Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Texte entier

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IDÉES

ANTI-PROUDHONIENNES

J’établirai une inimitié entre toi et
la femme… Elle t’écrasera la tête
et tu lui mordras le talon.
Genèse, iii, 15











LIBRAIRIES MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
idées anti-proudhonniènes sur l’amour, la femme et le mariage 
 1 vol.
le mandarin 
 1  — 
mon village 
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récits d’une paysanne 
 1  — 
voyage autour de grand-pin 
 1  — 
dans les alpes 
 1  — 

Imp. L. Toinon et Cie, à Saint Germain



IDÉES
ANTI-PROUDHONIENNES

SUR

L’AMOUR, LA FEMME & LE MARIAGE

PAR

JULIETTE LAMBER

NOUVELLE ÉDITION

augmentée d’un examen critique du livre

LA GUERRE ET LA PAIX



PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

RUE VIVIENNE 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

À LA LIBRAIRIE NOUVELLE




1868

Droits de reproduction et de traduction réservés


SUR LE LIVRE

LA GUERRE ET LA PAIX












« C’est une théorie de l’esprit
que lorsqu’il méconnaît la vérité
qui est son point d’appui, il oscille
entre des contradictions. »
(Contradictions économiques.)



Quand nous avons défendu la femme, et au nom de la femme le sentiment, contre les attaques de l’auteur de La Justice dans la révolution et dans l’Église, nous avons accusé M. Proudhon de n’être au fond qu’un adorateur de la force. L’accusation était nouvelle, et elle a pu, il y a trois ans, passer pour téméraire. Elle semblait contredite, en effet, par les opinions attribuées jusqu’alors au célèbre écrivain, par ses théories les plus bruyantes, par les thèses et surtout par les titres de ses ouvrages les plus connus. Mais, parce qu’il y avait contradiction, il ne s’ensuivait pas que nous eussions tort. C’est ce que M. Proudhon lui-même, en bonne logique, devait prouver un jour ou l’autre ; et il a répondu à notre attente au delà de ce qui était nécessaire. Son dernier livre, où il chante Hercule et sanctifie la victoire, est un aveu, d’une franchise aussi brutale que possible, du culte qu’il professe aujourd’hui pour le droit du plus fort.

À voir M. Proudhon si facile aux contradictions que les contradictions lui semblent naturelles, on est tenté de chercher sous quelles influences il agit. En interrogeant ses origines, nous trouvons à la faculté qu’il possède à un degré si éminent deux causes principales.

D’une part, M. Proudhon est Franc-Comtois, — on le sait de reste. Or, la Franche-Comté, disent les géographes, est une contrée tout étrange et diverse, moitié germaine et moitié latine, remarquable par une variété infinie de sites, de productions et de climats. Même puissance, même diversité dans les facultés intellectuelles des habitants ; tantôt l’instinct philosophique et la naïveté souvent épaisse des Germains prédominent en eux, tantôt c’est l’ironie et le scepticisme des latins. À ce compte, M. Proudhon est le type par excellence du Franc-Comtois. Il résume, à lui seul, les aspects très-divers de la race et du sol de son pays. Aussi peut-on dire qu’il a été voué à la contradiction par sa naissance. C’est un contradicteur-né.

D’autre part, les commencements de l’illustre polémiste paraissent avoir été influencés, sinon dirigés, par de fervents catholiques. La preuve en est dans un certain travail très-orthodoxe, son premier essai littéraire, qui lui valut d’être envoyé à Paris pour y développer ses talents. Or, une éducation où l’on offre à la première admiration de la jeunesse ce Dieu de la Bible qui, en haine de toute logique, créa l’homme pour le bonheur, le livra à la tentation, le punit d’y avoir succombé, et prouve son inépuisable amour à sa créature en la châtiant sans cesse, cette éducation à laquelle M. Proudhon dut son premier idéal, ne peut pas ne pas avoir singulièrement encouragé ses tendances natives.

Que nous ayons trouvé ou non le secret des contradictions de M. Proudhon, elles sont évidentes et nombreuses.

Il commença par réagir contre le Dieu qui l’avait opprimé. Un jour, nouveau « Prométhée, » il crut avoir dérobé le flambeau du bien, et il s’écria, dans un accès de fol orgueil, en montrant la Divinité dépouillée de ses attributs : « Dieu c’est le mal ! » Mais les débris de l’idole ne vinrent point tomber en poussière à ses pieds. L’encens continua de monter vers les nuages, et M. Proudhon divinisé resta seul, sans adoration et sans culte, face à face avec le ciel en courroux.

Depuis il a voulu frapper de nouveau et plus fort… Mais, à ce moment suprême, la voix de Jéhovah se fit entendre, et M. Proudhon, à genoux, écouta ceci : Je suis le Dieu vrai, le seul fort ! Tremble, car je punis l’orgueilleux dans sa femme, dans ses enfants, dans ses serviteurs, dans ses troupeaux, etc., jusqu’à la quatrième génération.

Et l’orgueilleux trembla.

Ce qu’il a été donné à M. Proudhon d’ouïr à travers les broussailles, il vient aujourd’hui nous le redire. Soyons attentifs, car le nouveau Moïse a la prétention de nous rapporter de ce nouveau Sinaï, les tables de la Loi, dictées par le Dieu des armées.

Dans le livre de La Guerre et la Paix, nous assistons, comme toujours, à la création d’une entité, à de nouvelles recherches sur l’absolu. Il s’agit pour M. Proudhon d’étudier la guerre en soi, c’est-à-dire en dehors de tous les phénomènes qui s’y rattachent.

Lorsque naguères nous reprochions à M. Proudhon d’être un partisan déguisé de la méthode transcendantale, M. Proudhon pouvait nous opposer sa théorie de l’immanence, conçue, mise au jour, ensevelie même dans le livre de La Justice, et à laquelle son inventeur donnait pour base la conscience humaine ; mais, dans La Guerre et la Paix, cette théorie de l’immanence, dont il avait refusé les bénéfices à la femme, se trouve réduite à sa plus simple expression. M. Proudhon nous paraît l’avoir sacrifiée parce qu’elle eût mis obstacle à l’éclosion de sa théorie nouvelle.

Délaissée pour ce motif, l’immanence a droit à tous nos regrets.

La méthode antinomique, plus heureuse, reparaît ici et déploie ses innombrables ressources, qui semblent ne devoir servir, sous la plume de l’illustre Franc-Comtois, qu’à favoriser l’enfantement de certaines formules originales, contradictoires, au lieu d’aider à une conclusion logique.

Non-seulement le système des antinomies est développé à l’infini dans chacun des livres de M. Proudhon, mais il plane au dehors sur l’œuvre entière, obligeant le lecteur à faire d’éternelles réserves.

On remarque cependant, au milieu de toutes ces évolutions, une idée sans cesse accueillie, toujours présente, et partout glorifiée, qui se développe à travers tous les obstacles, et grandit à mesure que les autres s’effacent. Cette idée est celle des avantages et des mérites de la force. Nous l’avons vue marcher d’un pas ferme vers la conclusion hardie qu’elle vient enfin d’atteindre.

Destruam et œdificabo ! disait l’auteur des Contradictions économiques. Fidèle à sa devise, longtemps après avoir détruit, il s’acharnait à détruire encore. Mais on ne vit rien s’élever du milieu des décombres, et le temps refusa son concours à l’accomplissement des citations latines du démolisseur.

Il y a dans la société actuelle des gens que les propositions scandaleuses ont fini par lasser, et qui, après avoir applaudi à certaines critiques hardies venues en leur lieu, s’inquiètent enfin de réédification. Or, il ne suffit pas d’amonceler des débris, lorsqu’il s’agit de reconstruire l’édifice social ; il faut chercher le ciment qui unira de nouveau la pierre à la pierre.

On détruit avec la force pure, avec la brutalité, avec l’insulte, les monuments et les préjugés sociaux ; on n’édifie rien avec tout cela. M. Proudhon n’est jamais parvenu à former que de légers amas de sable que balaie ensuite le souffle même de celui qui les a élevés.

La fin de toutes les théories de M. Proudhon, c’est la glorification de la force.

N’a-t-il pas essayé de constituer la valeur en lui donnant pour base la force productrice de l’homme ? N’a-t-il pas voulu détrôner une divinité chimérique, qui ne foudroyait plus, pour mettre à sa place une créature réelle et forte ? N’a-t-il pas résolu de constituer la justice par le mariage, qu’il lui convient d’appeler la reconnaissance des droits du plus fort ? Enfin ne vient-il pas de découvrir que la force destructive est devenue, par la guerre, productrice du droit ?

Destruam et œdificabo !

Nous pourrions dire de M. Proudhon ce qu’il disait de Rousseau : « S’il est logique, c’est dans l’obstination du paradoxe. »

À ce propos, il serait peut-être bon de faire remarquer comment ceux qui professent l’amour du paradoxe sont tous conduits au même but par des voies différentes. Rousseau ne voulait considérer dans la société que les manifestations du sentiment. M. Proudhon ne veut y considérer que le jeu des forces physiques. Hé bien ! l’un et l’autre, sur cette pente rapide, ont été entraînés à faire l’apologie des mœurs primitives et des lois sauvages.

Que pour arriver à cette glorification de la force, l’auteur de La Guerre se soit vu forcé de détruire la confiance, l’amour, la charité, certaine justice qui vaut bien la sienne, qu’importe ! M. Proudhon ne devait pas rencontrer le sentiment dans les voies de la force où il ne l’a point cherché.

L’auteur de La Guerre nous engage à reparler de ce droit du plus fort, dont il disait autrefois que c’était « une misérable équivoque à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs[1]. » Puisqu’il nous y engage, reparlons de ce droit, et tâchons à notre tour de prouver ce que M. Proudhon essayait de prouver ailleurs, que, « en fait d’idéal, la puissance n’est pas dans la voltige[2]. »

Aussi bien, pour combattre les théories de l’auteur de La Guerre et la Paix, nous pourrons invoquer, avec plus de droit que lui, ce qu’il appelle « la conscience universelle, le témoignage du genre humain, les aspirations des peuples, les besoins de la masse, etc. »

Quelle est donc cette masse que vous prenez toujours à témoin pour les besoins de votre cause ? Ne serait-ce plus cette « nature passive, inféconde, matrice stérile où se fécondent les germes de l’activité privée[3] ? »

Il vous plut, à l’époque où vous parliez de la masse d’une façon si peu révérencieuse, d’insulter en même temps des hommes auxquels il vous plaît aujourd’hui de faire amende honorable, ainsi qu’à la masse. « Hobbes, nous disiez-vous, est le théoricien du despotisme[4]. » Vous appeliez de Maistre « ce barde de la réaction ; » et vous ajoutiez « qu’il n’a de valeur que par la révolution qu’il singe en la contredisant[5]. » Ceux qui, plus que vous, sont restés dévoués à leurs convictions, n’auraient-ils pas quelque raison de se croire en droit de vous juger à cette heure comme vous jugiez hier des ennemis communs ?

Vos fidèles devraient vous conseiller de prendre un grand parti. Puisque vous êtes toujours condamné à relever ce que vous avez renversé la veille, ne détruisez plus. Dans la crainte de vous contredire sans cesse à propos d’une foule de personnes et de choses, n’injuriez plus personne ni quoi que ce soit.

Vous êtes fils de 93 : gardez-vous d’appeler les Girondins « des femmelins, » les Jacobins « des castrats. » Vous vous dites républicain : parlez-nous moins souvent de « l’ineptie républicaine. » Vous voulez constituer la valeur après nous avoir démontré l’inutilité du capital, ne nous entretenez plus de « l’imbécillité populaire, de l’hypocrisie socialiste. » Vous réclamez l’aide de la femme pour la réalisation de votre organe juridique : ne venez plus nous débiter sur elle des sottises qui la blessent profondément.

Sur qui donc compteriez-vous si vous étiez mis en demeure d’édifier pour tout de bon ? Croyez-vous qu’on oublie si vite les injures ?

Le temps, disent les prophètes, n’efface pas de la mémoire du Dieu d’Israël l’insulte qu’il a reçue de l’homme. Ainsi Jéhovah lui-même se souvient, et il vous le prouve durement à l’heure qu’il est.

« Dieu, nous avez-vous dit autrefois, est contradicteur de l’homme, cherchant sans cesse à l’égarer, à le détruire[6]. » Tout à coup vous voyez passer le Dieu des armées, vous vous éprenez de son grand sabre, et, avec une ardeur aussi imprudente que juvénile, vous courez à sa suite comme font les enfants qui rencontrent des soldats. Arrêtez-vous bien vite, car un grand danger vous menace ! Je crois que vous avez eu le pressentiment de ce danger à l’époque où vous vous êtes écrié : « Si un jour je dois me réconcilier avec Dieu, cette réconciliation ne se peut accomplir que par ma destruction[7]. »

Pourquoi l’auteur de La Guerre et la Paix s’inquiéterait-il des contradictions qu’il découvre dans sa propre conscience, lorsqu’il les aperçoit en même temps partout ? « On trouve, nous dit-il, d’éternelles contradictions entre les données fondamentales et les aspirations authentiques de l’humanité. »

Cette phrase magistrale, faite pour éblouir des pédagogues, ne recouvre au fond qu’une antinomie assez médiocre.

C’est pour la résoudre que le livre de La Guerre et la Paix a été écrit.

L’antinomie une fois découverte, M. Proudhon pose ainsi les termes d’une première proposition : « La guerre est une chose tout intérieure et observable dans les phénomènes de la conscience. » Étudions donc la guerre dans la sphère de la raison pure, et, dans la crainte « d’être cent fois plus grossier que les barbares, » gardons-nous de lui refuser « toute spiritualité. »

Ne comptons pas pour nous éclairer sur ce que le célèbre critique appelle « le verbiage des juristes et le matérialisme des militaires. » Interrogeons l’auteur de La Guerre et la Paix, il nous démontrera que, « bien loin d’être une passionnalité d’ordre inférieur, la guerre est un fait divin ! »

Qu’est-ce qu’un fait divin ? demandons-nous. « Tout ce qui se produisant en dehors de la série, reprend M. Proudhon, ou servant de terme initial, n’admet de la part du philosophe ni question ni doute. Le divin s’impose de vive force ; il ne répond point aux interrogations qu’on lui adresse, et ne souffre pas de démonstrations. »

D’après ceci, nous pourrions croire que l’auteur de La Guerre, satisfait de sa définition, se gardera d’interroger le fait divin. Mais non-seulement il l’interroge, il prétend le démontrer. C’est qu’à lui seul il appartient d’expliquer certains mystères. Il est vrai d’ajouter que M. Proudhon ne s’est pas complètement dépouillé des attributs de la divinité en proclamant le nom de Jéhovah.

La guerre un fait divin ! Pour les sauvages peut-être, auxquels vous reconnaissez un instinct métaphysique supérieur à celui des philosophes, mais point pour nous, j’imagine ! Ceux que vous appelez, non sans ironie, les civilisés, me paraissent avoir depuis long-temps déchiré les voiles sanglants de la guerre. Ce n’est point un mystère divin ni l’idéal que ces voiles recouvraient, c’est le crime et l’horreur.

Que la guerre existe, nul ne le conteste, mais qu’elle soit observable dans les phénomènes de la conscience, voilà qui est faux et mauvais à dire.

La guerre, cette vieille divinité mitraillée, n’existe qu’objectivement, dans le domaine de l’action irréfléchie de l’homme. Lorsqu’elle est représentée par son fait primordial, l’attaque, elle ne peut être inspirée que par la plus puissante négation des phénomènes de la conscience, par la force brutale. La guerre existe comme l’anthropophagie, comme l’esclavage, comme le fétichisme, comme le paganisme… C’est une de ces erreurs à travers lesquelles toutes les sociétés passent, et qu’elles rejettent avec dégoût, après les avoir accueillies avec enthousiasme.

Les erreurs disparaissent, mais les droits sont éternels. La guerre n’est donc pas productrice du droit. Il se peut qu’elle soit pour vous « un phénomène d’ordre divin, miraculeux même, s’élevant à la hauteur d’une religion. » Cela ne nous regarde plus. Nous ne savons point, hélas ! interpréter le sens mystique de certaines paroles inspirées, dont tous les prophètes ont fait usage pour démontrer les faits divins.

« La guerre est juste et sainte des deux côtés, » dites-vous. Halte-là, monsieur, vous poussez tout à l’extrême ; de Maistre, votre allié, ne va pas si loin ; il n’affirme la divinité de la guerre que dans ses résultats. En cela je le trouve plus prudent que vous. Que devrait-on penser des guerres de religion, si elles avaient été faites par des justes et des saints contre des justes et des saints ? Vous aimez décidément à mettre vos amis dans l’embarras.

Proudhon l’allié du catholique de Maistre ! MM. Guizot et Villemain partisans de la papauté !

N’est-il pas permis de se demander comment la génération nouvelle sortira de ce dédale ? Qui donc lui servira de guide dans les sentiers de la foi nouvelle ? Ne s’arrêtera-t-elle point, si, croyant ouverts les chemins de l’avenir, elle les voit encombrés d’apostats ?

Comme à l’ordinaire, la nouvelle trouvaille de M. Proudhon résume tous les phénomènes humains et sociaux. Toujours l’absolu ! Qu’on en juge : « La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout ! » Et plus loin : « La guerre, c’est une institution, une croyance, une doctrine, la liberté ! » Quelle confusion de mots ! Le plus curieux est certainement ceci :

« Sans la guerre, aurions-nous seulement cette idée de valeur transportée de la langue du guerrier dans celle du commerçant ? »

Cette définition de la valeur, quoique légèrement tirée aux cheveux, n’est-elle pas originale ? Voilà qui prouve suffisamment à quel point M. Proudhon est possédé de ses nouvelles créations.

Écoutons un des cris de son âme : « Salut à la guerre, ce sang versé à flots, ces carnages fratricides qui font horreur à notre philanthropie ! » Puis il ajoute, en faisant allusion à une si sotte philanthropie : « Je crains que cette mollesse n’amène le refroidissement de notre vertu. » Cela rappelle les enthousiasmes que l’auteur de La Guerre éprouvait à la vue lointaine des « sublimes horreurs de la fusillade, » et son indignation contre les « cannibales » qui les firent cesser.

Le paradis de l’auteur de La Guerre, c’est aujourd’hui le Wal-halla où les héros se livrent à des combats sans fin : « Ce paradis ne vous dit-il rien à l’intelligence ni au cœur ? » demande M. Proudhon.

« Ormuzd et Ahrimane, ajoute-t-il, se livrent un éternel combat ! » L’auteur de La Guerre se trompe. Zoroastre a dit au contraire que le combat d’Ormuzd contre Ahrimane ne doit point être éternel. Ormuzd, qui est le dieu du bien et de la paix, doit vaincre Ahrimane, dieu de la guerre et du mal, au bout de six mille ans. Comme il y a fort long-temps que Zoroastre nous a révélé cet autre fait divin, nous pouvons espérer que les temps sont proches.

M. Proudhon, après avoir passé toutes les religions en revue, essaie de nous prouver que leur idéal est l’idéal guerrier. Il va même jusqu’à s’écrier : « Le Christ, c’est le glaive ! »

L’illustre converti nous apprend encore que « le droit divin est la figure du droit humain. » N’est-ce pas plutôt la proposition inverse qui est vraie ? En soi, quoi que puisse penser aujourd’hui M. Proudhon, le droit divin n’existe pas, c’est un idéal créé par l’homme et que l’homme cherche sans cesse à réaliser. On pourrait dire à peu près du droit divin ce que Chateaubriand, non sans provoquer les moqueries de l’auteur de La Guerre, a dit de Dieu : Si le droit divin a fait le droit humain à son image, le droit humain le lui a bien rendu ! Enfin, la révolution française n’a-t-elle pas irrévocablement détruit le droit divin le jour où elle a proclamé les droits de l’homme ?

Vous constatez avec tristesse que « les fanfarons du libéralisme, affranchis par la révolution de 93 de la juridiction d’en haut, passent sans découvrir leur tête devant une croix. »

Est-il donc si difficile d’excuser les libéraux de leur impolitesse envers cette croix qui représente à leurs yeux l’affirmation éternelle du droit divin ? Soyez moins sévère pour les libéraux et souvenez-vous que vous étiez plus fanfaron vous-même autrefois, lorsqu’après avoir fait le compte des attributs de la Divinité, vous les déclariez en contradiction avec les vôtres.

Est-ce à nous de réclamer votre indulgence pour les libéraux ? Nous croyons le libéralisme au-dessus de vos attaques et de notre défense. Mais il est d’autres êtres opprimés sur lesquels la plus légère insulte pèse, parce que tout les accable à l’envi, et pour qui nous implorons votre générosité. Nous voulons parler des faibles. Est-ce irrévocablement que vous avez dit d’eux : « Ils doivent s’incliner respectueusement et en silence devant les arrêts de la force ? » Les peuples, ajoutez-vous, se sont toujours inclinés devant ces arrêts. Non, les peuples ne s’inclinent pas respectueusement et en silence devant les arrêts de la force ; tous les faits historiques prouvent le contraire. Le faible lutte tant qu’il peut contre le fort, et il y emploie tous les moyens ! S’incliner devant les arrêts de la force, ce serait reconnaître sa cause mauvaise, et le faible ne le veut pas, il ne le voudra jamais ! S’il s’incline, c’est comme la fleur courbée par l’orage, pour s’alanguir, se faner, et mourir.

Les guerres que vous rêvez sont des tournois, où l’adversaire démonté selon les formes, par un adversaire plus fort que lui, se relève, et salue trois fois, une fois le ciel, une fois la galerie, une fois le vainqueur. Après quoi il sort de la lice. Mais la vraie guerre, celle qui provoque la haine, la vengeance sans merci, les meurtres, les viols, le pillage, les incendies, les crimes de toute espèce, celle-là seule existe. Il est cruel de l’avoir divinisée.

M. Proudhon voit la guerre partout. « Agir, dit-il, c’est combattre. » Agir aujourd’hui, ne serait-ce pas bien plutôt mettre la nature en paix avec elle-même en associant ses forces à celles de l’humanité ?

« Nous ne pouvons agir sans la guerre, recommence M. Proudhon, elle est essentielle à l’humanité. » Hier, vous en disiez autant de la justice. Ne vous arrive-t-il pas de confondre la justice et la force, et ne faites vous pas rendre souvent à l’une les arrêts que déjà l’autre a rendus ? Nous savons à présent que vous préférez la force à la justice, et nous ne sommes pas étonnés de vous voir ajouter que « les grands capitaines sont supérieurs aux grands législateurs. » Peu de gens seront, je crois, de votre avis, et mettront les bienfaits d’Alexandre, d’Attila, de César, au-dessus de ceux des Solon, des Lycurgue, des Zoroastre.

« Aux yeux de la femme, dites-vous, le guerrier est l’idéal de la dignité virile ; les femmes aiment plus fort qu’elles. » Permettez que je vous arrête. Parce que vous voyez des bourgeoises oisives admirer le militaire oisif comme elles, n’allez pas en conclure qu’elles admirent le guerrier. Ce qu’elles aiment, ce qu’elles apprécient, c’est à la fois le costume reluisant et les loisirs du soldat en garnison. Mais transformez d’un coup de baguette le militaire en guerrier ; placez-le au milieu des cadavres mutilés, un sabre dégouttant de sang au poing, le visage et les vêtements couverts de poudre, et vous verrez alors combien de femmes aiment le guerrier ! Au village, lorsque le conscrit s’éloigne, on pleure, non point seulement parce qu’il peut mourir loin du clocher, — quelques-uns reviennent, — mais parce qu’il est exposé à perdre dans les régiments le saint amour du travail. L’oisiveté qui plaît aux femmes des villes n’inspire que du mépris à la paysanne.

« Calomniez si vous pouvez ce que vous ne comprenez pas, » nous dit M. Proudhon en parlant de la guerre. Est-il donc besoin de calomnier la guerre à l’heure qu’il est pour en avoir raison ? Ne suffirait-il pas de citer certains faits, qui, présentés sans réserve et sans considération intéressée, détruiraient son prestige et en donneraient l’horreur ? Nous nous hasarderions peut-être à le faire, si nous n’étions prévenus par M. Proudhon que, « dans les régions hautes et basses de la société, il existe une certaine animadversion contre ceux qui la combattent. »

Ainsi M. Proudhon, en divinisant la guerre, s’est ménagé des influences dans les régions hautes et basses de la société. Il est en mesure de braver ce qu’il appelle d’une façon tout aimable « l’ignorance et la stupidité des juristes. »

La guerre étant une religion pour M. Proudhon, il vient l’enseigner à notre société, qu’il dépeint, — abstraction faite des régions hautes et basses, sans doute, — « aussi ignorante de ses origines qu’ignoble dans ses incrédulités. » Enfin, dans le dessein d’établir le nouveau dogme, il s’appuie sur « la raison populaire, — autrefois l’imbécillité, — pour avoir raison, dit-il, de la raison philosophique. » Il y aurait un moyen plus sûr d’avoir raison de la raison philosophique, ce serait de lui opposer la raison du plus fort ; c’est peut-être celle-là que M. Proudhon entend par raison populaire. Mais je crois qu’il ne serait pas indifférent de s’adresser plutôt aux régions hautes qu’aux régions basses pour la trouver.

M. Proudhon écrit en lettres énormes que LA GUERRE EST PRODUCTRICE DU DROIT. Cette maxime est décidément la grosse découverte de son livre. Il en réclame la priorité d’une façon jalouse, et elle pourrait bien, en effet, lui appartenir.

C’est la justice et non la guerre qui produit le droit. La reconnaissance d’un droit dans l’humanité n’a-t-elle pas toujours été plutôt un appel à l’union, à l’ordre, à la paix, qu’un encouragement aux tendances guerrières ? La guerre ne produit pas le droit, car il est impossible de soutenir que le droit ne puisse être antérieur au combat. Quoi qu’en dise M. Proudhon, la guerre est toujours profondément injuste d’un côté, quand elle ne l’est pas de tous les deux. Celui qui possédait le droit a-t-il donc toujours été victorieux ? La guerre est un oubli de la raison humaine, une interruption au cours de la justice, et, comme vous en convenez vous-même, une correction de l’humanité. Or, n’est-ce pas lorsque les humains commettent des actes contraires à la justice, qu’une correction leur est infligée ?

Les nouvelles théories de M. Proudhon l’obligent à renier ses plus grandes admirations. Kant, accueilli avec enthousiasme dans les Contradictions économiques, se voit complètement délaissé par l’auteur de La Guerre, qui ne lui conserve un reste d’estime que parce qu’il doute de la paix éternelle. Des hommes comme Grotius, Wolf, Vattel, pour lesquels M. Proudhon avait de la considération, interrogés à leur tour, ont beau répondre d’un commun accord que la guerre est pleine de hasards, essentiellement destructive, M. Proudhon ne tient aucun compte de leurs arguments, et il répète sans écho son aphorisme bien-aimé : « La guerre est productrice du droit ! »

Chose remarquable, chaque fois que M. Proudhon s’acharne à défendre une thèse contraire au sentiment, son style s’alourdit et devient terre-à-terre, ses ailes insensiblement se détachent. Mais à quoi servent les ailes puisqu’elles ne peuvent nous aider à conquérir le beau pays d’idéal, puisque, selon une opinion déjà ancienne de M. Proudhon : « Le royaume des cieux lui-même ne se gagne que par la force. »

L’auteur de La Guerre, en apôtre consciencieux, nous catéchise longuement sur la religion de la force, et c’est charité de sa part, car il pense que « l’oubli ou l’ignorance de cette religion risquerait de nous faire perdre bientôt avec la puissance d’aimer, de connaître, jusqu’au sens moral. »

Autrefois, nous nous sommes laissé émouvoir par la poésie de la justice, que M. Proudhon définissait : « Cette vénération de l’homme pour l’homme[8]. » Maintenant nous sommes mis en demeure d’applaudir à la poésie de la guerre qui nous paraît devoir être tout autre chose. « Grâce à Dieu, c’en est fait de la poésie épique ! » s’écriait l’auteur des Contradictions économiques. Grâce à Dieu, lui-même va nous la rendre et chanter à son tour : « Ce droit de conquête chanté par Voltaire et qui n’est plus toléré aujourd’hui. »

Nous aimons les surprises, et M. Proudhon qui connaît les faiblesses humaines nous en réserve toujours. Il prend ici ses inspirations poétiques en dehors de la Bible, qui ne lui serait d’aucune aide, si toutefois la Bible est restée ce qu’elle était dans les Contradictions économiques : « Cet hymne à la justice, à la charité, à la mansuétude du puissant envers le faible, à la renonciation volontaire au privilège de la force ! » M. Proudhon, dans le livre de La Guerre, comme dans celui de La Justice, va même jusqu’à préférer « l’Énéide à cette macédoine du Nouveau Testament. » Mais qu’on se rassure, nous retrouverons bien vite la macédoine et la Bible.

Après avoir sauvé la poésie épique de l’oubli, restauré le droit de conquête, divinisé la force, M. Proudhon se déclare impuissant à raffermir l’Église. Que n’est-il venu plus tôt ? Il lui eût appris, — c’est M. Proudhon qui parle, — « tout en célébrant le Dieu des armées, à parler aux peuples et aux rois du droit de la guerre. Alors l’enseignement de l’Église s’élevant à la hauteur de sa révélation, eût conquis, pour ne plus le perdre, le pouvoir temporel par la législation de la force. »

Mais hélas ! l’empire chrétien ne pouvant plus se constituer, M. Proudhon nous prédit de quelle manière déplorable « nous allons tomber dans cette ridicule question des nationalités que nous trouverons désormais en contradiction perpétuelle avec le droit de la force. » L’auteur de La Guerre s’empresse de nous affirmer heureusement que « la force centripète est supérieure à la force centrifuge, et que la condensation est devenue la loi de l’Europe. » Cela nous rassure et nous nous inquiétons moins de voir la politique envahie par ce sot esprit de libéralisme, abominablement centrifuge, qui déborde actuellement de toutes parts. L’audace des libéraux passe vraiment toute mesure ! Croirait-on qu’ils répandent leurs doctrines anarchiques en dépit du droit de la guerre et du droit des gens, devant lesquels — M. Proudhon l’affirme du moins — « le respect de la nationalité n’existe pas ! »

Au lieu de lutter contre l’Autriche et la Russie, les Italiens, les Hongrois, les Polonais feraient mieux de s’incliner respectueusement et en silence devant les puissances supérieures qui n’ont exécuté sur eux qu’un arrêt, quand elles pouvaient en exécuter deux : « celui que la victoire porte sur l’État, et celui que la victoire porte sur l’ennemi… absorber l’État et manger le vaincu ! » En vérité, de quoi viennent se plaindre ces peuples, soi-disant opprimés ? Les puissances supérieures, après les avoir mis à la raison, n’ont-elles pas toujours fini par les laisser enterrer leurs morts ? Quant à ceux qu’un semblable désintéressement n’aurait pas désarmés, qu’ils craignent de se mettre en contradiction avec la justice ; car, ainsi que l’enseigne M. Proudhon : « L’iniquité dans les questions politiques est d’affirmer ce que le droit de la force a condamné. »

Les soi-disant démocrates, les soi-disant républicains, les soi-disant socialistes, avec lesquels il ne faut pas confondre l’auteur de La Guerre, trouveront peut-être quelque chose à reprendre ici ; mais qu’importe ! S’ils insistaient, M. Proudhon, empruntant au bon Lafontaine une phrase qu’il regrette de n’avoir pas inventée, serait là pour leur rappeler, à eux aussi, que « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

À propos du principe des nationalités, le révélateur du droit de la force, traitant les questions contemporaines, nous raconte : « que l’Italie a perdu le sens du mouvement… qu’elle est pendue à la queue de Robespierre ; que la liberté qu’elle réclame est une mystification !… et qu’enfin, si l’Autriche revenait écraser le Piémont, la victoire ne ferait que prouver une fois de plus cette triste vérité : qu’il n’y a point d’Italie ; car, en Italie, il n’y a pas de force. »

Chemin faisant, l’auteur de La Guerre essaie de nous faire comprendre comment les Napolitains ont commis une lâcheté, « en abandonnant leur jeune roi prêt à faire des concessions. »

Pour la Hongrie, on se demande quels moyens elle aurait de se soustraire au joug de l’Autriche quand, d’une part, au dire de M. Proudhon, « l’appel à l’insurrection sort du droit de la guerre, est immoral, » et quand, d’autre part, « l’alliance devient la pire des combinaisons politiques. »

À propos de cet axiome sur l’insurrection, nous en rappellerons un autre de M. Proudhon sur le même sujet. Il a dit ailleurs de l’insurrection : « Toute société dans laquelle on comprime cette puissance est une société morte pour le progrès. »

L’auteur de La Guerre veut aujourd’hui que le plus faible succombe et qu’il reconnaisse non-seulement le gouvernement du plus fort, mais son Dieu. « La guerre, dit-il, ne connaît pas de dogme, et l’unité de religion est nécessaire. »

Ainsi, de par M. Proudhon, le faible serait destiné à subir éternellement la loi barbare du plus fort, et « le sauvage » pourrait affirmer avec l’auteur de la Guerre, et « avec autant de raison que le métaphysicien, que la justice n’est autre chose que la force. »

Au nom de cette théorie sauvage de la justice, l’esclavage serait réhabilité, et, « au lieu de l’abolir, nous placerions la traite sous la protection du gouvernement. »

La société serait en droit, d’après les enseignements de la dite morale, d’établir « la prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, de par le droit du plus fort. »

Et lorsque le faible réduit à l’impuissance courberait vers la terre son front humilié, le fort s’écrierait par la voix de M. Proudhon : « Voilà ce qui me semble, je ne m’en cache pas, l’idéal de la vertu humaine et le comble du ravissement. »

Je pourrais insister davantage sur ces indignes conclusions et montrer jusqu’à quel point on s’est trompé lorsqu’on a cru voir en l’auteur des Contradictions économiques, de la Création de l’ordre dans l’humanité, de la Justice dans la révolution, etc., un libéral, un républicain, un socialiste. Il y a des gens qu’on veut absolument forcer d’être ce qu’ils ne sont pas, ce qu’ils ne sauraient devenir. Ils semblent en éternelle contradiction avec eux-mêmes et ne le sont en réalité qu’avec le caractère qu’on leur prête. Il faut qu’on s’habitue enfin à considérer M. Proudhon comme un partisan du droit de la force et de ses conséquences. Laissons-le donc affirmer en compagnie de ses nouveaux alliés : « que le droit de la force est un vrai droit, et que, de toutes les formes de la justice, la guerre est la plus sublime, la plus incorruptible et la plus solennelle. »

Mais quelle guerre ? La guerre en soi, n’est-il pas vrai ? car vous êtes bien forcé de reconnaître que les faits ne répondent pas toujours à ce magnifique concept de votre esprit. Si un jour on a pu croire, en vous lisant, que « la vérité en soi est une infinité de fois « plus vraie que notre science[9], » un autre jour on a pu, non sans raison, penser différemment avec vous que, « lorsqu’il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses, il faut savoir si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes[10]. » En fin de compte, et grâce à l’autorité des phénomènes, nous nous croyons le droit de conclure que la guerre est productrice de la brutalité pure, et que le droit de la force est une abstraction révoltante dont justice est déjà faite.

M. Proudhon citait, dans les Contradictions économiques, un passage du Gorgias de Platon où il est dit que Socrate combattit un jour, au nom de l’égalité, les raisons spécieuses d’un certain Gallicès en faveur du droit de la force. Si l’auteur de La Guerre est Gallicès, que ne suis-je Socrate ? Mais je ne suis ni Socrate, ni Athénien, ni homme, et si je parlais d’égalité, de même que l’esclave qui parle de liberté, je serais dans l’obligation d’invoquer les principes de charité, de dévouement, de fraternité, et de me réclamer du socialisme. « Vous me parlez de charité, de dévouement, de fraternité, nous répondrait M. Proudhon, je reste convaincu que vous ne m’aimez guère et je sens très-bien que je ne vous aime pas… Quant au socialisme, il n’a jamais rien été, n’est rien et ne sera jamais rien[11]. » Si nous n’étions pas convaincue, M. Proudhon se chargerait de nous réduire au silence en ajoutant : « La théorie d’égalité pacifique, fondée sur la fraternité et le dévouement, n’est qu’une contrefaçon de la doctrine catholique du renoncement aux biens et aux plaisirs de ce monde, le principe de la gueuserie et le panégyrique de la misère[12]. »

En face d’un pareil argument, nous nous avouerions à tout jamais écrasée, si l’auteur de La Guerre ne se hâtait lui-même de nous faire renaître à l’espérance en réhabilitant la doctrine catholique : « Le Créateur, reprendrait-il sur un autre ton, en nous soumettant à la nécessité de manger, a voulu nous conduire pas à pas à la vie ascétique et spirituelle… La pauvreté est le principe de l’ordre social et notre seul bonheur ici-bas ; nous devons demander à Dieu notre pain quotidien… La pauvreté est la vraie providence du genre humain. À un ennemi de la pauvreté je répondrais : Bas le masque ! et j’ajouterais : La pauvreté est la plus grande vérité que le Christ ait prêchée aux hommes[13]. »

Nous pourrions maintenant, sans risquer d’être accusée de faire seule l’apologie de la gueuserie et le panégyrique de la misère, combattre, au nom de l’égalité pacifique, les raisons spécieuses de M. Proudhon en faveur du droit de la force ; mais, comme femme, et quoique d’accord avec l’auteur de La Justice dans la révolution, nous aurions peur d’être ramenée droit aux Épîtres de saint Paul. Nous préférons laisser M. Proudhon réciter en paix ses Pater et prier pour nous, afin que, selon ses propres paroles : « L’homme infecté dès sa naissance soit régénéré en cette vie, par une intervention du Créateur, et afin que les âmes ne soient plus séduites par l’illusion de la richesse et l’appât des voluptés[14]. »

Quand Jéhovah, plus favorable, dit-on, aux demandes des nouveaux convertis qu’aux humbles prières de ses adorateurs les plus constants, aura tourné vers nous ses regards paternels, nous pourrons, guidés par l’auteur de La Guerre, retourner au bon vieux temps. Une transformation radicale s’opérera dans nos esprits. Nous ne voudrons plus songer sans horreur à ces révolutions « qui ne sont faites que pour la satisfaction des besoins[15]. » Nous appellerons ardemment le jour où, par la constitution de la valeur, par l’équilibre de la production et de la consommation, toute richesse sera détruite, et la pauvreté, notre seul bonheur ici-bas, définitivement créée. Heureux jour ! où la femme, disciplinée par le mariage, redeviendra soumise, obéissante, ménagère. Jour béni ! où, suivant M. de Maistre, de même que suivant M. Proudhon, « la justice pourra se passer de liberté[16] ! » Alors, mais seulement alors, des tournois seront organisés pour développer parmi les manants l’instinct guerrier, et la canaille, à la seule condition de savoir tenir une lance, sera admise à produire le droit en prenant part à la guerre. La guerre ! que M. Proudhon, dans le feu de son enthousiasme, appelle « l’acte le plus sublime de notre vie morale. » La guerre ! à laquelle, ajoute-t-il, « aucun autre acte de notre vie morale ne peut être comparé : ni les célébrations imposantes du culte, ni les actes du pouvoir souverain. C’est l’acte qui nous honore le plus devant la création et l’Éternel ! »

Dans son livre de La Justice, M. Proudhon, parlant de la femme, se demande si ce qu’il dit est sérieux. En lisant le livre de La Guerre et la Paix, combien de fois avons-nous été tentée de lui adresser la même question. Une chose très-remarquable, en vérité ! c’est que ceux qui dédaignent de prendre au sérieux les lumières du sentiment, s’exposent à être dédaignés eux-mêmes et à n’être point pris au sérieux. Ils sont condamnés à ne voir partout, comme l’auteur de La Guerre, que « sophismes, contradictions, couardises de raisonnement, accumulations d’anomalie. » Ils retournent, sans en avoir conscience, à l’âge où le sentiment, représenté par la femme, n’exerçait qu’une influence restreinte sur les destinées sociales. Tous leurs essais de restauration sont entachés d’archéologie. M. Proudhon en est une preuve éclatante. Sa banque d’échange et sa théorie de la valeur ne sont-elles pas dignes des beaux temps de Ninive, de Tyr et de Carthage ? La théorie de l’inégalité des femmes et la manière dont elle est exposée ne rappellent-elles pas une comédie bien connue des Grecs ? Quant à la théorie de la guerre, elle date pour le moins des Commentaires de César.

M. Proudhon reconnaît l’éternelle hostilité qui existe entre le droit de la force et le sentiment, lorsqu’il déclare que, « depuis le commencement du monde, les femmes se sont accordées à maudire la guerre. » C’est un reproche qu’il leur adresse. Nous l’acceptons, en ajoutant que la guerre est la plus mauvaise négation des sentiments féminins et que la femme la hait comme tout ce qui opprime le faible, consacre les inégalités sociales, et fait reculer l’homme vers les siècles de barbarie.

« Je suis homme, s’écrie M. Proudhon, et ce que j’aime le plus au monde, c’est cette humeur belliqueuse qui le place au-dessus de toute autorité, de tout amour, et par laquelle il se révèle Celui qui pénètre la raison des choses. » L’amour, et non la force, peut devenir le révélateur de l’idéal. Il nous semble donc tout au moins maladroit d’amoindrir le sentiment à une époque où l’on aurait besoin qu’il montrât plus de confiance en lui-même. Car le sentiment seul peut lutter contre cet entraînement inexplicable qui pousse toute une classe d’hommes, en un siècle de progrès, à ne voir dans la science qu’un moyen de perfectionner les engins de destruction. C’est grâce à l’influence croissante du sentiment que la guerre tend à disparaître et à devenir plutôt défense qu’attaque. De même que la justice sociale a triomphé de la révolte des individus, espérons que la justice humaine triomphera de l’antagonisme des peuples.

Le livre de M. Proudhon intitulé La Guerre et la Paix pourrait sûrement mieux justifier son titre. Les trois quarts en sont consacrés à la guerre ; cinquante pages environ à la paix. M. Proudhon a voulu, vers la fin de ses deux volumes, faire une concession à ce public qu’il place en dehors des régions hautes et basses de la société. Il est à regretter que l’auteur de La Guerre, en confessant son culte de la force, se soit cru obligé de faire des réserves forcément insignifiantes, et qu’il ait, en parlant de la paix, commis une de ces petites hypocrisies qui déroutent les cœurs naïfs. La concession du reste n’existe que dans la forme, dans le fond elle est tout à fait illusoire. M. Proudhon admet qu’une trêve illimitée peut nous être accordée dans un temps prochain, mais il refuse de croire à une paix éternelle, qu’il considérerait comme le signe de l’immobilisme et l’indice de la déchéance sociale.

La voie de M. Proudhon paraît clairement tracée désormais. Son culte pour le droit du plus fort l’entraînera de contradiction en contradiction et peut-être de chute en chute.

En voyant l’auteur de La Justice dans la révolution affecter un mépris si profond pour le sentiment, nous avions prédit qu’il chercherait son idéal dans les manifestations de la force. Le sort de M. Proudhon est réservé à tous ceux qui ne veulent voir comme lui dans la société que les éléments de répulsion, de combat, de domination, et refusent de tenir compte de l’attrait, de la sympathie, de l’union, enfin, des puissances du sentiment.

Lorsqu’il parlait de l’amour, l’auteur de La Justice s’écriait que « la possession dans l’amour amène le dégoût ! » Il croit aujourd’hui que la paix éternelle amènerait la déchéance sociale. La fatalité qui pèse sur les destins de M. Proudhon semble le condamner à l’ignorance complète d’une des facultés les plus intimes de l’être humain, faculté qui émane de la conscience de la femme avant d’émaner de la conscience collective, faculté qu’on pourrait croire divine bien qu’elle soit étrangère à la force, et dont la mission est de produire dans l’être et dans l’humanité le renouvellement indéfini de l’idéal.


IDÉES

ANTI-PHOUDHONIENNES

SUR

L’AMOUR, LA FEMME ET LE MARIAGE

(1858)










GÉNÉRALITÉS

Quand les plus fortes têtes ont de si bonnes raisons pour douter d’elles-mêmes, les plus humbles peuvent prétendre à être un moment écoutées.
Marquis de Saint-Aulaire.

M. Proudhon est un esprit profond et étroit, paradoxal et simpliste, qui a passé sa vie, — et c’est grand dommage, — à la recherche de l’absolu.

Plaçant d’abord son absolu dans l’égalité et lui trouvant, dans le droit de propriété, un empêchement dirimant ; il formula le fameux aphorisme, dont il s’est servi comme d’une devise et d’un épouvantail, véritable antiphrase, fort mal expliquée par son auteur, et encore incomprise du public : « La propriété c’est le vol ! »

Cherchant ensuite l’absolu de la Méthode, il crut l’avoir trouvé dans la série, et il écrivit son livre de la Création de l’ordre, un vrai gâchis métaphysico-économique, où l’on trouve les idées mal digérées de Fourier, mêlées aux principes d’Adam Smith et à la philosophie de Kant.

M. Proudhon ne sortit des demi-ténèbres de la dialectique sérielle que pour entrer dans les nuages de la logique antinomique. Ici l’auteur change de méthode et de maître. Il suit Hégel au lieu de Fourier. Mais le but n’est pas changé : il s’agit toujours du grand œuvre. Son absolu, cette fois, est dans la découverte d’une loi fixe de la valeur. Où trouver cette loi ? Dans le travail réalisé en dehors du capital. De là, nécessité du retour à la mutualité primitive : plus de rentes, plus d’intérêts, plus de propriété, plus de gouvernement. En économie, la gratuité du capital ; en politique, l’an-archie !

La révolution de février révéla à M. Proudhon divers procédés pour arriver à l’absolu ; par exemple, l’arrêt de la valeur, la réduction générale des prix et salaires, l’organisation du crédit par la prorogation des échéances, etc. Mais c’est dans la banque d’échange qu’il crut l’avoir trouvé définitivement et sans retour. Convaincu alors d’avoir atteint la terre promise, il publia cette déclaration destinée à garantir ses adhérents contre de nouveaux essais et de nouvelles désillusions, et qui eut alors un si grand retentissement : « Je fais serment devant Dieu et devant les hommes, sur l’Évangile et sur la Constitution, que je n’ai jamais eu ni professé d’autres principes de réforme sociale que ceux relatés dans le présent acte, et que je ne demande rien de plus, rien de moins, que la libre et pacifique application de ces principes et de leurs conséquences logiques, légales et légitimes. Je déclare que, dans ma pensée la plus intime, ces principes avec les conséquences qui en découlent, sont tout le socialisme, et que hors de là, il n’est qu’utopie et chimère… »

Et à la fin de la pièce :

« Ceci est mon testament de vie et de mort. À celui-là seul qui pourrait mentir en mourant, je permets d’en soupçonner la vérité !

« Si je me suis trompé, la raison publique aura bientôt fait justice de mes théories : il ne me restera qu’à disparaître de l’arène révolutionnaire, après avoir demandé pardon à la société et à mes frères du trouble que j’aurai jeté dans leurs âmes et dont je suis, après tout, la première victime.

« Que si, après ce démenti de la raison générale et de l’expérience, je devais chercher un jour, par d’autres moyens, par des suggestions nouvelles, à agiter encore les esprits et entretenir de fausses espérances, j’appellerais sur moi, dès maintenant, le mépris des honnêtes gens et la malédiction du genre humain. »

On sait ce que devint la banque du peuple ; quant au serment, inscrit sur la feuille d’un journal, il eut le sort des feuilles et des serments. Survint le vent de la réaction ; — les Eurus de la révolution auraient-ils mieux fait ? — il emporta la feuille et le serment, et oncques depuis n’en entendit parler.

Si je rappelle ces choses vieillies, est-ce à dire que je prétende blâmer M. Proudhon d’avoir eu des idées de négation, d’opposition, de protestation, et d’avoir conçu des projets de réforme ?

Pas le moins du monde. Nier, protester, s’opposer, c’était son droit, comme c’était son devoir de produire ses idées lorsqu’il les croyait bonnes ; si, de plus, il était de son caractère de souffler ses paroles dans un porte-voix et de les accompagner des bruits du tam-tam et de la grosse caisse, je ne vois aucun mal à ce que M. Proudhon, après avoir usé de son droit et accompli son devoir, se soit laissé aller à son caractère ; je lui pardonne encore d’avoir effrayé la marmaille et même d’avoir distribué, souvent sans discernement, injures et horions à ceux qui se trouvaient sous la tangente de sa main ou sous le vent de sa parole.

Mais ce que je blâme en M. Proudhon, c’est l’inconsistance de ses vues et l’outrecuidante assurance de ses propositions ; c’est une certaine étroitesse d’esprit qui ne lui a pas permis d’apercevoir la complexité du problème social et lui a fait croire qu’il pouvait se résoudre par une simple formule ; ce que je blâme en lui, c’est cette fatuité qui le pousse à promettre toujours plus qu’il ne peut tenir, et à faire naître des espérances qu’il ne peut satisfaire. En agissant ainsi, il fatigue l’attention du peuple, désoriente son esprit, lasse son dévouement. Ce que je condamne surtout en M. Proudhon, c’est d’avoir associé le public à sa vaine recherche de l’absolu, de s’être écrié en tête de chacun de ses livres : « Eurêka ! je l’ai trouvé ! » quand il n’avait rien trouvé du tout, et de n’avoir jamais cessé d’offrir son élixir du jour comme la panacée universelle.

Une objection va m’être faite. Comment ! me dira-t-on, vous accusez M. Proudhon d’avoir passé sa vie à la recherche de l’absolu, tandis que l’absolu est le monstre qu’il combat, le cauchemar contre lequel il lutte, le Protée qu’il veut détruire et qu’il poursuit sous ses divers déguisements !

Hélas ! oui. Je l’accuse de se livrer en secret au culte du Moloch, dont il brise, devant le peuple, les autels et les statues ; et ce n’est pas là une des moindres contradictions de cet esprit si logique à la fois et si inconséquent.

Je dis que M. Proudhon, qui nie l’absolu et le proscrit sous ses noms connus, sous ses dénominations ontologiques, cherche toujours l’absolu et ne voit jamais que le côté absolu des choses.

Chercher l’absolu, c’est sortir du réel, du possible, c’est créer une entité abstraite, c’est attribuer l’existence à ce qui n’est qu’une conception de l’esprit.

Eh bien, n’est-ce pas ce que fait M. Proudhon, lorsqu’il voit dans l’homme la raison et se refuse à y voir le sentiment, ou mieux, lorsqu’il considère l’être social seulement sous ses rapports de justice, sans vouloir le considérer aussi sous ses rapports d’amour, d’affection, de solidarité, de miséricorde ?

J’admets bien que l’absolu soit une des catégories de l’entendement et même un des attributs de l’être ; mais ce n’est pas l’être, ce n’est aucun être. L’absolu, considéré en lui-même, n’est et ne sera jamais qu’une abstraction.

Tout être qui sera dit absolu ne sera qu’une vaine entité, une chimère, et si l’on veut le prendre pour type, en faire un idéal pour la raison ou pour la conscience, cette conception fera obstacle à la justice, empêchera l’accomplissement de la loi, et tôt ou tard arrêtera le progrès de l’esprit humain. C’est dans ce sens que M. Proudhon a eu raison de combattre l’absolu, sous le nom d’idéal ou sous toute autre dénomination.

Mais il n’est pas vrai que l’idéal soit fatalement voué à l’absolu.

Qui m’empêche de prendre mon idéal dans l’être même, dans le monde, dans la nature, et de le concevoir, par conséquent, en dehors de l’absolu ?

Ne puis-je pas avoir l’idée d’un être meilleur que moi, plus beau, plus puissant, sans le supposer infiniment bon, infiniment beau, infiniment puissant ? Et mieux encore, ne puis-je pas concevoir un être plus élevé que l’être humain dans la série des êtres, ayant des qualités autres, ou seulement plus développées, sans pour cela lui donner ce caractère d’absolue perfection et d’immuabilité qui m’obligerait à le placer en dehors des lois et des forces de la nature, lesquelles ne régissent et ne connaissent que des phénomènes relatifs et contingents.

Bien plus, je dis que cette conception idéale, cette croyance d’un état supérieur dans la série vivante, est nécessaire à mon progrès moral et à mon développement autonomique. C’est là ce qui détermine mon activité, ce qui cause mon amélioration. Pourquoi marcherais-je en avant, si je ne vois pas de but à atteindre ? pourquoi lutterais-je, si je n’ai rien à conquérir ?

Vouloir détruire l’idéal, c’est essayer l’œuvre impie d’Érostrate ; si vous aviez le malheur d’y réussir, vous n’auriez rien fait pour la justice que vous voulez servir, mais vous auriez détruit la cause déterminante du progrès, et l’humanité serait condamnée à périr immobile à la place où vous l’avez rencontrée. L’œuvre du sage n’est pas de nier et de détruire, mais d’instruire et d’améliorer. La notion de l’idéal a besoin d’être rectifiée toutes les fois que l’état des âmes l’exige. Aujourd’hui cette rectification de l’idéal, qui sera en même temps un redressement de la conscience, est devenue nécessaire. Que l’idéal soit mis en harmonie avec la science et avec la raison, qu’il rentre dans les lois générales du monde et de la vie, et vienne se refléter dans la conscience de l’être humain, s’élevant et se purifiant à mesure que cette conscience se développe et se purifie : voilà ce qu’il faut vouloir, ce qu’il faut poursuivre, ce qu’il faut demander à ceux qui se font, comme vous, monsieur Proudhon, les guides et les instituteurs de l’humanité. Mais, pour Dieu ! finissons-en avec vos procédés d’ogre et de Torquemada : brûler n’est pas répondre.

Votre esprit âpre, tenace et mordant, saisit vigoureusement une question particulière et ne la lâche qu’après l’avoir disséquée jusqu’en ses fibres les plus ténues, jusqu’en ses parties les plus cachées ; mais il est impuissant à généraliser et à reconstruire.

Votre regard vise loin et juste, mais il n’embrasse pas les objets dans leur ensemble. Il peut connaître les différentes parties de l’être, mais il ne voit pas l’être lui-même, dans son unité vivante, avec ses limites et ses rapports.

La dialectique, en laquelle vous avez une confiance absolue, est, en vos mains, un véritable instrument de précision, propre à résoudre tous les problèmes, vous le croyez du moins ; mais ce n’est, au bout du compte, qu’un instrument. Votre dialectique n’a pas de cœur. Or, pour comprendre la vie, il faut être vivant soi-même ; et seriez-vous le cerveau le plus puissant de la création, vous ne connaîtrez jamais l’homme et l’humanité, si vous n’êtes qu’un cerveau.

Il ne suffit pas d’agiter des idées et de les précipiter les unes sur les autres comme les flots sur les flots, il faut que le souffle, qui se promène sur les eaux, prépare la création et même au milieu du chaos fasse pressentir l’ordre. Enfin, il ne suffit pas de séparer la terre des ténèbres de l’abîme, il faut encore faire resplendir la lumière et prononcer le fiat lux !…


Le dernier ouvrage de M. Proudhon est un nouveau voyage à la recherche de l’absolu.

L’absolu, cette fois, s’appelle Justice.

Il s’agit de prouver que la justice suffit à tout ; qu’avec la justice on n’a besoin ni de religion, ni d’amour, ni d’idéal ; bien plus, que la religion, toute religion, que l’amour, tout amour, que l’idéal, tout idéal, sont choses contraires à la raison juridique et doivent être élagués d’une société fondée sur la justice.

« Le principe fondamental, organique, régulateur, souverain de sociétés, c’est la justice.

« Qu’est-ce que la justice ? L’essence même de l’humanité.

« Qu’a-t-elle été depuis le commencement du monde ? — Rien.

« Que doit-elle être ? — Tout. »

Ainsi s’exprime, dans sa préface, l’auteur du livre de la Justice copiant Sieyès dans sa célèbre brochure sur le Tiers État.

C’est, on le voit, toujours la même façon de conclure, paradoxale et agaçante.

Que la justice soit l’essence même de l’humanité, je l’ignore et ne sais trop ce que cela veut dire ; mais avancer que la justice n’a rien été depuis le commencement du monde, qu’elle date d’hier, qu’elle est sortie tout armée, avec son glaive et sa balance, de la tête de Jupiter-Proudhon, et ajouter, comme corollaire, que désormais la justice doit être tout, n’est-ce pas avoir un véritable parti pris de pierre philosophale, une monomanie de l’absolu ? Ainsi l’amour, la charité, le dévouement, la miséricorde, n’appartiennent pas à l’humanité, et dans la société conçue par M. Proudhon, ces vertus ne sauraient trouver place. Ainsi la Révolution, dont M. Proudhon se dit le fils (fils ingrat qui calomnie sa mère en la faisant à son image), s’est trompée quand elle les a comprises sous le nom de fraternité dans sa triple formule ! Ainsi, la nature elle-même s’est trompée quand, pour faire l’homme, unissant le sentiment à la raison, elle a voulu que la conscience ne fût pas seulement éclairée par la raison, mais aussi échauffée par le cœur et devînt pour l’être humain un soleil moral, centre à la fois de lumière et de flamme !

Nous ne prétendons pas apprécier ici le livre de M. Proudhon.

Après la condamnation judiciaire, la critique ne peut le condamner sans lâcheté, ni l’absoudre sans risquer de manquer de respect à la chose Jugée. Mais il y a une partie du livre de M. Proudhon qui n’a pas été incriminée ; c’est celle qui traite des femmes et du mariage. Là se trouvent des choses que chaque femme sachant tenir une plume a le droit de regarder comme des personnalités ; c’est à ces personnalités que je prétends répondre.

Car M. Proudhon a le verbe trop haut et la parole trop retentissante pour qu’il soit possible d’opposer à ses raisons mêlées d’injures le silence dédaigneux que méritent d’ordinaire ceux qui parlent un certain langage. D’ailleurs, combattre l’erreur est toujours un devoir, et l’accomplissement de ce devoir devient une vertu quand on le poursuit avec des armes inférieurement inégales. M. Proudhon représente la force, puisqu’il est homme ; moi, la faiblesse, puisque je suis femme. Mais il y a quelque chose au-dessus de la force, c’est la vérité ; il y a quelque chose qui l’emporte sur la dialectique la plus serrée, sur l’avocasserie la plus habile, c’est le simple bon sens. La cause que je défends l’emportera, mais ce ne sera pas sans combats et sans efforts. Elle a besoin d’être défendue contre plusieurs, contre beaucoup. Hier, c’était contre les adversaires du progrès ; aujourd’hui, contre M. Proudhon ; demain peut-être, contre les amis du progrès et de la liberté mal comprise. Courage donc ! Ceignons nos reins et préparons-nous à la lutte, et, qui pis est, à l’outrage. Oui, à l’outrage ! car lorsque les hommes se battent entre eux, ils ne s’appliquent qu’à se tuer ; mais quand ils luttent contre une femme, soit orgueil froissé, soit brutalité pure, ils cherchent d’abord et de premier mouvement à l’outrager dans son sexe ou dans sa personne, sachant bien qu’elle est vaincue quand ils l’ont calomniée.

L’AMOUR

Le malheureux, il n’a jamais aimé !
Ste Thérèse, parlant de Satan.

Quand il faisait la monographie de la propriété, M. Proudhon, qui vise et ne regarde pas, et n’aperçoit, par conséquent, que ce qui est à son point, ne voyant de la propriété que les abus et les injustices, et méconnaissant ce qu’elle a de fondamental, comme ce qu’elle a de perfectible et de transformable, s’en allait criant sur les toits : « La propriété c’est le vol ! » Traitant ensuite la question de Dieu, comme il ne voyait en Dieu que les caractères irrationnels du surnaturalisme ou les aberrations idolâtriques du paganisme, M. Proudhon s’écriait avec cette voix qui n’appartient qu’à lui et à feu Stentor : « Dieu c’est le mal ! » Eh bien, les invectives qu’il a adressées à la propriété et à Dieu, dans son besoin sacrilège d’insulter ce que les autres respectent et adorent, il les adresse à l’amour. « L’amour, s’écrie-t-il, même inspiré par la religion, même sanctionné par la justice, je ne l’aime pas ! »

Du reste, l’amour s’est vengé de l’injure faite à sa divinité.

En ce sujet, qui a inspiré tant d’autres écrivains, même privés de tout talent, M. Proudhon se trouve bien inférieur à lui-même, et l’on se demande, en le lisant, comment il se peut qu’une force qui anime la nature entière, fait chanter les bêtes et les fait presque parler, produise sur un homme de tant d’esprit un effet tout contraire, éteignant sa verve, faussant sa logique, obscurcissant son jugement, alourdissant sa phrase, altérant son style, qui, dans bien des pages, devient pâteux, hésitant, pénible, embarrassé. Ne serait-ce pas que cette force ne peut agir sur l’intelligence que par les organes du sentiment, et que si l’amour est un levier capable de soulever le monde, il faut qu’il trouve dans le cœur un point d’appui indispensable ? Or, M. Proudhon ne se doute pas de l’existence de ce point d’appui chez les autres et paraît, pour lui-même, n’en avoir jamais senti le besoin.

Cependant, on ne s’expliquerait pas son parti pris contre l’amour, si l’on ne savait que M. Proudhon voit dans l’amour, comme tout à l’heure dans l’idéal, comme naguère dans la propriété, dans le capitalisme, un obstacle à la réalisation de la justice.

On le voit, l’intention est bonne ; mais c’est toujours la même manie.

La propriété est la base de toute société ; mais la propriété a produit l’esclavage et l’usure : supprimons la propriété !

Dieu est l’idéal nécessaire de la conscience progressive ; mais Dieu ayant été revêtu d’attributs surnaturels qui, en le mettant en dehors des lois morales et de la réalité cosmique, le posent comme un obstacle à l’harmonie et comme une borne au progrès, n’essayons pas de faire naître dans les âmes une conception supérieure de l’idéal : supprimons Dieu purement et simplement, et effaçons-en l’idée de l’esprit et du cœur de l’humanité !

Enfin, l’amour, par Ève et par Adam, nous a fait perdre le paradis ; il a causé la perte d’Ilion et n’est pas réductible, le monstre ! aux catégories juridiques : supprimons l’amour !

Voilà des procédés bien simples et à la portée de tout le monde. C’est de la science comme en fait Toinette lorsque, déguisée en médecin, elle conseille à Argan de se faire couper un bras parce qu’il tire à soi toute la nourriture de l’autre, et de se faire crever l’œil droit pour y voir plus clair de l’œil gauche.

« L’espèce humaine, comme toutes les races vivantes, se conserve par la génération… Le concours des sexes, en vue de la génération, a lieu sous l’influence d’un sentiment particulier qui est l’amour. C’est cet attrait puissant qui, dans toutes les espèces, où les sexes sont séparés, pousse le mâle et la femelle à s’unir et à transmettre leur vie par un orgasme mortel ; de là ce mot si connu, profond : L’amour est plus fort que la mort ; ce qui signifie que l’être qui a goûté l’amour n’a plus rien à redouter de la mort, parce que l’amour est la mort même, la mort en joie : Euthanasia. L’amour est donc l’apogée et la consommation de la vie, l’acte suprême de l’être organisé ; à tous ces titres, on peut le définir : La matière du mariage. Mais si le rôle de l’amour dans la génération est très-apparent, on ne voit pas à quelle fin il est donné dans la société, dont le principe propre est la justice. »

Ainsi s’exprime M. Proudhon, parlant de l’amour en termes convenables tant qu’il le considère naturellement et en dehors de son idée absolue et exclusive de justice. Mais voici venir la justice, à laquelle il faut tout soumettre. « N’est-elle pas le principe propre de toute société ? » bien qu’elle ne puisse, hélas ! faire longtemps bon ménage avec l’amour ; au moins M. Proudhon l’assure. « L’amour, dont nous venons de parler, dit-il, a sa base dans l’organisme ; il est pur chez les bêtes (sic), c’est-à-dire dégagé de tout sentiment moral ou intellectuel ; mais chez l’homme il s’élève à l’idéal par l’excitation de la beauté !… » Quel malheur ! Écoutez encore :

« L’idéalisme se joint ainsi au prurit des sens, de plus en plus exalté par la contemplation esthétique, pour solliciter à la génération l’homme et la femme et faire de ce couple le plus amoureux de l’univers. » Et ce n’est pas tout : « En triomphant des répugnances de l’esprit, par la beauté, nous sommes exposés aux séductions de l’idéalisme, plus terribles cent fois que celles de la chair !… » Or, d’après M. Proudhon, par l’idéalisme, source de tous les maux, on tombe dans la promiscuité, dans l’unisexualité, dans la sodomie, dans la pédérastie, dans l’hystérie, dans la nymphomanie…

Et, comme dit M. Purgon, dans la bradypepsie ; de la bradypepsie, dans la dyspepsie ; de la, dyspepsie, dans l’apepsie ; de l’apepsie, dans la lienterie ; de la lienterie, dans la dyssenterie ; de la dyssenterie, dans l’hydropisie ; et de l’hydropisie, dans la privation de la vie où vous aura conduit votre folie. Et j’ajoute que c’est bien fait.

Cependant, jusqu’ici on avait cru que la beauté ennoblissait l’amour, et que l’attrait sexuel se purifiait par l’idéal. M. Proudhon a changé tout cela. Les bêtes, qui ne connaissent ni la beauté, ni l’idéal, pratiquent réellement la pureté dans l’amour. Il faut les prendre pour modèles et nous en rapprocher autant que possible. L’homme altère l’amour et le corrompt en y mêlant ses sentiments intellectuels et moraux qui sont comme les éléments superphysiques de sa nature ; l’idéal, dans l’amour, comme dans le progrès, « dégénère fatalement en débauche, et au lieu de perpétuer la vie sociale, conduit la civilisation à sa perte. » Heureusement, il existe un remède contre l’idéal, c’est la justice ; et un remède contre l’amour, c’est le mariage. — Sainte simplicité !

Nous verrons plus tard ce qu’entend M. Proudhon par le mariage ; écoutons-le encore parler de l’amour, et voyons comment il prétend remédier à l’idéal par la justice :

« L’amour est un mouvement des sens et de l’âme qui a son principe dans le rut, fatalité organique et répugnante, mais qui, transfiguré aussitôt par l’idéalisme de l’esprit s’impose à l’imagination et au cœur, comme le plus grand, le seul bien de la vie, un bien sans lequel la vie n’apparaît plus que comme une longue mort… » Un autre aurait dit : L’amour a son principe dans les sens, et se serait fait comprendre tout aussi bien. Mais M. Proudhon préfère toujours le mot le plus grossier ; il trouve que cela fait plus d’effet. Il avait cependant, tout à l’heure, en commençant cette étude, invoqué l’Esprit-Saint : « Que le séraphin qui purifia les lèvres du Prophète daigne toucher aussi les miennes, afin que dans cet érotique sujet, ma parole reste chaste. » Il paraît que, à défaut de l’Esprit-Saint qui n’a pas voulu se rendre à son ironique appel, il a dû se contenter de l’esprit qui dicta à Voltaire les vers de la Pucelle. Mais l’esprit de Voltaire, aux mains rudes de M. Proudhon, semble avoir perdu ses ailes diaprées et chaussé les sabots garnis de paille d’un paysan franc-comtois.

Voyons cependant ce que devient l’amour : « Il est soustrait à la volonté de celui qui l’éprouve, il naît spontanément, indélibérément, fatalement. Il arrive à notre insu, malgré nous… » Ceci n’est pas neuf ; mais voici qui l’est davantage : « L’amour, ainsi donné par la nature et l’idéal et jusqu’à ce que la justice lui assigne une nouvelle destination, n’a qu’un but, la reproduction. C’est un drame qui, de sa nature, ne se joue qu’une fois et dont l’évolution se divise en deux périodes opposées, l’une d’ascension ou de désir, l’autre de satisfaction ou de décroissance. »

Et d’abord, il n’est pas vrai que l’amour n’ait pour but que la reproduction. Le but de l’amour est dans l’amour même, c’est-à-dire dans le bonheur qu’il promet et qu’il donne. On aime pour aimer et non pour faire des enfants. Aimer, c’est agrandir sa vie. Procréer, c’est la limiter en la perpétuant. La reproduction est un fait d’ordre naturel et général et non pas seulement d’ordre humain et individuel. La nature a assuré la reproduction des espèces par le plaisir : l’humanité, par l’amour, s’élève bien au delà du plaisir ; elle obtient le doublement des puissances de chaque individualité par la sympathie mutuelle, sympathie qui, prolongée, produit l’identification des deux êtres au triple point de vue physique, moral et intellectuel.

M. Proudhon ne comprend pas cela ; cependant il semble en soupçonner quelque chose, lorsque, peignant l’amour dans sa phase ascendante, il montre l’âme s’absorbant, se confondant dans la personne de l’objet aimé, rêvant d’une possession continue, inviolable, éternelle. Mais, d’après lui, la possession vient détruire ce que le désir avait fait ; et c’est surtout ici qu’il méconnaît l’amour dans son splendide idéal. « Le cœur ayant joui, dit-il, la chair étant satisfaite, en vain l’imagination fait effort pour retenir l’âme dans l’extase. La raison s’éveille et rougit ; la liberté au fond de la conscience fait entendre son rire ironique ; le cœur se détache ; la réalité et ses suites, grossesse, accouchement, lactation, font pâlir l’idéal. Heureux alors celui que le besoin de se ressaisir ne pousse pas à la haine et au dégoût ! »

Halte-là ! monsieur. Vous insultez à l’amour des honnêtes gens. Ce n’est pas même la passion et ses phases que vous décrivez, c’est la débauche. Votre amoureux désillusionné n’est pas un type décent ; il sort des bras de quelque fille, traînant avec lui l’odeur du vice, honteux de lui-même, dégoûté de sa compagne, la haïssant peut-être, parce qu’il sent qu’il s’est avili, abaissé, amoindri avec elle. Non, monsieur, vous ne comprenez pas l’amour dans l’humanité, parce que vous méconnaissez dans l’homme, dans la femme surtout, l’être moral et intellectuel, parce que vous ne voulez voir dans l’être humain que la matière organisée.

Certes, l’attrait qui vient des sens a une grande importance, et l’on peut admettre que ce soit le point de départ de l’amour.

Mais si l’âme tend à s’absorber, à se confondre dans l’objet aimé, ne voyez-vous pas que cette impulsion de la part d’un être intellectuel et moral ne peut être purement animale ? Ne voyez-vous pas que le mélange de deux êtres doués d’attributs moraux et spirituels, pour être complet, ne peut s’arrêter à des rapports physiques ? Ne voyez-vous pas aussi que si le désir de fusion, d’absorption, est réciproque, il exigera un égal échange de qualités ? Ce qui revient à dire que dans ce commerce d’un Moi et d’un Non-moi qui se confondent, sans cesser de se distinguer, il faut admettre, pour que la justice soit respectée et que nul ne soit dupe, une certaine équivalence actuelle ou future, réelle ou idéale des deux êtres. M. Proudhon, qui ne veut pas que l’être humain puisse être représenté par la femme, ne peut introduire dans ses rapports avec l’homme l’idée d’équivalence, ni par conséquent celle de justice. M. Proudhon, qui borne l’amour à une union purement physique, ne peut admettre entre deux êtres de sexe différent, mais qui se valent l’un l’autre, cette fusion, ce mélange de leur nature intellectuelle et morale par l’échange de leurs éléments rationnels et artistiques, de leurs qualités de cœur et d’esprit.

Telle est cependant la loi de développement d’une passion sexuelle vraiment normale et conçue dans la plénitude de l’être. Et parce que M. Proudhon ne voit dans la femme que la femelle, dans l’amour que l’excitation des sens, et, par là même, ne peut s’élever à l’intelligence de cette loi, faut-il accepter sa critique boiteuse et sa logique inconséquente ?

De quel droit ce raisonneur automatique, cet instrument à syllogismes, vient-il condamner l’idéal dans l’amour, quand il ne tient compte dans l’amour que de ce qu’il y a de plus matériel, et partant de moins idéal ? — « C’est par la beauté que l’amour entre dans l’idéalisme. » — Oui ; mais comme cet idéalisme, dans l’être doué de sentiment et de raison, se contrôle sans cesse par le commerce du cœur et de l’esprit, il ne reste pas soumis exclusivement à l’action des sens plus ou moins surexcités par la beauté physique. Ne le voyons-nous pas maintenu par la bonté, par l’estime, nourri par l’intelligence, renouvelé par la grâce, grandi par l’admiration, exalté par la beauté morale, élevé par la gloire, perpétué en quelque sorte par le dévouement ? Certes, l’idéal qui ne s’applique qu’à la beauté de la forme est transitoire et fragile comme cette beauté ou plutôt comme l’idée de cette beauté, ce qui est bien plus fragile encore et bien plus transitoire. Mais l’idéal dans l’homme est toujours le reflet de son moi en même temps que l’image de l’objet externe. Il vaut ce que vaut l’homme lui-même, s’élevant comme son esprit, se purifiant comme sa conscience. Il est l’horizon de l’être moral et intellectuel, marchant et s’élargissant devant lui comme marche et s’élargit indéfiniment devant les pas du voyageur l’horizon que son regard embrasse. En un mot, il en est de l’idéal en amour comme de l’idéal en religion. Voulez-vous rectifier, améliorer l’idée de Dieu ? Rectifiez l’entendement, améliorez la conscience. Voulez-vous purifier l’amour dans le réel et dans l’idéal ? Purifiez le sentiment, éclairez l’intelligence.

Quand il traite de l’amour, comme lorsqu’il parle de Dieu ou de la propriété, M. Proudhon ne voit jamais que l’absolu ; il étudie Dieu en soi, la propriété en soi, l’amour en soi. C’est là un résultat de son éducation scolastique, résultat déplorable qui infirme sa logique toutes les fois qu’il essaie de sortir de la négation pure.

Aussi, dans tous ses ouvrages, quelle puissante dialectique dépensée en pure perte ! que de vaines et ingénieuses critiques ! quelle force et quelle stérilité ! que de coups d’épée dans l’eau ! que d’ennemis pourfendus qui étaient de simples nuages ! quels brillants coups de lance dirigés contre des moulins à vent !

Comment connaître la propriété en soi, quand la propriété n’est qu’un rapport, résultant de la nature des choses, proportionnel au temps, au milieu, à la race, au degré de civilisation, se modifiant, se transformant à mesure que les idées, les mœurs, les besoins, les croyances se transforment et se modifient ?

Comment connaître Dieu en soi, si ce n’est par la révélation ?

Et l’amour en soi, quelle idée peut-on s’en faire ? L’amour n’est-il pas une loi de l’être, c’est-à-dire un rapport équivalent à l’état des individualités qui l’éprouvent ? Purement bestial chez le sauvage, brutal et grossier chez le barbare, mais avec un commencement d’idéalisation, il s’épure et s’élève avec la civilisation dont il est un des plus puissants éléments. Nous pouvons le suivre dans l’histoire, et distinguer ses différentes phases de développement caractérisées par des événements, des institutions ou de grandes individualités. Nous savons ce qu’il était dans l’antiquité, chez les Indiens, les Chinois, les Égyptiens, les Juifs, les Grecs, les Romains ; ce qu’il fut chez les Germains et les Gaulois ; ce qu’il devint au moyen âge, parmi les chrétiens et les musulmans ; ce qu’il est dans nos sociétés modernes. Nous savons tout cela, approximativement, bien entendu, et en tenant compte des mille différences qui peuvent résulter des époques, des circonstances, des caractères. De même, pour l’avenir, nous pouvons, sachant ce qu’il a été dans le passé, ce qu’il est dans le présent, voir l’amour dans un idéal supérieur ; mais cet idéal supérieur aura le caractère indéfini de tout ce qui appartient au futur. Il pourra nous sembler parfait, mais d’une perfection toute relative. Ce sera ce que nous pouvons concevoir actuellement de meilleur, de plus élevé ; mais à mesure que nous avancerons vers cet idéal, vers ce but, nous saurons créer un idéal plus parfait et poursuivre un but plus élevé encore. Allez donc chercher l’amour en soi, au milieu de tant de contingences et de relativités ! Convenez que l’amour en soi n’est connaissable ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir, et qu’il ne peut être placé que dans l’absolu, c’est-à-dire dans ce qui n’est pas, dans ce qui ne saurait être.

Sachant que l’amour ne se manifeste que par ses caractères relatifs, contingents, passagers, et persuadés que l’amour, comme les autres catégories de l’être progressif, se perfectionne avec l’être tout entier, quel cas pourrons-nous faire des règles générales et absolues que prétend poser M. Proudhon ? Qu’importe qu’après avoir peint l’amour sensuel, le seul qu’il veuille comprendre, il s’écrie : « que l’inconstance en amour est dans l’ordre même des choses, et que tout homme, sans exception, l’éprouve ! » Qu’importe même qu’il ajoute, par une suprême insulte au cœur humain : « qu’à l’amour proprement dit, la progéniture est odieuse, et qu’il n’est pas rare de voir les animaux et les hommes s’en défaire, lorsque leur lubricité ingénieuse n’a pas su l’empêcher ! » Ne sont-ce pas là de vains blasphèmes reposant sur de puériles abstractions ? Admettra-t-on qu’il ne puisse y avoir un homme constant en amour, qu’il n’y en a jamais eu et qu’il n’y en aura jamais ? Qu’on ne s’y trompe pas, toute la question est là. Que signifie la règle abstraite démentie par la pratique ? Toute abstraction démentie par le fait concret est fausse, absurde, dangereuse ; c’est là le critérium suprême de la logique. « À l’amour proprement dit… » — Qu’est-ce que c’est que ça ? — à l’amour considéré en lui-même, » à l’amour, force aveugle, pile à double courant, tige aimantée, chaîne de métal polarisée à ses points extrêmes, à cet amour qui ne ressemble à rien de vivant, « la progéniture est odieuse. » — En vérité ? — Parbleu ! « Et il n’est pas rare de voir les animaux et les hommes s’en défaire… » — Comment ! les animaux aussi ? Est-ce donc l’idéal qui les y détermine ? Heureusement, grand Dieu ! pour l’humanité, qu’il s’agit, dans le livre de M. Proudhon, d’amour fait sans homme ni femme et de progéniture créée sans père ni mère, dans un monde chimérique qui n’a point d’habitants et n’existe nulle part, si ce n’est à l’état d’idéal, dans la boîte osseuse d’un cerveau pétrifié. Requiescat in pace !!!

Après avoir montré l’amour considéré en lui-même, c’est-à-dire en dehors des sentiments humains, M. Proudhon cherche comment la société s’y prendra pour soumettre cette force à ce qu’il appelle la justice. Je demande la permission de citer textuellement la récapitulation qu’il fait lui-même de ses motifs déterminants ; tout le système de M. Proudhon est dans ces deux ou trois pages :

« Devant cette complication d’embarras provenant, soit de la défaillance inévitable de l’amour, soit de la faiblesse onéreuse de la femme et de la fragilité de ses attraits, soit enfin de l’alimentation plus onéreuse encore des enfants ; en présence de cette lassitude inévitable, de ce mécompte humiliant, de cette dépravation imminente, de cette tyrannie du plus fort qui attend la femme, de ce péril qui va frapper une malencontreuse progéniture, on devine quel a dû être, à toutes les époques, le vœu du cœur humain, et ce qui a donné naissance à l’institution mystique du mariage.

« L’amour, on le voudrait réciproque, fidèle, constant, toujours le même, toujours dévoué, toujours dans l’idéal.

« La femme : quelle belle créature, si elle ne coûtait rien, si du moins elle pouvait se suffire et par son travail couvrir ses frais !

« Les enfants, on s’en consolerait s’ils ne gâtaient pas la mère, si l’amour et ses plaisirs n’y perdaient rien, si plus tard les enfants pouvaient rembourser les parents de leurs avances.

« Or, le mariage, dans la spontanéité de son institution, a précisément en vue de satisfaire à ce triple vœu ; c’est un sacrement en vertu duquel, 1° l’amour, d’inconstant que l’a fait la nature, serait rendu fixe, égal, durable, indissoluble, ses intermittences adoucies, son réveil plus soutenu ; 2° la femme, de si peu de ressources, deviendrait un auxiliaire utile ; la paternité, si coûteuse, serait l’extension du moi, l’orgueil de la vie, et la consolation de la vieillesse.

« Le mariage enfin, tel que l’a conçu l’universalité des législateurs, est une formule d’union par laquelle la domination serait donnée aux époux sur l’amour, cette fatalité redoutable née de la chair et de l’idéal ; la femme acquerrait une valeur économique (J’ai l’espoir qu’un de ces jours, chaque célibataire recevra un prospectus annonçant ce qui suit : Fourneaux, femmes, marmites économiques et perfectionnés, système P.-J. Proudhon, breveté s. d. g.), et les enfants seraient offerts comme une bénédiction et une richesse. »

« Ceci est-il sérieux ? » se demande alors M. Proudhon. J’avoue que cela me paraît sérieux. Le mariage, c’est-à-dire l’union de deux personnes qui s’aiment, quelles que soient d’ailleurs les formules du sacrement, est à l’amour ce que le fruit est à la fleur. Quant aux formules, aux modes, aux pratiques extérieures de cette union, elles varient selon les milieux, les temps, les mœurs, selon le degré et la forme des civilisations. Mais le mariage considéré dans sa plus grande généralité, c’est-à-dire comme l’union de deux êtres qui s’aiment et s’associent pour vivre ensemble, n’est pas, comme le suppose M. Proudhon, l’antithèse de l’amour. Les législateurs n’ont jamais entendu en faire le remède de l’amour : succédanée, oui ; antidote, non. Il y a une série à la fois logique et naturelle, qui est bien simple et n’engendre aucune contradiction : Amour, mariage, enfants, famille, société… Mais suivons encore M. Proudhon :

« La garantie, dit-il, que le mariage prétend offrir contre les défaillances de l’amour, en la supposant efficace, en serait la dénaturation ; elle suppose, en effet, que l’amour n’aurait pas seulement pour objet de servir à la génération, qu’il aurait encore une autre fin, soit de volupté pure, soit au contraire de moralité : deux choses qui, ce semble, également lui répugnent. »

Ce n’est pas là raisonner, c’est escamoter des raisons ; c’est jouer avec des arguments logiques comme un escamoteur joue avec la muscade qu’il fait entrer et sortir de ses gobelets, à l’ébahissement de la foule.

M. Proudhon a dit, en effet, que l’amour n’avait pour objet que de servir à la génération. Mais qui donc lui a accordé ces absurdes, ces odieuses prémisses ? Non, l’amour n’a pas seulement pour but de servir à la génération, à la propagation de l’espèce ; il a aussi bien d’autres fins, non moins sacrées, non moins importantes. Oui, il a pour fin la volupté ; oui, il a pour fin le bonheur dans le fait de paternité et de maternité ; oui, il a pour fin l’amélioration des individus, le perfectionnement des races et des espèces, le progrès indéfini, le développement sans fin de l’être ; oui, il a toutes ces fins et bien d’autres encore dont vous ne vous doutez pas, pauvre malheureux aveugle qui voulez juger des couleurs !

« Quant à la femme, continue notre logicien prestidigitateur, le calcul fondé sur sa capacité productrice, c’est tout ce qu’il y a de plus faux, comme on verra (nous verrons le contraire) ; mauvais associé qui coûte en moyenne beaucoup plus qu’il ne rapporte, et dont l’existence ne repose que sur le sacrifice perpétuel de l’homme.

« Ne parlons pas, de grâce, des fruits de l’amour ; de par la nature qui seule préside à leur procréation, l’ingratitude est leur lot, j’ai presque dit leur droit. L’amour, dit fort bien le proverbe, ne remonte pas. »

En admettant que les enfants ne rendent pas en tendresse filiale à leurs parents l’amour qu’ils en ont reçu, est-il permis de méconnaître le bonheur que le cœur éprouve à aimer ? Je ne parle pas seulement de l’amour entre les sexes, mais de tous les genres d’amour et notamment de l’affection paternelle et maternelle. Le père et la mère ont pour leur enfant cette tendresse inépuisable qui n’exige pas de retour. Ce n’est plus de l’égoïsme à deux ; mais c’est en même temps de l’amour de soi, pour soi et pour autrui. « Ce que j’aime dans notre enfant, disait une épouse à son mari, c’est toi et moi ; mais ce que j’adore en lui, c’est lui-même. »

Je n’ai pas le courage de suivre plus loin M. Proudhon dans son analyse de l’amour et de sa transformation nécessaire par la justice. Qu’il nous suffise de savoir qu’après avoir bien cherché, il ne trouve pas d’autres moyens de soumettre l’amour à la raison juridique que l’institution du mariage. Que dites-vous de la découverte ? C’était bien la peine de faire une si grande dépense de logique et un tel étalage d’érudition ! Nous verrons plus tard que la justice comme il l’entend, est une suprême injustice, car elle méconnaît l’égalité et supprime l’autonomie de l’un des deux êtres.

Quant au mariage, pour le moment, bornons-nous à en dire que, tel que M. Proudhon l’entend, c’est bien en effet le tombeau de l’amour.

« Le mariage, dit-il, doit dompter l’amour au nom de la justice… Le mariage n’est pas abandonné à l’inclination amoureuse, qui n’est point écartée, mais que l’on considère comme étant seulement de second ordre… La cohabitation suit le mariage ; mais, de même que l’amour qui la rend désirable et l’embellit, ce n’est qu’un accessoire dont les époux ont le droit d’user ou de n’user pas, à leur convenance commune… L’amour et la cohabitation ne font pas le mariage et ne lui sont pas indispensables… »

Tels sont, d’après M. Proudhon, les principes qui ont présidé à l’institution du mariage et qui doivent être maintenus. Nous verrons plus tard ce qu’il prétend y ajouter. Pour le moment, nous voulons nous borner à établir que l’amour en est dûment exclu de par la loi et la justice. Si l’on en doutait, qu’on lise cette petite historiette de famille par laquelle il termine son étude sur le mariage : « J’ai eu le bonheur d’avoir une mère chaste entre toutes, et, malgré la pauvreté de son éducation paysanne, d’un sens hors ligne. Comme elle me voyait grandir et déjà troublé par les rêves de la jeunesse, elle me dit : Ne parle jamais d’amour à une jeune fille, même quand tu te proposerais de l’épouser.

« Je fus longtemps à comprendre ce précepte absolu dans son énoncé, et qui proscrivait jusqu’à l’excuse du bon motif. Comment l’amour, cette chose si douce, pouvait-il être réprouvé par la bouche d’une femme ? D’où tenait-elle cette morale austère ? Jamais, je le déclare, je n’ai lu ni entendu rien de cette force. Prétendait-elle que des époux ne dussent pas s’aimer ?… Eh non ! Elle avait deviné, par un sentiment élevé du mariage, ce que l’analyse philosophique nous a démontré ; que l’amour doit être noyé dans la justice ; que caresser cette passion, c’est s’amoindrir soi-même et déjà se corrompre ; que par lui-même l’amour n’est pas pur ; qu’une fois son office rempli par la révélation de l’idéal et l’impulsion donnée à la conscience, nous devons l’écarter, comme le berger, après avoir fait cailler le lait, en retire la présure ; et que toute conversation amoureuse, même entre fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de l’amour du travail et de la pratique du devoir social. »

Comment trouvez-vous le lait caillé et la présure ? n’est-ce pas que c’est joli ? Quant au conseil que M. Proudhon met dans la bouche de sa mère, il n’a pas la portée que celui-ci veut bien lui donner. Des fiancés peuvent en effet ne pas s’entretenir directement de leur amour. Mille correspondances sentimentales s’établissent entre deux personnes qui s’aiment et leur suffisent, au moins comme prélude d’une union prochaine. Mais vouloir que deux êtres qui ont des rapports sexuels ne se disent pas ce qu’ils éprouvent, vouloir que l’esprit et le cœur se taisent quand les sens parlent, c’est faire descendre l’homme au niveau, que dis-je au niveau ? au-dessous même de la brute, car la brute chante l’amour avant de se livrer aux transports de ses sens ; c’est reproduire en d’autres termes ce honteux sophisme que nous avons déjà eu l’occasion de relever : « que l’amour est pur chez les bêtes, parce qu’il est dégagé de tout sentiment moral et intellectuel. » Maintenant, que certaines natures incultes, que certains couples ignorants et grossiers soient assez arriérés pour en être restés à cette pureté bestiale qui fut sans doute le point de départ de l’humanité primitive, nous voulons bien le croire ; mais qu’on nous offre un pareil état comme un idéal enviable, qu’il se trouve un écrivain progressiste,

Au char de la Raison attelé par derrière,


qui soutienne systématiquement de telles monstruosités, voilà ce qui soulèverait l’indignation et le dégoût, si l’on ne savait que ces idées sont trop capripèdes pour être prises au sérieux ailleurs que dans la société des faunes, sylvains et satyres de l’un et de l’autre sexe.

LA FEMME

· · · · · · · · · · Ce n’est rien,
C’est une femme qui se noie.
La Fontaine.
Il arriva chez les Yquiariates qu’un mari mécontent de la science culinaire de sa femme, qui d’ailleurs était fort dodue, la tua et la servit à ses amis dans un festin, pour s’indemniser, dit-il, par cette aubaine, de l’ennui que lui avait causé son inexpérience en cuisine.
Lettres édifiantes.

Les théories de M. Proudhon sur l’amour sont trop arriérées, trop en dehors du sentiment général, pour qu’elles aient sur nos contemporains quelque puissance de prosélytisme. Ses doctrines sur la femme sont tout autrement dangereuses ; elles expriment le sentiment général des hommes qui, à quelque parti qu’ils appartiennent, progressistes ou réactionnaires, monarchistes ou républicains, chrétiens ou païens, athées ou déistes, seraient enchantés qu’on trouvât le moyen de concilier à la fois leur égoïsme et leur conscience en un système qui leur permît de contester les bénéfices de l’exploitation appuyée sur la force, sans avoir à craindre les protestations fondées sur le droit.

Le pouvoir s’impose, parce qu’il est nécessaire ; il ne se maintient qu’en prouvant qu’il est légitime.

M. Proudhon a essayé d’établir que la subordination de la femme est basée sur la nature, et il a tenté de construire un ordre qui maintînt cette subordination, une justice qui la sanctionnât. Il a voulu perpétuer le règne de la force en la légitimant ; c’est là son crime.

Ce crime est irrémissible.

Il l’est, dès maintenant, aux yeux de toute femme ayant conscience de sa valeur morale, de sa personnalité, de son autonomie naturelle. Dieu aidant, — et la femme aussi, — il le sera bientôt aux yeux de l’humanité pensante de l’un et de l’autre sexe.

M. Proudhon affirme, sans hésitation, l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme. C’est beaucoup dire. Examinons.

Et d’abord, l’infériorité physique : « Sur ce point, dit-il, la discussion ne sera pas longue ; tout le monde passe condamnation. »

Pas si vite, s’il vous plaît, monsieur ; avant d’aller plus loin, il serait bon de s’entendre.

Si M. Proudhon, en comparant la femme à l’homme au point de vue physique, entend parler uniquement de la force musculaire, il est probable, en effet, que tout le monde passera condamnation, c’est-à-dire que chacun avouera que, généralement parlant, l’homme, devant le dynamomètre, est supérieur à la femme. Mais il faut être aveugle ou borgne tout au moins, et ne voir les choses que d’un côté pour n’apercevoir dans le corps humain que la force. N’y a-t-il pas aussi la grâce, la beauté ? Or, si l’homme, comme force physique, est à la femme comme 3 est à 2, à son tour, la femme, M. Proudhon en convient plus loin, comme beauté des formes, est à l’homme comme 3 est à 2. Il y a donc, physiquement, compensation ; nous pourrions ajouter que la femme a son genre de force comme l’homme a le sien, et que si l’homme, par la grosseur de ses muscles et l’épaisseur de ses os, l’emporte sur la femme, quand il s’agit de soulever ou de soutenir des fardeaux, la femme, par la prédominance des fluides, l’élasticité plus grande de sa fibre et la disposition de son appareil nerveux, l’emporte sur l’homme en force résistante. Elle plie et ne rompt point. Quel est l’hercule qui supporterait, sans s’y briser, les efforts de l’enfantement ?

Mais, après tout, que signifie cette inégalité sociale fondée sur l’inégalité de la force ? Est-ce que, depuis l’invention de la poudre, il y a des forts qui puissent imposer leur volonté et des faibles qui soient obligés de la subir ? Tous les hommes ne sont-ils pas égaux devant le pistolet, et Hobbes, adorateur de la force comme M. Proudhon, n’a-t-il pas cent fois raison lorsqu’il dit que la femme est l’égale de l’homme, puisqu’elle peut toujours le tuer ?

Tout ce que dit M. Proudhon de la masculinité de la force n’est pas sérieux et ne prouve rien d’ailleurs, si ce n’est son penchant pour une technologie physiologique qui touche à l’obscénité. Établir la supériorité de l’homme sur les fonctions sexuelles qu’il remplit revient à dire que la femme est moins que l’homme nécessaire à la propagation de l’espèce. M. Proudhon ne recule pas devant cette énormité renouvelée des Grecs.

« L’être humain, dit-il, complet, adéquat à sa destinée, je parle du physique, c’est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comportent sa nature et sa fin, et par là, le maximum d’action dans le travail et le combat.

« La femme est un diminutif d’homme à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe. »

Ceci n’est qu’impertinent ; je passe sur ce qui est grossier ; voyons ce qui est sérieux ;

« Partout éclate la passivité de la femme sacrifiée, pour ainsi dire, à la fonction maternelle : délicatesse de corps, tendresse de chairs, ampleur des mamelles, des hanches, du bassin, jusqu’à la conformation du cerveau. »

Oui, sans doute, la nature, avant tout reproductrice et conservatrice des espèces, a fait la femme pour la maternité, comme elle a fait l’homme pour la féconder et la défendre. Mais l’humanité a aussi sa création ; c’est elle qui, dans son développement progressif, fait l’être social et lui donne des qualités nouvelles. Socialement la femme acquiert, comme l’homme, des forces, des puissances qu’elle n’avait pas. L’un et l’autre ne se bornent pas, comme les êtres inférieurs, à assurer par leurs rapports sexuels la perpétuation de leur espèce ; la nature y a suffisamment pourvu. Ils ont bien d’autres choses à faire, bien d’autres rapports à établir, bien d’autres forces à développer ; et pour toutes ces fonctions, comme pour celle de la génération, je dis que les deux sexes sont nécessaires ; je le prouverai plus loin.

Tel n’est pas l’avis de M. Proudhon : « En elle-même, dit-il, je parle toujours du physique, la femme n’a pas de raison d’être ; c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen, mais qui serait de sa part une erreur, si la femme ne devait retrouver d’une autre manière sa personnalité et sa fin.

« Or, quelle que soit cette fin, à quelque dignité que doive s’élever un jour la personne, la femme n’en reste pas moins, de ce premier chef de la constitution physique et jusqu’à plus ample informé, inférieure devant l’homme, « une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal. »

La nature coupable d’erreur lorsqu’elle a créé la femme ! Il paraît que M. Proudhon aurait trouvé mieux que cela. Décidément cet homme devient dieu !

N’aurait-elle pas pu trouver un autre moyen de reproduction ? nous dit-il après Euripide. Ceci n’est pas neuf ; nous avons entendu des pitres forains répéter dans leur boniment ces plaisanteries du théâtre grec, en les assaisonnant de gros sel. On en rit encore quelquefois ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Ce qui prouve davantage, c’est le trait de la fin. Il est évident que si la femme, inférieure devant l’homme, n’est qu’un moyen terme entre lui et le reste du règne animal, une espèce ambiguë reliant le singe à l’homme ou l’homme au singe, comme on voudra, c’est en vain qu’elle viendrait réclamer justice. Il n’y a de justice qu’entre les égaux. Elle sera éternellement condamnée à servir l’homme, à moins que celui-ci ne préfère la manger quelquefois.

Mordieu ! messieurs, savez-vous qu’on aurait bien ri autrefois en France, au temps de Molière et de Voltaire, quand il y avait encore du bon sens, d’un monsieur qui serait venu débiter de pareilles sornettes ? Qu’est-ce que cela signifie : « Inférieure devant l’homme ! » Elle lui sera inférieure le jour où il aura appris à s’en passer ; jusque-là, elle sera tantôt l’esclave, tantôt la maîtresse, puisqu’il n’en veut pas comme associée.

Mais ce qui suit est encore plus fort : « La femme un moyen terme entre l’homme et le singe ! » Singe vous-même, auraient dit nos grand’mères à M. Vadius ; une espèce se compose ordinairement du mâle et de la femelle, et ne peut, en tant qu’espèce, se considérer abstractivement de l’un ou de l’autre terme.

Si la femme est le lien qui rattache l’espèce humaine à l’espèce simienne, elle cesse donc d’appartenir à l’espèce humaine, qui ne sera plus représentée que par son mâle ; mais alors que devient l’espèce ?…

Je suis vraiment honteuse, pour le lecteur, d’avoir à lui signaler de pareilles niaiseries ; mais M. Proudhon a une telle réputation de logicien, qu’on est obligé de prendre au sérieux même ses coq-à-l’âne.

C’est d’ailleurs sur ces coq-à-l’âne qu’il va essayer de fonder le droit.

« La femme, dit-il, inférieure à l’homme en force physique, lui est inférieure au point de vue de la production.

« Le rapport numérique 3 : 2 indique encore à ce point de vue le rapport de valeur entre les sexes ; conséquemment la répartition des avantages, à moins, je le répète, qu’une influence d’une autre nature n’en modifie les termes, doit être toujours dans cette proportion, 3 : 2. »

« Voilà, continue M. Proudhon, ce que dit la justice qui n’est autre que la reconnaissance des rapports, et qui nous commande à tous, hommes et femmes, de faire à autrui comme nous voudrions qu’il nous fît lui-même, si nous étions à sa place.

« Qu’on ne vienne donc plus nous parler du droit du plus fort, ce n’est là qu’une misérable équivoque, à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs. »

Pauvre M. Proudhon ! il en entendra parler encore longtemps du droit du plus fort, et il en souffrira lui-même, comme il veut que les autres en souffrent. Il cherche la base du droit dans la supériorité de la force et il ne veut pas qu’on le lui dise !

Lors même que l’homme produirait plus que la femme, cela ne prouverait rien devant la justice, rien par rapport au droit naturel, rien encore au point de vue humain. Parce qu’un homme produit plus qu’un autre, en est-il plus homme pour cela ? M. Proudhon ne le dit pas ; mais il essaye d’établir qu’il est plus citoyen, et doit avoir plus d’importance politique : ainsi, telle race d’hommes, qui produit 3 contre telle autre qui produit 2, doit peser dans le gouvernement comme 3, tandis que l’autre pèsera comme 2, c’est-à-dire commander à l’autre. Il en est ainsi, dit-il, pour la femme ; donc, de par la force, au combat, à l’atelier, au forum, la prépondérance est acquise au sexe fort, dans la proportion de 3 contre 2, ce qui veut dire que l’homme sera le maître et que la femme obéira. Dura lex, sed lex !

D’abord, il n’est pas vrai que ceux qui produisent le plus soient ceux qui pèsent le plus sur le gouvernement. Je me rappelle avoir entendu dire à un législateur de l’antiquité : « Pendant qu’ils travaillent pour nous, nous légiférons pour eux ; » parlant ainsi de ceux qui produisent la richesse matérielle, ce qui prouve bien que produire et gouverner sont deux fonctions qui n’ont rien de commun entre elles. Mais, en tout cas, confondre le produit avec le droit me paraît œuvre très-illogique, soit qu’on la tente contre la femme ou pour le prolétaire.

Si la femme produit moins à l’atelier, elle touchera moins, elle consommera moins ; la même inégalité existe dans toutes les classes de travailleurs. La question de justice n’est pas là ; elle sera dans la libre disposition des produits ; elle sera dans la liberté que vous lui assurerez de consommer la valeur qu’elle a créée. Si elle réclame autre chose au nom de la justice, elle a tort. Mais prenez garde, cette liberté du travail, cette sécurité de production qu’elle vous demande au nom de la justice, si vous la lui refusez, elle la remplacera par la pratique d’une oisive consommation qu’elle vous imposera par l’amour ou par ce qui y ressemble, et vous aurez cette fiévre de toilette, ce luxe des chiffons qui vous ruine, messieurs les entreteneurs qui vous démoralise, mesdames les entretenues.

M. Proudhon, entrant dans la pratique, — quelle pratique ! — essaye de prouver que la femme est tellement empêchée par les charges mêmes de la sexualité, qu’il ne lui reste presque aucun temps pour le travail productif : « Sans parler de ses ordinaires qui prennent 8 jours par mois, 96 jours par an, il faut compter pour la grossesse 9 mois, les relevailles 40 jours, l’allaitement 12 à 15 mois, soins à l’enfant, à partir du sevrage, 5 ans ; en tout, 7 ans pour un seul accouchement ; supposant 4 naissances à 2 années d’intervalle, c’est 12 ans qu’emporte à la femme la maternité ! »

Qu’il faut être à bout de raisons pour en inventer de cette force ! M. Proudhon a prévu qu’on se récrierait sur ses comptes. » Il ne faut point ici chicaner et marchander, » a-t-il soin d’ajouter. Non, monsieur ; vous voulez qu’on vous passe vos exagérations et qu’on ferme les yeux sur vos maquignonnages. Soit ; on payera même vos écritures, quoique nous n’en ayons que faire. C’est cependant d’après ce calendrier de petite-maîtresse que vous allez conclure : « que la femme par sa faiblesse organique et la position intéressante où elle ne manquera pas de tomber, pour peu que l’homme s’y prête, est fatalement et juridiquement exclue de toute direction politique, administrative, doctrinale, industrielle. »

Mais qu’importe ! nous vous rattraperons sur autre chose.

L’infériorité intellectuelle de la femme vient, d’après M. Proudhon, de la faiblesse de son cerveau, comme son infériorité physique vient de la faiblesse de ses muscles.

« La force physique, dit-il, n’est pas moins nécessaire au travail de la pensée qu’à celui des muscles ; de sorte que, sauf le cas de maladie, la pensée, en tout être vivant, est proportionnelle à la force. »

À ce compte, un portefaix sera un plus fort penseur qu’un philosophe ; décidément, le Dieu de M. Proudhon est le dynamomètre.

Mais voici bien autre chose :

« Si la faiblesse organique de la femme, à laquelle se proportionne naturellement le travail du cerveau, n’avait d’autre résultat que d’abréger dans sa durée l’action de l’entendement, la qualité du produit intellectuel n’étant pas altérée, la femme pourrait parfaitement, sous ce rapport, se comparer à l’homme ; elle ne rendrait pas autant, elle ferait aussi bien ; la différence purement quantitative, n’entraînant qu’une différence de salaire, ne suffirait peut-être pas pour motiver une différence dans la condition sociale. »

À la bonne heure, voilà qui est mieux raisonné ; malheureusement, cela se gâte.

« Or, c’est précisément ce qui n’a pas lieu ; l’infirmité intellectuelle de la femme porte sur la qualité du produit, autant que sur l’intensité et sur la durée de l’action ; et comme, dans cette faible nature, la défectuosité de l’idée résulte du peu d’énergie de la pensée, on peut dire que la femme a l’esprit essentiellement faux, d’une fausseté irrémédiable. »

C’est là ce qu’il faudrait prouver. M. Proudhon ne le prouve point. Il cite Kant, Hegel et Gœthe, puis des mots empruntés à quelques femmes qui ne prouvent absolument rien sur la question et dont les noms sont, au contraire, d’éloquentes protestations contre l’infirmité prétendue de l’intelligence féminine.

Que M. Proudhon prouve que la femme a l’esprit faux, radicalement faux, et je passe condamnation pour tout le reste.

Mais s’il est incontestable que la femme puisse arriver au vrai, qu’importe la route par laquelle elle y arrive ? Elle raisonne autrement que M. Proudhon, c’est possible ; mais elle sait, comme lui, éclairer et convaincre ; je prétends même qu’elle saura le redresser quand il s’égare, et le rectifier quand il se trompe, ce qui ne lui arrive que trop souvent. Après cela, qu’il nous jette à la tête que, de l’aveu de Daniel Stern, « la femme n’arrive à l’idée que par la passion, » que nous importe ! pourvu qu’elle y arrive. Bien plus, je dis que c’est là ce qui fait sa force et ce qui montre l’utilité de son intervention dans la logique masculine ; elle y introduit le plus souvent un élément qui lui manquait, l’élément sentimental qui n’est pas moins nécessaire que l’élément purement rationnel, dans toutes les questions qui intéressent la société, l’homme ou même la nature.

Mais là où M. Proudhon est vraiment original, là où il triomphe, c’est dans la théorie de la résorption des germes. Il y revient avec complaisance pour établir l’infériorité intellectuelle de la femme. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain ; mais nous citerons un mot d’un médecin de nos amis, physiologiste distingué, qui, après avoir lu cette théorie de la résorption des germes, nous disait : « M. Proudhon me fait l’effet d’avoir appris la physiologie là où M. de Pourceaugnac avait étudié la judiciaire, dans les romans. » Incapable d’apprécier par moi-même, je m’en tiens, sur ce point, au jugement du docteur. Qu’il suffise au lecteur de savoir que, d’après notre adversaire, la femme, ne possédant pas de germe, la résorption des spermatozoïdes ne peut se faire dans le cerveau. Dès lors, le cerveau n’est pas fécondé chez la femme. C’est ce qui fait que les universaux lui échappent. Elle ne sait pas abstraire. « Capable jusqu’à un certain point d’appréhender une vérité trouvée, elle n’est douée d’aucune initiative ; elle ne s’avise pas des choses, son intelligence ne se fait pas signe à elle-même, et sans l’homme qui lui sert de révélateur, de verbe, elle ne sortirait pas de l’état bestial. »

Tout cela est très curieux, au moins comme imagination ; mais comme logique, c’est écrasant !

« Concluons maintenant, dit M. Proudhon. Puisque, d’après tout ce qui précède, l’intelligence est en raison de la force, nous retrouvons ici le rapport précédemment établi, savoir : que la puissance intellectuelle étant chez l’homme comme 3, elle sera chez la femme comme 2.

« Et puis que dans l’action économique, politique et sociale, la force du corps et celle de l’esprit concourent ensemble et se multiplient l’une par l’autre, la valeur physique et intellectuelle de l’homme sera à la valeur physique et intellectuelle de la femme comme 3×3 est à 2×2, soit 9 à 4. »

Ainsi, la force, toujours la force ! c’est le signe du salut. Les prétoriens pensaient de même lorsqu’ils choisissaient pour empereur le géant Maximin, parce qu’il était plus fort qu’un cheval ; demain vous choisirez Arpin ou Rabasson ; pourquoi pas le cheval de Caligula ? pourquoi pas la machine à vapeur qui représente une somme de force bien autrement considérable ?

Passons à un autre exercice : l’infériorité morale de la femme. Elle n’est pas moins démontrée que les deux précédentes. Écoutez l’oracle :

« Non, la femme considérée sous le rapport de la justice et dans l’hypothèse de ce qu’on appelle son émancipation, ne serait pas l’égale de l’homme. Sa conscience est plus débile de toute la différence qui sépare son esprit du nôtre ; sa moralité est d’une autre nature. Ce qu’elle conçoit comme bien et mal n’est pas identiquement le même que ce que l’homme conçoit lui-même comme bien et mal ; en sorte que, relativement à nous, la femme peut être qualifiée un être immoral… De là encore cet instinct de subordination qui se traduit si facilement chez la femme en aristocratie, puisque l’aristocratie n’est autre chose que la subordination considérée par le sujet qui, du bas de l’échelle, est monté au sommet… Par sa nature, la femme est dans un état de démoralisation constante, toujours en deçà ou au delà de la justice ; l’inégalité est le propre de son âme… La domesticité lui est aussi moins antipathique ; à moins qu’elle ne soit corrompue ou émancipée, loin de la fuir, elle la recherche, et remarquez encore qu’à l’encontre de l’homme, elle n’en est point avilie… Ce que la femme aime par-dessus tout et adore, ce sont les distinctions, les préférences, les privilèges… Qu’est-ce que la justice pour un cœur de femme ? De la métaphysique, de la mathématique… La femme veut des exceptions, elle a raison : elle est infirme et les exceptions sont pour les infirmes. De même que les idées et la justice, c’est encore par l’homme que la pudeur vient à la femme. La pudeur est une vertu civile… d’elle-même, la femme est impudique ; si elle rougit, c’est par crainte de l’homme. »

J’en passe et des meilleurs ; enfin, M. Proudhon se résume en ces termes ; « La femme est une réceptivité : de même qu’elle reçoit de l’homme l’embryon, elle en reçoit l’esprit et le devoir… Inférieure à l’homme par la conscience autant que par la puissance intellectuelle et la forcée musculaire, la femme se trouve définitivement, comme membre de la société tant domestique que civile, rejetée sur le second plan ; au point de vue moral comme au point de vue physique et intellectuel, sa valeur comparative est encore comme 2 à 3. Et puisque la société est constituée sur la combinaison de ces trois éléments, travail, science, justice, la valeur totale de l’homme et de la femme, leur rapport et conséquemment leur part d’influence, comparés entre eux, seront comme 3×3×3 est à 2×2×2 soit 27 à 8. »

Telles sont les idées de M. Proudhon sur la femme. On voit qu’il était difficile de la mettre plus bas. Eh bien, avec tout cela M. Proudhon prend des airs de chevalier et essaye de se faire passer pour le défenseur des belles. Après avoir tout refusé à la femme au nom du droit et de la justice, il va, au nom de la famille et de ce qu’il appelle la religion, lui offrir le plus beau sort du monde ; en attendant, il a dû lui parler de sa plus grosse voix, de façon à rappeler le loup répondant à la cigogne qui lui réclame son dû :

Quoi ! ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou !
Allez, vous êtes une ingrate.
Ne tombez jamais sous ma patte.

Eh bien ! non, monsieur le loup, nous voulons justice et non pas faveur. Nous l’obtiendrons de vous-même, ou tout au moins de vos semblables. Nous la refuserez-vous, lorsque nous vous aurons démontré, non-seulement que l’équité exige que vous nous accordiez notre dû, mais que votre intérêt le plus pressant l’ordonne, et que votre salut et le nôtre, le salut social, vous en font une loi ?

J’aurais pu, vous suivant pas à pas, signaler vos paralogismes et vos nombreuses contradictions. C’eût été de la petite guerre.

Je tiens bien moins à vous battre qu’à vous convaincre ; vous guérir, car vous êtes malade, voilà mon vœu le plus ardent. Laissez-m’en l’espoir. En tout cas, faire effort pour que d’autres qui partagent vos manières de voir sur les femmes soient guéris, et pour que ceux qui seraient disposés à les prendre soient préservés de la contagion, tel est mon devoir. Il m’a semblé que, pour le remplir, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était bien moins de réfuter vos arguments qui valent bien peu par eux-mêmes, que de montrer résolu le problème que vous avez posé, mais que vous n’avez pas su résoudre : La justice dans la société pour la femme comme pour l’homme. Je l’essayerai en quelques pages et n’invoquerai ni l’ange de l’éloquence, ni le séraphin de la théologie ; mais, convenant de mon impuissance à saisir les universaux et à distiller les abstractions, je m’adresserai au simple bon sens et tâcherai d’en parler le vulgaire langage.

S’il est des philosophes qui ne comprennent plus cette langue, je compte sur vous, monsieur Proudhon, pour la leur traduire en beau style métaphysique, entrelardé de grosses poissardises propres à tenir leur grave cerveau en éveil, comme maintiennent et excitent l’appétit, les épices et condiments dont un habile cuisinier sait assaisonner ses sauces.


M. Proudhon se propose d’élever, par la collectivité conjugale, l’individualité féminine à la hauteur du sexe fort. « Vous verrez tout à l’heure, dit-il, la femme parvenir des impuretés de sa nature à une transparence incomparable. »

Ainsi, pour M. Proudhon, élevé dans les préventions d’un mythe suranné, la femme est toujours la source du mal et la mère de l’impureté.

Ô Nazaréen incorrigible !

Laissons les fables et les symboles. Examinons l’histoire de l’humanité dans son développement positif.

Sans remonter à une question d’origine, si nous prenons l’être humain quand il commence à s’étudier, à se connaître, nous le voyons mâle et femelle, comme toutes les espèces, et les deux sexes nous apparaissent doués de qualités différentes, sans doute, mais se valant au point de départ.

La femelle du gorille ou du gibbon n’est guère moins forte que le mâle et celui-ci n’est guère moins beau que sa compagne. D’Adam à Ève la différence n’est pas plus grande[17].

Cependant, les premières sociétés n’ont pu se fonder que sur la force. C’est au commencement des sociétés que la prédominance de l’homme est le plus absolue, parce que la force est l’élément indispensable d’un établissement social qui commence.

Mais lorsque la société est fondée, lorsque les obstacles extérieurs, conjurés par une force intérieure solidement établie, permettent à l’organisme social de se développer, les autres facultés humaines se montrent et demandent satisfaction. Car l’être social n’est pas seulement une force organisée, il est aussi intelligence et sentiment. Après avoir assuré son existence, il veut l’agrandir et la développer. Il a des organes intellectuels et moraux, il faut que la société ait aussi des organes correspondants.

Individuellement, il est amour, il est conscience, il est justice, il est idée. Socialement, il faut que la société faite à son image soit tout cela.

Toute la loi du progrès de l’humanité est dans cette multiplicité des besoins humains, exigeant des besoins sociaux qui leur correspondent.

Osez dire que ces organes sociaux commençant à la famille, se développant par la tribu, par la cité, par l’église, par la patrie, et grandissant de manière à devenir internationaux, humanitaires, universels, se créent et se développent sans la femme et en dehors de son influence !

Non ; dans cette création, comme dans toutes les autres, les deux sexes sont nécessaires. La femelle seule ne peut rien féconder, le mâle seul ne peut rien produire.

Toute institution sociale résulte de la combinaison de la force, élément mâle, avec l’amour qui a les deux sexes et avec la beauté, élément féminin ; et cette combinaison est toujours déterminée par un idéal vrai ou faux, exact ou trompeur, de justice.

La prédominance de la force sur la beauté, quand ce n’est pas un fait transitoire et révolutionnaire, est un signe de barbarie ; la prédominance de la beauté sur la force, quand ce n’est pas un fait religieux et palingénésique, est une preuve de corruption.

L’idéal social, c’est la réalisation de la justice par la combinaison de la force et de la beauté unies par l’amour.

Mais sortons des abstractions et des aphorismes, puisque aussi bien, en notre qualité de femme, nous devons y être impropre, et examinons les faits.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire pour reconnaître que la civilisation d’un peuple est proportionnelle au rôle de la femme chez ce peuple, à son influence, à sa dignité morale ; plus une société se civilise, plus la femme y acquiert de la valeur et de la considération. De telle sorte qu’on peut dire, si l’on considère une société dans l’histoire, que le degré d’élévation de la femme donnera la mesure du degré de civilisation que cette société a atteint. Un peuple peut être très-civilisé et porter en son sein le prolétariat, le paupérisme, voyez l’Europe moderne ; l’esclavage même, voyez l’Amérique ; il ne peut être civilisé si la moitié de l’espèce humaine est en dehors de la vie sociale.

Bien plus, chez toute nation, chez toute race où la femme est isolée du mouvement social, renfermée dans le harem, dans le gynécée, tenue dans l’ignorance des choses de la patrie et de l’humanité, le progrès proprement dit, le progrès spontané, autonome, est impossible. De telles nations sont condamnées, comme les Turcs, comme les Arabes, à être absorbées par d’autres ou à périr.

Qu’on le sache bien, la société n’est progressive que lorsque l’influence de la femme peut s’y faire sentir, lorsque la femme concourt, au moins indirectement, à sa législation, à ses mœurs, à ses croyances. Si la civilisation peut être regardée comme l’amortissement de la force, c’est à la femme qu’on le doit.

La sauvagerie, c’est la force dans toute sa réalité. Là, le mâle domine d’une manière absolue. L’homme porte les armes, ou plutôt il ne porte rien du tout. La femme y remplit toutes les fonctions serviles, même celles de bête de somme. L’homme chasse, lutte, combat, délibère, gouverne et fait justice. La sauvagerie est, sans contredit, la plus longue étape de l’humanité. Que de nations, que de races n’en sont jamais sorties et s’y sont éteintes !

La barbarie est un premier pas fait en dehors de la force pure. L’élément féminin y compte pour quelque chose ; l’influence de la femme s’y fait indirectement sentir. L’homme est sensible à la beauté et lui rend un certain hommage. Des lois se font, des usages s’établissent qui protègent la femme au moins comme épouse et comme mère. La force a déjà cessé de régner exclusivement sur le monde. Le progrès est possible.

Partout où l’homme, déterminé par la race, le sol, le climat, a senti la beauté, la civilisation a été florissante. Le culte de la beauté a valu à la femme son influence sur le génie grec, et a amené chez les Athéniens ce splendide épanouissement de l’art que nous admirons encore aujourd’hui et qui, après plus de deux mille ans, nous guide et nous éclaire. Et cependant, même en Grèce, l’influence de la femme a été indirecte et éloignée, plutôt symbolique que réelle, plutôt religieuse que politique.

L’humanité s’est toujours obstinée à marcher d’un seul pied, à regarder d’un seul œil, quand la nature lui avait donné deux pieds pour marcher en avant, deux yeux pour fixer son but et embrasser son horizon.

L’histoire de l’humanité existe-t-elle ? C’est l’histoire des mâles dans l’humanité qu’il faudrait dire. Aussi, qu’y a-t-il dans cette histoire ? Des batailles, des massacres, des flots de sang ; oppression, injustices, trahisons, reculades, révolutions stériles, réactions honteuses, et au milieu de tout cela quelques lueurs inspirées par l’amour, le dévouement, l’esprit de charité, de paternité, de miséricorde, esprit qui a son culte et son refuge chez la femme, chez la femme qui n’a presque point de rôle dans l’histoire.

En effet, la femme, nous dit-on, existe à peine dans l’histoire ; et l’on se sert de cet argument contre elle. Son absence de l’histoire équivaut à un brevet d’incapacité.

Nous ne voulons pas nous prévaloir de quelques grandes individualités féminines qui sont comme des jalons plantés sur la route du progrès, pour montrer que l’homme n’était pas seul quand l’humanité a passé par là.

J’avoue que la femme existe à peine dans l’histoire, et c’est là le crime de la force qui, ayant régné presque exclusivement jusqu’ici, n’a donné à l’élément féminin que la place la plus petite possible. Tant que la société a pu se considérer comme étant dans un état embryonnaire ou de formation, les fonctions sociales de la femme y ont été difficiles à déterminer, et son rôle, joué dans l’ombre, n’a occupé qu’une très-petite place dans les pages de l’histoire. Mais il doit être permis de se demander si, dans l’organisme social tel qu’il est aujourd’hui, les fonctions ne doivent pas être partagées en deux grandes divisions. En un mot, n’y a-t-il pas dans l’humanité considérée comme un être collectif des organes mâles et des organes femelles ? et cette distinction ne doit-elle pas se retrouver dans toute société, dans toute collectivité une et multiple, comme l’est un peuple, une nation ?

Qu’on ne s’y trompe pas, toute la question est là.

En effet, s’il existe dans la société politique, économique, artistique, des fonctions qui soient propres aux femmes, les femmes devront être considérées comme des individualités sociales aussi bien que les hommes. Dès lors, ce n’est plus du mâle qu’elles recevront leur valeur, comme le zéro reçoit la sienne du chiffre qui le précède. Elles n’auront plus seulement leur importance dans la famille, la seule que M. Proudhon leur reconnaisse, elles seront de droit et ipso facto membres de la société civile. Cessant d’exister uniquement à l’état de reflet ou de réceptivité, selon l’élégante expression du maître, elles s’affirmeront comme activité, comme liberté, comme virtualité, comme autonomie ; et dès lors la question d’égalité ou d’inégalité cesserait d’en être une. La femme pouvant être déclarée supérieure à l’homme dans les fonctions propres à son sexe, comme l’homme pourrait l’être dans les fonctions attribuées au sien, il n’y aurait plus entre les deux sexes qu’une question d’équivalence fonctionnelle. On pourrait se demander si les fonctions du sexe fort sont supérieures ou inférieures à celles du beau sexe ; mais la question serait résolue en même temps que posée, toutes les attributions sociales avant devant la société la même valeur et la même importance. Dans un concert, qui ne vaut que par l’accord de toutes les parties, se demande-t-on s’il en est de plus importantes les unes que les autres ? Supprimez une seule des parties, il n’y a plus concert, il n’y a plus harmonie. N’oublions donc jamais qu’au point de vue de l’ensemble, c’est-à-dire au point de vue social, toutes les fonctions vraiment sociales ont la même valeur et sont positivement égales, et n’imitons pas M. Proudhon qui, attribuant l’esprit d’invention exclusivement à l’homme, tandis qu’il accorde à la femme l’esprit de vulgarisation, veut que ce soit là, pour le sexe masculin, un titre de supériorité sur le sexe féminin, comme si la société n’avait pas tout autant besoin de ceux qui vulgarisent que de ceux qui inventent, de ceux qui, par talent ou par sentiment, font comprendre telle vérité, que de ceux qui l’ont découverte par hasard ou par génie.

J’affirme donc que dans une société bien organisée, il est des fonctions mâles et des fonctions femelles, et j’ajoute que celles-ci ne sont ni moins nombreuses ni moins importantes que celles-là.

Et quand je dis les fonctions, j’entends à la fois ce qui concerne les métiers, les arts, les sciences et l’administration proprement dite.

En voulez-vous quelques exemples ?

En ce qui concerne les métiers, j’en vois qui conviennent aux femmes, comme il en est qui conviennent aux hommes. Ainsi, tandis que ceux qui exigent de la force doivent rester l’apanage du sexe fort, ceux qui demandent du goût, du tact, de l’adresse, doivent être autant que possible attribués au sexe faible. Les métiers de maçon, de charpentier, de menuisier, de serrurier, sont évidemment des métiers mâles ; mais ceux de couture, de commerce au détail, ceux de modiste, de fleuriste, sont certainement des métiers femelles, et il en est une foule d’autres que l’on pourrait, sans inconvénient, joindre à ces derniers, à mesure que les machines les transforment et les féminisent en les égalisant.

Je sais qu’il existe un terrible argument contre le travail de la femme ; mais cet argument je ne veux pas le reproduire, parce que je ne pourrais y répondre qu’en abordant d’une part la question de prostitution, de l’autre celle du salariat, et que je ne peux pas traiter ici ces deux très-grandes questions. Ce n’est pas indispensable d’ailleurs à l’œuvre que j’ai entreprise.

Si je passe des métiers proprement dits à des fonctions plus générales, je vois l’intervention de la femme plus facile encore à déterminer.

Ainsi, dans l’éducation, le rôle de la femme n’est-il pas, ne doit-il pas être au moins égal à celui de l’homme ? L’éducation morale ne lui incombe-t-elle pas de préférence ? celle de la première enfance ne lui appartient-elle pas exclusivement ? et enfin ne convient-il pas que l’instruction des filles soit confiée à des professeurs qui soient femmes et autant que possible épouses et mères ?

M. Proudhon, avec cette outrecuidance qui en impose aux sots et qui lui a si souvent réussi, veut que la pudeur soit une vertu masculine et que la femme la reçoive de l’homme, comme, du reste, toutes les autres vertus. Est-ce donc pour apprendre la pudeur à leurs épouses que ces messieurs ont remplacé les sages-femmes par des accoucheurs ? Il n’y avait jadis que le confesseur qui partageât avec le mari, il y a maintenant le médecin ; et encore le confesseur s’en tenait à l’âme, quand il ne sortait point des limites de son caractère sacré : le médecin souille l’âme et le corps.

Mais, dit-on, il le faut bien ; il n’y a pas de femmes médecins, les sages-femmes ne sont pas suffisamment instruites, etc., etc. Et pourquoi les sages-femmes reçoivent-elles une instruction insuffisante ? Qui tes instruit ? qui les reçoit ? qui a réglementé leur profession ? Ne sont-ce pas les hommes, les médecins surtout ? Et ne serait-ce pas que cela leur plaît ainsi ? Quelle raison y a-t-il pour ne pas admettre les femmes au doctorat, et pour ne pas créer des écoles préparatoires pour les femmes ? Craint-on l’insuffisance de leurs capacités intellectuelles ? Le concours est là qui saura bien les classer[18].

Quant à moi, je vois chez la femme, bien plus que chez l’homme, les qualités qui conviennent à un praticien : vivacité du coup d’œil, finesse du tact, douceur de ton, sympathie des manières. On se borne à faire de la femme une garde-malade, une sœur de charité. C’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. Celle qui est propre à donner les soins doit être propre à les ordonner. On concède aux femmes les fonctions qui se rapportent au sentiment ; on leur dénie celles qui exigent la science. On fait le sentiment stupide et la science aveugle et sourde. Nous voulons qu’on donne un cœur à la science, des lumières au sentiment, en demandant que l’on constitue la médecine-femme à côté de la médecine-homme. Une femme médecin qui aura été mère soignera mieux les enfants et comprendra mieux les maladies des femmes qu’un homme ; devant elle, la jeune fille et la jeune femme pourront, sans honte, décrire le mal qui les tourmente, et dévoiler leurs secrètes infirmités.

Ce n’est pas ici le lieu de passer en revue toutes les fonctions qui conviennent aux femmes ; bornons-nous à affirmer qu’il n’en est pas de vraiment organiques qu’elles ne puissent partager avec l’homme, et cela, par la raison que l’organisme social étant mâle et femelle, il faut que tous les organes qui ont un caractère général aient un côté mâle et un côté femelle, tandis que les organes spéciaux comme les métiers appartiennent plus particulièrement soit à l’un, soit à l’autre sexe.

Ainsi, dans l’administration proprement dite, la part de l’homme et celle de la femme sont parfaitement indiquées. Prenons, par exemple, cette administration dans ce qu’elle a de fondamental, la commune. Toute commune a un maire ; on connaît ses fonctions. Eh bien, à côté du maire il y a place pour une femme, pour une mairesse, comme dans la famille, à côté du père, il y a place pour la mère. Les fonctions qui conviendraient au chef femelle de la commune ne sont pas remplies actuellement, ou le sont mal ; ce sont celles qui se rapportent à l’hygiène physique et morale, aux mœurs, à la charité, à l’éducation. La mairesse aurait la haute direction des crèches, des salles d’asile, des institutions de bienfaisance ; elle aurait la surveillance des écoles et des établissements publics au point de vue des mœurs et de l’économat ; elle visiterait les nourrices et aviserait à ce qu’on ne laissât pas mourir de faim et de douleur au village les enfants de la ville, sous prétexte de les nourrir par entreprise à 20 ou 25 francs par mois.

Il faut bien comprendre que, à mesure que la société s’organise, elle crée des organes qui correspondent à son degré de développement et doivent être de plus en plus parfaits ; ces organes s’appellent des institutions : ainsi, tandis que les institutions primitives ont eu pour but d’organiser la force, celles qui se créent maintenant tendent plutôt à organiser l’amour de l’humanité.

Les institutions du présent et de l’avenir sont des institutions de mutualité, de garantisme, de charité. Elles ont surtout pour but de répandre le savoir, de généraliser le bien-être, de garantir l’existence individuelle par le secours de la communauté, de secourir la faiblesse, l’infirmité, la maladie.

Les institutions de cette nature réclament, bien plus que celles des phases antérieures, le concours de la femme, et lorsqu’on voit quels sont aujourd’hui les besoins de la société et les tendances du mouvement social, il est impossible de ne pas reconnaître l’importance de plus en grande du rôle que les femmes sont appelées à remplir dans la société.

Les hommes qui, de même que M. Proudhon, veulent nous ramener au patriarcat en emprisonnant la femme dans la famille, sont des abstracteurs de quintessence qui ne voient rien de ce qui se passe autour d’eux, et méconnaissent la vie collective qui tous les jours développe des besoins nouveaux, engendre des forces nouvelles et donne lieu à des fondations sociales répondant à ces besoins et organisant ces forces. Ils ont sans doute de bonnes intentions ; ils croient servir, sinon la cause du progrès, du moins celle de la morale qui finit toujours par être aussi celle du progrès. En obligeant la femme à se renfermer dans la famille, en la forçant d’être uniquement épouse et mère, ils espèrent remédier à cette fièvre de luxe et de dissipation qui la possède de plus en plus, et qui devient une cause de dissolution sociale, un élément de corruption morale et de désordre.

Mais ils se trompent. Ce n’est pas en rétrécissant encore le champ de son activité qu’ils arrêteront la femme dans ses déportements ; c’est, au contraire, en donnant à cette activité les moyens de se satisfaire par des voies légitimes.

Il faut donner aux femmes une éducation sérieuse, et, autant que possible, une éducation professionnelle. Il faut qu’elles deviennent productrices. Le travail a seul émancipé les hommes, le travail seul peut émanciper les femmes. Que la femme puisse gagner honnêtement les vêtements qui la parent et l’embellissent, et, au lieu de traîner dans la poussière du trottoir ses robes de soie et ses châles de dentelle, elle marchera libre et fière dans la modestie d’une toilette qui laissera voir sa beauté sans flétrir sa vertu et tarifer son honneur. L’éducation que l’on donne aux femmes n’étant propre qu’à en faire des poupées, a-t-on le droit de s’étonner qu’elles posent en poupées aux yeux des hommes et qu’elles finissent, les malheureuses, par prendre au sérieux le rôle stupide qu’on leur a appris dès leur enfance ?

Qu’on ne m’accuse pas de méconnaître le rôle de la femme dans la famille : je veux, tout comme M. Proudhon, que la femme s’applique à être épouse et mère ; mais je soutiens qu’il n’est pas vrai que la vie de famille suffise à l’activité physique, morale et intellectuelle de la femme. Le rôle de la poule couveuse est très-respectable sans doute, mais il ne convient pas à toutes et n’est pas aussi absorbant qu’on veut bien le dire. Et d’abord, il est bien des femmes qui ne se marient pas, il en est ensuite un grand nombre qui sont obligées d’ajouter leur travail de tous les jours au travail quotidien de leur mari. Deux producteurs, dans un ménage, valent mieux qu’un, et dans une famille où le père, qui n’a que son travail, est obligé de suffire aux besoins de sa femme et de trois ou quatre enfants, je me demande comment on vit si l’on vit, comment on mange si l’on mange, comment on est vêtu, chauffé, logé, et quelle éducation les enfants reçoivent. Le travail, en tout cas, est moralisateur, quand il n’est pas excessif, — alors il est abrutissant ; — et je ne vois pas que la vertu de l’épouse puisse jamais avoir à souffrir du travail de l’ouvrière. Quels sont les recruteurs ordinaires de la prostitution, si ce n’est l’impossibilité du travail honnête, l’insuffisance des salaires et enfin l’oisiveté, cette aïeule sempiternelle de tous les vices ? Ouvrir aux femmes les carrières d’un travail libre et convenablement rétribué, c’est fermer les portes du lupanar. Hommes, le voudrez-vous ?

Après l’hypocrisie qui flétrit impitoyablement les vices féminins, engraissés et entretenus par la corruption masculine, ce qui m’a toujours choquée chez les hommes, c’est le profond dédain avec lequel ils traitent la femme qui a atteint l’âge mûr. Dès ce moment, les réformateurs les plus sensibles cessent de s’occuper de son sort. L’homme commence à trente-cinq ou quarante ans à être propre à tous les emplois ; jusque-là il inspire peu de confiance. Son développement intellectuel n’est vraiment complet qu’à cet âge. C’est alors que les fonctions publiques lui incombent. Il lui a fallu trente-cinq ou quarante ans pour faire son individualité morale et avoir acquis une physionomie. Comment se fait-il, quand l’homme ne commence à être quelque chose qu’après avoir atteint sa maturité, que la femme, au contraire, dès ce moment, cesse d’être quelque chose ? La femme n’est-elle donc rien après la floraison ? L’homme seul peut-il donner le fruit ?

La femme, n’ayant été considérée jusqu’ici qu’au point de vue du plaisir du mâle ou de la conservation de l’espèce, ne valait que comme beauté ou comme maternité. Dans une société constituée par les hommes et à leur profit, la femme n’était appréciée que comme épouse et comme mère ; mais si la femme est une individualité libre, une activité intellectuelle et morale, elle aura une valeur propre, elle fera sa loi. Elle ne recevra pas plus sa conscience et sa dignité de l’homme que celui-ci ne reçoit sa dignité et sa conscience d’un être en dehors de lui. On le voit, c’est la doctrine de l’immanence (style Proudhon) appliquée à la femme. Quand nous aurons fait avouer à M. Proudhon que la femme est un être humain, une liberté organisée, nous lui ferons dire tout le reste, et il ira plus loin que nous peut-être, parce qu’il est excessif en toutes choses, et ne voit jamais que la logique absolue et indépendante des milieux[19].

En attendant, bornons-nous à affirmer que la femme est un être libre qui se développe jusqu’à la maturité intellectuelle tout comme l’homme ; que si elle est faite comme beauté à vingt ans, elle ne l’est pas sous tous les aspects de son être ; que son esprit et son cœur mûrissent et se développent aussi longtemps que chez l’homme lui-même ; qu’elle peut s’élever à la compréhension des idées générales et des intérêts généraux par l’application et l’exercice de ses facultés ; qu’enfin, elle est, comme l’homme, une conscience et une intelligence, et que, comme lui, elle peut progresser indéfiniment, tant que ses organes ne sont pas arrivés à la fatigue ou à l’épuisement.

La femme, au bout de sept ou huit années de mariage, cesse d’être absorbée par les soins de la maternité.

Les préoccupations de l’amour se sont affaiblies ; elle vit moins dans les autres, dans son mari, dans ses enfants, et aspire davantage à vivre en elle-même. Permettez-moi aussi de vous dire que la femme est plus tôt et plus complètement affranchie que l’homme des désirs, des besoins sexuels. Que ferez-vous de cette activité qui veut s’appliquer aux choses externes ? la refoulerez-vous en dedans, au risque de produire ces réactions si fatales chez les femmes de trente à quarante ans ? Condamnerez-vous cette femme qui veut produire intellectuellement à une stérilité sans fin, ou l’obligerez-vous à se tourner du côté de la galanterie ? Le catholicisme au moins avait la fréquentation de l’église qui, si elle ne satisfaisait pas son esprit, satisfaisait son cœur ou au moins en trompait la faim. Voyons, soyez bons, messieurs les maîtres ; reconnaissez donc qu’une femme qui ne tient plus à plaire et qui n’est plus absorbée par les soins de la famille est encore bonne à quelque chose, qu’elle peut rendre des services sociaux, administrer, surveiller, vendre, acheter, produire enfin, au point de vue de l’art, du métier, de l’industrie, et que ce temps qu’elle peut employer en dehors du ménage représente au moins les deux tiers du temps qu’il lui est ordinairement accordé de vivre ; ce qui vaut bien la peine d’en parler. Que diable ! messieurs, on est de chair et d’os comme vous, on se sent une âme, quoi qu’en dise M. Proudhon, on a une tête et quelque chose dedans. Est-on donc si folle de vouloir se servir de tous ces dons du ciel… après vous, mais encore pour vous ? car, au bout du compte, c’est pour votre bonheur et votre soulagement que nous demandons à partager avec vous le fardeau du travail social, comme vous partagez avec nous celui de la propagation de l’espèce.

L’insuffisance de notre intelligence, la mollesse de notre cerveau, etc., etc., ce sont là des raisons sans doute ; mais ces faiblesses de notre nature nous empêchent-elles de régner sur vous ? Est-il donc plus difficile de travailler que de diriger des mâles ? Nous voyons, du reste, bien des femmes qui gouvernent leur maison, leur industrie, leur commerce et leur mari par-dessus le marché. Ce sont des exceptions, dites-vous ? Elles sont nombreuses, assez nombreuses pour faire règle. Par ce que quelques-unes font, vous, voyez ce que les autres pourraient faire si les carrières leur étaient ouvertes. Dans les arts qui leur ont été permis, comme le théâtre, les femmes égalent les hommes si elles ne les surpassent pas ; dans les autres branches de l’art, leur place est marquée aussi sur la même ligne que les hommes.

Merci et reconnaissance à celles qui ont fait la preuve pour les autres. Un sexe qui a donné au théâtre Mars, Rachel et Ristori, à la peinture Rosa Bonheur, à la pensée, à la littérature Staël, Sand et Daniel Stern, a prouvé qu’il était mûr intellectuellement et digne de partager l’œuvre sociale.

Quant à la maturité morale de la femme, j’aurais honte de chercher à la démontrer : ceux qui ne la voient point sont aveugles et je crois même qu’ils sont morts ; laissons donc les morts ensevelir les morts et passons, le salut est devant nous !

LE MARIAGE

Amongst unequal no society.
Entre inégaux pas de société.
Milton

Nous avons vu l’avilissement de la femme, nous allons voir maintenant son exaltation. Après le premier exercice, le second devenait indispensable.

Voici comment s’exprime M. Proudhon en tête de sa théorie du mariage :

« Résultat général de la discussion : réduction de l’amour à l’absurde par son mouvement même et sa réalisation.

« Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité.

« Voilà où nous a conduit jusqu’à présent l’analyse. L’amour et la femme, deux éléments indispensables de la vie, se réuniraient pour son malheur ; le premier en serait le poison, le second apparaîtrait comme l’agent de séduction qui nous verse cette coupe fatale. Dans la femme, vous crient les Pères de l’Église, et dans l’amour qu’elle inspire, se trouve le principe de toute corruption et de toute discorde : elle est la croix, la contradiction et la honte du genre humain. Impossible de vivre avec elle et de se passer d’elle ! Se passer d’elle, c’est pour la dignité virile le dernier des outrages, un crime digne de mort… »

Après avoir montré la femme fatalement entachée de faiblesse originelle, d’impuissance virtuelle, et naturellement inférieure à l’homme au triple point de vue physique, intellectuel et moral, M. Proudhon a dû se demander comment il pourrait faire accorder avec une pareille théorie le fait social qui a placé la femme partout à côté de l’homme, et qui tous les jours semble attribuer à cette moitié de l’espèce humaine une importance plus marquée. Or, après avoir bien cherché, il a trouvé que la femme étant une passivité, une réceptivité, pouvait acquérir, par son union avec l’homme, toutes les qualités physiques, intellectuelles et morales que la nature lui avait refusées, et que, par le mariage, elle se réhabilitait, se relevait de son péché d’origine au point de devenir, sinon l’égale, au moins le complément indispensable de l’homme, qui trouve en elle son image embellie, l’exaltation de son être, la glorification de sa vertu et la réalisation de son idéal.

« Comme la femme, dit-il, tient son corps de l’homme, os ex ossibus meis et caro ex carne med ; comme elle tient de lui ses idées, de même elle en reçoit sa conscience et le principe de toutes ses vertus. »

On le voit, si saint Paul n’avait pas fait découler de la Genèse hébraïque l’infériorité de la femme, M. Proudhon aurait eu l’honneur d’avoir inventé sa théorie. Mais comme saint Paul est venu dix-huit cents ans avant lui, il faut bien reconnaître à l’apôtre des Gentils un certain droit de priorité. Veut-on me permettre de rappeler les propres paroles de saint Paul comme elles se trouvent rapportées dans l’Évangile (Épître aux Corinthiens, ch. xi) :

« 7. Car, pour ce qui est de l’homme, il ne doit point couvrir sa tête, vu qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme est la gloire de l’homme.

« 8. Parce que l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme.

« 9. Et aussi l’homme n’a point été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.

« 10. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de la puissance sous laquelle elle est.

« 11. Toutefois, ni l’homme n’est point sans la femme, ni la femme sans l’homme en Notre-Seigneur.

« 12. Car comme la femme est par l’homme, aussi l’homme est par la femme ; mais toutes choses procèdent de Dieu. »

Ailleurs saint Paul (Épître aux Éphésiens, ch. v), s’exprime ainsi :

« 22. Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur.

« 23. Car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l’Église, et il est aussi le sauveur de son corps.

« 24. Comme donc l’Église est soumise à Christ, que les femmes le soient de même à leurs maris en toutes choses. »

Ainsi M. Proudhon, qui comprend l’amour à peu près comme le comprenaient les Pères de l’Église, qui veut, comme l’Église elle-même, le mariage indissoluble et éternel, parle comme saint Paul des rapports de l’homme et de la femme. Après saint Paul, il professe que la femme vient de l’homme, et avec cet apôtre, il décrète sa subalternité, par l’excellente raison que l’homme n’a point été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Enfin, comme saint Paul, il tente de relever la femme en la représentant comme la gloire de l’homme ; seulement, il s’en tient là et n’ajoute pas avec l’apôtre des Gentils que l’homme est la gloire de Dieu : il supprime Dieu ; mais ce n’est là qu’un détail.

Du reste, rendons cette justice à M. Proudhon. L’emprunt qu’il fait au christianisme de sa doctrine sur le mariage, il s’est plu à l’avouer hautement et s’en est confessé en ces termes devant M. l’évêque de Besançon :

« Vous le voyez, Monseigneur, c’est le christianisme, c’est l’Église, c’est vous-même qui, sans le savoir, m’allez fournir la théorie du mariage… » Tout cela est pour le mieux.

Mais doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?

Et puis, il est bien, sans doute, de se montrer d’accord avec l’Église, mais il faudrait l’être aussi avec la logique. Or, quelle est cette logique qui accepte les conclusions du christianisme sur la femme et rejette les principes sur lesquels s’appuient ces conclusions et d’où elles découlent ?

Que saint Paul qui prend pour point de départ le récit miraculeux de la Genèse, en ce qui concerne la création, le péché originel, conclue à l’infériorité de la femme, à sa subordination, et la représente comme l’image de l’homme, tandis que l’homme est seul l’image de Dieu, saint Paul en a le droit. Saint Paul reste dans la rigueur des principes qu’il a adoptés ; mais que M. Proudhon qui repousse toute intervention surnaturelle et qui regarderait comme une injure qu’on pût le soupçonner de prendre à la lettre le récit de la création moïsiaque, vienne nous affirmer sérieusement, lui qui n’admet pas la recherche des origines, que la femme a été produite pour servir de complément à l’homme, qu’elle est engendrée moralement, intellectuellement par l’homme, recevant de lui son esprit et sa conscience, et que, de plus, il ajoute que cette création est faite de rien, — ex nihilo, comme celle du monde, d’après la version catholique, — puisque la femme considérée naturellement est privée de toute spontanéité, et ne possède même pas les attributs humains, placée quelle est entre l’homme et la série bestiale, voilà qui nous paraît suprêmement illogique et contradictoire !

En vérité, lorsqu’on fait au christianisme des emprunts aussi importants, on devrait bien lui témoigner plus de reconnaissance et ne pas si fort dédaigner son Credo quia absurdum tant vilipendé par les rationalistes.

En résumé, la théorie de M. Proudhon sur la femme à laquelle il rend miraculeusement par le mariage — un sacrement ! — toutes les vertus, toutes les forces, toutes les valeurs qu’il lui avait déniées originairement, ne serait qu’une paraphrase des paroles de saint Paul, s’il ne s’était avisé d’une chose qui donne à son système hébraïco-chrétien un certain cachet d’originalité. Malheureusement l’idée sur laquelle repose ce perfectionnement, est une idée fausse. Il était écrit que M. Proudhon ne trouverait rien de bon, au moins pour la reconstruction, pour la synthèse, sur un sujet qu’il a abordé d’une si brutale manière. L’amour, pour le punir, lui aurait-il à cet endroit noué le sentiment, obscurci l’intelligence ?

L’idée, du reste, est toujours la même. Il s’agit toujours de la justice. Seulement, jusqu’ici M. Proudhon avait cru qu’il suffisait d’écarter de la conscience humaine toute influence transcendantale, divine, religieuse, idéale, pour constituer la justice ; mais, après avoir écrit cent cinquante pages sur ce sujet, il s’aperçoit qu’il n’a rien fait pour la constitution de la justice, s’il ne lui a pas découvert un organe propre : « La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, ont chacun leur organe ; l’amour a le sien ; la pensée a aussi le sien, qui est le cerveau, et dans ce cerveau chacune des facultés de la pensée a son petit appareil. Comment la justice, faculté souveraine, n’aurait-elle pas son organisme proportionné à l’importance de sa fonction ? » Cet organe qui devient, on ne sait trop pourquoi, un organisme, c’est-à-dire un être, c’est le couple, c’est l’homme et la femme unis par les liens du mariage.

« La nature, nous dit M. Proudhon, a donné pour organe à la justice la dualité sexuelle, et comme nous avons pu définir l’individu humain, une liberté organisée, de même nous pouvons définir le couple conjugal une justice organisée. Produire de la justice, tel est le but supérieur de la division androgyne : la génération et ce qui s’ensuit, ne figure plus ici que comme accessoire. »

Voilà une phrase qui aurait bien réjoui le cœur de Perrin Dandin ! À propos de Perrin Dandin, je me rappelle que M. Proudhon appartient à une famille de juristes, et que ceux des Proudhon qui furent trop pauvres pour devenir jurisconsultes ou avocats restèrent toujours des plaideurs acharnés, à cheval sur le droit et sur la procédure. Il faut croire que cette passion de la judiciaire est dans le sang. M. Proudhon tient à la fois du juriste et du plaideur, réunissant en sa personne les qualités des divers Proudhon venus avant lui. Mais parlons sérieusement.

Que signifie cette métaphysique nouvelle qui tend à faire confondre les lois résultant des rapports des êtres avec ces êtres eux-mêmes ? Que signifie cette création ontologique d’un organisme juridique, et combien de temps encore se comprendra-t-on en France, si l’on s’y met à parler ce langage ?

La justice absolue est-elle donc autre chose qu’un idéal dont notre conscience cherche à se rapprocher de plus en plus sans pouvoir jamais l’atteindre dans sa totalité ?

La justice relative, la seule que nous puissions connaître, ne résulte-t-elle pas des rapports établis entre deux ou plusieurs êtres, et n’est-ce pas notre conscience qui la réalise ?

Cet organe n’est-il pas l’organe de la justice ou plutôt du jugement ? n’est-il pas la balance qui pèse, le critérium auquel nous soumettons les faits pour les juger, les apprécier, les peser par la comparaison de leurs rapports ; et ce critérium, quoique fixe en tant que mesure actuelle, n’est-il pas changeant, modifiable, soumis aux influences de temps et de lieu, comme notre être tout entier ?

Et ce que nous disons d’une conscience n’est-il pas vrai de toutes les consciences ? Et dans une société donnée, si nous parlons d’une loi de la conscience collective, cette loi sera-t-elle autre chose que l’expression commune d’une décision prise à un moment donné par toutes ou par la généralité des consciences individuelles ?

Voulez-vous maintenant dire qu’il arrivera un moment où toutes les consciences formuleront le même jugement, exprimeront la même décision, décréteront la même loi, et voulez-vous appeler cet état harmonique des consciences individuelles, la conscience sociale, collective, humanitaire ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Désirez-vous de plus que nous fassions de cette conscience commune un organe de l’humanité considérée comme un être collectif, comme un tout vivant, et que nous l’appelions l’organe juridique de l’humanité ? Je le veux bien encore. Qu’importent les mots quand on sait ce qu’ils recouvrent ? Mais ne dites pas qu’un homme et une femme créent par leur union plus ou moins sacramentelle un organe à l’humanité qui en eût été privée s’ils eussent vécu dans le célibat, le concubinage, la polygamie ou la polyandrie : ce serait absurde ; et n’ajoutez pas que la première fonction du couple dans le mariage est de produire la justice : ce serait drôle et l’on rirait.

Poursuivons cependant et voyons ce que doit être l’organe de la justice, et comment cela se fabrique. Je cite :

« L’organe juridique se composera donc de deux personnes : voilà un premier point.

« Quelles seront, l’une par rapport à l’autre, ces deux personnes ?

« Si nous les faisons semblables et égales, ou bien, en variant les aptitudes équivalentes, ces deux personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme, ou la femme à la femme, comme 1 est à 1, 2 à 2, comme A est à A. Ce seront donc deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes : il n’y aura pas d’organisme. Une association plus ou moins précaire pourra en sortir ; nous n’aurons pas la dualité cherchée. Point d’organe juridique, partant point de justice. L’homme restera sauvage, ou ne formera que des sociétés imparfaites, des meutes comme les chiens, des communautés à la façon des abeilles et des fourmis.

« L’expérience confirme cette prévision. Entre individus de valeur égale et de prétentions pareilles, il y a naturellement antagonisme, joûte, loterie, agiotage, discorde, guerre ; peu de respect, peu d’affection, point de dévouement. Dans ces conditions, la justice ne peut vivre, se développer, devenir pour l’homme une religion et une gloire… Il faut, pour la justice, une dualité formée de deux individus, des qualités dissemblables et inégales, des inclinations différentes, des caractères opposés, tels enfin que les pose la nature dans le père et l’enfant, mieux encore dans le couple conjugal, sous la double figure de l’homme et de la femme. »

Voilà donc à quoi l’on arrive, quand on met la logique au service d’une idée fausse, d’une cause mauvaise ! On est entraîné par l’ardeur de la défense, on prend des raisons partout, et l’on en vient jusqu’à contredire ses propres principes. Voilà un homme qui a écrit trois volumes pour soutenir l’égalité et constituer la justice, et qui, parvenu à la fin de son troisième volume, défend l’inégalité et veut en faire le fondement de la justice ; ce qui équivaut à la négation même de la justice.

Les gens qui écrivent pour ne rien nous apprendre sont coupables : ils nous volent notre temps ; mais ceux qui écrivent pour nous faire désapprendre sont bien plus coupables : ils tuent partiellement notre intelligence, ils amoindrissent notre valeur morale, ils diminuent notre être. On pourrait presque dire qu’il y a entre les premiers et les seconds la différence qui existe entre les voleurs et les assassins.

En nous donnant de la justice une notion nouvelle et radicalement fausse, M. Proudhon travaille à nous désapprendre la justice. Je l’en accuse hautement, et je le somme de revenir sur toute cette partie de son livre, de la rétracter ou tout au moins de l’effacer des prochaines éditions ; car si ce n’était là de sa part une étourderie, ce serait un crime.

Cet homme défend la Révolution, en fait le point de départ du monde nouveau, et il oublie cette magnifique inscription, qu’elle a tracée au frontispice du temple de nos lois, et qui, entrée dans nos mœurs, dominera toujours nos codes : Tous les Français sont égaux devant la loi !

L’égalité, voilà la pierre fondamentale de notre édifice juridique : hors de l'égalité point de justice, parce que hors de l’égalité, point de mesure commune, point de comparaison, point de jugement possible, point de formule générale, point de loi !

La loi, qu’est-ce autre chose que la détermination abstraite des rapports réfléchis dans l’entendement et formulés ainsi unitairement par la conscience ?

Pour que la loi se fasse, il faut qu’il y ait des rapports ; il faut qu’une comparaison puisse être établie, il faut que l’unité entre des termes distincts puisse se créer. Or, l’unité ne peut se faire, la comparaison ne peut s’établir qu’entre des termes de même nature. On peut comparer des objets divers dans leurs rapports d’étendue, de chaleur, de pesanteur ; mais on ne peut comparer l’étendue à la chaleur, à la pesanteur, à la lumière, et établir une loi commune entre des catégories différentes, entre des natures hétérogènes.

De même la justice ne peut exister qu’entre des êtres de même nature, égaux en droits et en devoirs, égaux essentiellement et potentiellement.

Si vous avez vu quelquefois la loi établie entre des inégaux, comme entre les maîtres et les esclaves, les seigneurs et les serfs, le patron et ses ouvriers, apprentis ou serviteurs, ceci ne prouve pas que la loi soit possible dans l’inégalité, au contraire ; sachez que la loi s’est produite entre ces êtres de condition inégale, parce qu’il y avait entre eux des rapports égalitaires. Elle constatait, cette loi, par son existence même, que dans tels ou tels cas, il y avait entre eux égalité, c’est-à-dire droit réciproque et partant obligation mutuelle, par rapport au principe, au lien commun qui unissait les parties. Elle avait pour objet de proclamer une certaine égalité essentielle entre les parties contendantes, et, de plus, de constituer sur le point qu’elle réglementait une égalité potentielle par l’intervention du pouvoir chargé de faire exécuter la loi. C’était la société qui, en se mettant par le gouvernement, par l’État, du côté du plus faible, rétablissait momentanément l’égalité. Sans cet équilibre, dû à l’intervention sociale, la loi eût été impossible, ou bien serait restée une lettre morte, si elle s’était bornée à reconnaître l’égalité essentielle des parties sur un point déterminé. Il fallait appuyer cette reconnaissance des droits réciproques d’une force qui protégeât le faible et le fît, sur un point déterminé par la loi, l’égal du fort. La justice ne pouvait être qu’à cette condition : justice tronquée sans doute, partielle, mélangée de beaucoup d’abus et d’arbitraire, mais enfin justice reconnue en principe, et fondée désormais dans la série où elle ne manquerait pas de se développer.

Qu’on interroge toutes les séries sociales, on verra que l’humanité ne s’est avancée vers la justice qu’en marchant vers l’égalité. Toute inégalité supprimée a été une réalisation partielle de la justice idéale, en même temps qu’une conquête de l’ordre, un pas de plus dans la voie de la socialisation.

Et maintenant on vient nous dire « qu’entre individus de valeur égale il n’y a pas de justice possible, mais antagonisme, joute, loterie, agiotage, discorde, guerre, etc. » — On ne s’attendait guère à voir la loterie en cette affaire, et l’agiotage ! — « Et qu’entre personnes égales ou équivalentes, la justice ne peut se constituer, parce que ces personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme, comme la femme est à la femme, comme 3 est à 3, comme 2 est à 2, comme A est à A, soit deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes. »

Que signifie ce jargon et de qui se moque-t-on ici ? Voyons, monsieur Proudhon, nous sommes tous dans le secret. Vous savez aussi bien que nous qu’entre deux êtres de nature différente la justice n’a rien à faire. Vous l’avez dit à propos des animaux, et vous avez été cruel à leur égard, parce que, méconnaissant les liens de sentiment et de vie qui nous rattachent à tous les êtres et à l’univers, vous vous êtes renfermé dans votre carapace judiciaire et n’avez voulu voir entre vous et le monde extérieur que des rapports de justice. Eh bien, ce que vous avez dit alors de la justice a-t-il donc cessé d’être vrai ? Est-ce qu’il y a justice entre deux essentiellement et potentiellement différents, entre le chat et la souris, entre le loup et l’agneau ? Voyons, monsieur Proudhon, vous qui êtes économiste, quel rapport d’échange établirez-vous entre ce qui vaut 9 et ce qui vaut 28 ? Pour arriver à un contrat d’échange librement consenti ou à un arrêt juridique, ne serez-vous pas obligé d’égaliser les valeurs et de les faire se rencontrer dans un terme commun ? Vous ôterez à 28 ou vous ajouterez à 9, jusqu’à ce que les deux objets s’équivalent ; c’est alors seulement que la loi sera possible, et que le fait d’échange sera réalisé. Soyez persuadé que la constitution de la justice ne se fait pas autrement.

Pour peser, il faut deux objets soumis aux lois de la pesanteur, et une balance qui en détermine le rapport. Pour juger, il faut deux faits, et une intelligence qui compare et décide. Pour constituer la justice, il suffit de deux hommes et d’une conscience. Cette conscience peut être une résultante des facultés intellectuelles et morales de ces deux hommes vibrant unitairement sur un point déterminé ; elle est autre que la conscience individuelle de chacun ; elle est distincte de leur personnalité, en ce sens qu’elle n’existait pas avant le contact des deux êtres, mais elle n’est pas indépendante d’eux-mêmes, elle n’est pas autonome : ce n’est pas une entité réelle ; elle ne s’appartient pas et ne se reconnaît que dans la conscience propre de chacun. Généralisez ces faits et vous avez la conscience sociale ; d’abord la conscience du groupe duel (homme ou femme, peu importe), puis celle d’un groupe multiple qui peut être représenté par la famille, mais bien mieux par une association composée d’hommes libres et égaux, de citoyens. Et à mesure que la société s’étend et grandit, le nombre des rayons qui, partant des consciences individuelles, viennent aboutir à la conscience collective, augmente et se multiplie. Il y a une conscience de la cité, de la nation, de l’Église, — la chrétienté a sa conscience, — et enfin de l’humanité. C’est celle à laquelle nous aspirons. Mais, en dehors de cela, chercher un organe juridique, est de la folie ! Autant vaudrait chercher la quadrature du cercle ou encore l’esprit qui répond dans la table ou qui la fait mouvoir, et qui, lui aussi, n’est que la résultante des forces ou des intelligences des assistants, combinées dans une action commune, résultante manifestée par une formule qui appartient à tous, et dans laquelle le plus souvent nul parmi les assistants ne reconnaît sa pensée propre.

M. Proudhon veut constituer l’organe juridique avec le couple humain. Mais, pour établir des rapports de justice entre deux êtres, il faut non-seulement que ces deux êtres soient égaux et aient des rapports équivalents, comme" nous l’avons dit, mais il faut aussi que ces deux êtres soient libres. L’homme, nous dit M. Proudhon, est une liberté organisée ; très-bien, et je conçois parfaitement deux organismes libres et intelligents concourant à la formation d’un fait de conscience, le généralisant et s’en faisant la règle de leurs actions futures, la loi de leurs rapports mutuels. Ici, il y a vraiment justice, parce qu’il y a des deux parts savoir et liberté ; les deux parties savent ensemble et coagissent librement. Mais la femme qui, d’après M. Proudhon, ne sait ni n’agit par elle-même, qui reçoit sa conscience de l’homme ; la femme qui n’est pas une liberté organisée, comment pourrait-elle établir avec l’homme des rapports de justice ? Connaît-elle sa loi, si elle est inconsciente, et peut-elle la faire, si elle n’est qu’une réceptivité ? et si elle est incapable de déterminer sa loi propre, comment pourra-t-elle concourir à une loi commune qui tienne compte de sa personnalité et comprenne, dans sa généralité, les conditions particulières de son être ? Or, si cette loi commune qui doit régler les rapports de l’homme et de la femme n’est que l’expression de l’être libre, du mâle, elle ne formulera que la moitié des rapports du couple. Elle sera toute au profit du mâle, ou plutôt ce ne sera pas une loi dans le sens vrai du mot, c’est-à-dire le résultat harmonique d’un double rapport, une règle générale résultant de la vérité des choses ; ce sera la loi imposée du dehors par une volonté arbitraire qui ne relève que d’elle-même. Ce sera, par rapport à la femme, du transcendantalisme. Seulement, au lieu de lui venir de Dieu, le joug ici lui viendra de l’homme. Tyran pour tyran, est-ce bien la peine de changer ? Pour mon compte, j’aime mieux l’autre, même représenté par ses ministres ; il est plus loin de moi et bien plus désintéressé dans les questions qui nous divisent.

On le voit, le système de M. Proudhon sur la constitution de la justice ne se soutient pas devant l’analyse. De quelque côté qu’on l’envisage, il est facile de le réduire à l’absurde. Nous pourrions l’étudier dans les divers accessoires dont la riche imagination de son auteur s’est plu à l’orner, mais à quoi bon ? N’en avons-nous pas dit assez ? S’il reste encore des doutes dans l’esprit de nos lecteurs, qu’ils en lisent l’exposé dans le livre même, de la page 430 à la page 473 du troisième volume ; ils achèveront de se faire une conviction sur ce malheureux essai de restauration juridique et matrimoniale, et arriveront sans nul doute, comme nous, à cette conclusion que M. Proudhon n’a pas plus réussi dans sa tentative d’exaltation de la femme par la conscience, que dans ses efforts pour prouver l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la plus belle moitié de l’espèce humaine, et qu’il aurait aussi bien fait de s’abstenir sur l’un et l’autre point.

MÊME SUJET

Et je demanderai justice de la Justice.
Molière (l’Avare).

Je ne sais si vous partagez mon sentiment ; mais il me semble que toute personne qui s’adresse au public ne doit pas se contenter d’avoir démontré l’erreur, qu’elle doit à ses lecteurs — ne fussent-ils qu’un ! — qu’elle se doit à elle-même de montrer où est la vérité. Ce qui revient à dire qu’après avoir détruit une conception, il faut en proposer une autre… meilleure.

Ayant nié la valeur des idées de M. Proudhon sur l’amour, la femme, le mariage, il me reste à affirmer quelque chose sur cette importante trilogie. Je l’entreprendrai, non point comme un philosophe utopiste, mais comme peut le faire une personne sans autorité, mais aussi sans amour du bruit et de l’éclat, qui par caractère s’inquiète bien plus du réel que de l’idéal, du mieux actuellement possible que du parfait, et qui, à défaut de la science qui lui manque, se préoccupe par-dessus tout du simple bon sens, et le consulte autant qu’elle peut.

M. Proudhon a résumé ses idées sur la question en une espèce de catéchisme par demandes et par réponses, fort bien fait du reste, à part la thèse qui est celle que l’on sait, et partant détestable. Nous imiterons cette forme qui force d’être clair et simple, et qui est exclusive de toute phraséologie.

Mais, auparavant, nous avons un autre devoir à remplir.

Nous venons d’exposer impartialement la thèse soutenue par M. Proudhon sur le mariage considéré comme institution juridique et comme instrument de réhabilitation de la femme ; mais n’ayant reproduit que l’idée principale en négligeant les détails, nous craignons d’avoir donné de cette partie de l’œuvre une idée trop mauvaise. Il faut le dire, M. Proudhon, dans ce chapitre, a souvent racheté, par l’éclat du style et par l’élévation de la pensée, la pauvreté logique de son système. Jamais peut-être plus mauvaise thèse ne fut plus habilement et plus brillamment soutenue. D’ailleurs, nous avons, rapporté les grosses sottises qu’il a adressées aux femmes, il est juste de le montrer s’efforçant de réparer le mal qu’il leur a fait et s’appliquant à les faire monter idéalement sur l’autel, après les avoir positivement dans la boue.

Son amour m’a refait une virginité,


dit, en parlant de Didier, la Marion Delorme de Victor Hugo… M. Proudhon a-t-il voulu que la femme, oubliant les humiliations qu’il lui a fait subir, lui adressât quelque remercîment de ce genre ? En tout cas, il a trouvé des choses charmantes à lui dire. Qu’on nous permette quelques citations. Nous aurons d’ailleurs ainsi occasion de relever encore à l’endroit des femmes des erreurs dangereuses encadrées dans de très-jolis compliments ; car si ce chapitre du mariage n’est pour elles qu’une distribution de dragées, dans toutes ces dragées, le sucre ne sert souvent qu’à recouvrir le fiel, peut-être le poison.

« Qu’est-ce que la femme ? » se demande M. Proudhon ; et il répond :

« La femme est la conscience de l’homme personnifiée. C’est l’incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa justice, de ce qu’il y a en lui de plus pur, de plus intime, de plus sublime, et dont l’image vivante, parlante et agissante, lui est offerte pour le réconforter, le conseiller, l’aimer sans fin et sans mesure. Elle naquit de ce triple rayon qui, partant du visage, du cerveau et du cœur de l’homme et devenant corps, esprit et conscience, produisit, comme idéal de l’humanité, la dernière et la plus parfaite des créatures. »

Cette mythologie est bien un peu en contradiction avec ce qui a été dit précédemment de l’impureté native de la femme et de son infériorité radicale au triple point de vue physique, intellectuel et moral ; mais M. Proudhon répond que la contradiction ne vient pas de lui, qu’elle est dans le sujet lui-même : la femme n’est qu’un tas d’antinomies !

« La femme est belle. J’ai regretté, je le confesse, de n’avoir pas pour la peindre le style d’un Lamartine : regret indiscret. Assez d’autres célébreront celle que l’univers adore, que l’enfance ne peut regarder sans extase, la vieillesse sans soupirer. Après ce que j’ai dit de ses misères, la seule chose qui me soit permise en parlant de ses allégresses, c’est la simplicité, surtout le calme.

« Quand l’Église nous représente la Vierge dans son immortalité radieuse, entourée de ses anges et foulant aux pieds le serpent, elle fait le portrait de la femme, telle que la pose la nature dans l’institution du mariage.

« Elle est belle, dis-je, belle dans toutes ses puissances ; or, la beauté devant être chez elle tout à la fois l’expression de la justice et l’attrait qui nous y porte, elle sera meilleure que l’homme ; l’être faible et nu, que nous n’avons trouvé propre ni au travail du corps, ni aux spéculations du génie, ni aux fonctions sévères du gouvernement et de la judicature, va devenir par sa beauté le moteur de toute justice, de toute science, de toute industrie, de toute vertu. »

Vous avez goûté la dragée ; au milieu du sucre, vous allez trouver l’amertume. L’auteur continue : « D’où vient d’abord la beauté à la femme ? » Notons ceci : « De l’infériorité même de sa nature. » Et voici comment :

« On peut dire que chez l’homme la beauté est passagère ; elle n’a rien pour lui d’essentiel ; elle n’est pas dans sa destinée ; il la traverse vite, pour arriver au plus tôt à la force. L’homme à seize ans n’est pas encore homme ; la jeune fille, au contraire, est déjà femme, et les années ne lui apporteront rien, si ce n’est peut-être de l’expérience.

« La beauté est la vraie destination du sexe ; c’est sa condition naturelle, son état… La nature pousse donc rapidement le sexe à la beauté ; ce but atteint, elle l’y arrête. Tandis que l’homme passe outre, elle semble dire à la femme : Tu n’iras pas plus loin, car tu ne serais plus belle. »

Nous ne pouvons laisser passer de telles paroles sans protestation.

L’être humain est très-complexe ; c’est une unité multiple. Parmi ses divers attributs se trouve la beauté et se trouve la force. Chez la femme, la première est en prédominance ; la seconde prédomine chez l’homme. Mais, parce que la nature s’applique surtout à faire la femme belle et l’homme fort, est-ce à dire que l’homme ne soit que force et la femme que beauté ? La femme aussi a sa force, comme l’homme aussi a sa beauté ; mais ils ont, l’un et l’autre, quelque chose de plus : c’est une puissance virtuelle de perfectionnement moral et intellectuel dont le principe est sans doute dans la nature, mais dont les moyens d’action sont dans l’état social. Il n’est pas plus vrai que le développement de la femme s’arrête à la beauté, qu’il n’est vrai que le développement de l’homme s’arrête à la force. Quand l’un et l’autre sont arrivés à la plénitude de leur épanouissement physique, c’est alors que commence pour eux la création morale et intellectuelle, dont ils empruntent les éléments à la société. La femme une fois femme, comme l’homme une fois homme, se créent un esprit et une conscience ; l’individu acquiert alors un caractère qui lui est propre, caractère d’autant plus marqué, qu’il a développé davantage ses facultés par l’exercice et la volonté. Cette création autonomique, qui se reproduit sur la physionomie et lui donne un caractère, est tout indépendante de ce qui fait la beauté physique comme de ce qui fait la force musculaire. Elle est organique, et par conséquent fatale, en ce sens qu’elle est proportionnelle à la puissance des organes et à l’harmonie des facultés ; mais elle est libre aussi, parce que c’est la volonté qui la détermine. Enfin, elle est contingente, parce qu’elle dépend des influences des temps et des milieux. Dans tous les cas, et c’est ce qu’il importe de constater ici, cette création de l’être moral dure autant que les organes dans leur état de santé et de fonctionnement harmonique. En un mot, s’il est vrai que la femme soit une beauté comme l’homme est une force, la femme, comme l’homme, est une conscience qui se crée et une intelligence qui se développe indéfiniment.

S’il n’en est pas ainsi actuellement dans la généralité concrète, n’en accusez que votre ignorance et votre barbarie. Si la création autonomique de l’être moral est peu visible dans notre milieu social, est-ce une raison pour la méconnaître en principe, et ne suffit-il pas de quelques types supérieurs qui se sont produits et se produisent tous les jours pour prouver que l’espèce peut aller au moins jusque-là ?

M. Proudhon a écrit une phrase qui devrait lui valoir bien des indulgences, si les femmes les distribuaient : « Ce sont nos misères sociales, nos iniquités et nos vices qui enlaidissent, qui meurtrissent la femme. » C’est là un mot parti du cœur ; est-il bien de lui ? Il n’en faut pas moins lui savoir gré de l’avoir dit ; y avoir pensé, c’est l’avoir fait sien, et vis-à-vis du sentiment, cela vaut autant que de l’avoir créé le premier.

M. Proudhon, pour parler dignement de la beauté de la femme, n’a besoin d’emprunter la plume de personne. Il trouve, pour exprimer ses idées sur ce sujet, des façons charmantes ; il a des mots pleins de caresses, des phrases toutes veloutées, et parfois des jets de sentiment, des éclats de poésie :

« La femme, transparente, lumineuse, est le seul être dans lequel l’homme s’admire ; elle lui sert de miroir, comme lui servent à elle-même l’eau du rocher, la rosée, le cristal, le diamant, la perle, comme la lumière, la neige, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles.

« On la compare à tout ce qui est jeune, beau, gracieux, luisant, fin, délicat, doux, timide et pur : à la gazelle, à la colombe, au lis, à la rose, au jeune palmier, à la vigne, au lait, à la neige, à l’albâtre. Tout paraît plus beau par sa présence ; sans elle toute beauté s’évanouit : la nature est triste, les pierres précieuses sans éclat, tous nos arts, enfants de l’amour et de la beauté, insipides, la moitié de notre travail sans valeur, »

Tout cela est charmant, mais c’est de la poésie, de la littérature ; cela ne prouve rien. Voici venir le raisonnement et tout va se gâter. Il n’y aura plus lieu d’applaudir, il faudra réfuter. Nous citons ce qui suit, c’est important :

« En deux mots, ce que l’homme a reçu de la nature en puissance, la femme l’a obtenu en beauté. Mais prenez-y garde, la puissance et la beauté sont des qualités incommensurables. (Ici puissance veut sans doute dire vigueur ; car il n’y a pas antinomie entre la puissance et la beauté, la beauté étant aussi une puissance.) Établir entre elles une comparaison, en faire l’objet d’un échange, payer des produits de la force la possession de la beauté, c’est avilir cette dernière, c’est rejeter la femme dans la servitude et l’homme dans l’iniquité. Le beau et le juste[20] se touchent par d’intimes rapports, sans doute ; mais ce sont deux catégories à part qui ne sauraient donner lieu, dans la société, à une similitude de droits, à une égalité de prérogatives.

« Constatons seulement que si, sous le rapport de la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, la femme, sous le rapport de la beauté, est aussi à l’homme comme 3 est à 2 ; que cet avantage ne lui est pas donné sans doute pour la laisser dans l’abjection, et qu’en attendant la loi qui doit régler les rapports des époux, la beauté de la femme est le premier de ses droits, comme elle est la première de ses pensées. »

La lecture de ce paragraphe nous a révélé la source principale des erreurs de M. Proudhon et le secret de ses divers voyages à la recherche de cet absolu, qu’il a cru trouver, tantôt dans la suppression de l’intérêt, tantôt dans l’arrêt de la valeur, tantôt dans l’échange sans l’intermédiaire du capital monétaire, et enfin dans la constitution d’un organe juridique, ce qui est bien la plus vaine de ses inventions.

L’erreur fondamentale de M. Proudhon, source de toutes les autres, a été de ne jamais voir la loi dans les choses, d’étudier deux termes dans leurs rapports sans vouloir référer ces rapports à un troisième terme qui en détermine l’expression, la signification réelle.

Je vais tâcher de me faire comprendre sans métaphysique, ou avec le moins possible de métaphysique.

Penser, c’est peser. Si nous considérons notre entendement comme un instrument d’appréciation, nous voyons que, semblables à la balance à double plateau, nos facultés sont doubles. Elles saisissent ainsi deux faits, deux choses, dans leurs rapports, et en déterminent la différence. Mais pour déterminer cette différence, il faut une loi commune antérieurement reconnue qui serve de point de repère au double courant, de mesure au double phénomène. Ainsi, dans le fait de comparer deux corps pesants dans leurs rapports de poids, il y a bien les deux plateaux de la balance qui donnent le plus ou le moins ; mais pour déterminer la différence, pour l’exprimer et la convertir en fait, il faut un critérium de pesanteur, qui fait partie de la balance, ou que vous y annexez au moment de l’opération (comme les poids), mais qui, dans sa norme unitaire, est antérieur et supérieur au fait de pesage, et se rattache à la loi générale de pesanteur. Dans cette opération vous avez soumis un phénomène à sa loi propre, vous l’avez ramené à l’unité ; vous avez comparé deux choses entre elles dans leurs rapports avec une loi générale et vous avez formulé un fait nouveau. Eh bien, notre entendement procède de même. Seulement, notre entendement qui est vivant, est à la fois l’agent et l’instrument de l’opération. Comme la balance, il a ses deux plateaux et il a sa mesure propre ; mais l’emploi de la mesure et des plateaux lui appartient. Cependant, comme la balance, il ne fait que reproduire une loi générale. Cette loi, il la contient en lui dans son principe, la résume dans son unité, la représente dans l’ordre idéal, et, tout en lui étant soumis, s’en sert librement pour créer des faits, pour produire des actes intellectuels.

Ici, nous avons pris pour exemple la loi la plus générale que nous connaissions ; mais il y a d’autres lois secondaires, spéciales, qui nous fournissent des critères pour les divers ordres de phénomènes.

Nous avons des mesures pour les temps et pour les espaces, nous en avons pour les phénomènes de chaleur, de son, de lumière, pour toutes les manifestations de nos sens, pour tous les faits de la vie naturelle et de la vie sociale.

En un mot, il ne se présente rien que nous ne puissions rattacher d’une manière plus ou moins médiate à une loi générale ; il ne se produit aucun phénomène qui ne soit le résultat d’un double rapport et d’une loi ; et de même dans l’entendement, il ne peut y avoir ni idée ni connaissance sans la double condition de la loi et des rapports, ou, en d’autres termes, sans deux faits, et un troisième déjà accepté, servant de commune mesure aux deux autres faits, et représentant des faits ou plutôt des notions antérieures ramenées à une unité de formule, c’est-à-dire à une loi plus ou moins générale. C’est là le procédé par lequel dans l’ordre cosmique, comme dans l’ordre intellectuel, les faits concrets, toujours complexes et multiples, se ramènent à l’unité abstraite. À mesure qu’un fait se produit, il est saisi par la loi, et l’ordre règne. Tout fait que nous ne pouvons pas ramener à une loi reste pour nous inexplicable. S’il pouvait, dans l’ordre naturel, se produire un phénomène qui ne rentrât pas dans une loi générale, il y aurait dans le monde un élément de perturbation ; l’ordre serait troublé. Tel est l’emploi du miracle. C’est pourquoi tous les marchands de miracles sont moralement des perturbateurs.

Je ne sais si je ne suis parvenue à me faire comprendre. L’analyse des remèdes proposés comme des panacées par M. Proudhon, nous permettrait de jeter quelque clarté sur le sujet ; mais ce serait long et en dehors de notre cadre. Nous citerons seulement un de ces remèdes, et la principale raison qu’il donnait de son efficacité.

Dans son programme de la Banque du Peuple, qui avait, comme on sait, pour but de fournir un organe à l’échange des valeurs sans l’intermédiaire métallique, M. Proudhon, considérant l’argent comme une valeur parasite, prétendait que son emploi, onéreux aux producteurs, était inutile dans l’échange, et assurait qu’il pouvait être supprimé dans la circulation comme dans la création des produits. Pour faire comprendre toute l’inutilité de ce lien général, il supposait l’introduction d’une syllabe commune, et toujours la même, entre toutes les syllabes de la langue, comme dans cette phrase : La fi · mon · fi · naie · fi · a · fi · é · fi · té · · fi · tée · fi · pour · fi · en · fi · tra · fi · ver · fi · l’é · fi · chan · fi · ge. Tout cela veut dire : La monnaie a été inventée pour entraver l’échange. L’argent, d’après lui, se mettait de la même manière entre toutes les valeurs et embarrassait l’échange et la circulation, comme cette syllabe interposée embarrassait le langage.

Eh bien, dans sa critique du rôle de la monnaie métallique, M. Proudhon, en faisant fi de cet intermédiaire, commettait cette faute de ne tenir compte que des rapports, et de méconnaître l’élément unitaire qui leur donnait un caractère universel et les faisait rentrer sous la loi. Les rapports résultent des valeurs mises en présence par les échangistes ; mais la loi appartient à la valeur commune qui sert à les apprécier, à les taxer, à les déterminer, à les exprimer, pour ainsi dire, à l’entendement de tous, et à les révéler, en quelque sorte, l’une à l’autre.

En d’autres termes, dans le fait d’échange, il ne suffit pas de deux puissances individuelles, d’un vendeur et d’un acheteur, il faut encore une troisième puissance qui, en fixant la valeur, fasse l’unité entre les parties, et rattache le fait particulier d’échange à une loi générale, reproduite dans l’ordre social.

Cette troisième puissance représente donc l’intervention de la société elle-même.

Et il en est ainsi, parce que la monnaie métallique n’est pas seulement un type destiné à ramener les autres valeurs à une certaine unité de mesure (le franc, la livre) ; elle est aussi, et c’est ce qui fait sa supériorité, une valeur réelle ayant un caractère absolu, je veux dire universellement accepté. Cette propriété d’universalisation qu’elle possède, elle la donne au fait particulier d’échange ou de vente et d’achat ; de sorte que toute valeur par son rapport adéquat avec elle, de valeur particulière qu’elle était, devient valeur universelle, c’est-à-dire qu’elle est acceptée partout et par tous.

L’erreur de M. Proudhon est la même lorsque, comparant l’homme à la femme, il assure que leurs produits ne sont pas équivalents. Il aurait raison, sans doute, s’il s’agissait de chercher l’équivalence des produits dans le troc direct de ceux qui appartiennent à la force avec ceux qui appartiennent à la beauté. Il put en être ainsi dans les âges primitifs. Là ou il n’y a que deux termes, un homme qui représente la force, une femme qui représente la beauté, je ne vois point d’équivalence possible, point de loi d’échange dans les produits, partant point de justice. D’un côté, il doit y avoir violence et abus de pouvoir ; de l’autre, servitude, tempérée quelquefois par la ruse ou par la séduction. Mais l’état social, en se constituant et se développant, a dû changer cet état de choses. La force dans l’état de société, ne se trouve plus en rapport immédiat avec la beauté. Un intermédiaire existe, un organisme s’est formé qui reçoit les produits de la beauté, les transforme et les convertit en richesses sociales, en éléments de civilisation. Les rapports entre l’homme et la femme se rencontrent dans cet organisme qui leur donne un caractère d’unité et de généralité, et d’où ils sortent équilibrés, soumis à la loi et équivalents par rapport à l’ordre social et à l’ordre universel. Ainsi, quand M. Proudhon estime que pour la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, tandis que pour la beauté, la femme à son tour est à l’homme comme 3 est à 2, il fournit les éléments d’une équation bien simple, si au lieu de se placer, comme il le fait, au point de vue de l’homme, ou au point de vue de la femme, on se met au point de vue de la société, le seul vrai, le seul juste, le seul où l’on puisse juger l’un et l’autre terme. L’homme comme force donne à la société 3, comme beauté il donne 2 ; la femme, de son côté, donne 2 comme force et 3 comme beauté. Donc, l’homme donne 5 et la femme 5. Donc, dans une société qui est force et beauté tout ensemble, la femme donne autant que l’homme. Donc, il y a équivalence ; donc, il doit y avoir égalité d’avantages, égalité de protection, égalité de droits et de devoirs. Est-ce clair ?

Qu’on nous permette encore quelques citations : « Auxiliaire du côté de l’esprit, par sa réserve, sa simplicité, sa prudence, par la vivacité et les charmes de ses intuitions, la femme n’a que faire de penser elle-même. Se figure-t-on une savante cherchant dans le ciel les planètes perdues, calculant l’âge des montagnes, discutant des points de droit et de procédure ? La nature, qui ne crée pas de doubles emplois, a donné un autre rôle à la femme ; c’est par elle, c’est par la grâce de sa divine parole, que l’homme donne la vie et la réalité à ses idées, en les ramenant sans cesse de l’abstrait au concret ; c’est dans le cœur de la femme qu’il dépose le secret de ses plans et de ses découvertes, jusqu’au jour où il pourra les produire dans leur puissance et leur éclat. Elle est le trésor de sa sagesse, le sceau de son génie : Mater divinæ gratiæ, sedes sapientiæ, vas spirituale, virgo prudentissima. Auxiliaire du côté de la justice, elle est l’ange de patience, de résignation, de tolérance, virgo clemens, virgo fidelis. »

Suit une poétique paraphrase des litanies de la sainte Vierge, qui prouve chez l’auteur, sinon une véritable sentimentalité, au moins une grande chaleur de sang. « Jamais, dit-il en terminant, je n’ai pu entendre chanter ces litanies sans un frisson de volupté : Ô pia ! ô benigna ! ô regina ! c’est à devenir fou d’amour… »

C’est avoir le cœur tendre à la tentation !


lui dirions-nous avec Dorine, s’il ne se hâtait de nous rassurer par cette profane apostrophe que nous avons eu déjà l’occasion de relever : « Et l’amour, même inspiré par la religion, même sanctionné par la justice, je ne l’aime pas ! » Hélas !

« La femme n’a que faire de penser elle-même ! » Juste la parole du roi de Naples : « Mon peuple, disait-il, n’a que faire de penser lui-même ; je me charge de penser pour lui ! » Heureux rapprochement d’idées entre l’autocratie royale de par le droit divin, et l’autocratie masculine de par la logique proudhonienne !

Finissons, car aussi bien M. Proudhon n’a plus rien à nous apprendre. Il continue ainsi, pendant bien des pages, mêlant les satires aux compliments, débitant des choses souvent contradictoires, appuyées sur une logique boiteuse, et présentées toujours sous un point de vue faux, parce qu’il est exclusif.

L’exclusivisme de son point de vue jette sur tout ce qu’il dit, sur les vérités mêmes qu’il rencontre, une fausse clarté qui les rend douteuses et suspectes.

Monsieur Proudhon, vous êtes décidément un grand écrivain : vous avez la chaleur entraînante et communicative, vous avez la passion et vous avez le style, vous avez la faculté de mettre en scène et de charpenter, vous savez exciter l’intérêt et tenir l’attention en éveil, vous connaissez les finesses de l’art et les secrets du métier, vous préparez habilement les effets et vous entendez admirablement la tirade… mais vous manquez de sens commun. Pourquoi ne faites-vous pas des mélodrames avec ou sans musique ? vous y auriez beaucoup de succès.

RÉSUMÉ

D. Qu’est-ce que la femme ?

R. Naturellement, la femme est la femelle de l’homme ; elle représente une des deux moitiés de l’espèce humaine, et contribue pour moitié à constituer et à maintenir les lois inhérentes à son espèce : elle vaut donc, devant la nature, ce que vaut le mâle, qui représente l’autre moitié, ni plus ni moins.

Socialement, la femme est la moitié du couple, sans lequel la société ne saurait exister. Elle fournit à la société des éléments autres que ceux que l’homme y apporte, mais qui ne lui sont pas moins indispensables. C’est l’accord des éléments féminins et des éléments masculins qui fait l’harmonie sociale, et c’est leur combinaison qui détermine le progrès de l’humanité.

D. La femme est-elle une personnalité autonome ?

R. La femme, considérée en elle-même, est une individualité ; elle a ses lois propres qui se combinent avec les lois naturelles ; en un mot, elle est un être. Elle acquiert la connaissance des lois générales auxquelles elle est soumise et dont elle s’empare par l’intelligence ; elle est donc une personnalité. Enfin, elle est libre dans sa conscience et fait sa loi morale : elle est donc autonome.

Ce que nous venons de dire est vrai de l’être humain. Nous l’avons considéré au point de vue de la femme ; nous aurions pu le considérer au point de vue de l’homme, les définitions eussent été les mêmes.

D. Si l’homme est une personnalité et la femme une personnalité, l’homme et la femme sont donc deux êtres ? Comment alors peut-on dire que le couple forme l’être social ?

R. Évitons les logomachies, elles viennent toujours de la confusion que l’on fait du concret et de l’abstrait.

En réalité, il n’y a point d’être humain, d’être social, en dehors de l’homme ou en dehors de la femme : l’être social, c’est l’homme ; l’être social, c’est la femme.

Mais comme dans l’espèce le mâle et la femelle s’unissent pour créer un être nouveau, de même dans l’état de société l’homme et la femme, se complétant l’un par l’autre, donnent lieu, par leur union, à une création morale qui n’est pas un être réel, mais qui, par rapport à la société, représente un véritable organisme. Seulement il ne faut pas perdre de vue que cet organisme, qu’on appelle l’être social, ne serait qu’une vaine abstraction si l’on voulait le considérer en dehors de l’homme et de la femme ; sans le mâle et la femelle, le couple n’est pas.

Ainsi, phénoménalement, l’être social n’est rien. Il ne saurait tomber sous nos sens ; mais, abstractivement considéré, il est le résultat des qualités propres à l’homme et des qualités propres à la femme.

D. La femme est-elle l’égale de l’homme ?

R. On rougit d’avoir à poser une pareille question. Elle est à la fois injurieuse et stupide.

Devant la nature, tous les êtres d’une même espèce sont égaux, parce que les lois de l’espèce sont pour tous les mêmes. Devant la société, tous les êtres qui composent cette société sont égaux, parce qu’elle-même n’est que la résultante de leurs rapports unis par une loi commune.

S’il existe des inégalités entre les hommes, c’est que la société même ne les atteint pas dans tous leurs rapports.

Partout où il y a société, il y a loi, et partout où il y a loi, il y a harmonie de rapports, c’est-à-dire égalité. La femme fournissant à la société des éléments sociaux non moins essentiels que ceux que l’homme lui fournit, la loi qui résulte de leurs rapports réciproques n’a, pour faire l’unité, qu’à les résumer dans une formule générale. Quant à la diversité des fonctions, elle contribue à l’harmonie et aboutit, par la loi commune, à l’équivalence, qu’il ne faut pas confondre avec l’équilibre, pas plus qu’il ne faut confondre l’égalité avec l’uniformité. L’équilibre appartient à la loi, jamais au fait. S’il y avait équilibre parfait entre deux phénomènes, il n’y aurait plus de comparaison, plus de jugement possible ; si, entre deux forces concrètes, il n’y aurait plus mouvement ; de même, s’il y avait égalité parfaite dans le sens d’uniformité ou de ressemblance entre deux êtres, il n’y aurait plus action, il n’y aurait plus vie.

L’équilibre appartient à la force abstraite, à la loi mathématique. L’égalité, de même, est le propre de la loi. C’est parce que la loi est le résultat des rapports et que les rapports sont soumis à la loi, qu’il y a égalité. Supprimez la société, il n’y a plus de loi commune, partant plus d’égalité entre les hommes, mais aussi il n’y a plus de rapports vrais. Il y aura guerre, poursuite, massacre, chasse à l’homme, anthropophagie.

On le voit, les termes paix, société, égalité sont solidairement unis ; ils appartiennent à une même série dont l’antinomique est guerre, sauvagerie, inégalité, etc.

Je me résume.

La femme est l’égale de l’homme devant la nature, parce qu’elle appartient à la même espèce, et que la loi est une chez tous les êtres de la même espèce.

La femme est l’égale de l’homme devant la société, parce que la loi sociale est une pour tous les membres de l’association et implique la réciprocité des droits, des devoirs et l’équivalence des fonctions.

D. Si la femme est l’égale de l’homme, vous accorderez bien au moins qu’elle est différente par ses puissances organiques, par ses aptitudes, et, dès lors, vous ne refuserez sans doute pas de déterminer quel est, dans la société, le rôle de l’homme et quel est le rôle de la femme ?

R. La nature ne connaît pas de double emploi. La société ne doit pas en connaître. Les deux éléments dont la combinaison forme l’être social ne sont pas identiques ; s’ils l’étaient, ils ne constitueraient pas un organisme nouveau. Chaque être humain a des aptitudes qui lui sont propres, parce qu’il possède des qualités prédominantes. Parmi ces aptitudes, il en est qui ont un caractère masculin, d’autres qui ont un caractère féminin. Rien de plus facile que de classer les fonctions sociales sous l’une ou l’autre étiquette ; mais il faut bien se garder, dans l’application, de donner à tous les hommes toutes les qualités masculines, et à toutes les femmes toutes les qualités féminines. Nous trouvons dans la pratique une foule d’exceptions. Ainsi, la force musculaire est prédominante chez l’homme, mais il y a bien des femmes plus vigoureuses que certains hommes. Les exceptions deviennent encore plus nombreuses dans le domaine intellectuel. Il existe bien des intelligences mâles parmi les femmes, et il n’est pas rare de rencontrer des hommes qui ont les qualités de finesse, d’acuité, de pénétration, qui sont plus particulièrement l’apanage du sexe faible. De même, pour le sentiment, il est des hommes chez qui il se manifeste par une sensibilité féminine, et il existe des femmes qui poussent la fermeté des nerfs jusqu’à la roideur, l’énergie du cœur jusqu’à la sécheresse, jusqu’à la dureté.

Si donc il est utile, au point de vue de l’organisation sociale, de se rendre compte des fonctions qui représentent l’élément féminin et de celles qui représentent l’élément masculin, il serait très-dangereux pour la liberté de vouloir déterminer d’avance les rôles respectifs des hommes et des femmes, et de parquer les uns et les autres dans des fonctions imposées par le sexe de chacun.

Du moment où l’on considère la loi comme étant l’expression propre, individuelle des êtres, il n’est plus permis de l’inventer. Au point de vue naturel, il faut l’étudier dans l’organisme et la faire dériver des fonctions propres de cet organisme ; au point de vue social, elle doit être librement formulée par l’être moral lui-même. Chaque personnalité libre et intelligente fait sa loi propre, réalise son autonomie, lorsqu’elle met ses actes en harmonie avec ses facultés, lorsqu’elle établit l’équation de ses fonctions avec ses aptitudes. Les attractions sont proportionnelles aux destinées, a fort bien dit le fondateur de l’école phalanstérienne.

Qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, l’être humain étant une activité consciente et intelligente, ne doit jamais être contraint dans l’exercice de ses facultés. La société n’étant pas une autorité sui generis, une puissance extérieure, et n’existant que par le concours des personnalités qui la composent, se nie dans son principe même, lorsqu’elle pénètre dans la sphère de la personnalité pour en arrêter arbitrairement l’expansion légitime. La sphère de chacun n’a pour limite que la sphère d’autrui. La société n’a pas de sphère qui lui soit propre, au moins par rapport aux êtres sociaux. Elle est le milieu dans lequel ces êtres fonctionnent, comme l’éther est le milieu dans lequel les sphères célestes, pondérées les unes par les autres selon leurs lois propres de gravitation, font leurs révolutions sans s’écarter jamais de leur orbite.

Ainsi, laisser les fonctions sociales également accessibles à toutes les activités intellectuelles et morales, sous la seule condition du mérite et sans considération de sexe, telle est l’obligation morale de toute société fondée sur la reconnaissance de l’autonomie de l’être humain. Ne pas accepter cette obligation, en ce qui concerne la femme, reviendrait à exclure la femme de l’humanité : ce serait lui refuser les attributs de l’être humain[21].

D. Que faut-il penser de cet apophthegme : La femme est le complément de l’homme ?

R. Il faut l’accepter en le complétant par cet autre qui lui est semblable : L’homme est le complément de la femme. C’est affaire de point de vue. Les deux sexes sont également indispensables à la formation de l’être social, et dans l’ordre individuel l’homme ne peut pas plus se passer de la femme que la femme de l’homme.

D. Et par rapport au progrès, à l’idéal, à la conscience, quelle est la part d’influence de la femme ?

R. Elle est égale à celle de l’homme.

Le progrès se perpétue par les rapports sociaux des hommes et des femmes, comme l’espèce se perpétue par leurs rapports naturels. Mais il n’est pas plus vrai d’attribuer à la femme le rôle de l’idéal, qu’il n’est vrai d’attribuer à l’homme le rôle exclusif de l’activité. L’idéal de l’être humain, c’est sa propre image élevée, agrandie, ennoblie par l’imagination. Seulement, l’homme cherche cet idéal dans la femme, la femme dans l’homme ; l’amour, comme l’attraction, poussant les êtres à s’unir par leurs pôles différents, c’est-à-dire à se compléter. C’est dans le même sens qu’il est vrai de dire que la femme est la conscience de l’homme, en ayant soin d’ajouter que l’homme est la conscience de la femme ; mais il serait plus simple et plus exact de considérer la conscience de la femme comme le miroir où l’homme regarde son être moral, de montrer la femme se mirant et s’examinant dans la conscience de l’homme. L’homme et la femme sont aussi l’un pour l’autre un moyen de perfectionnement et de progrès, comme ils peuvent devenir l’un pour l’autre un motif de chute et d’abaissement. Il importe donc aux hommes de ne pas laisser les femmes se corrompre dans la superstition ou l’ignorance. Toute conscience de femme faussée, obscurcie, fournit à l’homme un faux critérium qui trouble son jugement et un idéal arriéré qui ne sert qu’à amoindrir son être moral, au lieu de le développer et de l’agrandir comme le voudrait sa destinée.

D. Dans votre analyse des éléments masculins et féminins dont la combinaison forme l’être social, quelle est la part de la femme par rapport à la religion, à la justice, à l’administration sociale ? Et d’abord quelle est-elle en ce qui concerne la religion ?

R. La religion étant la fonction la plus générale de l’être humain, puisqu’elle doit être regardée comme le lien qui unit, non-seulement tous les hommes entre eux, mais qui rattache en outre chacun de nous à tous les êtres et à Dieu lui-même, soit qu’on confonde l’idée de Dieu avec celle du tout universel, avec la nature, ou qu’on voie sous ce mot une personnalité distincte, la religion, disons-nous, parce qu’elle est une fonction sociale qui résume toutes les autres fonctions, appartient également à tous les sexes ; je dis à tous les sexes, parce que les enfants qui représentent comme un troisième sexe ont aussi un rôle dans le fonctionnement religieux…

D. Quel est le rôle de l’élément féminin dans la justice ?

R. Toute loi sociale étant un critérium commun auquel on rapporte les actions de chacun, il s’agit, dans tous les cas judiciaires, de comparer les rapports à la loi, les faits à la règle, la pratique à la théorie.

Mais tandis que la loi est simple, les faits sont toujours complexes, enchaînés logiquement à d’autres faits inconnus ; il arrive très-souvent qu’ils appartiennent, au moins en partie, à d’autres lois qu’à celles auxquelles on les rapporte. En un mot, par la complexité et l’indéfinité de leurs éléments, ils échappent dans leur totalité à notre appréciation. La pratique de la justice n’a donc lieu que par à peu près. Mais l’absolu n’est en nous que par l’idée, et nous devons nous contenter d’une justice relative, comme d’un amour relatif, comme d’une science relative ; la loi sociale, pourvu qu’elle soit connue de tous ceux qui y sont soumis, et acceptée par la conscience générale, est un critérium suffisant pour une justice sociale. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que cette loi sociale est morte et qu’il s’agit de juger des êtres vivants, quelle est une simple abstraction et qu’il s’agit de juger des faits concrets, partant complexes. Si l’on avait à comparer ensemble des idées de même ordre ou des objets homogènes, le jugement entre des rapports de même nature serait simple et probablement juste ; mais l’on a à comparer des actes humains à des idées, et à appliquer des lois identiques à des personnalités inégales en intelligence, en savoir, en lumière, en force, en moralité, en liberté, et soumises aux influences les plus diverses, de temps, de milieu, d’âge et d’éducation. C’est pourquoi, dans la théorie de la justice, il ne faut pas seulement voir l’idée abstraite du droit puisée dans le sentiment que nous avons de notre dignité en reportant à autrui ce même sentiment ; il faut y voir l’appréciation des faits dans leurs rapports avec le droit, et dans la pratique de la justice on ne doit pas seulement se préoccuper de l’égalité essentielle des êtres soumis à la même loi, on doit aussi tenir compte de leur inégalité potentielle.

Il résulte de ce qui précède, que ceux-là se rapprochent le plus de la justice, qui, en même temps qu’ils représentent le plus purement la loi sociale, représentent aussi le plus exactement les individualités phénoménales ; ou eu d’autres termes, ceux-là seront les meilleurs juges qui, en même temps qu’ils connaîtront la loi et lui obéiront, se mettront le mieux à la place de ceux qu’ils ont à juger.

Mais si la connaissance de la loi appartient à l’entendement, la compassion (souffrir, sentir avec) appartient au sentiment. La justice n’est donc pas seulement d’ordre intellectuel, elle est aussi d’ordre affectif. Pour juger son prochain, il ne faut pas seulement savoir abstraire, il faut aussi savoir aimer. Un juge qui ne serait pas susceptible d’attendrissement serait un juge détestable, presque un bourreau. Les hommes l’ont si bien compris, qu’ils n’ont jamais pu se faire l’idéal d’un juge implacable. Leurs divinités, même les plus barbares, ont toujours été accessibles à la pitié. De là, les prières, les conjurations, les sacrifices. Le fatum, le destin, la seule conception qui eût chez les Grecs et chez les Romains un caractère immuable, n’a jamais été personnifié. Il est resté en dehors de l’Olympe et privé d’adorateurs. C’est que la religion ne peut admettre que ce qui est vivant, et ne peut embrasser que des conceptions ayant les attributs de l’être.

Si le sentiment, si l’amour est un élément de la justice sociale, il est évident que l’être en qui, dit-on, le sentiment prédomine, que la femme a une part d’influence dans la pratique de la justice et un rôle à y exercer ; ce sera, si l’on veut, un rôle de compassion, d’intervention miséricordieuse, qui pourra avoir sa source dans des faits pris en dehors de la cause même, quoique se rattachant à la personne des accusés ou des parties ; mais ce rôle existe, cette influence est salutaire[22].

D. Quel est le rôle de la femme dans l’administration sociale ?

R. Tant que l’État n’a représenté que la force, tant que la société n’a été organisée que pour la guerre, le rôle de la femme dans l’administration a dû être nul. Mais à mesure que le règne de la force s’efface, à mesure que la société s’organise pour la paix, le rôle de la femme acquiert plus d’importance et d’étendue, l’élément qu’elle représente se mêle à toutes les fonctions sociales, et dans beaucoup d’entre elles devient prédominant. La charité, la fraternité, sont des vertus féminines qui font tous les jours des conquêtes dans les cœurs et veulent être représentées socialement par des institutions propres. Le luxe, la richesse, le goût du beau, se répandent de plus en plus, et par leur développement étendent le domaine de la femme. Là où l’élément féminin acquiert une si grande importance, il est impossible que les femmes ne soient pas appelées à remplir les rôles qui leur appartiennent. Elles en remplissent déjà un certain nombre. À mesure qu’elles s’élèveront en intelligence, elles sauront en conquérir de moins secondaires. Quant à nous, notre mission doit se borner à proclamer le principe d’égalité ou d’équivalence des deux éléments, masculin et féminin, dans les fonctions administratives comme dans les autres, en faisant remarquer qu’il ne s’agit pas de réclamer entre hommes et femmes le partage des fonctions, mais seulement de reconnaître la libre accession de tous, femmes ou hommes, aux fonctions auxquelles chacun est le plus propre.

D. Quelle est la part d’influence que vous réservez à la femme dans la famille ?

R. Comme nos contradicteurs, nous voulons que l’influence de la femme dans la famille soit toujours présente. Mais nous ajoutons que, pour que cette influence soit salutaire, il faut que la femme acquière la libre possession d’elle-même et que l’ignorance, les préjugés, la superstition, cessent de faire obstacle à son développement moral et intellectuel. Lorsque la femme jouira de son autonomie, ses vertus maternelles n’auront rien perdu de leur force, mais sa puissance sociale aura augmenté. Son intelligence, son sentiment, pour irradier plus loin que la famille, n’en auront pas moins leur siége et leur foyer dans l’esprit de l’épouse, dans le cœur de la mère. Si la société n’est que la famille agrandie, — ce que nous n’admettons pas, la société étant autre chose que la famille, — il faut bien que les éléments de la famille se socialisent dans leur double nature ; il faut bien que l’influence de la femme se fasse sentir, comme celle de l’homme, dans le cercle agrandi de leur activité.

D. Que dites-vous de l’amour ?

R. Je dis que l’amour est un attribut essentiel de l’être, et qu’il est, dans ses manifestations, proportionnel à l’individualité vivante qui l’éprouve. Cela est vrai de l’être humain comme de tous les êtres. Chez l’être humain, il s’élève et se purifie, en passant de la partie animale à la partie morale et intellectuelle, s’élevant et se purifiant à mesure que l’être social s’éclaire et s’améliore moralement.

D. Quelle idée vous faites-vous du mariage ?

R. Le mariage, considéré en dehors du sacrement religieux, n’est autre chose que la publication d’une union librement consentie entre deux individus de sexe différent. L’homme et la femme représentent deux rejetons détachés de deux troncs, de deux familles différentes, lesquels s’unissent pour former un nouveau tronc, point de départ d’une nouvelle famille.

Dans le fait du mariage, je vois les deux conjoints, la famille et la société.

1° En ce qui regarde les conjoints, je dis que le mariage doit être avant tout une union libre, motivée, inspirée des deux côtés par l’amour : ainsi le veut la nature. C’est l’attrait réciproque qui légitime et sanctifie en quelque sorte les rapports charnels.

2° Le rôle de la famille se borne à une intervention toute morale. Le consentement des pères et des mères ajoute beaucoup de valeur à l’amour des époux, en l’abritant sous les ailes de la famille. L’union prend, par l’approbation des parents, un caractère de pérennité et de généralité qu’elle n’aurait pas eu si elle était restée isolée et individuelle. Les générations se rattachent ainsi les unes aux autres et ont conscience du lien qui les unit.

3° Enfin, le rôle de la société consiste à socialiser un fait d’ordre individuel, à rendre publique et authentique l’union de deux de ses membres, et à prendre acte de la situation nouvelle qui leur est faite.

Que le mariage doive être monogame, notre sentiment et notre raison le demandent, l’intérêt de l’espèce l’exige, la morale l’ordonne. Mais que le mariage doive être indissoluble, voilà ce qui me paraît impossible à concilier avec la liberté, avec l’autonomie, et même avec les bonnes mœurs.

Il est bien entendu que nous n’entendons pas parler ici du mariage religieux. Le sacrement introduit sans doute dans la question des éléments tout nouveaux. L’intervention divine lui donne peut-être une vertu qu’il n’avait pas : d’une union transitoire, comme tout ce qui est humain, il a fait miraculeusement une union éternelle. Les dogmes admis, la logique peut soutenir la perpétuité du mariage, même au delà du trépas.

Mais, en dehors de toute intervention supra-humaine ou extra-sociale, il n’est rien qui puisse justifier la perpétuité d’un engagement ayant pour objet la mise en commun de deux personnalités, parce qu’il n’est rien qui puisse justifier l’annihilation de la personne, l’abjuration de la volonté, pas même le consentement volontaire.

Le mariage, dira-t-on, ne constitue pas l’annihilation de la personne. Non, quand l’amour est harmonique, parce que les deux personnes n’en font qu’une par l’accord du sentiment. Leur cœur vibrant à l’unisson, la loi d’harmonie finit toujours par mettre un terme aux divisions momentanées de l’esprit ou du tempérament ; mais lorsque les deux époux sont devenus odieux l’un à l’autre, lorsque la vie commune leur est insupportable, la mise en commun de la personne est le pire de tous les esclavages.

La séparation légale remédie jusqu’à un certain point à cet état de choses ; mais ce n’est là qu’une transaction hypocrite entre le fait et la loi. Cependant, c’est déjà la reconnaissance de ce fait : qu’il est impossible d’obliger deux êtres libres à tenir toute leur vie les serments qu’ils se sont faits un jour. La négation des vœux éternels, tel est, au bout du compte, le principe de notre loi civile. Il ne s’agit plus que de réaliser ce principe dans le mariage.

La séparation de corps, qui oblige les époux à vivre chacun de son côté, et ne leur permet pas de contracter une nouvelle union, est un encouragement aux plus mauvaises mœurs. Elle interdit au mari le concubinat pour le jeter au lupanar ; car s’il avait une concubine, la femme séparée de corps pourrait encore le faire condamner comme adultère.

Quant à l’épouse, que deviendrait-elle si elle avait le malheur d’être mère ? Et si elle le devient, l’époux est reconnu le père de l’enfant d’un autre. Ainsi, toutes les fois que l’on méconnaît la loi de nature, on crée le désordre, puis on cherche à le dissimuler par le mensonge et l’hypocrisie. Mais le mensonge et l’hypocrisie ne remédient à rien, le mal reste, et le corps social se gangrène de plus en plus.

« La pérennité du mariage constitue seule, dit-on, la famille, et la rend durable. Si vous permettez au père et à la mère de se séparer, la famille se dissout ; si, de plus, il leur est possible de se remarier et qu’ils le fassent l’un et l’autre… » Eh bien, répondons-nous, dès ce moment la famille est reconstituée. Les enfants ont une double famille ; ils vont être aimés par quatre, au lieu d’être aimés par deux. « Mais, continue-t-on, vous introduisez des éléments de discorde dans les familles : la mère préférera toujours ses enfants à ceux de l’autre. » Nous ne voyons pas grand inconvénient à ce que la mère ait plus de tendresse pour les enfants issus d’elle, dès l’instant qu’elle n’épouvre pas de haine pour les autres.

Et pourquoi les haïrait-elle ? Parce qu’ils viennent diminuer la part de fortune qu’auraient les siens. Ici nous rencontrons l’héritage, unique cause de la destruction des familles, source de toutes les haines fraternelles, origine de tant d’empoisonnements d’époux et de tous les parricides. Ah ! si l’on voulait purifier la famille de toutes les impuretés qui la souillent et la corrompent ; si l’on voulait asseoir le respect filial sur le sentiment et non sur l’intérêt !…

Mais non ; nous aimons bien mieux perpétuer les institutions du patriarcat dans une société qui n’est rien moins que patriarcale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En résumé, nos idées sur le mariage n’ont rien de bien nouveau et surtout rien de bien menaçant. Nous demandons que le mariage perde, par la possibilité du divorce, son caractère d’absolue pérennité. L’absolu ne vaut jamais rien dans les faits. Toutes les fois qu’on l’introduit dans les actes humains qui sont tous relatifs, on prépare le désordre et l’on amène fatalement la contradiction. L’absolu doit rester dans le domaine de l’abstraction et de l’idéal. Ainsi, dans le mariage, tout en excluant les vœux éternels devant la société, il est à souhaiter que deux êtres qui contractent union croient à la perpétuité de leurs sentiments actuels et se jurent de s’aimer toute la vie. C’est là un engagement idéal qui a beaucoup de valeur morale, mais qui socialement ne saurait avoir le caractère du contrat.

Ainsi, le mariage, soustrait à l’absolu et à l’infini, prend, quant au temps, le caractère indéfini qui convient aux choses de sentiment, et cesse d’être contradictoire à la liberté des époux, qui seront toujours maîtres de leur volonté, et qui, sachant qu’ils peuvent toujours reprendre possession de leur individualité, seront amenés à un progrès moral qui ne peut s’accomplir que chez des êtres ayant le gouvernement d’eux-mêmes et la responsabilité de tous leurs actes.

D. Le mariage ne constitue pas seulement une union déterminée par l’amour, il établit aussi une communauté d’intérêts entre les parties. Comment conciliez-vous ces deux éléments ?

R. En déterminant à chacun sa sphère propre, en séparant le contrat d’intérêt du fait de mariage.

La loi actuelle reconnaît et réglemente la séparation des biens entre époux. De ce qui est l’exception, on peut, sans inconvénient, faire la règle, le mariage n’emportant pas nécessairement avec lui la communauté de biens.

Le mariage peut aller sans l’association ; ce sont là deux faits indépendants l’un de l’autre, quoiqu’ils puissent très-bien coexister ; mais ils ne coexistent harmoniquement qu’à condition de ne pas se confondre.

Il importe donc que toute union matrimoniale soit accompagnée d’un contrat qui règle les intérêts des parties et détermine les conditions de leur association. Le contrat est synallagmatique et authentique. Il oblige les deux parties entre elles et par rapport à la société. Il doit être publié et avoir une date certaine. Il faut que chacune des parties, s’il y a lieu, puisse en exiger l’exécution par-devant la justice sociale, et il importe que la société, que le public sache dans quelle mesure la responsabilité de ses actes incombe à chacun des conjoints et quelle est la valeur des engagements qu’ils peuvent prendre vis-à-vis des tiers.

Il est bien entendu que pour que cette responsabilité soit réelle, il faut que la femme ait cessé d’être considérée comme mineure par la loi civile, et que chacun des époux puisse disposer de ce qui lui appartient et seulement de ce qui lui appartient.

D. Pouvez-vous résumer en quelques mots vos idées sur la femme et sur le mariage ?

R. C’est facile après ce qui précède.

La femme étant un être humain, une liberté organisée comme l’homme, a le droit de déployer ses facultés physiques, intellectuelles et morales, d’obéir aux lois de son être, de se faire son sort. Comme elle représente la moitié de l’être social, elle a, dans la société comme dans la famille, des fonctions qui lui sont propres. Dire que la femme doit être ménagère ou courtisane, c’est pousser à se faire courtisanes toutes les femmes qui ne savent pas être ménagères ou dont l’intelligence et l’activité s’étendent au delà du ménage. La société a des fonctions masculines et des fonctions féminines ; les premières appartiennent aux hommes, les secondes doivent être, de préférence, dévolues aux femmes. Quant au mariage, je le considère comme une union provoquée et sanctifiée par l’amour, librement consentie des deux parts et avec connaissance de cause, c’est-à-dire faite entre deux êtres majeurs, ou en cas de minorité des conjoints, ce qui est toujours regrettable, avec l’assistance des parents, et enfin complétée par l’intervention de la société qui, en l’enregistrant, lui donne un caractère authentique et social. J’ajoute que cette union n’a pas de terme ; qu’elle est réputée devoir durer autant que la vie, mais qu’elle peut toujours être rompue par la volonté des époux, d’accord avec la décision des arbitres ou des juges qui représentent la société ; car la société étant intervenue dans le fait de mariage, doit intervenir aussi dans le fait de la dissolution. Ce que les parties et la société ont fait, la société et les parties peuvent toujours le défaire.


FIN.

TABLE

Pages.
 15
 41
 127
  1. De la Justice dans la révolution et dans l’Église.
  2. Id.
  3. Contradictions économiques.
  4. Id.
  5. Id.
  6. Contradictions économiques.
  7. Contradictions économiques.
  8. De la Justice dans la révolution.
  9. Contradictions économiques.
  10. De la Justice dans la révolution.
  11. Contradictions économiques.
  12. Contradictions économiques.
  13. La Guerre et la Paix.
  14. La Guerre et la Paix.
  15. La Guerre et la Paix.
  16. La Guerre et la Paix.
  17. Avouez que vous aviez tous deux
    Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
    La chevelure assez mal ordonnée.
    Le teint bruni, la peau bise et tannée(*).

    (*) Voltaire, le Mondain.

  18. Nous citerons l’exemple du docteur Elisabeth Blakwell, qui sut vaincre, à force de talent, les préjugés des facultés d’Amérique.
  19. Voici ce que nous lisons, p. 216 du t. II de l’ouvrage de M. Proudhon : « L’homme est libre ; il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est composé, parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre, parce que le composé humain étant formé de corps, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante proportionnée au nombre et à la diversité des principes constituants doit être une force affranchie des lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre. »

    Je demande si cela s’applique à la femme comme à l’homme. Prenez garde : si vous dites oui, il n’y a pas plus de transcendance pour la femme que pour l’homme, et alors toutes les libertés, toutes les puissances que nous demandons pour la femme nous sont logiquement acquises.

  20. Un des procédés de M. Proudhon consiste à introduire dans ses raisonnements un terme qui n’était pas dans les prémisses et qui vient en modifier les conséquences. Ainsi il s’agit ici de la force et de la beauté ; mais sous la plume habile du subtil ergoteur ; la force s’est transformée en puissance, puis en justice. Pourquoi parler du beau et du juste, quand il s’agit de la force et de la beauté ? Il faut se tenir toujours en garde contre ces tours de passe-passe. Mais que de gens y sont pris !
  21. Faisons cependant remarquer que nous ne raisonnons, dans toute cette étude, qu’au point de vue des principes, et que nous ne prétendons pas en exiger la réalisation sans tenir compte des temps et des lieux. Pour une foule de fonctions sociales les femmes généralement sont loin d’être majeures. Mais beaucoup d’hommes aussi sont loin d’être majeurs moralement et intellectuellement, ce qui n’a pas empêché la Révolution de proclamer le droit de tous les Français à tous les emplois. La Révolution a effacé, en principe, les différences de condition entre les hommes. C’est aussi en principe qu’il s’agit de les effacer entre les sexes. Faisons-nous d’abord une idée juste des droits de chacun ; il appartiendra ensuite aux générations futures d’entrer dans la voie de la réalisation, en augmentant, par l’éducation, le nombre des intelligences majeures dans l’un et dans l’autre sexe et dans toutes les classes de la société.
  22. Ce n’est pas assez cependant, et nous croyons que la civilisation actuelle peut faire davantage. Si l’on doit peut-être pour longtemps encore prendre les représentants de la loi dans le sexe qui jusqu’ici s est élevé le plus haut dans la conception abstraite du droit, il serait bon, il serait sage, il serait équitable de choisir dans l’un et l’autre sexe les personnes chargées d’apprécier les faits et de décider les questions toutes pratiques de culpabilité ou d’innocence.

    L’institution du jury, pour réaliser la loi dans ce qu’elle a de vivant, a besoin de représenter la société, sous son double aspect. Cette institution, par la simplicité de ses rouages, la facilité de ses fonctions, permet l’introduction dans son sein des personnes majeures de l’un et de l’autre sexe ; l’adjonction des femmes ne lui ôterait rien de sa gravité, et lui ajouterait quelque chose en sentimentalité, en mansuétude et aussi en tenue, en solennité, en éclat.

    Partout où les femmes manquent, les hommes se tiennent mal et négligent de s’élever, ou tout au moins de montrer tout ce qu’ils valent.

    Mais c’est surtout pour les accusés que la vue des femmes 
    

    serait douce, salutaire.

    Pour le jeune homme traduit devant un tribunal pour une première faute, un crime peut-être, quel motif d’espoir, quel sujet d’attendrissement et peut-être de repentir, que l’aspect de cette femme qui va prononcer sur son sort et qui lui rappelle celle à qui il doit le jour ! Pour la jeune fille qui a commencé par une faiblesse et qui, pour dissimuler sa honte, a commis un crime, que de raisons pour elle de compter sur la justice humaine, quand elle sait que cette justice a un cœur de femme comme le sien et des entrailles de mère ! Croit-on que cette malheureuse qui, séduite ou achetée par un homme, puis abandonnée à sa honte et à sa misère, est devenue infanticide, se croie jugée par ses pairs lorsqu’elle n’a devant elle que des hommes ? Être jugé par ses pairs, c’est être jugé par ceux qui peuvent se mettre à notre place et sentir comme nous avons senti. Demandez donc a ces jurés et à ces juges, quelque justes que vous les supposiez, s’ils peuvent comprendre, eux qui sont hommes, les tourments et les misères, les orgueils et les hontes de la femme et de la jeune fille. C’est impossible.

    Je sais bien que ce n’est pas ainsi qu’on comprend généralement la justice, et que beaucoup en excluent le sentiment. La rigueur leur paraît la première sauvegarde de l’ordre. Voilà bien longtemps, cependant, que la rigueur s’est faite la compagne de la justice ; on ne voit pas quel bien en est résulté. Ne serait-il pas temps d’essayer un peu de la charité, de la charité éclairée et sympathique, de celle qui souffre des douleurs d’autrui et qui veut les soulager ? ou plutôt, ne serait-il pas temps de comprendre la justice, non pas comme une vengeance, mais comme une réparation, et de faire de la pénalité même un moyen de purification pour le crime, une cause d’amélioration morale pour le criminel ?

    Si nous désirons la participation des femmes à la pratique de la justice, quand il s’agit des personnes, à plus forte raison la désirons-nous quand il s’agit des intérêts, par exemple, dans les tribunaux de prud’hommes. Lorsqu’il s’agit des états exercés par les femmes, ne conviendrait-il pas que parmi les juges qui ont à prononcer sur les rapports des entrepreneurs, ou entrepreneuses avec leurs ouvrières, les femmes fussent largement représentées ? Ceci au point de vue de la compétence aussi bien qu’au point de vue de l’équité.