L'embranchement de Mugby (Dickens)/L'embranchement de Mugby/02

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Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie (p. 49-63).
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II


La maison de commerce de Barbox frères s’était fait une réputation très méritée d’avarice sordide, bien avant l’entrée dans ses bureaux de notre héros qui, en réalité, s’appelait Jackson. Peu à peu, et sans qu’il en eût conscience, cette triste réputation s’était aussi attachée à lui, tandis qu’il gravissait lentement les degrés hiérarchiques, et qu’il en arrivait enfin à la possession du sombre bureau situé au coin d’un passage aboutissant à la rue Lombarde. Sur les vitres de la fenêtre de ce triste réduit, la raison sociale Barbox frères s’étalait en grandes lettres et s’interposait, depuis bien des années, entre le ciel et l’infortuné qui y passait ses jours. Peu à peu, il s’était vu devenir l’objet d’une méfiance chronique ; chacun semblait le considérer comme un particulier qu’il était essentiel de lier très étroitement, lorsqu’il s’agissait de s’engager dans une affaire avec lui ; un individu, dont la parole ne devait être acceptée qu’avec preuves écrites à l’appui ; un homme contre lequel enfin il fallait être en garde et en défiance.

Aucun mauvais acte de sa part ne justifiait cette fâcheuse opinion générale ; mais il semblait en vérité que le Barbox authentique se fût étendu sur le plancher du bureau, y eût fait apporter le jeune Jackson pendant son sommeil, et que là, il eût opéré une métempsycose, un échange de personne avec lui. Le public s’obstinait à faire porter au présent la peine du passé.

La pénible découverte qu’il fit un jour de cette désagréable position sociale fut suivie, comme on a pu le comprendre déjà pour le malheureux Jackson, de la défection de la seule femme et du seul homme dont il avait jamais cru posséder l’affection. Ce cruel événement avait achevé ce que sa triste jeunesse avait commencé ; morne et humilié, il rentra dès lors dans l’ombre de Barbox, et ne releva plus ni sa tête ni son cœur.

Il finit toutefois par se délivrer d’un poids bien pesant ; il brisa la rame qu’il avait maniée si longtemps, ouvrit les écoutilles et fit sombrer sa galère. Prévenant la lente décadence d’une maison d’affaires passée de mode, et que sa fâcheuse réputation condamnait à mourir, il prit l’initiative et se retira du commerce. Il avait assez pour vivre (pas trop cependant) ; il se décida donc à faire disparaître la raison sociale Barbox frères de la surface de la terre, fit enlever son nom des pages du Dictionnaire commercial, et ne le laissa plus figurer que sur deux grands porte-manteaux, car à quoi bon changer, se dit-il, et reprendre le nom du jeune Jackson qui ne lui rappelait aucun jour de bonheur, et qui semblait d’ailleurs se rire maintenant du vieux Jackson.

Le lendemain de son arrivée à Mugby, Barbox frères quitta donc l’auberge où le fantôme de son passé l’avait suivi et assombri. Prenant son chapeau, il sortit juste au moment où un homme vêtu de velours passait de l’autre côté de la rue, se rendant en hâte à la station et portant son dîner dans un petit paquet qui aurait pu être plus volumineux, sans risquer encore de le faire soupçonner de gloutonnerie.

« Ah ! voilà le lampiste, se dit notre voyageur, et à ce propos… »

N’était-il pas bien ridicule à un homme si sérieux, si renfermé en lui-même, échappé depuis trois jours à peine à sa vie d’esclavage, d’être là, dans la rue, à se frotter le menton et à se livrer à une sombre méditation à propos de pauvres petites chansonnettes comiques ?

« Auprès du lit, se répétait-il avec irritation. Pourquoi les chanter à cet endroit-là, à moins qu’il ne se mette au lit en état d’ivresse ? Au fait, cela ne m’étonnerait pas, et c’est ce qu’il fait très probablement ; mais ce n’est pas là mon affaire. Voyons un peu cet embranchement de Mugby et quelle route je me déciderai à prendre maintenant. Tout aussi facilement que je me suis arrêté ici l’autre nuit, après un somme agité dans mon wagon, et que j’ai pris le parti de descendre pour quelques heures, je puis, de cette station, me rendre partout, où bon me semblera. Vers quels lieux me dirigerai-je donc ? Eh bien, je vais aller regarder l’embranchement en plein jour ; je ne suis pas pressé, et peut-être l’aspect d’une des lignes me sourira-t-il plus que celui d’une autre. »

Mais il y avait une telle diversité de voies ferrées, qu’en regardant du haut d’un pont dominant l’embranchement, il semblait en vérité que toutes les compagnies réunies eussent fait en cet endroit une exposition générale des ouvrages d’une espèce très originale d’araignées souterraines, fort habiles à filer le fer. Un grand nombre de ces lignes avaient d’ailleurs de si bizarres parcours, se croisant en tout sens et faisant tant de courbes, que l’œil finissait vraiment par s’y perdre !

Il y en avait qui semblaient destinées à s’étendre indéfiniment, et qui tout à coup y renonçaient et s’arrêtaient devant une faible barrière, quand elles n’entraient pas jusque dans un atelier. D’autres, pareilles à un homme en état d’ivresse, allaient en ligne droite pendant un moment, puis, soudain, pirouettaient sur elles-mêmes et revenaient à leur point de départ. D’autres encore étaient encombrées de trucs remplis de charbon de terre, tandis que de pleins chargements de futailles s’en appropriaient quelques-unes et que des chariots de ballast en obstruaient un grand nombre. Il y en avait qui semblaient spécialement réservées à des objets à roues, tels que les immenses métiers à tisser le coton. Plusieurs étaient en bon état d’entretien, et leurs rails brillaient comme de l’acier bien poli, tandis que d’autres, au contraire, étaient couvertes de cendres, rongées par la rouille, et servaient de refuge aux brouettes de rebut placées là les jambes en l’air et s’y livrant à la paresse.

Cet immense tohu-bohu n’avait, en vérité, ni commencement, ni milieu, ni fin ; c’était un sens dessus dessous universel.

Dans son incertitude très perplexe, notre voyageur, en regardant du haut du pont dont nous avons parlé, passait sa main droite sur les rides de son front, rides qui semblaient s’y multiplier à vue d’œil, comme si les lignes ferrées se photographiaient d’elles-mêmes sur cette plaque sensibilisée.

Un bruit lointain de sonnettes et de coups de sifflet se fit alors entendre ; on distingua, dans l’éloignement, de petites têtes, assez semblables à des marionnettes, se précipitant aux portières des wagons et s’en retirant avec une égale promptitude, tandis que, dans plusieurs directions, des locomotives commençaient à hurler et à s’agiter convulsivement. Un train arriva sur l’une des voies ; sur une autre, au contraire, deux trains apparurent, mais n’arrivèrent pas et s’arrêtèrent en dehors de la station. On vit soudain des portions de train se détacher, un cheval se débattit au beau milieu, puis des locomotives vinrent enfin se partager cet amas confus de trucs et de wagons, et s’enfuirent en les emportant à leur suite.

« Je ne vois pas beaucoup plus clairement quel chemin choisir, se dit notre voyageur. Du reste, rien ne presse et je n’ai nul besoin de prendre un parti aujourd’hui, demain, ni même le jour suivant. Allons donc faire une promenade ! »

Il advint, et peut-être était-ce au fond ce qu’il voulait, que cette promenade aboutit à la plate-forme de la veille et à la cabane du lampiste ; mais celui-ci n’y était pas, et à part une ou deux paires d’épaules recouvertes de velours, qui s’adaptaient parfaitement aux empreintes laissées sur la cloison près du foyer hospitalier, le logis était privé de ses habitants. Barbox frères en comprit la raison, lorsque, en revenant sur ses pas pour quitter la station, il aperçut de loin, et de l’autre côté de la voie, le lampiste juché sur l’impériale d’un train, sautant de wagon en wagon et attrapant à la volée les lampes allumées qu’un camarade lui jetait.

« Il est fort occupé, se dit notre homme, et n’a guère de temps ce matin, je crois, pour composer ou chanter des chansonnettes. »

Continuant alors sa promenade, il se tint très rapproché de l’une des grandes lignes, tandis que son regard en embrassait plusieurs autres.

« J’ai presque envie, se dit-il, de trancher d’ici la question ; de choisir l’une ou l’autre des routes qui m’entourent, puis de m’en tenir à cette décision. De ce point, la confusion cesse, les lignes se séparent et vont chacune à leur but. »

Après avoir gravi un petit coteau qui s’étendait assez loin, il arriva près de quelques cottages et s’arrêta pour regarder aux alentours, à la façon d’un homme qui ne l’a pas fait souvent dans sa vie et d’un air un peu emprunté. Il vit sortir de l’une des maisons sept ou huit jeunes enfants sautant, criant gaiement, et se dispersant ensuite de tous côtés. Ce ne fut pas, toutefois, avant de s’être retournés, quand ils furent à la porte du petit jardin, pour envoyer chacun un baiser à un visage qu’on apercevait à la croisée du premier étage. Du seul, devrais-je dire, car la maison était basse et n’avait qu’une unique pièce au-dessus du rez-de-chaussée.

L’action de ces enfants n’avait en elle-même rien de surprenant ; mais ce qui l’était fort, c’est que ces gentils baisers étaient envoyés à un visage qui reposait sur l’appui de la fenêtre ouverte, et qu’on n’apercevait absolument que ce visage, placé dans une position tout à fait horizontale. Un second regard de notre voyageur ne lui montra toujours qu’une figure délicate, quoique riante. C’était celle d’une jeune fille ou d’une jeune femme, dont les longs cheveux, bruns et soyeux, étaient retenus par une fanchon d’un bleu pâle nouée sous le menton.

Il continua de se promener, puis revint sur ses pas, afin de passer de nouveau devant la maisonnette et d’y jeter encore un regard ; rien n’était changé. Il prit alors un chemin de traverse qui serpentait au sommet du coteau et lui permettait de garder en vue le cottage qui l’intriguait.

Quand il fut à quelque distance, il s’arrangea pour regagner la grande route qui le conduisit une fois encore devant la fenêtre ouverte. Le visage reposait toujours à la même place, mais il n’était pas tourné tout à


ces enfants envoyèrent chacun un baiser.



fait autant du côté du chemin, et l’on pouvait apercevoir maintenant deux mains délicates qui semblaient jouer d’un instrument ; pourtant aucun son ne parvenait à l’oreille du voyageur curieux.

« Certes, l’embranchement de Mugby doit être l’endroit le plus étrange de toute l’Angleterre ! s’écria Barbox frères en redescendant la colline. La première rencontre que j’y fais, c’est celle d’un pauvre employé de chemin de fer qui compose des chansonnettes pour les chanter auprès du lit ; la seconde, c’est celle d’un visage et de deux mains qui jouent d’un instrument muet ! »

C’était une belle journée du commencement de novembre ; l’air était pur et vivifiant, et le paysage étalait des tons riches et variés. Dans le passage aboutissant à la rue Lombarde, les couleurs dominantes étaient sombres et peu nombreuses. En de rares occasions, et lorsque partout ailleurs le temps était éblouissant, les habitants de cet aimable séjour jouissaient d’un jour ou deux de couleur poivre et sel ; mais son atmosphère accoutumée était de nuance ardoise ou tabac d’Espagne. Notre héros trouva donc sa promenade si agréable qu’il la recommença le lendemain et qu’il arriva près de la maisonnette un peu plus tôt, ce qui lui permit d’entendre, venant de la chambre du haut, des voix d’enfants qui chantaient sur un rythme régulier, tandis qu’ils marquaient la mesure en battant des mains.

« Je n’entends toujours aucun son d’instrument, se dit-il en écoutant de sa place à l’angle du cottage, et pourtant j’ai encore vu les mains qui avaient l’air de jouer, au moment où je passais devant la fenêtre. Que chantent donc ces enfants ? Quoi ! Dieu du ciel ! ils ne peuvent s’amuser à chanter la table de multiplication ! »

C’était pourtant bien ce qu’ils faisaient, et même ils paraissaient y prendre infiniment de plaisir. Le visage mystérieux possédait une voix dont le timbre était d’une sérénité mélodieuse, d’un grand charme ; cette voix s’élevait de temps à autre pour guider celles des enfants et les remettre dans le bon chemin. Bientôt le chant s’arrêta, un murmure de voix enfantines lui succéda ; puis vint une courte chanson, dont le sujet était le mois actuel et les travaux qu’il donnait aux laboureurs dans les champs, aux ouvriers dans la ferme. On entendit ensuite le bruissement de beaucoup de petits pieds, et la troupe joyeuse prit sa volée en criant comme le jour précédent.

Arrivés à la porte du jardinet, les enfants firent aussi comme la veille ; ils se retournèrent et envoyèrent des baisers bien évidemment destinés au visage appuyé contre la fenêtre, et que Barbox frères ne pouvait voir de la position désavantageuse qu’il occupait dans un coin à l’écart.

Mais, lorsque les enfants se furent dispersés, il barra le passage à un retardataire, petit bonhomme aux cheveux blonds et au visage hâlé.

« Viens ici, petit, et dis-moi à qui est cette maison ? »

L’enfant avait mis un de ses bras robustes sur ses yeux, un peu par timidité, un peu en manière de défense ; ce fut donc derrière son coude qu’il murmura :

« À Phœbé.

— Et qui donc est Phœbé ? continua son interlocuteur à peu près aussi embarrassé pour questionner que le bambin pour répondre.

— Eh bien ! c’est Phœbé bien sûr, » répliqua l’écolier qui, quoique de petite taille, étant un clairvoyant observateur, avait déjà toisé son questionneur et pris sa mesure intellectuelle. Il abaissa donc le bras levé pour sa défense, et le prit d’assez haut, comme s’il avait découvert qu’il avait affaire à un personnage décidément peu versé dans l’art de la conversation policée.

« Phœbé, répéta-t-il, ne peut être personne autre que Phœbé. Le peut-elle, voyons ?

— Non, en effet, je ne pense pas qu’elle le puisse.

— Bon ! riposta le gamin, pourquoi me le demandez-vous alors ? »

Se voyant sur un mauvais terrain, Barbox frères crut prudent de changer de tactique et de prendre une nouvelle position.

« Que faites-vous donc là dans cette chambre haute où il y a une fenêtre ouverte ? Dites-le moi, mon petit ami.

— Cole, fit l’enfant.

— Quoi ?

— Co-ole ! » répéta-t-il en parlant plus haut et en accentuant le mot d’un air et avec une emphase qui signifiaient clairement :

« À quoi cela vous sert-il d’être un homme, si vous êtes assez âne pour ne pas me comprendre ?

— Ah ! école ! école ! et Phœbé vous montre ? »

L’enfant fit signe que oui.

« Vous êtes un brave petit homme.

— Vous avez trouvé ça tout seul, riposta l’espiègle.

— Oui, tout seul, comme tu le vois. Dis-moi, que ferais-tu d’une pièce de quatre sous, si je te la donnais ?

— Je la dépenserais. »

Déconcerté par cette prompte riposte, notre héros ne trouva plus rien à dire, chercha gauchement la petite pièce dans son gousset et s’en alla fort humilié.

Mais, en passant devant la petite maison, il vit encore le visage à la même place et montra qu’il avait conscience de sa présence, par un geste qui n’était ni un signe de tête, ni un salut, ni un coup de chapeau, mais un composé de tout cela, accompli avec un certain effort. Les yeux du visage eurent l’air surpris et égayé, et ses lèvres s’entr’ouvrirent pour dire d’un ton doux et modeste :

« Je vous souhaite une bonne journée, monsieur. »

Avant de rentrer à son auberge, après s’être arrêté de nouveau à la station, Barbox frères se dit très gravement à lui-même : « Je vois bien qu’il me faut rester encore quelque temps à Mugby, car je ne puis décider quelle voie ferrée je préfère prendre. J’ai besoin, en fait, de m’accoutumer un peu à cet embranchement, avant de faire mon choix définitif. »

Il annonça donc à son hôte son intention de séjourner ; puis, pour faire plus ample connaissance avec la station, il y retourna dès le soir, y revint deux fois le lendemain, puis encore dans la matinée du jour suivant, se mêlant aux gens qui la fréquentaient, examinant toutes les issues des différentes lignes, et commençant à prendre un certain intérêt aux entrées et aux sorties des trains. Au début, il passait souvent sa tête par la porte de la cabane du préposé aux lampes ; mais il n’y apercevait jamais le propriétaire. On y voyait bien habituellement une ou deux paires d’épaules recouvertes de velours, penchées vers le feu et parfois en la compagnie d’un couteau ouvert, d’un morceau de pain et d’une tranche de viande ; mais, lorsqu’il demandait le préposé aux lampes, on lui répondait invariablement qu’il était de l’autre côté de la voie, ou bien encore, que c’était le moment où il n’était pas de service. Dans ce dernier cas notre voyageur était tout naturellement appelé à faire la connaissance d’un lampiste qui n’était pas son lampiste à lui. Toutefois il ne tenait pas si fort maintenant à rencontrer ce brave homme, qu’il ne pût supporter son désappointement avec beaucoup de philosophie. La sérieuse étude qu’il faisait des innombrables embranchements de Mugby, ne l’absorbait pas non plus à un point tel qu’il en oubliât de faire l’exercice utile à sa santé. Il se promenait journellement au contraire, et toujours du même côté ; mais le temps était redevenu froid et humide, et la fenêtre de la maison de Phœbé restait toujours fermée.

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