiſe eut recours aux encouragemens. On accorda, en 1732 une gratification de 22 liv. 10 ſols, & ſeize ans après une de 45 liv. pour chaque tonneau des vaiſſeaux employés à une pêche ſi intéreſſante. Cette généroſité du gouvernement produiſit une partie du bien qu’on en attendoit. Cependant, loin de pouvoir entrer en concurrence, dans les marchés étrangers avec ſes rivaux, la Grande-Bretagne ſe vit encore obligée d’acheter d’eux tous les ans, pour trois à quatre cens mille livres d’huile ou de fanons de baleine.

Tel étoit l’état des choſes, lorſque les mers Françoiſes de l’Amérique Septentrionale devinrent, à la paix dernière, une poſſeſſion Britannique. Auſſi-tôt les nouveaux Anglois y naviguèrent en foule pour prendre la baleine qui y eſt très-commune. Le parlement les déchargea des tributs ſous leſquels ils avoient gémi ; & leur activité redoubla encore. Elle doit ſe communiquer naturellement aux colonies voiſines. Et il eſt vraiſemblable que les Provinces-Unies perdront avec le tems cette importante branche de leur commerce.

La pêche de la baleine ſe fait dans le golfe Saint-Laurent & dans les parages qui le joignent ſur des mers moins orageuſes, moins embarraſſées de glaces que le Groenland. Dès lors, elle commence plutôt & finit plus tard. On y éprouve moins d’accidens fâcheux. Les navires qui y ſont employés ſont moins grands, moins chargés d’équipages. Ces raiſons doivent donner au continent Américain des avantages que l’économie Hollandoiſe ne parviendra jamais à balancer. Les Anglois d’Europe eux-mêmes ſe flattoient de partager avec leurs colons cette ſupériorité ; parce qu’ils comptoient joindre au bénéfice de la pêche celui qu’ils devoient faire ſur la vente de leurs cargaiſons ; reſſource refusée aux navigateurs qui fréquentent le détroit de Davis ou les mers du Groenland.

Les productions vénales de la Nouvelle-Angleterre ſont la morue, l’huile de poiſſon, la baleine, le ſuif, le cidre, les viandes ſalées, le maïs, les porcs & les bœufs, la potaſſe, les légumes, les mâtures pour les navires marchands, pour les vaiſſeaux de guerre & des bois de toutes les eſpèces. Les Açores, Madère, les Canaries, le Portugal, l’Eſpagne, l’Italie, la Grande-Bretagne & principalement les Indes Occidentales ont conſommé juſqu’ici ces denrées. En 1769, les exportations des quatre provinces réunies s’élevèrent 313 844 430 liv. 19 ſols 5 den. Mais cette colonie reçut habituellement plus qu’elle ne donna, puiſqu’elle dut conſtamment à la métropole vingt-quatre ou vingt-cinq millions de livres.

Il part quelques batimens de toutes les rades extrêmement multipliées ſur ces côtes. Cependant les principales expéditions de Connecticut ſe font à New-Hawen ; celles de Rhode-Iſland, à New-Porth ; celles de Hampſhire, à Portfmouth ; & celles de Maſſachuſet à Boſton.

Cette dernière cité, qu’on peut regarder comme la capitale de la Nouvelle-Angleterre, eſt ſituée dans une péninſule de quatre milles de long, au fond de la belle baie de Maſſachuſet, qui s’enfonce environ huit milles dans les terres. L’ouverture de cette baie eſt défendue contre l’impétuoſité des vagues, par quantité de rochers qui s’élèvent au-deſſus de l’eau, & par une douzaine de petites iſles, la plupart habitées. Ces digues, ces remparts naturels, ne laiſſent une libre entrée qu’à trois vaiſſeaux de front. Sur ce canal unique & très-étroit, fut élevé à la fin du ſiècle dernier, dans l’iſle du Château, une citadelle régulière ſous le nom de Fort-Guillaume. Elle a cent canons du plus gros calibre & très-bien diſposés. À une lieue en avant, eſt un fanal fort élevé, dont les ſignaux peuvent être aperçus de la fortereſſe, qui les répète pour la côte, tandis que Boſton a les ſiens, qui répandent en même tems l’alarme dans l’intérieur des terres voiſines. Hors les momens d’une brume épaiſſe, dont quelques vaiſſeaux pourroient profiter pour ſe gliſſer dans les iſles, la ville a toujours cinq ou ſix heures pour ſe préparer à recevoir l’ennemi, en attendant dix mille hommes de milice, qu’elle peut raſſembler en vingt-quatre heures. Quand même une flotte paſſeroit impunément ſous l’artillerie du château, elle trouveroit au nord & au ſud de la place, deux batteries qui, commandant toute la baie, l’arrêteroient à coup sûr, & donneroient le tems à tous les bâtimens, de ſe mettre à couvert du canon dans la rivière de Charles.

La rade de Boſton eſt aſſez vaſte, pour que ſix cens voiles y puiſſent mouiller sûrement & commodément. On y a conſtruit un magnifique mole aſſez avancé, pour que les navires, ſans le ſecours du moindre allège, déchargent dans les magaſins qu’on a bâtis au nord. À l’extrémité du mole, eſt la ville, bâtie ſur un terrein inégal & en forme de croiſſant autour du port. Elle comptait, avant les troubles, trente-cinq ou quarante mille habitans de diverſes ſectes. Le logement, les meubles, les vêtemens, la nourriture, la converſation, les uſages, les mœurs : tout y reſſembloit ſi fort à la vie qu’on mène à Londres, qu’il étoit difficile d’y trouver d’autre différence, que celle qu’entraîne toujours l’exceſſive population des grandes capitales.