L'embranchement de Mugby (Dickens)/L'embranchement de Mugby/01

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Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie (p. 35-48).
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L’EMBRANCHEMENT

DE  MUGBY



I


« Monsieur l’employé ! où sommes-nous donc ?

— À l’embranchement de Mugby, monsieur.

— Il est bien éventé, ce me semble ?

— Oh ! oui, monsieur, il l’est beaucoup en général.

— La nuit est-elle encore pluvieuse ?

— Oui, il pleut à verse.

— Ouvrez-moi la porte, je veux descendre.

— Vous avez trois minutes d’arrêt, » dit l’employé tout ruisselant d’eau, en regardant à la lueur de sa lanterne le cadran de sa montre qui semblait avoir pleuré, tant il était inondé de gouttes de pluie.

« Trois minutes ! un peu plus, je pense, répondit le voyageur, car je ne continue pas.


vous avez trois minutes d’arrêt.



— Je croyais, monsieur, que vous aviez un billet pour tout le parcours ?

— C’est vrai ; mais j’en sacrifierai le reste. Je voudrais mes bagages.

— Alors, venez avec moi au wagon pour me les désigner. Ayez la bonté, monsieur, de vous dépêcher ; nous n’avons pas une minute à perdre. »

L’employé pressa le pas, le voyageur le suivit et lui dit, lorsqu’il le vit dans le wagon :

« Ces deux grands porte-manteaux noirs, dans le coin que votre lanterne éclaire, sont à moi.

— Quel nom dessus, s’il vous plaît, monsieur ?

— Barbox frères.

— Éloignez-vous un peu ! Un ! Deux ! Voilà ! »

La lanterne fut agitée en l’air, les signaux en tête changèrent de couleur, la machine hurla et le train fila à toute vapeur.

« L’embranchement de Mugby, à trois heures et demie ! par une nuit de tempête, très-bien ! » fit le voyageur en portant ses mains à son cache-nez de laine, pour le serrer davantage autour de son cou.

Il se parlait ainsi à lui-même, car il ne soupçonnait personne près de lui, et très probablement il lui plaisait de penser qu’il en était ainsi ; peut-être d’ailleurs, s’il en eût été autrement, n’en parlait-il que pour son propre compte. Or donc, ce soliloque s’adressait par le fait à un personnage voisin de la cinquantaine, à quatre ou cinq années près en deçà ou au delà, et qui semblait avoir grisonné trop vite, comme un feu négligé se réduit trop vite en cendre. C’était un homme à la démarche pesante, à la tête inclinée, aux habitudes lentes, à l’aspect triste et sombre, chez qui enfin tout décelait l’habitude de vivre seul.

Il restait là, debout sur cette lugubre plate-forme, sans que personne prît garde à lui. Si, cependant, car le vent et la pluie, ces deux ennemis prompts à l’assaut, lui coururent sus avec fureur.

« Bon ! fit-il en leur cédant, il m’est parfaitement égal d’aller d’un côté ou d’un autre. »

Il marchait donc à l’aventure, allant où le vent le poussait ; ce n’était cependant pas qu’il ne pût soutenir la lutte s’il l’eût voulu ; car, lorsqu’il fut arrivé au bout de l’auvent, qui était très long, et qu’il eut plongé son regard dans la nuit sombre, où l’esprit de l’orage, plus sombre encore, se frayait une voie dans sa course haletante, il tint bon et fit tête à la tempête. Son pas était même tout aussi résolu tandis qu’il cheminait dans le sens difficile que lorsqu’il se laissait pousser par le vent. Longtemps il se promena ainsi de long en large, ne cherchant rien et ne trouvant pas davantage.

Cet embranchement de Mugby, pendant les heures de la nuit, était un endroit vraiment bien singulier, tout rempli de vaporeux fantômes. Des trains de mystérieuses marchandises, recouvertes de bâches qui avaient l’air de grands draps mortuaires, semblaient fuir la clarté des quelques lampes restées allumées, à la façon des criminels, et comme si le lugubre chargement qu’ils portaient avait été secrètement et traîtreusement mis à mort. Ils paraissaient poursuivis par d’innombrables wagons de houille, qui, semblables aux détectives à la piste des malfaiteurs, allaient où ils allaient, s’arrêtaient quand ils s’arrêtaient, et rétrogradaient lorsque les coupables wagons rebroussaient chemin. — Des charbons incandescents pleuvaient sur le sol, comme si de cruels bourreaux attisaient les feux destinés aux victimes, et l’on entendait, dans l’air, de sourds gémissements mêlés à des hurlements plaintifs, comme si les torturés en étaient arrivés au dernier degré de leurs atroces souffrances. — On entrevoyait aussi de mornes bestiaux se débattant au milieu de cages à barreaux de fer, les yeux glacés par la terreur, tandis que l’écume blanche qui entourait leurs mufles puissants ressemblait assez à des glaçons pendant de leurs lèvres. Il y avait dans l’air d’étranges idiomes qui semblaient conspirer en caractères rouges, verts ou blancs, tandis qu’un tremblement de terre, doué de mouvement et accompagné de tonnerre et d’éclairs, passait comme un tourbillon et se rendait express à Londres.

Tout à coup, le silence se faisait, tout redevenait calme et sombre, les lampes s’éteignaient et la station morne et déserte semblait avoir relevé sa toge sur sa tête, comme César prêt à mourir.

Le vent et la pluie reprenaient alors possession du lieu et régnaient sans conteste.

Tandis que le voyageur attardé continuait sa marche monotone, un autre train, un train fantôme, passa près de lui dans la nuit sombre ; celui-là, c’était le train de sa propre existence. Sortait-il de la tranchée profonde ? Émergeait-il du tunnel ? Je ne sais ; mais il n’en arrivait pas moins sur notre homme, d’une allure furtive et voilée par les ténèbres du passé. On y voyait un jeune enfant orphelin, qui n’avait jamais connu d’enfance ; près de lui, et comme s’il en était inséparable, se tenait un jeune homme chez qui le sentiment amer de son isolement était visiblement empreint. Lié à lui se trouvait un homme qu’on avait lentement façonné au joug d’un travail antipathique à sa nature, et sous le fardeau duquel ses plus belles années s’étaient peu à peu flétries. Cet infortuné était à son tour accompagné d’une jeune fille, sa fiancée, et d’un ami. Un jour, l’ami et la jeune fille avaient disparu. Sa fiancée était devenue la femme de celui qu’elle lui avait préféré. Tout autour se déroulait, avec un cliquetis discordant, une longue chaîne de soucis pénibles, de sombres rêveries, de désappointements cruels, d’années nombreuses et monotones ; la douloureuse kyrielle enfin d’une existence solitaire, privée de toutes les joies de ce monde au moment où elle avait cru pouvoir les saisir.

« À vous, monsieur ? »

À cette brusque interpellation, le voyageur détourna les yeux du vide qu’ils suivaient, et recula d’un pas ou deux, peut-être moins à cause de sa surprise qu’à cause du rapport qu’avait cette subite question avec la pénible vision qu’elle venait de faire disparaître.

« Oh ! j’avais une distraction ! Oui, oui, ces deux portemanteaux sont à moi. Êtes-vous l’un des porteurs ?

— J’ai les gages d’un porteur, monsieur, mais je suis le préposé aux lampes. »

Le voyageur n’eut pas l’air de comprendre.

« Que dites-vous que vous êtes ?

— Le préposé aux lampes, monsieur, répondit l’homme, montrant en guise de plus ample explication le linge huileux qu’il tenait à la main.

— Ah ! bien. Y a-t-il par ici un hôtel ou une auberge ?

— Pas tout à fait ici, monsieur. Il y a bien un buffet à la gare, mais… »

Le préposé aux lampes s’interrompit, et un mouvement de tête très significatif vint compléter sa pensée, que le voyageur avait de la chance de trouver le buffet fermé.

« Je vois bien que vous ne pourriez me le recommander, s’il était ouvert.

— Ah ! monsieur, ce n’est pas à moi, serviteur payé de la compagnie, de me permettre de me mêler de ce qui la regarde, sauf quand il s’agit d’huile ou de mèches, répondit le lampiste d’un ton confidentiel ; mais, parlant en mon nom personnel et comme simple particulier, je ne pourrais vraiment donner le conseil à mon propre père, s’il revenait en ce monde, d’aller voir comment il serait traité au buffet. Non, non, parlant en simple particulier, je ne le pourrais pas ! »

Le voyageur eut l’air tout à fait convaincu et dit qu’il lui serait sans doute possible d’essayer de se caser dans la ville, car il devait y avoir une ville en cet endroit ? En effet (bien que fort casanier, si on le comparait aux voyageurs en général), il avait pourtant été poussé, comme bien d’autres, par le vent de la vapeur et par les vagues de fer du côté de ce même embranchement, sans toutefois y avoir jamais atterri, si l’on peut s’exprimer ainsi.

« Oh ! oui, monsieur, il y a une ville assez grande du moins pour pouvoir s’y caser ; mais, ajouta le lampiste en suivant le regard du voyageur qui se portait sur son bagage, mais, voyez-vous, à cette heure, c’est, comme qui dirait la morte-saison de la nuit, la plus morte des mortes, monsieur !

— Il n’y a pas de porteurs, alors ?

— Voyez-vous, monsieur, répondit le lampiste, toujours sur le ton de la confidence, ils s’en vont avec le gaz ; c’est comme cela que ça se passe toujours. Ils ne vous ont pas vu, parce que vous vous promeniez tout à fait au bout de la plate-forme ; mais, dans une douzaine de minutes, un peu plus ou un peu moins, il pourra arriver.

— Qui donc pourra arriver ?

— Le troisième, 42, monsieur. Il se gare jusqu’à ce que l’express U X soit passé, et alors… » Quand il en fut là de son discours, un air de vague espérance se répandit sur la figure du préposé aux lampes, puis il reprit : « Oui, monsieur, alors il fait tout ce qu’il est en son pouvoir de faire.

— Je ne sais pas si je comprends bien cet arrangement ?

— Ah ! je ne sais si personne le comprend, monsieur. C’est un parlementaire, voyez-vous, et vous savez, un parlementaire ou un exécusioniste… »

— Voulez-vous parler d’un train d’excursion ?

— Oui, monsieur, c’est cela même ! Un parlementaire ou un exécusioniste ! et le plus souvent, il va en garage ; mais, quand il a une chance, on le siffle pour qu’il quitte son refuge, et au coup de sifflet, voyez-vous, il accomplit tout ce qui est en son pouvoir. » Ici, la figure du lampiste s’éclaira de nouveau d’un vif rayon d’espoir, puis il reprit : « Oui, monsieur, tout ce qu’il lui est humainement possible de faire. »

Il expliqua ensuite au voyageur que les porteurs de service, ayant ordre d’être à leur poste pour attendre patiemment le vénérable parlementaire ou exécusioniste, reviendraient indubitablement lorsque le gaz se rallumerait. Si, en attendant, le gentleman ne craignait pas trop l’odeur de l’huile à quinquet et voulait essayer de la chaleur de sa petite cabane. »

Le voyageur, étant gelé, accepta sur-le-champ cette offre hospitalière.

C’était une fort graisseuse petite demeure qui, à l’odorat, faisait tout à fait l’effet d’une cabine dans une baleine ; mais un feu ardent brillait dans sa grille rouillée, et, sur son plancher, il y avait un plateau rempli de lampes nouvellement allumées et toutes prêtes pour le service des wagons. Elles formaient une brillante illumination, et leur clarté, jointe à leur chaleur, expliquait parfaitement la popularité de ce petit endroit. Cette popularité était attestée par les nombreuses traces que les culottes de velours avaient laissées sur le banc placé près du feu, et par les non moins nombreuses empreintes que les épaules ornées du même velours avaient faites sur le mur contre lequel le banc s’adossait. Quelques planches malpropres supportaient une quantité de lampes et de burettes à huile, ainsi qu’une odorante collection de ce qu’on aurait pu prendre pour les mouchoirs de poche de toute la famille quinquet.

Comme Barbox frères (pour lui donner le nom que portait son bagage) s’asseyait sur le banc et présentait à la flamme les mains qu’il venait de déganter, son regard tomba sur une petite table de bois blanc très tachée d’encre, qui le touchait presque. Il y vit quelques bouts de papier grossier et une vieille plume de fer réduite à la plus fâcheuse condition et presque hors de service.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, vous n’êtes sûrement pas un poète, mon bon ami ? »

Le lampiste, debout et frottant discrètement son gros nez avec un mouchoir si huileux qu’il semblait, dans un accès de distraction, s’être pris pour une des lampes confiées à ses soins, n’avait certainement pas l’air que l’on prête d’ordinaire à messieurs les poètes. C’était un homme à peu près de l’âge de son hôte, maigre, et dont tous les traits étaient bizarrement tirés en haut, comme si la racine de ses cheveux leur servait d’aimant. Son teint était fort luisant, sans doute à cause des nombreuses frictions oléagineuses auxquelles il était soumis, et ses cheveux gris, coupés très courts, se hérissaient sur son front, comme s’ils subissaient à leur tour l’attraction magnétique de quelque invisible agent. Le sommet de sa tête ne ressemblait donc pas mal au lumignon d’un quinquet.

« Mais, vraiment, reprit le voyageur, je vous fais là une impertinente question, et cela ne me regarde en aucune façon. Soyez ce qu’il vous plaira, mon garçon.

— Il y a des gens, monsieur, remarqua le brave lampiste en ayant l’air de s’excuser, il y a des gens qui font quelquefois ce qui ne leur plaît guère.

— Ah ! dit en soupirant l’étranger, personne ne le sait mieux que moi, car j’ai été toute ma vie ce que je n’aimais pas être.

— Quand pour la première fois, reprit le lampiste, je me mis à composer de petites chansonnettes comiques… »

Ici Barbox frères le regarda de travers.

« Oui, continua le lampiste, quand je composai mes premières chansonnettes pour les chanter ensuite, ce qui était plus pénible encore, c’était bien à contre-cœur, je vous l’assure, monsieur. »

Quelque chose qui n’était pas de l’huile brilla en ce moment dans l’œil du pauvre homme, et celui que son interlocuteur fixait sur lui se détourna un peu confus. Il se mit à regarder le feu, tandis que son pied vint se poser sur la barre la plus élevée du foyer.

Après quelques instants de silence, il reprit, toujours d’un ton un peu brusque, quoique adouci cependant :

« Pourquoi donc les faisiez-vous si cela vous déplaisait ? Où les chantiez-vous ? Était-ce au cabaret ?

— Je les chantais auprès du lit. » Telle fut la bizarre réplique du lampiste.

Le voyageur le regarda, attendant qu’il s’expliquât ; mais, en ce même moment, la station de Mugby revint soudainement à la vie, fut saisie d’un violent tremblement et ouvrit ses yeux de gaz.

« Le voici ! il vient, le parlementaire ! » s’écria le lampiste d’un ton très animé.

« Voyez-vous, monsieur, c’est tantôt plus, tantôt moins qu’il est en son pouvoir de faire ; mais, nom d’un petit bonhomme ! il peut se mettre en route cette nuit ! »

Bientôt après, les porte-manteaux, portant en grandes lettres blanches le nom de Barbox frères, étaient cahotés dans une brouette jusque dans une rue silencieuse ; puis, lorsque leur propriétaire eut grelotté une bonne demi-heure sur le pavé, pendant que les coups frappés par le porteur à la porte de l’auberge éveillaient d’abord la ville entière et l’hôtelier en dernier lieu, il put enfin pénétrer, à peu près à tâtons, dans l’épaisse atmosphère d’une maison soigneusement close. Peu de temps après, il se glissait, toujours dans de demi-ténèbres, entre les draps d’un lit qui, lui aussi, sentait le renfermé, et qui semblait avoir été expressément réfrigéré pour son usage particulier, la dernière fois qu’il avait été fait.

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