Lélia dans la solitude (Leconte de Lisle, Premières poésies)

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Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 164-167).



LÉLIA DANS LA SOLITUDE[1]


Solitudes des nuits, temples de la pensée,
Des astres de la nue éclat mystérieux,
Vous êtes beaux et doux pour notre âme oppressée,
Lorsque le calme immense enveloppe les cieux ;
Vous êtes beaux et doux, sommeil des monts sublimes,
Anges qui, dans l’azur, ouvrez vos yeux brûlants,
Vieux aigles dont les nids penchent sur les abîmes,
Noirs monarques des glaciers blancs !…
Mais, plus belle et plus douce, ô splendeurs, une femme
Mêle à vos feux lointains les splendeurs de son âme,
Et dominant vos fronts de son front radieux,
Élève loin de vous un vol audacieux.


I


Lélia, voici l’heure où l’ombre solitaire
Met sur la neige bleue un reflet plus austère :

Que ton vol est lointain, que ta noble louange
Jette, vibrants et beaux, de parfums sans mélange,…
Alors que ces clartés dans les cieux jaillissant,
Doux lustres de nos nuits qu’allume un doigt puissant,
Et que nourrit sans cesse une immortelle flamme,
Pâlissant aux éclairs qui sortent de ton âme,
S’éteignent à la fois dans l’espace surpris
Dont les profonds échos rendent les vastes cris !…


II


Lélia, Lélia, tes sublimes pensées
S’abattent maintenant sur leurs ailes brisées
Par l’éclair souverain…
Aigle déchu mais beau, meurtri comme l’Archange
Dont l’orgueil fit pâlir la divine phalange,
Tu gardes son dédain !…
Lélia, Lélia, pauvre âme inconsolée,
Cœur éteint, lys flétri dans l’humaine vallée,
Cygne exilé des cieux…
Oh ! pleure, et doucement incline ta jeune aile,
Pour reposer bien loin de la voûte éternelle
Ton essor gracieux !…
Lélia, Lélia, merveille étincelante,
Ton souvenir, ainsi qu’une lame brûlante,
Se grave dans les cœurs ;
Météore éclatant qui jaillit dans notre ombre,
Âme faite d’airain, âme implacable et sombre.

Tu maîtrises tes pleurs !...
Lélia, Lélia, l’amour et l’harmonie
Se posaient sur ton front en guirlande infinie
De grâce et de beauté...
Leurs accents se berçaient sur des flots de lumière ;
Oh ! ne savais-tu pas que l’orgueil est poussière
Devant l’éternité ?...
À quoi bon, Lélia, tous ces regrets infimes ?
Ne laisse pas longtemps tes deux ailes sublimes
S’engourdir dans le deuil !
Vers le ciel irrité lève ta forte tête :
Le courage n’est beau qu’au sein de la tempête...
Le génie est l’orgueil !...


III


Oh ! quel que soit ton nom, délirante pensée,
Création étrange, âme vierge et blasée,
Lélia, c’est le soir, c’est le crêpe immortel,
Le sombre et beau linceul dont se couvre le ciel,
Le soir majestueux dont les splendides voiles
Semblent de noirs velours que percent les étoiles !...
Lélia, voici l’heure où le Monteverdor,
De rayons inconnus s’illuminant encor,
Antique et fier géant aux épaules charnues,
À la pose d’airain, dans l’infini des nues,
Dresse ses cheveux blancs et son front dévasté.
Roi des déserts glacés et de l’immensité !

Ô femme, les vivants dorment… Un grand silence
Par l’air et sur les monts abaisse une aile immense,
Dieu semble de son pied étreindre terre et cieux.
Quelques aigles, parfois, planent, silencieux,
Mais, tournoyant bientôt en spirales pressées,
Disparaissent ainsi que de grandes pensées…

Ô Lélia, tandis qu’aux bras d’un lourd sommeil,
Les hommes sont muets, ton âme prend l’éveil.
Le regard sombre et fier, du pied foulant l’abîme
Qui flamboie en la nuit, par le calme sublime,
Tu marches, forte et belle, et ta pensée en feu
Comme un astre exilé remonte au sein de Dieu !
Cœur éteint et brûlant, mystère, être inouï
Dont le regard d’amour ou d’audace éblouit…
Oh ! quel que soit ton nom, aigle des solitudes,
Ô front prodigieux, chargé d’inquiétudes,
Idole de Sténio, noble cœur de Crenmor,…
Être sublime et beau qui penses, quand tout dort,
Les yeux fixés longtemps dans l’espace indicible
Dont la splendeur saisit d’un élan invincible
Comme un aimant divin ta noble émotion,
Et te laisse plongée en contemplation…
Oh ! quel que soit ton nom, salut, âme infinie,
D’orgueil et de beauté, d’amour et de génie !

  1. Cette pièce est-elle antérieure ou postérieure à celle qui précède ? Nous l’ignorons. Il y en a deux versions ; nous donnons ici la seconde.