Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 8

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VIII. Le paſſage de la baie d’Hudſon aux Indes Orientales a-t-il été cherché convenablement.

Cependant, ce ne ſeroit peut-être pas aux mers ſeptentrionales qu’il faudroit s’attacher principalement, pour découvrir le paſſage ſi déſiré. Un bruit ſourd ſe répandit, il y a deux ſiècles, qu’il en exiſtoit un ailleurs, qu’on déſignoit quelquefois ſous le nom d’Anian. Les Eſpagnols, qui ne connoiſſoient pas encore la voie du cap de Horn pour entrer dans la mer du Sud, & qui n’y arrivoient que par le détroit de Magellan, décrié par de fréquens naufrages, ſaiſirent avec chaleur cette opinion populaire. Ils firent cinq expéditions auſſi diſpendieuſes qu’inutiles, & finirent enfin par déſabuſer l’Europe d’une fable qu’on les accuſoit d’avoir inventée, pour détourner les autres nations du deſſein de chercher un canal vers le Septentrion.

Ce repos ne fut pas, dit-on, de durée, la cour de Madrid, avertie que la Nouvelle-Angleterre prépare, en 1636, un nouvel armement pour découvrir le paſſage par la mer Glaciale, ordonne de ſon côté, au Pérou, un autre armement, pour aller à la rencontre de ces navigateurs. L’amiral de Fuente, chargé de cette expédition, part, vers le milieu de 1640, de Callao, avec quatre bâtimens. Il ſe débarraſſe très-rapidement de tous les obſtacles que la nature oppoſe à ſes opérations, & arrive lui-même à la baie d’Hudſon, tandis que ſes lieutenans pénètrent dans le détroit de Davis & dans la mer de Tartarie, à la pointe de l’Aſie. Après la découverte de ces trois paſſages, la petite flotte regagne très-heureuſement la mer du Sud, d’où elle étoit ſortie. On a prétendu que le conſeil des Indes avoit myſtérieuſement dérobé aux nations la connoiſſance de cet événement, & qu’il avoit ſupprimé avec le plus grand ſoin, toutes les pièces qui en pourroient, un jour, rappeler le ſouvenir. À leur tour, les Eſpagnols aſſurent que l’expédition de Fuente, la découverte, tout eſt également chimérique ; & l’on ne ſauroit douter qu’ils n’aient entièrement raiſon.

Il eſt très-poſſible que les écrits, récemment publiés à cette occaſion, aient excité une curioſité louable. Le gouvernement du Mexique, animé du même feu qui commence à échauffer ſa métropole, fit partir, le 13 juin 1773, une frégate, dont la miſſion étoit de reconnoître l’Amérique à la plus haute latitude qu’il ſeroit poſſible. Ceux qui la montoient aperçurent la côte à 40, à 49, & même à 55 degrés 43 minutes, précisément à l’endroit que le capitaine Tichivikow l’avoit découverte, à ſa première expédition du Kamtſchatka. Le vaiſſeau entra dans le port de San-Blas pour y prendre de nouveaux vivres & recommencer ſes courſes. On ne peut guère douter que le déſir d’éclaircir ce qui regarde le paſſage du nord-oueſt, ne ſoit le but principal de tous ces travaux.

Après tant d’agitations infructueuſes, qu’il paroiſſe un navigateur, dont l’âme forte ne connoiſſe point de périls qui ne ſoient au-deſſous d’elle ; que la grandeur & la variété des fatigues n’effraie point ſon âme ; que leur durée ne puiſſe laſſer ſa patience ; qu’il ſoit animé du ſentiment de la gloire, le ſeul reſſort qui ferme les yeux ſur le prix de la vie & qui pouſſe aux grandes entrepriſes ; qu’il ſoit inſtruit pour bien voir ; qu’il ſoit véridique pour ne dire que ce qu’il aura vu ; & ſes recherches auront peut-être un meilleur ſuccès.

Cet homme extraordinaire s’eſt montré. C’eſt Cook ; Cook qui laiſſe ſi loin de lui tous ſes émules, eſt parti pour Othaïti. De-là il doit ſe porter au nord de la Californie, & y chercher le paſſage du nord-oueſt. Il aura, pour le trouver, beaucoup d’avantages refusés à ceux qui ont pris la route de la baie d’Hudſon ou des contrées limitrophes. Si ce fameux canal ſe dérobe encore à ſon audace & à ſes lumières, il en faudra conclure qu’il n’exiſte pas, ou qu’il n’eſt pas donné aux mortels de le découvrir.

Ô incroyable viciſſitude des choſes humaines ! ô puiſſance éternelle du ſort, qui croiſe ou favoriſe, retarde ou accélère, arrête ou ſuſpend nos entrepriſes ! Cook que la nature avoit doué du génie & de l’intrépidité qu’exigent les choſes extraordinaires ; Cook qu’une nation généreuſe & éclairée avoit pourvu de tous les moyens qui peuvent aſſurer un ſuccès ; Cook, dont un jeune roi, convaincu ſans doute que la vertu ſuit le progrès des lumières, avoit ordonné que durant les hoſtilités on reſpectât, on ſecourût le navire comme en pleine paix ; Cook qui avoit parcouru des eſpaces immenſes & touchoit à la fin de les travaux : Cook trouve le terme de ſa vie ſous la main d’un ſauvage. L’homme, dont la cendre devoit repoſer à côté de celle des rois, eſt inhumé au pied d’un arbre dans une iſle preſque ignorée.

Si ſon lieutenant Clerke, qui ſuit ſes projets, découvre enfin le paſſage ſi opiniâtrement cherché & que ce paſſage ſoit d’un accès facile, les liaiſons de l’Europe avec les Indes Orientales & Occidentales deviendront plus vives, plus ſuivies, plus conſidérables. Le détroit de Magellan, le cap de Horn ſeront entièrement abandonnés, & le cap de Bonne-Eſpérance beaucoup moins fréquenté.

Ces révolutions, qui peuvent influer d’une manière ſi marquée ſur la baie d’Hudfon, ne changeront jamais la deſtinée du Canada, conquis ſur la France en 1760.