Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 3

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III. Parallèle de l’ancien & du Nouveau-Monde.

Combien de tems le Nouveau-Monde reſta-t-il, pour ainſi dire, ignoré, même après avoir été découvert ? Ce n’étoit pas à de barbares ſoldats, à des marchands avides, qu’il convenoit de donner des idées juſtes & approfondies de cette moitié de l’univers. La philoſophie ſeule devoit profiter des lumières ſemées dans les récits des voyageurs & des miſſionnaires, pour voir l’Amérique telle que la nature l’a faite, & pour ſaiſir ſes rapports avec le reſte du globe.

On croit être sûr aujourd’hui que le nouveau continent n’a pas la moitié de la ſurface du nôtre. Leur figure, d’ailleurs, offre des reſſemblances ſingulières, qui pourroient conduire à des inductions séduiſantes, s’il ne falloit pas ſe défier de l’eſprit de ſyſtême, qui vient nous arrêter ſouvent à la moitié du chemin de la vérité, pour nous empêcher d’arriver au terme.

Les deux continens paroiſſent former comme deux bandes de terre qui partent du pôle arctique, & vont ſe terminer au tropique du capricorne, séparées à l’eſt & à l’oueſt par l’océan qui les environne. Quels que ſoient, & la ſtructure de ces deux bandes, & le balancement ou la ſymétrie qui règne dans leur figure, on voit bien que leur équilibre ne dépend pas de leur poſition. C’eſt l’inconſtance de la mer qui fait la ſolidité de la terre. Pour fixer le globe ſur ſa baſe, il falloit, ce ſemble, un élément qui, flottant ſans ceſſe autour de notre planète, pût contrebalancer, par ſa peſanteur, toutes les autres ſubſtances, & par ſa fluidité ramener cet équilibre que le combat & le choc des autres élémens auroient pu renverſer. L’eau, par la mobilité de ſa nature & par ſa gravité tout enſemble, eſt infiniment plus propre à entretenir cette harmonie & ce balancement des parties du globe, autour de ſon centre. Que notre hémiſphère ait au Nord une maſſe de terre extrêmement large ; à nos antipodes, une maſſe d’eau toute auſſi peſante ne manquera pas d’y faire un contrepoids. Si ſous les tropiques nous avons un riche pays couvert d’hommes & d’animaux ; ſous la même latitude, l’Amérique ſera baignée d’une mer remplie de poiſſons. Tandis que les forêts d’arbres chargés des plus grands fruits, les générations des plus énormes quadrupèdes, les nations les plus nombreuſſes, les éléphans & les hommes pèſent ſur la terre, & ſemblent en abſorber toute la fécondité dans l’enceinte de la Zone Torride ; aux deux pôles, nagent les baleines avec les innombrables colonies de morues & de harengs, avec les nuages d’inſectes, avec les peuplades infinies & prodigieuſes de la mer, comme pour ſoutenir l’axe de la terre, & l’empêcher de s’incliner ou pencher d’aucun côté ; ſi toutefois, & les baleines & les éléphans, & les hommes étoient de quelque poids ſur un globe, où tous les êtres vivans ne ſont qu’une modification paſſagère du limon qui le compoſe. En un mot, l’océan roule ſur ce globe pour le façonner au gré des loix générales de la gravité. Tantôt il couvre & tantôt il découvre un hémiſphère, un pôle, une zone : mais en général il paroît affecter le cercle de l’équateur, d’autant plus que le froid des pôles s’oppoſe en quelque ſorte à la fluidité qui fait ſon eſſence, & lui donne ſon activité. C’eſt entre les tropiques, ſur-tout, que la mer s’étend & s’agite ; qu’elle éprouve le plus de viciſſitudes, ſoit dans ſes mouvemens périodiques & réguliers, ſoit dans ces eſpèces de convulſions, que les vents de tempête y excitent par intervalles. L’attraction du ſoleil, & les fermentations que cauſe la ténuité de ſa chaleur dans la Zone Torride, doivent influer prodigieuſement ſur l’océan. Le mouvement de la lune ajoute une nouvelle force à cette influence ; & la mer, pour obéir à cette double impulſion, doit, ce ſemble, précipiter les eaux vers l’équateur. Il n’y a que l’aplatiſſement du globe vers les pôles, qui donne une raiſon ſuffiſante de cette grande étendue d’eaux qui nous a dérobé juſqu’à préſent les terres auſtrales. La mer ne peut guère ſortir de l’enceinte des tropiques, ſi les zones tempérées & glaciales ne ſe trouvent pas plus voiſines du centre de la terre que la Zone Torride. C’eſt donc la mer qui fait l’équilibre de la terre, & qui diſpoſe de l’arrangement de ſes matières. Une preuve que les deux bandes ſymétriques que préſentent au premier coup-d’œil les deux continens du globe, ne ſont pas eſſentielles à ſa conformation, c’eſt que le nouvel hémiſphère a[sic] reſté beaucoup plus long-tems que l’ancien ſous les eaux de la mer. D’ailleurs, s’il y a des reſſemblances ſenſibles entre les deux hémiſphères, ils n’ont peut-être pas moins de différences qui détruiſent la prétendue harmonie qu’on ſe flatte d’y remarquer.

Quand avec la mappemonde ſous les yeux, on voit la correſpondance locale qui ſe trouve entre l’iſthme de Suez & celui de Panama, entre le cap de Bonne-Eſpérance & le cap de Horn, entre l’archipel des Indes Orientales & celui des Antilles, entre les montagnes du Chili & celles du Monomotapa ; on eſt frappé du balancement qui règne dans les figures de ce tableau : par-tout on croit voir des terres opposées à des terres, des eaux qui font équilibre avec des eaux, des iſles & des preſqu’iſles ſemées ou jetées par les mains de la nature, comme des contrepoids ; & toujours la mer par ſes mouvemens & ſa pente, entretenant la balance dans une oſcillation inſenſible. Mais en comparant, d’un autre côté, la grande étendue de la mer Pacifique, qui sépare les deux Indes, avec le petit eſpace que l’océan a pris entre les côtes de Guinée & celle du Bréſil ; la forte maſſe des terres habitées du Nord, avec le peu qu’on connoît des terres auſtrales ; la direction des montagnes de la Tartarie & de l’Europe, qui vont de l’Eſt à l’Oueſt, avec celles des Cordelières qui ſe prolongent du Nord au Sud ; l’eſprit s’arrête & voit avec chagrin diſparoître le plan d’ordonnance & de ſymétrie, dont il avoit embelli ſon ſyſtême de la terre. Le contemplateur eſt encore plus mécontent de ſes rêves, quand il vient à conſidérer l’exceſſive hauteur des montages du Pérou. C’eſt alors qu’il eſt étonné de voir un continent ſi élevé & ſi nouveau, la mer ſi fort au-deſſous de ſes ſommets, & ſi récemment deſcendue des terres que ces fiers boulevards ſembloient défendre de ſes attaques. Cependant on ne peut nier qu’elle n’ait couvert les deux continens du nouvel hémiſphère. L’air & la terre, tout l’atteſte.

Les fleuves plus larges & plus longs en Amérique ; des bois immenſes au Midi ; de grands lacs & de vaſtes marais au Nord ; des neiges preſque éternelles entre les tropiques, peu de ces ſables purs qui ſemblent être le sédiment de la terre épuisée ; point d’hommes entièrement noirs ; des peuples très-blancs ſous la ligne ; un air frais & doux par une latitude où l’Afrique eſt brûlante, inhabitable ; un climat rigoureux & glacé, ſous le même parallèle que nos climats tempérés ; enfin une différence de dix ou douze degrés de température, entre l’ancien & le nouvel hémiſphère : ce ſont autant d’empreintes d’un monde naiſſant.

Pourquoi le continent de l’Amérique ſeroit-il à proportion beaucoup plus chaud, beaucoup plus froid que celui de l’Europe, ſi ce n’étoit l’humidité que l’océan y a laiſſée, en le quittant long-tems après que notre continent avoit été peuplé ? C’eſt la mer ſeule qui a pu empêcher que le Mexique ne fut auſſi anciennement habité que l’Aſie. Si les eaux qui baignent encore les entrailles du nouvel hémiſphère, n’en avoient pas inondé la ſurface, l’homme y auroit de bonne-heure coupé les bois, deſſéché les marais, conſolidé un ſol pâteux en le remuant & l’expoſant aux rayons du ſoleil, ouvert une iſſue aux vents, & donné des digues aux fleuves ; le climat y eût déjà changé. Mais un hémiſphère en friche & dépeuplé, ne peut annoncer qu’un monde récent ; lorſque la mer, voiſine de ſes côtes, ſerpente encore ſourdement dans ſes veines. Des ſoleils moins ardens, des pluies plus abondantes, des neiges plus profondes, des vapeurs plus épaiſſes & plus ſtagnantes, y décèlent, ou les ruines & le tombeau de la nature, ou le berceau de ſon enfance.

La différence du climat, provenue du séjour de la mer ſur les ſortes de l’Amérique, ne pouvoit qu’influer beaucoup ſur les hommes & les animaux. De cette diverſité de cauſes, devoit naître une prodigieuſe diverſité d’effets. Auſſi voit-on dans l’ancien continent, deux tiers plus d’eſpèces d’animaux que dans le nouveau ; des animaux conſidérablement plus gros, à égalité d’eſpèces ; des monſtres plus féroces & plus ſanguinaires, à raiſon d’une plus grande multiplication des hommes ? Combien, au contraire, la nature paroît avoir négligé le Nouveau-Monde ! Les hommes y ſont moins forts, moins courageux ; ſans barbe & ſans poil ; dégradés dans tous les ſignes de la virilité ; foiblement doués de ce ſentiment vif & puiſſant, de cet amour délicieux, qui eſt la ſource de tous les amours, qui eſt le principe de tous les attachemens, qui eſt le premier inſtinct, le premier nœud de la ſociété, ſans lequel tous les autres liens factices n’ont point de reſſorts ni de durée. Les femmes, plus foibles encore, y ſont maltraitées par la nature & par les hommes. Ceux-ci peu ſenſibles au bonheur de les aimer, ne voient en elles que les inſtrumens de tous leurs beſoins ; ils les conſacrent beaucoup moins à leurs plaiſirs, qu’ils ne les ſacrifient à leur pareſſe. C’eſt la ſuprême volupté, la ſouveraine félicité des Américains, que cette indolence dont leurs femmes ſont la victime, par les travaux continuels dont on les charge. Cependant on peut dire qu’en Amérique, comme ſur toute la terre, les hommes ont eu l’équité, quand ils ont condamné les femmes au travail, de ſe réſerver les périls à la chaſſe, à la pêche, comme à la guerre. Mais l’indifférence pour ce ſexe, auquel la nature a confié le dépôt de la reproduction, ſuppoſe une imperfection dans les organes, une ſorte d’enfance dans les peuples de l’Amérique, comme dans les individus de notre continent, qui n’ont pas atteint l’âge de la puberté. C’eſt un vice radical dans l’autre hémiſphère, dont la nouveauté ſe décèle par cette ſorte d’impuiſſance. Si les Américains ſont un peuple nouveau, forment-ils une eſpèce d’hommes originairement différente de celles qui couvrent l’ancien monde ? C’eſt une queſtion qu’on ne doit pas ſe hâter de décider. L’origine de la population de l’Amérique, eſt hériſſée de difficultés inexplicables. Si vous dites que les Norvégiens ont d’abord peuplé le Groenland, & qu’enſuite les Groenlandois ont paſſé ſur les côtes du Labrador, d’autres vous diront qu’il eſt plus naturel que les Groenlandois ſoient iſſus des Eſkimaux, auxquels ils reſſemblent plus qu’aux Européens. Si vous peuplez la Californie par le Kamtſchatka, on demandera quel motif ou quel haſard a conduit les Tartares au nord-oueſt de l’Amérique ? Cependant on imagine que c’eſt par le Groenland ou le Kamtſchatka, que les habitans de l’ancien hémiſphère ont du paſſer dans le nouveau ; puiſque c’eſt par ces deux contrées que les deux continens ſont liés, ou du moins le plus rapprochés. D’ailleurs, comment ſuppoſer que la Zone-Torride du Nouveau-Monde, a été peuplée par une de ſes zones glaciales ? La population refoule bien du Nord au Midi : mais elle doit naturellement avoir commencé ſous l’équateur, où la vie germe avec la chaleur. Si les peuples de l’Amérique n’ont pu venir de notre continent, & que cependant ils paroiſſent nouveaux ; il faut avoir recours au déluge, qui, dans l’hiſtoire des nations, eſt la ſource & la ſolution de toutes les difficultés.

On ſuppoſera que la mer s’étant débordée ſur l’autre hémiſphère, ſes anciens habitans ſe ſeront réfugiés ſur les Apalaches & les Andes, montagnes beaucoup plus élevées que notre mont Ararath. Mais comment auront-ils vécu ſur ces ſommets de neige ; environnés d’eaux ? Comment des hommes, qui avoient reſpiré ſous un ciel pur & délicieux, auront-ils pu ſurvivre à la diſette, à l’inclémence d’un air vicié, à tous les fléaux qui ſont la ſuite inséparable d’un déluge ? Comment l’eſpèce ſe ſera-t-elle conſervée & multipliée dans ces jours de calamité, ſuivis de ſiècles de langueur ? Malgré tous ces obſtacles, convenons que l’Amérique s’eſt repeuplée des déplorables reſtes de ſa dévaſtation. Tout retrace une maladie, dont la race humaine ſe reſſent encore. La ruine de ce monde eſt encore empreinte ſur le front de ſes habitans. C’eſt une eſpèce d’hommes dégradée & dégénérée dans ſa conſtitution phyſique, dans ſa taille, dans ſon genre de vie, dans ſon eſprit peu avancé pour tous les arts de la civiliſation. Un air plus humide, une ſerre plus marécageuſe, devoient infecter juſqu’à la racine, tous les germes, ſoit de la ſubſtance, ſoit de la multiplication des hommes. Il a fallu des ſiècles pour que la population pût renaître & ſe refaire de ſes pertes ; & plus de ſiècles encore pour que la terre, deſſéchée & praticable, ouvrît ſon ſein à la fondation des édifices, à la culture des champs. L’air devoit ſe purifier, avant que le ciel s’épurât ; & le ciel redevenir ſerein, avant que la terre fut habitable. L’imperfection de la nature en Amérique, ne prouve donc pas la nouveauté de cet hémiſphère, mais ſa renaiſſance. Il a dû ſans doute être peuplé dans le même tems que l’ancien ; mais il a pu être ſubmergé plus tard. Les grands oſſemens foſſiles qu’on déterre dans l’Amérique, annoncent qu’elle a poſſédé autrefois des éléphans, des rhinocéros & d’autres énormes quadrupèdes dont l’eſpèce a diſparu de cette région. Les mines d’or & d’argent qui s’y découvrent preſque à fleur de terre, atteſtent une révolution du globle très-ancienne, mais poſtérieure à celles qui ont bouleversé notre hémiſphère.

Quand même le Nouveau-Monde, on ne ſait par quelle voie, auroit été repeuplé de nos hordes errantes, cette époque ſeroit encore d’une date ſi reculée, qu’elle laiſſeroit aux habitans de l’Amérique une très-grande antiquité. Ce ne ſeroit plus trois ou quatre ſiècles, qu’il ſuffiroit de donner à la fondation des empires du Mexique & du Pérou ; puiſqu’en ne trouvant dans ces pays aucun procédé de nos arts, aucune trace des opinions & des uſages répandus ſur le reſte du globe, on y a pourtant vu une police & une ſociété, des inventions & des pratiques qui, ſans montrer aucune trace des tems antérieurs à un déluge, ſuppoſoient une allez longue ſuite de ſiècles poſtérieurs à cette cataſtrophe. Car, quoiqu’au Mexique, comme en Égypte, l’enceinte d’un pays environné d’eaux, de montagnes, ou d’obſtacles inſurmontables à franchir, ait dû forcer les hommes qui s’y trouvoient enfermés, à ſe policer & à s’unir, après s’être d’abord déchirés & divisés par une guerre ſanglante & continuelle ; cependant on ne pouvoit inventer & cimenter qu’à la longue un culte & une légiſlation qu’il étoit impoſſible d’avoir empruntés, ſoit des tems, ſoit des pays éloignés. L’art ſeul de la parole & celui de l’écriture, même hiéroglyphique, demandent plus de ſiècles pour former une nation iſolée qui doit avoir créé ces deux arts, qu’il ne faut de jours à un enfant pour le perfectionner dans l’un & dans l’autre. Des ſiècles ne ſont pas autant à l’eſpèce, que des années à l’individu. L’une doit occuper un allez vaſte champ dans la durée & dans l’eſpace ; l’autre n’a que des momens & des points à remplir, ou plutôt à parcourir. La reſſemblance & l’uniformité qui règnent dans les traits & les mœurs des nations de l’Amérique, prouvent bien qu’elles ſont moins anciennes que celles de notre continent, ſi différentes entre elles ; mais ſemblent confirmer en même tems qu’elles ne ſont pas ſorties d’un hémiſphère étranger, avec lequel elles n’ont aucun rapport qui décèle une deſcendance marquée.