Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 4

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IV. Comparaiſon des peuples policés & des peuples ſauvages.

Quoi qu’il en ſoit, & de leur origine, & de leur ancienneté, très-incertaines, un objet de curioſité plus intéreſſant peut-être, eſt de ſavoir ou d’examiner ſi ces nations, encore à demi-ſauvages, ſont plus ou moins heureuſes que nos peuples civilisés. Si la condition de l’homme brut, abandonné au pur inſtinct animal, dont une journée employée à chaſſer, ſe nourrir, produire ſon ſemblable & ſe repoſer, devient le modèle de toutes ſes journées, eſt meilleure ou pire que celle de cet être merveilleux, qui trie le duvet pour ſe coucher, file le coton du ver à ſoie pour ſe vêtir, a changé la caverne, ſa première demeure, en un palais, a ſu varier ſes commodités & ſes beſoins de mille manières différentes.

C’eſt dans la nature de l’homme qu’il faut chercher ſes moyens de bonheur. Que lui faut-il pour être auſſi heureux qu’il peut l’être ? La ſubſiſtance pour le préſent ; &, s’il penſe à l’avenir, l’eſpoir & la certitude de ce premier bien. Or, l’homme ſauvage, que les ſociétés policées n’ont pas repouſſé ou contenu dans les zones glaciales, manque-t-il de ce néceſſaire abſolu ? S’il ne fait pas des proviſions, c’eſt que la terre & la mer ſont des magaſins & des réſervoirs toujours ouverts à ſes beſoins. La pêche ou la chaſſe ſont de toute l’année, ou ſuppléent à la ſtérilité des ſaiſons mortes. Le ſauvage n’a pas des maiſons bien fermées, ni des foyers commodes ; mais ſes fourrures lui ſervent de toît, de vêtement & de poële. Il ne travaille que pour ſa propre utilité, dort quand il eſt fatigué, ne connoît ni les veilles, ni les inſomnies. La guerre eſt pour lui volontaire. Le péril, comme le travail, eſt une condition de ſa nature, & non une profeſſion de ſa naiſſance, un devoir de la nation, non une ſervitude de famille. Le ſauvage eſt sérieux, & point triſte : on voit rarement ſur ſon front, l’empreinte des paſſions & des maladies qui laiſſent des traces ſi hideuſes ou ſi funeſtes. Il ne peut manquer de ce qu’il ne déſire point, ni déſirer ce qu’il ignore. Les commodités de la vie ſont la plupart des remèdes à des maux qu’il ne ſent pas. Les plaiſirs ſont un ſoulagement des appétits, que rien n’excite dans ſes ſens. L’ennui n’entre guère dans ſon âme, qui n’éprouve ni privations, ni beſoin de ſentir ou d’agir, ni ce vuide créé par les préjugés de la vanité. En un mot, le ſauvage ne ſouffre que les maux de la nature.

Mais l’homme civilisé, qu’a-t-il de plus heureux ? Sa nourriture eſt plus ſaine & plus délicate que celle de l’homme ſauvage. Il a des vêtemens plus doux, un aſyle mieux défendu contre l’injure des ſaiſons. Mais le peuple, qui doit faire la baſe & l’objet de la police ſociale ; cette multitude d’hommes qui, dans tous les états, ſupporte les travaux pénibles & les charges de la ſociété ; le peuple vit-il heureux, ſoit dans ces empires où les ſuites de la guerre & l’imperfection de la police l’ont mis dans l’eſclavage, ſoit dans ces gouvernemens où les progrès du luxe & de la politique l’ont conduit à la ſervitude ? Les gouvernemens mitoyens laiſſent entrevoir quelques rayons de félicité dans une ombre de liberté ; mais à quel prix eſt-elle achetée cette sécurité ? Par des flots de ſang qui repouſſent quelques inſtans la tyrannie, pour la laiſſer retomber avec plus de fureur & de férocité ſur une nation tôt ou tard opprimée. Voyez comment les Caligula, les Néron, ont vengé l’expulſion des Tarquins & la mort de Céſar.

La tyrannie, dit-on, eſt l’ouvrage des peuples & non des rois. Pourquoi la ſouffre-t-on ? Pourquoi ne réclame-t-on pas avec autant de chaleur contre les entrepriſes du deſpotiſme, qu’il emploie de violence & d’artifice lui-même, pour s’emparer de toutes les facultés des hommes ? Mais eſt-il permis de ſe plaindre & de murmurer ſous les verges de l’oppreſſeur ? N’eſt-ce pas l’irriter, l’exciter à frapper juſqu’au dernier ſoupir de la victime ? À ſes yeux, les cris de la ſervitude ſont une rébellion. On les étouffe dans une priſon, ſouvent même ſur un échafaud. L’homme qui revendiqueroit les droits de l’homme, périroit dans l’abandon ou dans l’infamie. On eſt donc réduit à ſouffrir la tyrannie, ſous le nom de l’autorité ?

Dès-lors, à quels outrages l’homme civil n’eſt-il pas exposé ? S’il a quelque propriété, juſqu’à quel point en eſt-il aſſuré, quand il eſt obligé d’en partager le produit, entre l’homme de cour qui peut attaquer ſon fonds, l’homme de loi qui lui vend les moyens de le conſerver, l’homme de guerre qui peut le ravager, & l’homme de finance qui vient y lever des droits toujours illimités dans le pouvoir qui les exige ? Sans propriété, comment ſe promettre une ſubſiſtance durable ? Quel eſt le genre d’induſtrie à l’abri des événemens de la fortune & des atteintes du gouvernement ?

Dans les bois de l’Amérique, ſi la diſette règne au Nord, on dirige ſes courſes au Midi. Le vent ou le ſoleil mènent une peuplade errante aux climats les moins rigoureux. Entre les portes & les barrières qui ferment nos états policés, ſi la famine, ou la guerre, ou la peſte, répandent la mortalité dans l’enceinte d’un empire, c’eſt une priſon où l’on ne peut que périr dans les langueurs de la misère, ou dans les horreurs du carnage. L’homme qui s’y trouve né pour ſon malheur, s’y voit condamné à ſouffrir toutes les vexations, toutes les rigueurs que l’inclémence des ſaiſons & l’injuſtice des gouvernemens y peuvent exercer.

Dans nos campagnes, le colon ſerf de la glèbe, ou mercenaire libre, remue toute l’année des terres dont le ſol & le fruit ne lui appartiennent point, trop heureux quand ſes travaux aſſidus lui valent une portion des récoltes qu’il a ſemées. Obſervé, tourmenté par un propriétaire inquiet & dur, qui lui diſpute juſqu’à la paille où la fatigue va chercher un ſommeil court & troublé, ee malheureux s’expoſe chaque jour à des maladies, qui, jointes à la diſette où ſa condition le réduit, lui font déſirer la mort plutôt qu’une guériſon diſpendieuſe & ſuivie d’infirmités & de travaux. Tenancier ou ſujet, eſclave à double titre ; s’il a quelques arpens, un ſeigneur y va recueillir ce qu’il n’a point ſemé : n’eût-il qu’un attelage de bœufs ou de chevaux, on les lui fait traîner à la corvée : s’il n’a que ſa perſonne, le prince l’enlève pour la guerre. Par-tout des maîtres, & toujours des vexations.

Dans nos villes, l’ouvrier & l’artiſan ſans atelier ſubiſſent la loi des chefs avides & oiſifs, qui, par le privilège du monopole, ont acheté du gouvernement le pouvoir de faire travailler l’induſtrie pour rien, & de vendre ſes ouvrages à très-haut prix. Le peuple n’a que le ſpectacle du luxe dont il eſt doublement la victime, & par les veilles & les fatigues qu’il lui coûte, & par l’inſolence d’un faſte qui l’humilie & l’écraſe.

Quand même on ſuppoſeroit que les travaux & les périls de nos métiers deſtructeurs, des carrières, des mines, des forges & de tous les arts à feu, de la navigation & du commerce dans toutes les mers, ſeroient moins pénibles, moins nuiſibles que la vie errante des ſauvages chaſſeurs ou pêcheurs : quand on croîroit que des hommes qui ſe lamentent pour des peines, des affronts, des maux qui ne tiennent qu’à l’opinion, ſont moins malheureux que des ſauvages qui, dans les tortures & les ſupplices même, ne verſent pas une larme ; il reſteroit encore une diſtance infinie entre le ſort de l’homme civil & celui de l’homme ſauvage : différence toute entière au déſavantage de l’état ſocial. C’eſt l’injuſtice qui règne dans l’inégalité factice des fortunes & des conditions : inégalité qui naît de l’oppreſſion & la reproduit.

En vain l’habitude, les préjugés, l’ignorance & le travail abrutiſſent le peuple juſqu’à l’empêcher de ſentir ſa dégradation : ni la religion, ni la morale, ne peuvent lui fermer les yeux ſur l’injuſtice de la répartition des maux & des biens de la condition humaine, dans l’ordre politique. Combien de fois a-t-on entendu l’homme du peuple demanderai au ciel quel étoit ſon crime, pour naître ſur la terre dans un état d’indigence & de dépendance extrêmes ? Y eût-il de grandes peines inséparables des conditions élevées, ce qui peut-être anéantit tous les avantages & la ſupériorité de l’état civil ſur l’état de nature, l’homme obſcur & rampant, qui ne connoît pas ces peines, ne voit dans un haut rang qu’une abondance qui fait ſa pauvreté. Il envie à l’opulence des plaiſirs dont l’habitude même ôte le ſentiment au riche qui peut en jouir. Quel eſt le domeſtique qui peut aimer ſon maître ? & qu’eſt-ce que l’attachement des valets ? Quel eſt le prince vraiment chéri de ſes courtiſans, même lorſqu’il eſt haï de ſes ſujets ? Que ſi nous préférons notre état à celui des peuples ſauvages, c’eſt par l’impuiſſance où la vie civile nous a réduits de ſupporter certains maux de la nature où le ſauvage eſt plus exposé que nous ; c’eſt par l’attachement à certaines douceurs dont l’habitude nous a fait un beſoin. Encore, dans la force de l’âge, un homme civilisé s’accoutumera-t-il, avec des ſauvages, à rentrer même dans l’état de nature ; témoin cet Écoſſois qui, jeté & abandonné ſeul dans l’iſle Fernandez, ne fut malheureux que juſqu’au tems où les beſoins phyſiques l’occupèrent aſſez pour lui faire oublier ſa patrie, ſa langue, ſon nom, & juſqu’à l’articulation des mots. Après quatre ans, cet Européen ſe ſentit ſoulagé du grand fardeau de la vie ſociale, quand il eut le bonheur d’avoir perdu l’uſage de la réflexion & de la pensée, qui le ramenoient vers le paſſé, ou le tourmentoient de l’avenir.

Enfin le ſentiment de l’indépendance étant un des premiers inſtincts de l’homme, celui qui joint à la jouiſſance de ce droit primitif, la sûreté morale d’une ſubſiſtance ſuffiſante, eſt incomparablement plus heureux que l’homme riche environné de loix, de maîtres, de préjugés & de modes qui lui font ſentir à chaque inſtant la perte de ſa liberté. Comparer l’état des ſauvages à celui des enfans, n’eſt-ce pas décider la queſtion ſi fortement débattue entre les philoſophes, ſur les avantages de l’état de nature & de l’état ſocial ? Les enfans, malgré les gênes de l’éducation, ne ſont-ils pas dans l’âge le plus heureux de la vie humaine ? Leur gaieté habituelle, tant qu’ils ne ſont pas ſous la verge du pédantiſme, n’eſt-elle pas le plus sûr indice du bonheur qui leur eſt propre ? Après tout, un mot peut terminer ce grand procès. Demandez à l’homme civil s’il eſt heureux. Demandez à l’homme ſauvage s’il eſt malheureux. Si tous deux vous répondent, non, la diſpute eſt finie.

Peuples civilisés, ce parallèle eſt, ſans doute, affligeant pour vous : mais vous ne ſauriez reſſentir trop vivement les calamités ſous le poids deſquelles vous gémiſſez. Plus cette ſenſation vous ſera douloureuſe, & plus elle ſera propre à vous rendre attentifs aux véritables cauſes de vos maux. Peut-être enfin parviendrez-vous à vous convaincre qu’ils ont leur ſource dans le dérèglement de vos opinions, dans les vices de vos conſtitutions politiques, dans les loix bizarres, par leſquelles celles de la nature ſont ſans ceſſe outragées.

De l’état moral des Américains, reportons nos regards vers le phyſique de leur pays. Voyons ce qu’il étoit avant l’arrivée des Anglois, & ce qu’il eſt devenu ſous leurs mains.