L'embranchement de Mugby (Dickens)/L'embranchement de Mugby/03

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Traduction par Thérèse Bentzon (1840 – 1907).
J. Hetzel et Cie (p. 64-90).
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III


Après un assez long intervalle, le beau temps revint enfin, clair et salubre comme un beau jour d’automne. C’était un samedi, la fenêtre était ouverte, et les enfants avaient pris leur volée, ce qui n’avait rien d’étonnant, car maître Barbox, toujours caché à l’angle de la maisonnette, avait exercé sa surveillance aux alentours et patiemment attendu leur départ.

« Bonjour, dit-il à la figure qui l’intéressait si fort, en ôtant tout à fait son chapeau cette fois.

— Je vous souhaite une bonne journée, monsieur.

— Je suis bien aise que vous ayez de nouveau un beau ciel à regarder.

— Je vous remercie, monsieur, c’est bien bon à vous.

— Vous êtes malade, je le crains ?

— Oh ! non, monsieur, j’ai au contraire une très-bonne santé.

— Mais pourtant, n’êtes-vous pas toujours couchée ?

— Oui, je reste étendue, parce que je ne puis me lever ; mais je ne suis pas malade pour cela ! »

Pendant que la jeune fille parlait ainsi, ses yeux vifs et riants semblaient s’amuser beaucoup de la grande méprise que faisait l’étranger.

« Si vous vouliez prendre la peine de monter, monsieur, il y a d’ici une vue magnifique, et vous pourriez en même temps vous assurer que je ne suis nullement malade, puisque vous avez la bonté de prendre intérêt à moi. »

Tout cela fut dit pour venir en aide à sa timidité, car il désirait évidemment entrer, et sa main s’était posée sur le loquet de la porte du jardin. Cette invitation lui donna du courage en effet, et il en profita sur-le-champ.

La chambre du haut était très basse, mais propre et bien blanchie. Sa seule habitante reposait sur un petit lit qui permettait à son visage d’être de niveau avec la fenêtre. Cette couche toute blanche, cette robe bleue très-simple et de la nuance de la fanchon qui retenait ses cheveux, jointes au regard céleste des grands yeux de la jeune infirme, lui donnaient un aspect qui n’était pas tout à fait de ce monde prosaïque.

Barbox frères se sentit deviné par elle ; il vit qu’instinctivement elle avait compris qu’il était un homme d’une nature morne et taciturne. C’était beaucoup de n’avoir pas à se faire connaître, et cela vint singulièrement en aide à son embarras. Il lui restait pourtant encore une assez bonne dose de gaucherie, quand il lui prit la main et s’assit près du petit lit blanc.

« Je vois maintenant, lui dit-il d’abord avec un certain embarras, à quoi vous occupez vos mains. Ne vous apercevant que du sentier au bout de votre jardin, je m’étais persuadé que vous jouiez d’un instrument quelconque. »

Elle s’occupait avec beaucoup de dextérité et d’adresse à faire de la dentelle ; son tambour reposait sur sa poitrine, et les mouvements rapides, les changements de main qu’elle exécutait en travaillant, lui donnaient, en effet, l’air de jouer d’un instrument.

« C’est assez curieux, répondit-elle en souriant gaiement, car il me semble souvent aussi à moi que je joue des airs pendant que je suis à l’ouvrage.

— Avez-vous quelques notions de musique ? »

Elle fit un signe de tête négatif.

« Je me figure pourtant, reprit-elle que je pourrais trouver des mélodies, si j’avais un instrument qui me fût aussi commode que mon métier à dentelle ; mais il est probable que je me trompe, et je n’aurai jamais, d’ailleurs, l’occasion de le savoir.

— Vous avez une voix harmonieuse ; pardonnez-moi mon indiscrétion, mais, l’autre jour, je vous ai entendue chanter.

— Avec les enfants, dit-elle en rougissant un peu ; oh oui ! je chante avec les chers petits, si cela peut s’appeler du chant. »

Barbox frères jeta un coup d’œil sur deux petits bancs qui étaient dans la chambre, et hasarda la supposition qu’elle aimait beaucoup les enfants et qu’elle était au courant des nouvelles méthodes d’instruction.

« J’aime extrêmement les enfants, en effet, dit-elle en secouant encore négativement la tête, mais je n’entends rien à l’application des méthodes dont vous parlez. Elles m’intéressent seulement, et j’éprouve un vif plaisir lorsque mes écoliers apprennent bien. Peut-être, en les entendant chanter quelques-unes de leurs leçons, m’avez-vous prise pour une institutrice très savante ? Oui, je vois que telle a été votre idée ; mais il n’en est rien, je vous assure. Ayant seulement lu l’explication de cette nouvelle manière d’instruire, elle m’a paru si jolie, si amusante, et traiter si bien les chers bébés en joyeux rouges-gorges, tels qu’ils sont réellement, que je l’ai adoptée sur une toute petite échelle. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur, combien elle est petite en effet », ajouta-t-elle, en jetant les yeux sur les deux bancs placés le long de la muraille.

Pendant tout ce temps, ses mains agiles s’agitaient sur son tambour ; quand elle eut fini de parler, elles continuèrent leur besogne, et comme le bruit et le jeu des fuseaux tenaient en quelque sorte lieu de conversation, Barbox frères profita de ce moment pour examiner son hôtesse. Elle lui parut avoir environ trente ans. Le charme de son visage translucide et de ses grands yeux bruns très brillants ne provenait pas d’une expression de résignation pensive, mais tout au contraire, de ce que leur sérénité semblait pleine de vie et d’animation joyeuse. Ses laborieuses mains elles-mêmes, dont la maigreur aurait pu attirer la pitié, faisaient leur travail avec un gai courage qui aurait donné à la simple compassion l’air de vouloir s’arroger une supériorité peu justifiée et fort impertinente.

S’apercevant que la jeune fille allait lever les yeux sur lui, notre voyageur dirigea son regard vers le paysage en disant :

« C’est vraiment magnifique !

— Superbe, n’est-ce pas, monsieur ? J’ai parfois eu l’idée que j’aimerais à pouvoir me tenir debout, pour voir comment ce panorama se déploie devant les yeux d’une tête placée droite ; mais c’est là une sotte imagination que je ne dois pas encourager, car, en vérité, ce spectacle ne peut paraître à personne plus charmant qu’il ne se montre à mes yeux. »

Tandis qu’elle parlait avec une expression d’admiration et de vive jouissance, qu’aucun regret ne venait assombrir, son regard restait fixé sur le beau point de vue.

« Et ces rails, continua-t-elle, ces trains lançant leurs bouffées de fumée et de vapeur et courant avec tant de rapidité, égayent tellement pour moi la perspective ! Je pense à la multitude de gens qui peuvent aller où ils veulent, à leurs affaires, à leurs plaisirs ! Les jets de fumée semblent me faire des signes en passant ; tout cela peuple en quelque sorte le paysage et me tient compagnie lorsque j’éprouve le besoin de ne pas être seule. Puis, monsieur, il y a le grand embranchement ; je ne puis le voir au bas du coteau, mais je l’entends souvent et je sais du moins qu’il est là. Il semble que ce soit un trait d’union entre moi et tant de lieux, tant de choses que je ne verrai jamais. »

Notre voyageur ne répondit que par un « en effet ; » car l’humiliante pensée que, s’il l’eût voulu, il eût pu, lui aussi, contracter quelques liens avec cette humanité qui lui était aussi étrangère qu’à la pauvre infirme, le dominait entièrement.

« Et vous voyez bien maintenant, reprit Phœbé, que je ne suis pas la malade pour laquelle vous me preniez. Je me tire d’affaire à merveille, en vérité.

— Vous avez un heureux caractère, lui répondit Barbox frères, peut-être un peu en manière d’excuse personnelle.

— Ah ! si vous connaissiez mon père ! s’écria-t-elle. C’est bien lui qui a un heureux caractère. Ne faites pas attention, monsieur, car son timide visiteur avait pris l’alarme en entendant un pas sur l’escalier, craignant d’être pris pour un importun fort indiscret ; ne faites pas attention, ce n’est que mon père. »

La porte s’ouvrit et le père s’arrêta sur le seuil.

« Eh quoi ! lampiste, s’écria notre héros en sautant sur sa chaise, quoi, c’est vous ? Comment vous portez-vous ? »

À cette exclamation, le lampiste étonné répliqua : « Ah ! c’est le voyageur pour nulle part ! Comment va la santé, à vous aussi, monsieur ? »

Puis ils échangèrent une poignée de main, à la grande surprise et au vif plaisir de la fille du lampiste.

« Je vous ai cherché une demi-douzaine de fois depuis la nuit de mon arrivée, reprit Barbox frères ; mais je n’ai jamais pu vous rencontrer.

— C’est ce que les autres là-bas m’ont raconté, répondit le préposé aux lampes, et c’est parce qu’on vous a vu si souvent à la station, sans que vous prissiez aucun des trains, qu’on a commencé à vous désigner parmi nous comme le voyageur pour nulle part. Il n’y a pas d’offense, j’espère, monsieur, à vous avoir appelé ainsi dans ma surprise ?

— Non, assurément, j’aime tout autant être appelé comme cela qu’autrement ; mais j’ai une petite question à vous faire à part. »

Là-dessus, il saisit le lampiste par l’un des boutons de sa jaquette de velours et l’emmena dans un coin de la chambre.

« Est-ce là le lit près duquel vous chantiez vos chansonnettes ? »

Le lampiste fit un signe affirmatif.

Le voyageur pour nulle part lui tapa amicalement sur l’épaule, et leur aparté étant fini, ils retournèrent près de la jeune infirme.

« Sur ma parole, ma chérie, dit alors le lampiste, en regardant tantôt sa fille, tantôt leur visiteur, je suis tellement surpris de vous trouver en pays de connaissance avec monsieur, qu’il faut, s’il veut bien me le permettre, que je me donne une petite frottée circulaire. »

Il démontra alors par l’action ce qu’il entendait par là : tirant de sa poche son mouchoir roulé en balle, il commença à s’en servir pour se frotter consciencieusement, d’abord derrière l’oreille droite, puis sur la joue et le front et en redescendant, sur l’autre joue et derrière l’autre oreille. Après cette opération, il se montra extraordinairement reluisant, je vous le jure.

« C’est ma coutume, monsieur, dit-il en s’excusant, oui, c’est mon habitude, quand quelque chose m’a particulièrement émotionné, et, en vérité, mon étonnement est si grand en vous trouvant ici, tenant compagnie à Phœbé, que je crois que j’aimerais à recommencer, si vous me le permettez derechef. » Il le fit comme il le disait et sembla s’en fort bien trouver. Ils étaient alors tous les deux debout auprès du petit lit sur lequel Phœbé continuait assidûment à faire mouvoir ses fuseaux.

« Votre fille m’a raconté, dit Barbox frères, toujours gêné, qu’elle ne se levait jamais.

— C’est vrai, et même elle ne l’a jamais fait. Voyez-vous, monsieur, sa mère, qui est morte quand la petite n’avait encore que quatorze mois, était sujette à des attaques nerveuses très graves et très mauvaises. Elle ne me l’avait jamais avoué, de sorte que je ne songeais nullement à la surveiller, et qu’elle laissa tomber l’enfant, lorsqu’une crise lui survint. C’est comme cela que le malheur est arrivé.

— C’était bien mal à elle de vous épouser en vous faisant un secret de son infirmité, dit Barbox frères en fronçant le sourcil.

— Mais, monsieur, répliqua le lampiste, cherchant à excuser la pauvre femme morte depuis si longtemps, voyez-vous, nous en avons causé, Phœbé et moi, et nous nous sommes dit qu’il y avait de par le monde tant de gens sujets à des attaques dangereuses, tant d’autres soumis à diverses misères physiques, que, si tous nous confessions nos infirmités avant le mariage, le plus grand nombre ne se marierait jamais.

— Et cela ne vaudrait-il pas mieux ?

— Pas dans ce cas, du moins, monsieur, dit Phœbé en tendant la main à son père.

— Vous me donnez une leçon bien méritée, reprit notre voyageur en rougissant, et j’ai si bien l’air d’une véritable brute qu’il serait superflu de ma part de confesser cette infirmité-là. Je voudrais bien en apprendre un peu plus long sur votre compte et sur celui de votre père ;


« pas dans ce cas du moins, monsieur, » dit phœbé.



mais je ne sais comment vous le demander, car je connais la raideur de mes manières, et je n’ignore pas que je m’y prends de façon à décourager les gens. Cela me ferait pourtant un vrai plaisir, si vous vouliez m’en dire plus long.

— De tout mon cœur, monsieur, répondit gaiement le lampiste, parlant pour lui et pour sa fille. Et d’abord, pour que vous sachiez mon nom.

— Arrêtez, s’écria son hôte, tandis qu’une légère rougeur lui montait au visage. Que me fait votre nom ? Celui de lampiste me suffit bien et j’aime à vous appeler ainsi. C’est expressif et clair, je n’ai besoin de rien de plus.

— Il est certain, monsieur, qu’en général je n’ai pas d’autre nom là-bas, à la station ; mais je pensais qu’étant ici comme voyageur de première classe et en votre qualité privée… »

Un geste de son interlocuteur vint témoigner qu’il ne désirait nullement s’éclairer davantage, et le lampiste reconnut cette marque de confiance, en ayant encore recours à son mouchoir et en se donnant une nouvelle frottée circulaire des plus réconfortantes.

« Vous devez avoir beaucoup à faire ? » reprit l’étranger, lorsque la victime volontaire de ce traitement énergique en ressortit encore plus luisante qu’auparavant.

Le lampiste commençait à dire : « Pas trop, monsieur… » lorsque sa fille l’interrompit en s’écriant : « Oh ! oui, monsieur, il fait 14, 15 et même 16 heures par jour, parfois même il travaille 24 heures de suite.

— Et vous, Phœbé, dit son visiteur, avec votre école d’une part et votre dentelle de l’autre…

— Mon école ! mais c’est un plaisir pour moi ! » s’écria-t-elle, tandis que ses yeux s’ouvraient plus grands encore, comme s’ils eussent été tout surpris de voir un esprit si obtus. « Je l’ai commencée quand j’étais toute petite, parce que cela me mettait en contact avec d’autres enfants. Vous voyez bien que ce n’était pas là un travail ! Depuis, j’ai continué pour les empêcher de s’éloigner de moi, les chers mignons ! je le fais par amour et non comme un labeur, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? Et quant à mon tambour à dentelle… »

Pendant la première partie de son discours, ses mains s’étaient arrêtées comme si son argumentation nécessitait le concours combiné de toutes ses forces ; mais, en nommant son cher instrument de travail, elle se remit à manier vivement ses fuseaux. « Cela accompagne mes pensées quand je pense, mes chansons quand je les fredonne ; cela peut-il donc s’appeler travailler ? Non, non, monsieur ; vous savez bien que, vous-même, vous l’avez pris pour un instrument de musique, et c’en est bien un, en effet, pour moi.

— Tout ne l’est-il pas pour toi ! s’écria son père d’un air rayonnant. Tout est vraie mélodie pour ma Phœbé, monsieur.

— Du moins vous l’êtes, vous, cher père. Vous valez pour moi tout un orchestre, dit-elle, joyeuse, en le menaçant de son doigt amaigri.

— C’est assurément très gentil, très filial de votre part ; mais vous flattez votre pauvre papa, ma chérie. » Tout en protestant de la sorte, il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’air radieux.

« Non, non, ne le croyez pas, monsieur, ce n’est pas flatterie de ma part, bien sûr ! Si vous l’entendiez seulement chanter, vous verriez bien que je ne le vante pas trop ; mais vous ne l’entendrez jamais, parce qu’il ne chante que pour moi. Quelque fatigué qu’il soit, il me fredonne toujours quelque chose à son retour. Il y a bien, bien longtemps, lorsque je restais là couchée, pauvre petite poupée brisée, il prit l’habitude de chanter pour m’amuser, et bien plus, monsieur, il fit des chansons dans lesquelles il intercalait les petites plaisanteries que nous échangions entre nous ; vous ne croiriez jamais qu’il le fait encore aujourd’hui, et pourtant c’est la vérité vraie. Oh ! papa, voyez-vous, je raconterai tout sur votre compte, puisque ce gentleman l’a demandé. Monsieur, regardez-le, c’est un poète !

— Je ne voudrais pas, ma chérie, que notre hôte emportât de moi une pareille idée, fit observer le lampiste d’un air grave, parce qu’il semblerait que votre père a l’habitude de demander aux étoiles d’une manière mélancolique ce qu’elles font là-haut. Or, je ne voudrais pas les questionner ainsi, pour ne pas perdre mon temps d’abord, puis aussi à cause de la liberté que ce serait prendre, ma chère enfant.

— Mon père, reprit Phœbé en corrigeant ses dernières paroles, mon père voit toujours le bon et le beau côté des choses. Vous me disiez tout à l’heure, monsieur, que j’avais un caractère heureux ; comment pourrait-il en être autrement, étant sa fille à lui ?

— Et moi donc, comment pourrais-je faire ? répliqua le lampiste se défendant. Demandez-vous-le, monsieur. Regardez-la bien ! elle est toujours telle que vous la voyez, toujours travaillant, et pour gagner bien peu d’argent par semaine ; toujours gaie, toujours contente, toujours portant intérêt à ce qui concerne les autres. Je vous disais tout à l’heure qu’elle était constamment comme vous la voyez maintenant ; c’est vrai, à part une différence qui, en réalité, revient à peu près au même. Quand c’est mon dimanche de congé et que les cloches ont cessé de sonner, je l’entends lire les prières consacrées, de la manière la plus touchante du monde, et les cantiques sont chantés d’une voix si douce, que les sons me semblent descendre du ciel pour y remonter ensuite. »

Était-ce seulement le doux souvenir de leur jour de religieux repos ? Était-ce le souvenir plus solennel encore des paroles du Rédempteur près de la couche du paralytique ? Mais les doigts agiles s’arrêtèrent sur le tambour et vinrent s’enlacer autour du cou du pauvre père qui se penchait vers elle. Il y avait chez ces deux êtres un grand fond de sensibilité, ainsi que le voyageur put aisément s’en apercevoir ; mais chacun, pour l’amour de l’autre, en contenait l’expression et ne la laissait pas trop s’épancher ; de sorte qu’une sérénité parfaite, qu’elle fût acquise ou innée, était soit la première, soit plutôt la seconde nature de l’un et de l’autre. — Peu de moments après, le lampiste en revint à sa bonne frottée circulaire, et ses traits comiques reprirent leur expression pleine de gaieté, tandis que les yeux de Phœbé, sur les cils desquels une larme tremblait encore, se fixèrent avec sérénité, tantôt sur son père, tantôt sur son ouvrage ou sur leur visiteur.

« Lorsque mon père vous raconte, monsieur, s’écria-t-elle en souriant, ce que je vous ai d’ailleurs déjà dit, c’est-à-dire l’intérêt que je prends aux uns et aux autres, bien qu’ils ne me connaissent, moi, en aucune façon, il ne vous explique pas comment cela a pu se faire, c’est pourtant son ouvrage.

— Non, non, pas du tout.

— Ne l’écoutez pas, monsieur, car c’est bien son œuvre, en vérité. Il me raconte tout ce qu’il voit pendant son travail, et vous seriez surpris de la quantité de choses qu’il récolte ainsi pour moi chaque jour. Il regarde dans les wagons et me décrit les toilettes des belles dames, ce qui fait que je suis au courant de toutes les modes. Il remarque les fiancés et les nouveaux mariés faisant leur voyage de noces, de sorte que je sais à merveille tout ce qui les concerne ! Il ramasse les journaux et les livres abandonnés dans les voitures, ce qui fait que j’ai toujours de quoi lire ! Il me parle des gens malades qui voyagent pour rétablir leur santé, je puis donc m’y intéresser ! Enfin, il fait ample moisson là-bas, je vous assure, et tout cela pour sa Phœbé.

— Pour ce qui est des journaux et des livres, ma chérie, reprit le lampiste, il est sûr et certain que cela ne provient pas de mon fait. Voici, monsieur, comment ça se passe : « Holà ho ! lampiste ! me crie un employé, j’ai conservé ce journal pour votre fille. Comment va-t-elle aujourd’hui ? » Un chef d’équipe me dit à son tour : « Allons, lampiste, attrapez-moi ça, c’est une couple de volumes pour votre demoiselle. En est-elle toujours à peu près au même point ? » C’est, voyez-vous bien, ce qui rend ces choses doublement bien venues. Si elle avait un millier de livres sterling dans un coffre, ils ne s’occuperaient guère d’elle ; mais étant ce qu’elle est, c’est-à-dire, vous comprenez, ajouta le pauvre père, en parlant plus vite et en baissant la voix, n’ayant pas un millier de livres sterling dans un coffre, cela fait qu’ils pensent à elle. — En ce qui concerne les jeunes mariés ou simplement les fiancés, il est bien naturel que je lui raconte tout ce que je puis apprendre sur eux, puisqu’il n’y a pas dans tout le voisinage un seul couple d’une espèce ou de l’autre, qui, de son propre mouvement, ne vienne lui faire ses confidences. »

Elle leva vers le voyageur son regard triomphant et s’écria :

« Vraiment, monsieur, c’est comme cela ! Je ne sais combien de fois j’aurais été demoiselle d’honneur, si j’avais seulement pu me lever et aller à l’église ! Mais, si je l’avais pu, quelque jeune fille bien éprise eût peut-être été jalouse de moi, et mon oreiller n’aurait pas toujours été prêt à recevoir et à me garder soigneusement le morceau du gâteau des noces qui m’est si souvent offert. »

En prononçant ces derniers mots, elle soupira légèrement, appuya sa tête sur le pauvre petit oreiller et sourit à son père.

L’arrivée d’une fillette, la plus grande parmi les écolières de Phœbé, fit comprendre à Barbox frères qu’elle était la petite servante du cottage, et qu’elle venait accomplir d’importants travaux domestiques, car elle portait un seau sous lequel elle eût pu disparaître tout entière et un balai qui avait bien trois fois sa taille. Il se leva donc et prit congé, après avoir demandé à Phœbé la permission de revenir la voir.

Il avait murmuré entre ses dents qu’il viendrait dans le cours de ses promenades, et il faut croire que la campagne, de ce côté, avait un charme tout particulier, car il reparut dans la maisonnette, après un seul jour d’intervalle.

« Vous aviez cru, n’est-ce pas, que je ne reviendrais jamais ? dit-il à Phœbé après lui avoir serré la main et s’être assis près d’elle.

— Pourquoi donc aurais-je pensé cela ? lui répondit-elle toute surprise.

— Je tenais pour certain que vous vous seriez défiée de moi.

— Vous teniez cela pour certain, monsieur ? Avez-vous donc toujours inspiré tant de méfiance ?

— Il me semble que je peux en toute justice vous répondre affirmativement ; mais c’est peut-être un peu ma faute, car je n’ai pas moi-même été trop confiant ; en tout cas, cela importe peu en ce moment. Nous parlions de l’embranchement l’autre jour, j’y ai passé des heures depuis avant-hier.

— Êtes-vous donc, maintenant, le voyageur pour quelque part ? lui demanda-t-elle en souriant.

— Oui, bien certainement ; mais pour où, je l’ignore. Vous ne devineriez jamais ce que je cherche à fuir en voyageant ainsi. Vous le dirai-je ? Eh bien, je cherche à fuir l’anniversaire de ma naissance. »

Les mains de Phœbé s’arrêtèrent dans leur travail, et elle fixa ses regards sur lui, avec une surprise incrédule.

« Oui, reprit Barbox frères, assez mal à son aise sur son siège, ce que je vous dis est vrai, je fuis mon anniversaire. Je suis à moi-même un livre inintelligible dont les premiers feuillets ont été arrachés et jetés au vent. Mon enfance n’a eu aucune des grâces de cet âge heureux ; ma jeunesse, aucun des charmes des années


« j’y ai passé des heures depuis avant-hier. »



printanières… et que peut-on attendre d’un pareil début dans la vie ! »

Ses yeux rencontrèrent en cet instant les yeux de la jeune infirme dont le regard était fixé sur lui avec une expression très sérieuse. Il sentit que quelque chose se remuait en lui et murmurait à son oreille : Vois ce lit ! Est-ce donc là un lieu bien choisi pour que les grâces de l’enfance et les charmes de la jeunesse s’y donnent rendez-vous et viennent s’y épanouir ? Oh ! honte ! honte !

« C’est une vraie maladie chez moi, reprit-il après un silence embarrassé. Je sens que je déraisonne sur ce point, et je ne sais même pourquoi j’en suis venu à vous en parler. La cause de cet état morbide est sans doute tout entière dans la confiance que j’avais autrefois vouée à une personne de votre sexe, confiance qui a été récompensée par une cruelle trahison. J’ai, du reste, la conscience que j’ai tort en voyant ainsi tout en noir, tout de travers ! »

Les mains de Phœbé reprirent lentement leur travail. Lorsqu’il osa se retourner vers elle, il vit que ses yeux suivaient, d’un air tout rêveur, le mouvement de ses fuseaux.

« C’est donc en haine de mon anniversaire que j’ai entrepris ce voyage, continua-t-il. Il a toujours été pour moi un jour de tristesse et d’isolement. Le premier où je serai libre et maître de mes mouvements, doit arriver dans cinq ou six semaines, et j’ai résolu de tâcher d’oublier tous ceux qui l’ont précédé, de l’anéantir lui-même, ou du moins, de me l’ôter de devant les yeux, en entassant sur lui beaucoup d’objets nouveaux. »

Lorsqu’il eut fini de parler, elle le regarda ; mais elle se contenta de secouer la tête comme si elle se sentait complètement incapable de le comprendre.

« Tout cela est inintelligible à votre heureuse nature, poursuivit-il, s’en tenant à sa première phrase, comme s’il y eût eu en elle quelque chose de propre à venir à son secours et à aider sa défense. Je savais qu’il en serait ainsi, et au fond j’en suis bien aise. Toutefois, dans ce voyage (et j’entends dorénavant passer ma vie sur les grandes routes, ayant abandonné la pensée de me fixer quelque part), dans ce voyage, dis-je, je me suis arrêté, ainsi que votre père vous l’a raconté, à l’embranchement de Mugby. L’étendue de ses ramifications m’a confondu, et je ne sais plus du tout où j’irai en partant d’ici. Ma perplexité est telle à la vue de ces innombrables lignes, qu’il m’est encore absolument impossible de prendre un parti définitif. En attendant, que pensez-vous que j’aie envie de faire ? Combien de routes ferrées voyez-vous de votre fenêtre ? »

Elle jeta les yeux au dehors d’un air plein d’intérêt et répondit : « Sept.

— Sept, répéta-t-il avec un grave sourire ; eh bien, je me propose de ramener le total général à ces sept lignes-là, puis d’en arriver graduellement à les réduire à une seule (celle qui semblera devoir le mieux me convenir) ; alors mon parti sera pris et je me mettrai en route.

—  Mais comment saurez-vous, monsieur, quelle sera la ligne la plus attrayante ? lui demanda-t-elle gaiement, tandis que son regard rasséréné errait sur le paysage.

— Ah ! répondit son interlocuteur, souriant encore et parlant avec beaucoup plus d’aisance qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, je suis résolu à tenter une expérience ; je me suis dit que, puisque votre père trouvait moyen, dans un but si louable, d’amasser chaque jour tant de choses intéressantes, je pourrais peut-être, moi aussi, en recueillir de temps à autre un petit nombre, dans un but qui, sans valoir le sien, n’a du moins, en lui-même, rien qui soit mauvais. Le voyageur pour nulle part sera donc encore plus connu à la station, car il explorera tous les parcours, jusqu’à ce qu’il puisse rattacher à chacune des sept routes quelque chose d’intéressant, vu, entendu, ou trouvé par lui. Son choix d’une ligne définitive deviendra, de la sorte, le résultat du plus ou moins de valeur de ses découvertes diverses. »

Sans quitter son ouvrage, Phœbé regarda encore le paysage, comme si elle lui trouvait un aspect tout nouveau ; puis elle se mit à rire d’un air très satisfait.

« Mais, reprit Barbox frères, puisque j’en suis arrivé si loin dans mes confidences, il ne faut pas que j’oublie de vous demander une faveur. Il me faut votre collaboration, Phœbé. Il faut que je puisse venir vous raconter tout ce que je trouverai au bout de chaque parcours. J’ai besoin de comparer les impressions que chacun me laissera, avec celles que mes récits feront naître en vous. Voulez-vous me faire ce plaisir ? On prétend que deux têtes valent mieux qu’une ; je crois, moi, que cela dépend beaucoup de la valeur des têtes en question ; mais ce dont j’ai du moins la certitude, bien que je vous connaisse depuis si peu de temps, c’est que votre tête et celle de votre père ont trouvé de meilleures choses, Phœbé, que la mienne n’a su d’elle-même en découvrir. »

Enchantée qu’elle était de sa proposition, elle lui tendit la main et le remercia avec une sincère gratitude.

« Eh bien, c’est convenu, reprit Barbox frères, et, puisque j’ai tant fait, il faut que je réclame encore de vous une autre faveur. Voulez-vous me faire l’amitié de fermer les yeux ? »

Phœbé obéit sur-le-champ, riant de bon cœur de cette étrange requête.

« Laissez-les bien clos, lui dit-il en allant doucement vers la porte, d’où il revint tout de suite ; rappelez-vous que votre honneur est engagé et que vous ne devrez les ouvrir que lorsque je vous en donnerai la permission.

— Je vous le promets sur l’honneur.

— Bien. Puis-je maintenant vous ôter une minute votre tambour à dentelle ? »

Toujours rieuse et surprise, elle retira ses mains ; Barbox frères prit le tambour et le mit de côté, puis il continua :

« Avez-vous remarqué, dites-moi, les bouffées de fumée et de vapeur que lançait le train express d’hier matin, sur la septième route que l’on voit d’ici ?

— Celle qui passe derrière les ormes et le clocher ?

— Oui, c’est justement celle-là, répondit-il en dirigeant ses regards de ce côté.

— Oh ! alors, oui, je les ai suivies des yeux, tandis qu’elles s’évanouissaient peu à peu dans l’air.

— N’y avait-il en elles rien de particulier ?

— Rien du tout, répliqua Phœbé en riant.

— Ce que vous dites là n’est nullement flatteur pour moi, savez-vous bien ? car j’étais dans ce train. N’ouvrez pas les yeux ! J’étais allé jusqu’à la grande ville voisine, afin de vous en rapporter ceci. Ce n’est pas de moitié aussi large que votre tambour, et c’est léger et facile à manier. Ces petites touches sont comme celles d’un piano en miniature et, avec votre main gauche, vous pourrez facilement donner l’air qui est nécessaire au mécanisme. Puissiez-vous, chère enfant, faire sortir de charmantes mélodies de ce petit instrument ! Maintenant je vous permets d’ouvrir les yeux. Bonsoir. »

Embarrassé comme c’était sa coutume, il avait gagné la porte de la petite chambre ; quand il la referma sur lui, il n’eut que le temps d’apercevoir l’heureuse extase avec laquelle la jeune infirme saisit le présent qu’il venait de lui faire, le pressa contre son cœur et se mit à le caresser. Cette vue lui égaya et lui attrista tout à la fois le cœur, car il se dit que, si la vie de la pauvre Phœbé avait fleuri selon le cours ordinaire de la nature, elle eût, à l’âge qu’elle avait, été sans doute une jeune mère, et elle aurait pressé avec amour sur son sein un instrument plus mélodieux encore, un bébé au doux gazouillement !

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