Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 5

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V. En quel état les Anglois trouvèrent l’Amérique Septentrionale, & ce qu’ils y ont fait.

Les premiers Européens qui allèrent former les colonies Angloiſes, trouvèrent d’immenſes forêts. Les gros arbres que la terre y avoit pouſſés juſqu’aux nues, y étoient embarraſſés de plantes rampantes, qui en interdifoient l’approche. Des bêtes féroces rendoient ces bois encore plus inacceſſibles. On n’y rencontroit que quelques ſauvages, hériſſés du poil & de la dépouille de ces monſtres. Les humains épars ſe fuyoient, ou ne ſe cherchoient que pour ſe détruire. La terre y ſembloit inutile à l’homme, & s’occuper moins à le nourrir qu’à ſe peupler d’animaux plus dociles aux loix de la nature. Elle produiſoit tout à ſon gré, ſans aide & ſans maître ; elle entaſſoit toutes ſes productions avec une profuſion indépendante, ne voulant être belle & féconde que pour elle-même, non pour l’agrément & la commodité d’une ſeule eſpèce d’êtres. Les fleuves tantôt couloient librement au milieu des forêts, tantôt dormoient & s’étendoient tranquillement au ſein de vaſtes marais, d’où ſe répandant par diverſes iſſues, ils enchaînoient, ils enfermoient des iſles dans une multitude de bras. Le printems renaiſſoit des débris de l’automne. Les feuilles séchées & pourries au pied des arbres, leur redonnoient une nouvelle sève, qui repouſſoit des fleurs. Des troncs creusés par le tems, ſervoient de retraite à d’innombrables oiſeaux. La mer bondiſſant ſur les côtes & dans les golfes qu’elle ſe plaiſoit à ronger, à créneler, y vomiſſoit par bandes des monſtres amphibies, d’énormes cétacées, des tortues & des crabes, qui venoient ſe jouer ſur des rives déſertes, & s’y livrer aux plaiſirs de la liberté & de l’amour. C’eſt là que la nature exerçoit ſa force créatrice, en reproduiſant ſans ceſſe ces grandes eſpèces qu’elle couve dans les abymes de l’océan. La mer & la terre étoient libres.

Tout-à-coup l’homme y parut, & l’Amérique Septentrionale changea de face. Il y porta la règle & la faulx de la ſymétrie, avec les inſtrumens de tous les arts. Auſſi-tôt des bois impraticables s’ouvrent, & reçoivent dans de larges clairières des habitations commodes. Les animaux deſtructeurs cèdent la place à des troupeaux domeſtiques ; & les ronces arides, aux moiſſons abondantes. Les eaux abandonnent une partie de leur domaine, & s’écoulent dans le ſein de la terre ou de la mer, par des canaux profonds. Les côtes ſe rempliſſent de cités, les anſes de vaiſſeaux ; & le Nouveau-Monde ſubit le joug de l’homme, à l’exemple de l’ancien. Quels reſſorts puiſſans ont élevé ce merveilleux édifice de l’induſtrie & de la politique Européenne ? Reprenons le tableau par ſes détails. Dans l’enfoncement eſt un objet iſolé, qui ne fait point maſſe avec l’enſemble, c’eſt la baie d’Hudſon.