L'embranchement de Mugby (Dickens)/L'embranchement de Mugby/04

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Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie (p. 91-128).
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IV

barbox frères et compagnie


Dès le jour suivant, notre héros commença activement ses investigations ; mais il faut avouer qu’il mit beaucoup de temps dans ses recherches et ne se hâta en aucune manière. Son cœur, réveillé, trouvait son compte dans cette besogne toute de bienveillance, et il en jouissait largement. Il y joignait d’ailleurs le plaisir, très réel pour lui, de rester parfois assis à écouter Phœbé, tandis qu’elle trouvait moyen de faire dire de plus en plus de choses à son cher instrument, son goût naturel, joint à une oreille fort juste, lui permettant d’augmenter, chaque jour, la somme de ses découvertes musicales. Durant plusieurs semaines, son rôle d’auditeur lui prit de nombreux moments ; il en résulta que son anniversaire redouté se trouva tout proche, avant qu’il eût songé de nouveau à s’en préoccuper.

Une circonstance imprévue rendait cependant la décision à prendre plus difficile encore.

Plusieurs conseils furent tenus, conseils auxquels M. le préposé aux lampes assista quelquefois, toujours plus reluisant, plus oléagineux. Mais ils n’aboutissaient à aucun résultat pratique, malgré tous les efforts, toutes les recherches de notre patient voyageur. Telle route lui offrait bien un souvenir intéressant, il en était de même de telle autre ; aucune, toutefois, ne semblait l’emporter sur ses rivales, et il ne savait absolument à laquelle donner la préférence. Après une dernière et solennelle discussion, il se trouva donc tout à fait aussi avancé qu’au début.

« Mais, monsieur, lui fit observer tout à coup Phœbé, nous ne nous sommes occupés que de six routes ; la septième ne vous dit-elle donc rien ?

— Mais, répliqua-t-il en se frottant le menton, c’est justement celle que j’ai prise, vous le savez, lorsque j’ai été à la recherche de votre petit instrument. C’est là son histoire à elle, Phœbé.

— Est-ce qu’il vous serait désagréable de la reprendre encore une fois, monsieur ? demanda-t-elle en hésitant.

— Non, certes, c’est une grande route comme les autres, après tout.

— J’aimerais à vous la voir choisir, reprit Phœbé avec un sourire persuasif, pour l’amour de ce cher petit instrument qui me sera toujours si précieux ! J’aimerais à vous la voir choisir, parce qu’elle sera toujours pour moi autre chose que les autres routes. J’aimerais à vous la voir choisir, en souvenir de tout le bien que vous m’avez fait, de la somme de jouissances bénies que vous avez apportée à ma vie ! Si vous me quittiez par le même chemin que vous avez pris, lorsque vous avez voulu me causer tant de joie, me traiter avec tant de bonté !… (ici, sa voix émue faiblit un peu) il me semblerait, pendant qu’étendue sur ce lit, je suivrais des yeux le train où vous seriez, que cette route vous conduit à un but heureux pour vous et vous ramènera quelque jour en ces lieux.

— Eh bien, il sera fait comme vous le souhaitez, ma chère enfant. »

C’est ainsi que le voyageur pour nulle part prit enfin un billet pour quelque part, et la grande ville industrielle qu’il avait déjà visitée devint son objectif.

Il errait depuis si longtemps aux environs de l’embranchement, qu’on était arrivé au 18 décembre, lorsqu’il se mit en route définitivement.

« Il est grand temps de partir une bonne fois, se dit-il en s’asseyant dans son wagon. Un seul jour plein me sépare maintenant de celui que je cherche à oublier. Je gagnerai les montagnes dès demain, car j’irai décidément au pays de Galles ! »

Il eut quelque peine à se remettre devant les yeux les nombreux avantages que pourrait offrir, comme occupation nouvelle et absorbante, l’aspect de montagnes brumeuses et de ruisseaux gonflés par les eaux, et combien le froid, la pluie, les grèves sauvages et les routes exécrables devraient nécessairement lui être agréables et utiles !

Malgré tous ses efforts, son esprit préoccupé ne saisissait pas d’une manière aussi distincte qu’il l’eût voulu les bienfaits de ce voyage. Il se demandait si la jeune infirme, malgré la nouvelle ressource que lui offrait l’étude de la musique, n’éprouverait point désormais une sensation d’isolement qu’elle n’avait pas ressentie avant sa venue. Il aurait voulu savoir si Phœbé distinguait en ce moment les jets de fumée et de vapeur qu’il voyait de son coin dans le wagon, pendant que sa pensée retournait ainsi vers elle. Une ombre pensive se projetterait-elle sur son doux visage, lorsque le train qui l’emportait s’évanouirait à l’horizon ? En lui disant qu’il lui avait fait tant de bien, ne lui donnait-elle pas, sans en avoir conscience, une leçon sur ses continuels murmures ? et ne lui apprenait-elle pas à penser qu’un homme pourrait être, s’il en avait la ferme volonté, un bon guérisseur, sans avoir besoin d’être pour cela un grand docteur ?

Ces pensées et bien d’autres du même genre se plaçaient sans cesse entre lui et les paysages gallois qu’il s’efforçait d’évoquer ; d’ailleurs, il éprouvait cette vague sensation de vide que laissent après elles la séparation et l’absence d’une occupation agréable. Cette sensation, si nouvelle pour lui, lui causait une certaine agitation ; de plus, il s’était retrouvé lui-même en perdant de vue la station de Mugby, et il n’était pas devenu plus enchanté de sa personne, depuis qu’il avait vécu en meilleure compagnie.

Cependant l’approche de la grande ville s’annonçait par tous les bruits divers qui s’en échappaient, et qui venaient en quelque sorte faire écho au grincement des freins, au craquement des essieux, à tout l’infernal tapage d’un train près d’arriver. De vives et soudaines lueurs permettaient d’entrevoir des masses confuses de maisons rouge brique ; de hautes cheminées, rouge brique aussi, se dessinaient vaguement, tandis que des ponts de chemin de fer, toujours rouge brique, se profilaient au loin. Au milieu des langues de feu et des tourbillons de fumée, on put apercevoir des vallées de canaux et des montagnes de houille ; puis un dernier roulement de tonnerre vint marquer la fin du voyage.

Après avoir mis ses porte-manteaux en lieu sûr et avoir dit à son hôtel l’heure à laquelle il voulait dîner, notre voyageur sortit pour se promener dans cette ville affairée. Bientôt il s’aperçut avec étonnement que l’embranchement de Mugby semblait posséder d’invisibles ramifications qui reliaient son individualité à une multitude de sentiers humains demeurés inconnus pour lui jusqu’alors. Dans ces rues où, jadis, il eût promené sa pensée morose sans rien voir autour de lui, il se trouvait tout à coup avoir des yeux et des oreilles pour tout un monde extérieur et nouveau. Il se demandait comment ces innombrables travailleurs vivaient et mouraient. Il s’intéressait à ce merveilleux concours d’intelligences, et de forces variées, mises au service d’une même industrie. Il se réjouissait de voir que tous ces ouvriers, loin de se détériorer au contact les uns des autres, ainsi qu’il est de mode de le prétendre, semblaient, au contraire, puiser dans leurs efforts communs, combinés pour atteindre un but civilisateur, un sentiment de vraie dignité personnelle et de respect de soi-même, tempéré par une humble aspiration à devenir plus instruits et plus sages. Il en voyait la preuve dans leur attitude et leur langage lorsqu’il s’arrêtait pour faire une question ou demander un renseignement. Il remarquait aussi sur les murailles les annonces de leurs cours publics et de leurs divers délassements intellectuels. Avant la fin de cette promenade, dont il conserva un vif souvenir, il s’était dit que, n’étant lui-même qu’une petite partie d’un grand tout, il lui fallait, pour être utile et par conséquent heureux, mettre comme les autres ses intérêts à la masse commune, afin d’avoir le droit d’en retirer ensuite sa part personnelle.

Bien que son voyage, pour ce jour-là, se fût terminé vers midi, il avait depuis lors marché si longtemps, qu’il vit les allumeurs de réverbères faire leur besogne et les boutiques étinceler de lumière. Il comprit par là qu’il était temps de revenir à ses quartiers, et il se mettait en devoir de le faire, lorsqu’une très petite main se glissa furtivement dans la sienne, tandis qu’un petit filet de voix disait :

« Oh ! s’il vous plaît, monsieur, je suis perdue ! »

Il regarda à ses pieds et vit une très petite fille à cheveux blonds.

« Oui, dit-elle en confirmant ses paroles par une grave inclination de tête, vrai, je le suis, je suis perdue ! »

Il s’arrêta fort embarrassé, et son regard chercha autour de lui comme pour y trouver de l’aide ; mais, n’en voyant pas, il dit en se baissant beaucoup :

« Où demeurez-vous, mon enfant ?


« oh ! s’il vous plaît, monsieur, je suis perdue ! »



— Je ne sais pas, je suis perdue !

— Comment vous appelez-vous ?

— Polly.

— Et quel est votre autre nom ?

La réponse fut aussi prompte qu’inintelligible. Cherchant toutefois à imiter le son qu’il croyait saisir, il se hasarda de dire :

« Trivits ?

— Oh ! non, fit l’enfant en secouant la tête, cela n’y ressemble pas du tout.

— Dites-le-moi encore, ma petite. »

Cette entreprise ardue ne promettait rien de bon, car cette fois le son parut tout différent ; tentant l’aventure, il s’écria :

« Paddens ?

— Oh ! non pas, dit encore la fillette, du tout, du tout.

— Allons, essayons encore une petite fois, ma mignonne. »

Ce fut une tentative désespérée, car le nom grandit tout à coup et parut être de quatre syllabes.

« Ce ne peut être que Tappetaver ! s’écria Barbox frères, se frottant le front, dans sa perplexité, avec le bord de son chapeau.

— Non, ce n’est pas cela, » dit tranquillement la petite ; puis elle fit un grand effort pour prononcer distinctement ce malheureux nom ; mais cette fois, il prit des proportions démesurées et sembla avoir huit syllabes.

« Ah ! nous ferons mieux d’y renoncer, dit enfin notre héros avec une résignation douloureuse.

— Mais je suis perdue, répéta l’enfant en fourrant sa petite main encore plus avant dans celle de son compagnon ; et tu prendras soin de moi, n’est-ce pas ? »

S’il y eut jamais homme en proie à des sentiments contraires, compassion d’une part, impuissante indécision de l’autre, cet homme-là était bien certainement le héros de notre histoire.

« Perdue, répéta-t-il en regardant l’enfant. C’est bien moi qui suis perdu à coup sûr ! Voyons, que faut-il que je fasse ?

— Où demeures-tu, toi ? demanda la petite fille en le regardant à son tour.

— Là-bas, répondit-il en montrant assez vaguement la direction de son hôtel.

— Ne ferions-nous pas mieux d’y aller, dis-moi ?

— Eh ! vraiment, je crois au fait que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, » répliqua-t-il.

Ils se mirent donc en route la main dans la main : lui, très frappé du contraste qu’offrait sa personne avec celle de sa petite compagne et se faisant l’effet d’un géant stupide ; elle, au contraire, évidemment très rehaussée dans sa propre estime par l’habileté avec laquelle elle avait su le tirer d’embarras.

« Je suppose que nous aurons à dîner lorsque nous serons arrivés chez toi ? dit Polly.

— Eh mais, je… Eh bien, oui, au fait, je le crois aussi.

— Aimes-tu ton dîner, toi ?

— Mais, tout bien considéré, répondit Barbox frères, il me semble que oui.

— Moi, j’aime beaucoup le mien, affirma Mlle Polly. As-tu des frères et des sœurs ? demanda-t-elle ensuite.

— Non. Et, vous, en avez-vous ?

— Les miens sont morts.

— Oh ! » telle fut la réplique laconique de notre voyageur, qui, oppressé par le sentiment intime de sa pesanteur d’esprit, n’eût certes pas su comment continuer la conversation, si la fillette, toujours prête à parler, n’avait repris :

« Et que vas-tu faire pour m’amuser ?

— Sur mon âme, Polly, je n’en sais absolument rien !

— Eh bien alors, je vais te le dire, moi. As-tu des cartes dans ta maison ?

— En masse ! répondit-il avec orgueil.

— Bon ! Eh bien, je bâtirai des maisons, et, toi, tu me regarderas faire ; mais il ne faudra pas souffler dessus !

— Oh ! non, assurément non, Polly ; souffler n’est pas de jeu. »

Il se flattait que cette réponse faisait un certain honneur au géant stupide pour lequel il se prenait ; mais l’enfant, voyant tout de suite avec quelle maladresse il cherchait à se mettre à sa portée, détruisit entièrement sa bonne opinion de lui-même, en s’écriant :

« Oh ! quel drôle d’homme tu fais ! »

Après cette déplorable chute, il crut se sentir devenir, de minute en minute, plus gauche et plus lourd de corps, plus incapable et plus faible d’esprit : un pauvre sire en fin de compte ! Aussi devint-il, à partir de là, le très humble serviteur de sa petite compagne.

« Sais-tu des histoires ? » lui demanda-t-elle.

Il fut réduit à l’humiliante confession qu’il n’en savait aucune.

« Quel grand nigaud tu dois être alors, n’est-ce pas ? » lui dit Polly.

À sa grande confusion, il dut encore avouer qu’il était en effet un grand nigaud.

« Si je t’apprenais une belle histoire, cela te ferait-il plaisir, dis-moi ? Mais, vois-tu, il faudrait te la rappeler et pouvoir la raconter après. »

Ce fut d’un ton solennel que Barbox frères affirma la haute satisfaction intellectuelle qu’il éprouverait à apprendre une belle histoire, et les humbles efforts qu’il ferait pour se la graver dans la mémoire. Satisfaite sur ce point, Polly, s’apprêtant à s’amuser, serra plus fort la main de son nouvel ami et entreprit un long récit, dont chaque détail intéressant commençait invariablement par ces mots :

« Et ainsi cela…

— Et ainsi ceci…

— Et ainsi ce petit garçon…

— Et ainsi ce pâté avait quatre pieds de tour et deux pieds un quart de profondeur. »

L’intérêt principal de ce beau conte consistait dans l’intervention de la Fée pour punir le petit garçon de sa honteuse gourmandise. Afin d’en arriver à ce but moral, elle se livra à la confection du fameux pâté ci-dessus mentionné, et le petit garçon « mangea, mangea et mangea ! et ses joues s’enflèrent, s’enflèrent et s’enflèrent ! »

Il y avait certainement beaucoup de circonstances incidentes ; mais l’intérêt culminant du récit n’en résidait pas moins dans l’absorption totale du pâté et dans la mort déplorable du malheureux gourmand.

Quoique fort bousculé par les nombreux passants, Barbox frères, l’oreille tendue, écoutait d’un air grave et très attentivement, tant il avait peur de perdre un seul détail de ce poème épique, et d’être ensuite trouvé en faute sur quelque point, quand viendrait l’heure du redoutable examen. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à l’hôtel, où notre héros eut à expliquer la trouvaille qu’il avait faite en chemin, ce qu’il fit assez gauchement, nous devons l’avouer. Tout le personnel de la maison se rassembla aussitôt pour contempler la fillette inconnue de tous, et dont le nom demeura une énigme lorsqu’elle le prononça de nouveau. Une fille de chambre prétendit pourtant que c’était Constantinople. Mais ce n’était pas cela.

« Je dînerai avec ma petite compagne dans un salon particulier, dit Barbox frères aux autorités de l’hôtel, et peut-être aurez-vous l’obligeance de faire prévenir la police de sa présence dans votre maison ? Il est probable qu’on se mettra bientôt à sa recherche, si même on ne l’a déjà fait. Allons, venez, Polly. »

Sans se faire prier et d’un air parfaitement résigné à son sort, Polly le suivit ; mais, comme l’escalier lui sembla un travail un peu rude, son compagnon dut la monter dans ses bras. Le dîner eut grand succès, et c’était, je vous jure, un bon spectacle à contempler que la gaucherie de notre géant, coupant menue la viande de l’enfant et l’arrosant de jus d’une main égale et libérale, le tout sous la suprême direction de Mlle Polly.

« Et maintenant, fit-elle, sois gentil, et, pendant que nous dînons, raconte-moi l’histoire que je t’ai apprise. »

Tremblant comme s’il passait un examen de licence, Barbox frères fit un piètre début. En effet, non seulement sa mémoire ne lui rappelait que d’une manière très imparfaite l’époque précise à laquelle le pâté faisait sa première apparition dans l’histoire, mais encore il n’était nullement sûr des dimensions exactes de cet indispensable élément du récit. Grâce pourtant aux encouragements qui lui furent donnés, il s’en tira très passablement en vérité, quoiqu’il y eût, il faut l’avouer, un certain manque de souffle dans la manière dont il représentait les joues gonflées du petit garçon et dont il décrivait son appétit. La Fée accusait aussi trop de mansuétude, ce qui tenait sans doute au secret désir du narrateur de l’exonérer un peu ; mais, en dépit de ces petites défaillances, et en faisant la part du premier essai, nécessairement un peu gauche, d’un géant de bonne volonté, cela pouvait passer.

« Je t’ai dit d’être gentil, et tu l’as été, dit Polly. N’est-ce pas que tu es gentil, dis-moi ?

— Je l’espère, » répondit Barbox frères.

Il se faisait si humble, que Polly, assise sur une chaise à sa droite et fort surélevée par de nombreux coussins, crut devoir l’encourager par une ou deux petites tapes sur la joue, administrées avec le côté graisseux de sa cuillère. Elle alla même jusqu’à vouloir lui donner un baiser ; mais, en se mettant tout debout sur une chaise pour lui offrir cette dernière récompense, elle culbuta en avant au beau milieu des plats, ce qui fit qu’il s’écria en allant à son secours :

« Ô ciel, Polly ! je vous ai crue dans le feu !

— Quel poltron tu fais, n’est-ce pas ? dit la jeune demoiselle, lorsqu’elle se vit réinstallée à sa place.

— Oui, en effet, je suis un peu nerveux. Ah mais ! ne faites pas cela, Polly ! Ne brandissez pas votre cuillère, car vous allez tomber de côté ! Ne remuez donc pas ainsi vos petites jambes quand vous riez, car, bien sûr, vous allez dégringoler en arrière ! Ô ciel, Polly, ma chère Polly ! nous sommes environnés de dangers !!! » s’écriait le malheureux Barbox en proie à une sorte de désespoir.

Et, en réalité, il ne put trouver d’autre préservatif contre tous les abîmes béants qui menaçaient d’engloutir Polly, que l’insidieuse proposition de s’asseoir bien gentiment sur un petit tabouret aussitôt après le dîner. Elle voulut bien y consentir à la condition qu’il ferait de même. Comme la tranquillité de l’âme est préférable à tous les autres biens, Barbox frères dut se soumettre à cette exigence et prier le garçon d’enlever la table, d’apporter deux petits tabourets, un jeu de cartes et un paravent. En compagnie de Polly, il s’installa alors devant le feu comme dans une petite chambre intérieure, séparée de la grande par le paravent.

Barbox frères était vraiment bon à contempler assis sur son tabouret, un carafon de vin placé à ses côtés sur le tapis du foyer, et regardant Polly tandis qu’elle bâtissait ses châteaux avec un grand succès. Dans la crainte de renverser ces chefs-d’œuvre, il retenait si bien son souffle qu’il se sentait devenir tout violet.

« Comme tu vous fixes quand tu regardes ! » remarqua Polly, dans un court intervalle entre la chute d’une de ses maisons et le commencement d’une nouvelle construction.

Surpris en flagrant délit d’impolitesse, il s’excusa en disant : « Je crains de vous avoir, en effet, un peu trop dévisagée, Polly.

— Pourquoi donc regardes-tu comme cela ? »

Il se disait à demi-voix : « Je ne sais. Je ne puis me rappeler… » puis il reprit plus haut : « En fait, Polly, j’ignore pourquoi.

— Il faut que tu sois bien étonnant pour faire une chose sans savoir pourquoi, n’est-ce pas ? »

Malgré ce reproche mérité, il regarda encore l’enfant avec une extrême attention, tandis qu’elle inclinait la tête sur ses châteaux de cartes et que ses belles boucles blondes voilaient à demi son visage.

« Il est impossible, pensait-il, que j’aie jamais vu cette jolie petite créature ! M’est-elle donc apparue en rêve pendant une de mes nuits agitées ? »

Ne pouvant se rendre compte de ce qui le préoccupait si fort, il prit enfin le parti de travailler, lui aussi, dans l’industrie du bâtiment en qualité de manœuvre sous les ordres de Polly. Ils bâtirent ainsi trois étages, puis quatre et même le cinquième ! Après qu’ils eurent pris le thé, Polly lui annonça, en se frottant les yeux, qu’elle avait quelque chose à lui dire :

« Qui crois-tu qui va venir ? fit-elle.

— Est-ce le garçon ? demanda-t-il en s’efforçant de deviner.

— Non, c’est l’homme au sable. J’ai envie de dormir. »

Nouvel embarras pour le pauvre Barbox !

« Je ne crois décidément pas qu’on vienne me chercher ce soir, reprit la petite fille. Qu’en dis-tu, toi ? »

Il partageait son avis ; mais, un quart d’heure après, l’homme au sable ne menaçait pas seulement de venir, il était bel et bien arrivé. Il fallut absolument avoir recours à la fille de chambre qui avait découvert que Constantinople devait être le nom de l’enfant ; elle promit de coucher Mlle Polly dans une chambre confortable qu’elle prenait l’engagement de partager avec elle.

« Mais vous aurez, n’est-il pas vrai, le plus grand soin qu’elle ne tombe pas de son lit ? » demanda notre ami, tout à coup saisi d’une crainte nouvelle.

Polly trouva la recommandation si plaisante qu’elle se vit dans la nécessité de le saisir par le cou avec ses deux petits bras et de lui imprimer un certain balancement de droite à gauche, tandis que son menton à fossettes s’appuyait contre l’épaule du géant qui, toujours sur son tabouret, s’occupait à ramasser les cartes.

« Oh ! quel poltron tu fais ! s’écria-t-elle. Tombes-tu donc de ton lit, toi ?

— Non, pas habituellement, Polly.

— Eh bien, ni moi non plus. »

Là-dessus et pour achever de le rassurer, elle lui fit quelques caresses, lui donna quelques secousses de plus pour continuer la première impulsion et, confiant sa menotte à la plus perspicace des filles de chambre, elle s’en alla en trottinant et en babillant sans manifester la plus légère inquiétude.

Il la regarda partir, fit ôter le paravent, remettre en place la table et les chaises, et reporta de nouveau ses yeux du côté où l’enfant avait disparu. Il se mit ensuite à arpenter la chambre de long en large pendant une bonne demi-heure.

« C’est, pensait-il, une bien attrayante petite créature ; mais ce n’est pas cela ! Sa petite voix vous va droit au cœur ; mais ce n’est pas cela non plus ! Elle m’attire par sa gentillesse ; mais il y a sous tout cela quelque chose que je ne puis m’expliquer ! Comment se fait-il qu’il me semble connaître cette enfant ? De qui donc me rappela-t-elle imparfaitement le souvenir, sinon les traits, lorsque, dans la rue, je sentis tout à coup sa petite main toucher la mienne et qu’en baissant les yeux, je la vis lever sa jolie tête pour me regarder ?

— Monsieur Jackson ! »

Il se retourna, en tressaillant, du côté d’où partait la voix, basse et tremblante, et là, sur le seuil de la porte, il vit la réponse à sa question.

« Ô monsieur Jackson, ne me traitez pas trop durement ! Dites-moi, je vous en conjure, une parole d’encouragement !


il se retourna en tressaillant



— Vous êtes la mère de Polly ?

— Oui. »

Oui, en effet ! Polly elle-même pourrait en arriver là un jour. Comme les pétales flétris laissent deviner ce que fut la rose, comme les branches dénudées par l’hiver font souvenir de la verte parure des bois ; peut-être un jour pourrait-on aussi reconnaître Polly dans une pauvre créature usée et vieillie, semblable à celle qui se tenait humblement sur le seuil. Il avait devant lui l’ombre du passé, la fiancée qu’il avait perdue et qu’il revoyait d’une façon si imprévue, après tant de tristes mois écoulés, avec des traits flétris et des cheveux gris ! La constance de ses pensées avait été telle, le temps avait si bien épargné cette image du passé dans son souvenir fidèle, que lorsqu’il vit avec quelle main brutale il s’était en réalité appesanti sur l’infortunée, il se sentit soudain pénétré de surprise et de compassion. Après l’avoir conduite à un siège, il resta debout contre la cheminée, la tête appuyée sur sa main et le visage à demi détourné.

« M’aviez-vous donc vu dans la rue et m’aviez-vous montré à votre enfant ? lui demanda-t-il.

— Oui.

— Quoi ! cette petite créature est-elle donc complice de l’artifice !

— J’espère qu’il n’y en a pas eu ici. Je lui ai seulement dit : Nous sommes égarées, et il faut que j’essaye de retrouver seule mon chemin. Va vers ce monsieur que tu vois là-bas et dis-lui que tu es perdue ; on ira bientôt te rechercher. Vous ne vous êtes peut-être pas bien rendu compte de son âge si tendre, pour l’accuser d’avoir compris le rôle que je lui faisais jouer à son insu.

— Elle est pleine d’aplomb cependant.

— Sans doute, justement parce qu’elle est si jeune.

— Et quel a été votre but ? demanda-t-il après un moment de silence.

— Ah ! pourquoi cette question, monsieur Jackson ? Ne devinez-vous pas que j’ai espéré que, dans cette innocente enfant, vous verriez quelque chose qui adoucirait votre cœur envers moi, et non pas seulement envers moi, mais aussi envers mon mari ? »

Il se détourna soudain et se mit à marcher vers l’autre bout de la chambre, puis il revint d’un pas plus lent, reprit sa première attitude et dit :

« Je croyais que, dans le désir d’aller aussi loin que possible de moi, vous aviez émigré en Amérique ?

— Oui ; mais il nous fut trop difficile d’y vivre, et nous sommes revenus.

— Habitez-vous cette ville ?

— Oui, je donne des leçons de musique, et mon mari est teneur de livres.

— Êtes-vous… pardonnez-moi cette question, êtes-vous pauvres ?

— Nous gagnons assez pour subvenir à nos besoins, ce n’est pas là notre principale souffrance ; mais mon mari, à bout de forces, est très malade d’une maladie d’épuisement. Il ne se guérira jamais, si…

— Vous vous arrêtez ! Est-ce faute de la parole d’encouragement que vous sollicitiez tout à l’heure ? En ce cas, je vous la donne, Béatrice ; je ne puis oublier le temps passé.

— Que Dieu vous bénisse ! répondit-elle en fondant en larmes et en lui donnant sa main tremblante.

— Remettez-vous. Je ne pourrais être calme moi-même, si je vous voyais si émue. Vos larmes me font plus souffrir que je ne saurais l’exprimer ! Parlez-moi sans crainte, confiez-vous à moi. »

Elle ramena son voile sur son visage et, après un moment de silence, elle put parler avec plus de calme. Sa voix avait le même timbre que celle de Polly.

« Ce n’est pas, je vous l’assure, que les facultés de mon mari soient atteintes par la maladie, mais sa grande faiblesse et sa certitude d’avoir un mal incurable lui ôtent la force de réagir contre une idée fixe. Elle le mine, elle remplit d’amertume tous les moments de sa triste existence et elle finira par l’abréger. »

Comme elle s’arrêtait de nouveau, il répéta : « Parlez-moi sans crainte, confiez-vous à moi.

— Avant la naissance de cette petite fille si chérie, nous avions eu cinq autres enfants qui reposent tous dans leurs petites tombes. Mon mari s’est persuadé qu’ils se sont flétris sous une malédiction, et qu’elle atteindra aussi notre dernier trésor.

— Quelle malédiction ?

— L’un et l’autre nous avons enfin compris, notre conscience nous a révélé à quelle cruelle épreuve nous vous avions soumis, et si j’étais aussi malade que lui, je ne sais vraiment pas si mon imagination ne serait point aussi frappée que la sienne. Voici ce qu’il me dit sans cesse : Béatrice, quoique je fusse beaucoup plus jeune que lui, je crois que j’étais le seul homme dont monsieur Jackson se fût jamais soucié de faire son ami. Plus il acquérait d’influence dans la maison de commerce, plus il me faisait monter en grade, et j’étais seul son confident intime. Je me suis placé entre vous et lui et je vous ai arrachée à son affection. L’un et l’autre nous avons gardé notre secret, et c’est lorsqu’il n’y était nullement préparé que ce coup de foudre l’a atteint. Chez un homme d’une nature aussi concentrée, il a dû être bien terrible ! Sa colère n’a pas dû pouvoir s’apaiser, et c’est de là que vient la malédiction sous le poids de laquelle nos pauvres petites fleurs se sont fanées et sont tombées. »

Elle cessa de parler.

« Et vous, Béatrice, qu’avez-vous cru ? demanda-t-il après un assez long silence.

— Jusqu’à ces dernières semaines, j’avais peur de vous, et je croyais que vous ne pourriez jamais nous pardonner.

— Jusqu’à ces dernières semaines ? répéta-t-il. Avez-vous donc changé d’opinion depuis lors ?

— Oui.

— Pour quelle raison ?

— Je choisissais quelques morceaux de musique dans un magasin de cette ville, quand, à ma grande terreur, vous y êtes entré. Je baissai mon voile et je me retirai dans la partie obscure du magasin, ce qui me permit de vous entendre, tandis que vous expliquiez qu’il vous fallait un instrument pour une jeune fille toujours alitée. Votre voix et vos manières s’étaient tellement adoucies, vous mettiez tant d’intérêt dans votre choix et vous emportiez vous-même votre emplette avec tant de soin et tant de plaisir, que je compris alors combien votre cœur était compatissant et bon. Ô monsieur Jackson, monsieur Jackson ! Si vous aviez pu voir couler les larmes de soulagement que j’ai versées après vous avoir revu ainsi ! »

À ce moment, sur sa couche lointaine, Phœbé jouait-elle quelque mélodie ? Notre voyageur crut l’entendre.

« Je demandai votre adresse au marchand ; mais on ne put me donner aucune indication. Vous aviez parlé devant moi de reprendre le premier train ; mais vous n’aviez pas dit pour quel endroit. Je résolus donc d’aller à la station à peu près à la même heure, chaque fois que mes leçons me le permettraient, dans l’espoir de vous y rencontrer. Je m’y rendais en effet très souvent, mais sans jamais vous y trouver. Aujourd’hui seulement je vous ai enfin aperçu dans la rue. Vous sembliez méditer profondément en marchant ; mais l’expression calme de votre visage m’enhardit au point que je vous envoyai mon enfant. Lorsque je vous vis pencher la tête vers elle et lui parler avec bonté, je demandai pardon à Dieu de tous les chagrins que je vous avais causés. Maintenant, c’est vous que je supplie de me pardonner ! de pardonner à mon pauvre mari ! J’étais bien jeune, monsieur Jackson, lui aussi, et, avec l’ignorante audace de cette époque de la vie, nous ne nous rendions pas bien compte de ce que nous pouvions faire souffrir à celui qui avait déjà porté le poids du jour !… Ah ! que vous êtes bon, que vous êtes généreux d’oublier ainsi mon crime envers vous ! »

En effet, il n’avait pu la voir à genoux devant lui, sans la relever et sans chercher à la consoler, comme le fait un père pour une fille longtemps égarée, et enfin repentante.

« Ah ! merci, merci ! que Dieu vous récompense et vous bénisse ! »

Ce ne fut qu’après avoir tiré le rideau de la fenêtre et contemplé quelques instants le ciel étoilé, qu’il reprit la parole pour dire seulement :

« Polly dort-elle ?

— Oui, au moment où j’arrivai, je l’ai rencontrée montant au second, et c’est moi-même qui l’ai couchée.

— Laissez-la-moi demain, Béatrice, et écrivez votre adresse sur un feuillet de mon calepin. Dans la soirée, j’irai la rendre à vous… et à son père !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Holà ! holà ! s’écria Polly au moment du déjeuner, en passant par la porte entr’ouverte son joli et malicieux petit visage ; je croyais qu’on était venu me chercher hier au soir.

— On est venu en effet, Polly ; mais j’ai demandé la permission de vous garder tout le jour et de ne vous ramener chez vous que ce soir.

— Tu n’es guère gêné, ma foi ! n’est-ce pas ? » dit Polly.

En dépit de ce reproche, l’idée semblait lui plaire ; aussi ajouta-t-elle :

« Je crois qu’il faut que je te donne un baiser, quoique tu sois si peu gêné ! »

Le baiser donné et reçu, ils se mirent à table, fort disposés l’un et l’autre à la causerie.

« Alors, tu vas t’occuper de m’amuser ? dit la fillette.

— Certainement, » répondit son hôte.

Devant la douce perspective du plaisir promis, Polly ne crut pas pouvoir se dispenser de poser sur la table sa rôtie beurrée, de croiser l’un de ses petits genoux sur l’autre et de frapper ses deux mains potelées l’une dans l’autre d’un air fort affairé. Après cette expansion, sa petite personne n’était plus qu’un amas de sourires et de fossettes, qui s’empressa de demander d’une manière insinuante :

« Eh bien ! que ferons-nous, mon bon vieux bijou ?

— J’avais songé… mais peut-être n’aimez-vous pas les chevaux, Polly ?

— J’aime les poneys, surtout lorsqu’ils ont de longues queues ; mais les chevaux, oh ! non, c’est trop grand, tu comprends.

— Eh bien, poursuivit-il d’un ton mystérieux bien adapté à la gravité de sa confidence, imaginez-vous, Polly, que j’ai vu hier, sur les murs de la ville, le portrait de deux poneys à longue queue et tout tachetés !

— Oh ! non, non, non ! s’écria l’enfant, désirant, dans son ravissement, s’arrêter un peu sur d’aussi charmants détails ; non, bien sûr, pas tout tachetés ?

— Si vraiment, et ces poneys sautent dans des cerceaux.

— Oh ! non, non ! fit-elle de même, ils ne sautent jamais dans des cerceaux, j’en suis certaine !

— Eh bien, vous vous trompez, car ils le font sans nul doute, je vous l’affirme. Puis ils mangent du pâté avec de petits tabliers attachés autour du cou.

— Des poneys en tabliers et mangeant du pâté ! Va, tu n’es qu’un faiseur d’histoires.

— Je vous donne ma parole qu’ils le font comme je vous le dis ; puis ils tirent des coups de fusil ! »

Polly n’eut pas l’air de donner son approbation à l’usage des armes à feu chez les poneys.

« Et je pensais, continua Barbox frères, que si, vous et moi, nous allions au cirque pour voir ces poneys, cela ne pourrait être que salutaire à nos constitutions.

— Ça veut-y dire que nous nous amuserons ? Quels grands mots tu emploies, dis donc ? »

Après s’être excusé d’avoir pris trop haut son vol, il reprit : « Le vrai sens de mes paroles est qu’en effet nous nous amuserons beaucoup. Outre les poneys, on annonce encore diverses autres merveilles, et nous les verrons toutes. Il y aura des dames et des messieurs en habits à paillettes, des éléphants, des lions et des tigres ! »

Polly se mit à regarder la théière d’un air grave en manifestant une certaine inquiétude d’esprit.

« Et ils ne s’échappent jamais ? demanda-t-elle, comme si la chose eût été de toute certitude.

— Les lions, les éléphants et les tigres ! Ô ciel ! assurément non.

— Non, non, bien sûr ! reprit-elle. Et personne non plus n’a peur qu’en tirant des coups de feu, les poneys blessent personne, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, chère petite, il n’y a pas la moindre crainte à avoir.

— Ah ! oui, bien sûr, il n’y a pas à avoir peur du tout ! s’écria-t-elle rassurée.

— Je pensais aussi, poursuivit son vieil ami, que nous pourrions entrer dans une boutique de joujoux pour y choisir une poupée.

— Pas habillée, bien sûr, dit Polly en battant des mains. Non, non, non, pas habillée !

— Tout habillée, au contraire, et nous y ajouterons sa maison et tout ce qui sera nécessaire pour monter son ménage. »

La fillette poussa un cri de joie et sembla en danger de s’évanouir de plaisir.

« Quel bijou tu fais ! dit-elle languissamment en se renversant sur sa chaise ; viens ici que je t’embrasse, sans cela il faudra que j’aille te porter mes baisers. »

Ce magnifique programme fut exécuté de point en point. Pour qu’elle ne fût pas privée de la vue des poneys, on sentit la nécessité de commencer par l’emplette de la poupée ; ce fut donc au magasin de jouets que l’on rendit d’abord visite.

Avec une poupée sous chaque bras et une vingtaine d’autres exposées à ses regards sur le comptoir, Polly avait un air d’indécision qui n’était peut-être pas tout à fait compatible avec le bonheur parfait ; mais ce léger nuage se dissipa bientôt. L’objet le plus souvent choisi, le plus souvent rejeté ensuite, fut enfin celui auquel elle donna la préférence. C’était une circassienne de haut rang, aussi royalement belle qu’on peut l’être avec aussi peu de bouche que possible ; elle était revêtue d’une mante de soie bleu de ciel qui s’harmonisait à merveille avec d’amples pantalons de satin rose et avec un chapeau de velours noir que la belle, quoique étrangère à nos froids climats, semblait cependant avoir emprunté au portrait de la défunte duchesse de Kent. Le nom que la noble dame avait importé des régions brûlantes où elle avait pris naissance était, à ce qu’affirma Polly, celui de Mlle Melluka, et l’on peut se faire une idée du luxueux trousseau et du splendide mobilier de cette princesse (le tout sorti des coffres de la maison de commerce Barbox frères), par ces deux seuls faits, que la taille des petites cuillères d’argent égalait celle de la pelle à feu de la cuisine, et que la montre d’or était aussi grande que la poêle à frire.

Mademoiselle Melluka eut la bonté de se trouver très satisfaite du cirque, et il en fut de même de Polly, car les poneys étaient réellement tachetés et ne tuèrent absolument personne avec leurs armes à feu, tandis que la sauvagerie des hôtes des forêts semblait s’en être allée en fumée. En effet, leurs larges flancs émettaient force vapeur.

Vous eussiez aimé à voir l’air absorbé et profondément attentif de notre héros, pendant que tous ces spectacles se succédaient devant lui ; mais il ne fut pas moins curieux à contempler, lorsque, à dîner, il porta la santé de Mlle Melluka, placée en face de Polly et très raide sur sa chaise à laquelle on avait dû l’attacher, vu l’inflexibilité de son épine dorsale. Il parvint même à persuader au garçon d’imiter son exemple et de traiter la poupée avec tout le décorum voulu.

L’agréable agitation du départ suivit de près la fin du repas ; il fallut mettre Mlle Melluka, sa riche garde-robe et toutes ses possessions dans un fiacre, en compagnie de Polly, afin de reconduire celle-ci à sa demeure. Il est vrai que, lorsqu’on en arriva à cette période suprême, Polly avait perdu la faculté de contempler ses joies accumulées, et avait échangé les plaisirs de ce monde pour ce si beau paradis que l’on appelle le sommeil de l’enfance.

« Dormez, Polly, dormez, lui dit Barbox frères, lorsque la petite tête vint s’appuyer sur son épaule. Mes bras seront un lit dont vous ne tomberez pas facilement, ma chérie ! »

Quels papiers soyeux prit-il alors dans son portefeuille et cacha-t-il avec soin dans le petit corsage de l’enfant ? Nous ne le dirons pas, car il n’en parla jamais lui-même ; silence donc sur ce point ! La voiture les conduisit dans un humble faubourg et s’arrêta devant la cour d’une maisonnette.

« N’éveillez pas la petite, dit tout bas notre voyageur au cocher ; je l’emporterai tout endormie dans mes bras. »

Se dirigeant alors vers une lumière que la mère de Polly tenait devant une porte ouverte, l’enfant et son porteur entrèrent dans une pièce au rez-de-chaussée. Il s’y trouvait un malade, étendu sur un canapé et cruellement dévasté par la souffrance, qui, à leur approche, couvrit son visage avec ses pauvres mains amaigries.

« Tresham, lui dit M. Jackson, d’un ton amical, je vous rapporte votre Polly profondément endormie. Donnez-moi votre main et dites-moi que vous vous sentez mieux. »

Le malade étendit son bras droit, courba la tête sur la main qui avait saisi la sienne et la baisa.

« Merci, merci ! s’écria-t-il, je puis dire en ce moment que je vais bien et que je suis heureux.

— Voici qui est bravement parlé… J’ai une fantaisie, Tresham ; pouvez-vous me faire une petite place près de vous sur ce canapé ? »

En parlant ainsi, notre héros s’assit, caressant la petite joue, semblable à une pêche, qui reposait sur son épaule.

« Oui, Tresham, j’ai une fantaisie. Je me fais tout à fait vieux, voyez-vous, et les vieilles gens ont parfois le droit d’avoir des manies. Ayant trouvé Polly, je ne veux la rendre qu’à vous. Recevez-la donc de mes mains. »

Comme le père tendait les bras à son enfant, le regard des deux hommes se rencontra, et leurs yeux restèrent fixés l’un sur l’autre.

« Elle vous est très chère, Tresham !

— Plus que je ne puis le dire !

— Que dieu la bénisse ! »

Puis, il continua, les yeux fixés sur le visage si paisible de l’enfant endormie :

« C’est bien peu de chose, Polly, de la part d’un coupable et d’un aveugle, que d’appeler les bénédictions du ciel sur un être aussi supérieur à lui que l’est un petit enfant innocent ! Mais ce serait beaucoup, ce serait un poids bien lourd sur son âme criminelle, s’il était assez pervers pour attirer une malédiction sur un petit ange du bon Dieu. Mieux vaudrait pour lui être précipité au plus profond de la mer, une meule de moulin attachée au cou ! Vivez et prospérez, mon joli bébé ! »

Ici il l’embrassa.

« Vivez et prospérez et devenez, dans l’avenir, la mère d’autres petits enfants, semblables aux chérubins qui voient leur père céleste face à face ! »

Il l’embrassa de nouveau, la remit doucement dans les bras de ses parents et s’éloigna.

Mais il n’alla pas au pays de Galles, ni maintenant ni plus tard. Il fit une seconde et longue promenade par la ville, s’occupant des gens à leur ouvrage, à leurs plaisirs, ici, là, partout ; car il était alors pour la première fois Barbox frères et Compagnie, et il avait fait entrer des milliers d’associés dans la maison de commerce jadis si solitaire.

Il revint enfin à sa chambre d’hôtel et resta debout devant le feu, à déguster un verre de vin chaud qui reposait sur la tablette de la cheminée. Il entendit alors les cloches de la ville sonner l’heure, et regardant sa montre, il s’aperçut que la soirée s’était écoulée et que les horloges frappaient les douze coups de minuit. En remettant sa montre dans son gousset, ses yeux rencontrèrent son visage réfléchi par la glace qui lui faisait face.

« Quoi ! Est-ce donc votre anniversaire ? se dit-il en souriant ; eh ! mais, vous avez fort bonne mine, mon vieux, et je vous souhaite de nombreux et heureux retours d’un jour pareil ! »

Jamais, jusqu’alors, il ne s’était fait à lui-même semblable souhait.

« De par le ciel ! s’écria-t-il, cela change singulièrement mes plans, et il ne s’agit plus désormais de fuir mon anniversaire. Que de choses j’ai à débattre sérieusement avec Phœbé, et quel long récit j’ai à faire justement sur la route qui n’avait pas d’histoire ! Au lieu de pousser en avant je m’en retournerai d’où je viens, et je prendrai dès demain matin le train U X, de mon ami le lampiste. »

Il revint en réalité à la station de Mugby. C’était bien le meilleur endroit qu’il pût choisir pour y établir sa résidence, pour être bon enfin à son prochain et à lui-même, pour embellir la vie de Phœbé, pour que Béatrice pût venir lui enseigner la musique. C’était le meilleur endroit possible pour pouvoir emprunter parfois Polly à ses parents, pour fréquenter à volonté avec sa gentille petite amie toutes sortes de gens agréables, et pour aller, dans son intéressante compagnie, visiter toutes sortes de choses dont son vif esprit saurait à coup sûr tirer profit.

Il s’y installa donc définitivement, et comme sa demeure était située sur une éminence, en vue de la maison de l’aimable malade et d’où Phœbé et lui, alors même qu’une distance matérielle les séparait, pouvaient se rapprocher par d’affectueux signaux, on dira en finissant ce long récit et en empruntant le langage que la petite Polly eût pu employer sans irrévérence :

Le vieux Barbox, jadis, vivait sur le coteau,
Et s’il n’est pas défunt, il est encor là-haut.


FIN