Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 7

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VII. Y a-t-il dans la baie d’Hudſon, un paſſage qui conduiſe aux Indes Orientales ?

Mais ce n’eſt ni l’extraction de ces ſauvages richeſſes, ni l’accroiſſement que ce commerce pourroit recevoir s’il devenoit libre, qui ont ſeuls fixé l’attention de l’Angleterre & de l’Europe entière ſur cette partie glaciale du Nouveau-Monde. La baie d’Hudſon a été long-tems regardée, & on la regarde encore comme la route la plus courte de l’Europe aux Indes Orientales, aux contrées les plus riches de l’Aſie.

Ce fut Cabot qui, le premier, eut l’idée d’un paſſage par le nord-oueſt à la mer du Sud. Ses ſuccès ſe terminèrent à la découverte de l’iſle de Terre-Neuve. On vit entrer après lui dans la carrière, un grand nombre de navigateurs Anglois, dont pluſieurs eurent la gloire de donner leur nom à des côtes ſauvages, que nul mortel n’avoit abordées avant eux. Ces mémorables & hardies expéditions eurent plus d’éclat que d’utilité. La plus heureuſe ne donna pas la moindre conjecture ſur le but qu’on ſe propoſoit. Les Hollandois, avec des efforts moins répétés, moins vigoureux, ne devoient pas y parvenir. On croyoit enfin que c’étoit courir après des chimères, lorſque la découverte de la baie d’Hudſon ranima des eſpérances prêtes à s’éteindre.

À cette époque, une ardeur nouvelle fait recommencer les travaux. Tandis que l’ancienne Angleterre eſt abſorbée par ſes guerres inteſtines, ou découragée par des tentatives inutiles, c’eſt la Nouvelle-Angleterre qui prend ſa place dans la pourſuite d’un projet, où l’avantage de ſa ſituation l’attache plus fortement. Cependant les voyages ſe multiplient plus que les lumières. L’oppoſition de navigateurs, partagés entre la poſſibilité, la probabilité, la certitude du paſſage que l’on cherche, tient la nation entière dans un doute pénible. Loin de répandre du jour, les relations qu’on publie épaiſſiſſent le nuage. Elles ſont ſi confuſes, ſi myſtérieuſes, ſi remplies de réticences, d’ignorance ou de mauvaiſe foi, qu’avec la plus vive impatience de prononcer on n’oſe aſſeoir un jugement ſur des témoignages ſi ſuſpects. Arrive enfin la fameuſe expédition de 1746, d’où l’on voit ſortir quelques clartés, après des ténèbres profondes qui duroient depuis deux ſiècles. Sur quoi les derniers navigateurs fondent-ils de meilleures eſpérances ? D’après quelles expériences oſent-ils former leurs conjectures ? Tranſcrivons leurs raiſonnemens.

Trois vérités dans l’hiſtoire de la nature, doivent paſſer déſormais pour démontrées. La première eſt, que les marées viennent de l’océan, & qu’elles entrent plus ou moins avant dans les autres mers, à proportion que ces divers canaux communiquent avec le grand réſervoir par des ouvertures plus ou moins conſidérables ; d’où il s’enſuit, que ce mouvement périodique n’exiſte point, ou ne ſe fait preſque pas ſentir dans la Méditerranée, dans la Baltique, & dans les autres golfes qui leur reſſemblent. La ſeconde vérité de fait eſt, que les marées arrivent plus tard & plus foibles dans les lieux éloignés de l’océan, que dans les endroits qui le ſont moins. La troiſième eſt, que les vents violens qui ſoufflent avec la marée, la font monter au-delà de ſes bornes ordinaires, & qu’ils la retardent en la diminuant, lorſqu’ils ſoufflent dans un ſens contraire.

D’après ces principes, il eſt conſtant que ſi la baie d’Hudſon étoit un golfe enclavé dans des terres, & qu’il ne fût ouvert qu’à la mer Atlantique, la marée y devroit être peu marquée ; qu’elle devroit s’affoiblir en s’éloignant de ſa ſource, & qu’elle devroit perdre de ſa force, lorſqu’elle auroit à lutter contre les vents. Or, il eſt prouvé, par des obſervations faites avec la plus grande intelligence, avec la plus grande préciſion, que la marée s’élève à une grande hauteur dans toute l’étendue de la baie. Il eſt prouvé qu’elle s’élève à une plus grande hauteur au fond de la baie, que dans le détroit même, ou au voiſinage. Il eſt prouvé que cette hauteur augmente encore, lorſque les vents opposés au détroit ſe font ſentir. Il doit donc être prouvé que la baie d’Hudſon a d’autres communications avec l’océan, que celle qu’on a déjà trouvée.

Ceux qui ont cherché à expliquer des faits ſi frappans, en ſuppoſant une communication de la baie d’Hudfon avec celle de Baffin, avec le détroit de Davis, ſe ſont manifeſtement égarés. Ils ne balanceroient pas à abandonner leur conjecture, qui n’a d’ailleurs aucun fondement, s’ils vouloient faire attention que la marée eſt beaucoup plus baſſe dans le détroit de Davis, dans la baie de Baffin, que dans celle d’Hudſon.

Si les marées qui ſe font ſentir dans le golfe dont il s’agit, ne peuvent venir ni de l’océan Atlantique, ni d’aucune autre mer Septentrionale, ou elles ſont toujours beaucoup plus foibles, on ne pourra s’empêcher de penſer qu’elles doivent avoir leur ſource dans la mer du Sud. Ce ſyſtême doit tirer un grand appui d’une vérité inconteſtable ; c’eſt que les plus hautes marées qui ſe faſſent remarquer ſur ces côtes, ſont toujours causées par les vents du nord-oueſt, qui ſoufflent directement contre ce détroit.

Après avoir conſtaté, autant que la nature le permet, l’exiſtence d’un paſſage ſi longtems & ſi inutilement déſiré, il reſte à déterminer dans quelle partie de la baie il doit ſe trouver. Tout invite à croire que le Welcome à la côte occidentale, doit fixer les efforts qui ont été dirigés juſqu’ici de toutes parts, ſans choix & ſans méthode. On y voit le fond de la mer, à la profondeur d’onze braſſes : c’eſt un indice que l’eau y vient de quelque océan, parce qu’une ſemblable tranſparence eſt incompatible avec des décharges de rivières, de neiges fondues & de pluies. Des courans, dont on ne ſauroit expliquer la violence qu’en les faiſant partir de quelque mer occidentale, tiennent ce lieu débarraſſé de glaces, tandis que le reſte du golfe en eſt entièrement couvert. Enfin les baleines, qui cherchent conſtamment dans l’arrière-ſaiſon à ſe retirer dans des climats plus chauds, s’y trouvent en fort grand nombre à la fin de l’été, ce qui paroît indiquer un chemin pour ſe rendre, non à l’océan ſeptentrional, mais à la mer du Sud.

Il eſt raiſonnable de conjecturer que le paſſage eſt court. Toutes les rivières qui ſe perdent dans la côte occidentale de la baie d’Hudſon, ſont foibles & petites, ce qui fait préſumer qu’elles ne viennent pas de loin, & que par conséquent les terres qui séparent les deux mers, ont peu d’étendue. Cet argument eſt fortifié par la hauteur & la régularité des marées. Par-tout où le flux & le reflux obſervent des tems à-peu-près égaux, avec la ſeule différence qui eſt occaſionnée par le retardement de la lune dans ſon retour au méridien, on eſt aſſuré de la proximité de l’océan, d’où viennent ces marées. Si le paſſage eſt court, & qu’il ne ſoit pas avancé dans le Nord, comme tout annonce qu’il ne l’eſt point, on doit préſumer qu’il n’eſt pas difficile. La rapidité des courans qu’on obſerve dans ces parages, & qui ne permettent pas aux glaces de s’y arrêter, ne peut que donner du poids à cette conjecture.

L’utilité, les avantages de la découverte qui reſte à faire, ſont ſi ſenſibles, qu’il y auroit de l’inconséquence à l’abandonner. Il eſt de l’intérêt comme de la dignité de la Grande-Bretagne, de pourſuivre ſes tentatives juſqu’à ce qu’elle ait réuſſi, ou que l’impoſſibilité du ſuccès lui ſoit démontrée. La réſolution qu’elle a priſe, en 1745, de promettre une récompenſe conſidérable aux navigateurs qui réuſſiroient dans ce grand projet, montre ſa ſageſſe juſques dans ſa généroſité : mais ne ſuffit pas pour atteindre au but qu’elle ſe propoſe. Le miniſtère Anglois ne peut ignorer que les efforts de l’état ou des particuliers n’y parviendront pas, juſqu’à ce que le commerce de la baie d’Hudſon ſoit entièrement libre. Il doit l’être pour toutes ſortes de raiſons, & en particulier parce que le terme de l’octroi accordé par Charles II, eſt expiré depuis long-tems & n’a jamais été légalement prolongé. La compagnie qui l’exerce depuis 1670, non contente de négliger l’objet de ſon inſtitution, en ne faiſant aucune démarche pour découvrir le paſſage du Nord-Oueſt, a contrarié de toutes ſes forces ceux que l’amour de la gloire ou d’autres motifs pouſſoient à cette entrepriſe. Rien ne peut changer cet eſprit d’iniquité qui tient à l’eſſence même du monopole.