L’Éducation sentimentale (1845)/XIV

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 85-96).

XIV

Il arriva le soir, chez Morel, crotté jusqu’à l’échine, mouillé jusqu’aux os, la voix émue et la joue pâle. Dès qu’il fut entré, il se laissa tomber sur un fauteuil, en se prenant la tête dans les mains comme un homme désespéré.

— Prenez garde, lui dit Morel, vous chiffonnez la dentelle de ma veste.

— Ah ! mon pauvre Morel !

— Levez-vous un peu, vous êtes assis sur mon pantalon.

— Je suis un homme bien malheureux ! continua Henry.

— Où diable ai-je mis mes bottes de maroquin rouge ? répondit Morel.

Il prit la pincette et fouilla sous le lit.

— Si vous saviez ce que j’ai souffert !

— Voyons sous la commode, disait Morel se parlant à lui-même, je suis pourtant rentré avec elles ! si je les avais laissées, je m’en serais bien aperçu, il me semble.

— Non, non, je n’y tiens plus ! exclama Henry, il faut que cela finisse !

— Ah ! les voilà ! avouez que c’eût été dommage et qu’on en voit peu de pareilles. Figurez-vous, mon vieux, que nous avons fait cette nuit une vie d’enfer : après le champagne est venu le punch, après le punch nous avons pris du grog, ensuite le kirsch, le rhum, toute la séquelle, enfin nous avons pris un hareng saur pour faire la digestion et nous nous sommes mis à boire du bordeaux, pendant deux heures. Avant de nous séparer, on a fait servir à déjeuner, il a fallu encore manger : c’est moi qui ai le plus bu, ah ! je n’en peux plus !

Et il poussa un bâillement homérique, écartant les bras en se faisant craquer les coudes et les poignets.

— Si vous saviez ce qui m’est arrivé, voyez-vous ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Ah ! nous avons joliment ri. Il y avait à souper une espèce de baron allemand, qui était venu avec la petite Irma, il n’entendait pas un mot de français, il voulait embrasser toutes les femmes, il était gris comme un Polonais et buvait dans son chapeau ; on se moquait de lui sans qu’il s’en aperçût, on lui a fait avaler un tas de choses, du vinaigre, de la moutarde, des radis entiers comme une pilule, il y avait de quoi crever de rire ; il avait de bons cigares, par exemple.

— Est-ce que vous auriez cru ça d’elle, vous qui la connaissez ?

— D’elle ? de qui parlez-vous ? de Louisa ? ma foi, non ! ce pauvre Boucherot ne méritait pas ça. J’avoue qu’il est bête, mais après ce qu’il a fait pour elle… avoir mangé cinq cent mille francs pour une bécasse semblable et se voir !… non, non, non !

— J’ai trop souffert ! j’ai trop souffert ! murmurait Henry à voix basse.

— Refuser en plein bal le bras de ce pauvre garçon pour celui de ce crétin de duc de Noyon ! et cela parce que l’autre décline et qu’on va le saisir demain ! et passer devant lui en ricanant ! quelle racaille ! Elles sont toutes comme ça, voyez-vous, bonnes filles quand vous êtes riche, féroces quand vous n’avez plus le sou. Ainsi moi…

— Moi qui croyais qu’elle m’aimait, car elle me l’a dit, et si souvent encore !

— La grosse Henriette n’est pas comme ça, du moins, voilà une exception. Vous savez bien ? la grosse Henriette du Vaudeville. D’Ambourg l’avait quittée pour une Anglaise, qui était venue ici l’année dernière avec l’ambassade ; eh bien, quand l’ambassade est repartie, elle est venue tout de suite, comme si de rien n’était, quoique le père Maurissot, ce gros idiot de banquier de la rue Laffitte, lui offrît de fiers appointements pour rester avec lui, et que d’Ambourg, après tout, la rosse un peu de temps à autre, quand il a trop bu, ce qui lui arrive tous les jours.

Henry ne disait rien et regardait parler Morel d’un air étonné, celui-ci continuait :

— La bonne gueuse que ça fait ! j’ai pourtant connu ça, dans le quartier latin, traînant la savate de l’un chez l’autre, avec son petit bonnet et ses bas bleus, je la vois encore…

À l’homme dans la souffrance, tous ceux qui ne lui parlent pas de sa souffrance parlent une langue étrangère. Les yeux attachés sur un pavé, Henry entendait des mots se suivre, sans en chercher le sens, rêvant à sa douleur.

— Aussi avons-nous toujours du plaisir à nous retrouver. Quel crâne cancan nous avons dansé à la fin ! on faisait cercle, elle avait un costume d’Andalouse en délire, moi j’avais mon général des Cannibales… Dites donc ? qu’est-ce que vous pensez de ce plumet-là et de ce pas-là ? un, deux, là — en avant — houp — v’lan là — un, deux, là — crac là — Oh ! hai ! cria-t-il, comme je me suis fait mal au genou ! je viens de m’attraper à ma table… Aussi on n’y voit goutte, je venais de me lever quand vous êtes entré, et tout est encore fermé ; il fait clair ici comme dans un four ou comme dans une phrase de Sainte-Beuve.

Il ouvrit ses rideaux, et le jour, entrant tout à coup dans sa chambre, en étala le désordre aux yeux d’Henry, leçon morale qui ne le frappa point. Tout y était pêle-mêle, bousculé, confondu, et y attestait l’homme qui est rentré trop tard d’un souper où il est resté trop longtemps. Ainsi une chemise balayait le carreau, un manteau, jeté sur la table, avait renversé l’encrier, une botte était dans un chapeau, le pantalon sous des chaises, des peignes dans un livre, la cravate dans la cuvette, les gants dans le pot de chambre. Quant à Morel, encore en caleçon, pieds nus dans de gros chaussons de lisière et couvert d’une vieille redingote de velours qui lui servait de robe de chambre, il avait l’air épuisé de fatigue et baillait horriblement ; l’orgie de la veille avait laissé sur sa figure cette pâleur verte, qui n’apparaît que le lendemain, comme le remords de la chair elle-même, et qui fait ressembler les vivants à des cadavres, la face terne, la peau suante, les yeux éblouis de la lumière du jour. C’était bien là le réveil de l’ivresse, dans toute sa misère, avec sa chaleur aigre et son délire qui tombe.

Il s’assit à cheval sur une chaise, en face d’Henry.

— Quoi de neuf ? lui demanda-t-il.

— Il y a une heure que je vous parle.

— De quoi ?

— D’elle.

— De qui ?

— Mais d’elle, de Mme Renaud.

— Ah ! c’est vrai ! vous donnez dans la femme honnête. Eh bien, qu’est-ce que nous en dirons ? Savez-vous que son petit bal était assez gentil ? les vins étaient bons, les domestiques servaient bien.

— Et elle, dit Henry, n’est-ce pas qu’elle était bien belle, hein ?

— Gros fat ! dit Morel, est-il heureux ?

Henry sourit et eut envie de ne pas pousser plus loin la confidence, mais il reprit simplement.

— Pas tant que vous le croyez, peut-être.

— Pourquoi ? est-ce que nous ne sommes pas toujours l’amant chéri de cette céleste créature ?… Comme je me suis fait mal au genou ! ajouta-t-il en se frottant la rotule, imbécile que je suis d’avoir voulu danser !

— Avez-vous remarqué, dit Henry, quand elle était assise dans le fond, sous ce candélabre de bronze, comme elle se détachait des autres femmes ? on eût dit une auréole qui eût éclairé sa figure, n’est-ce pas ?

— Allons, allons, voilà que nous nous allumons encore !… Donc vous disiez tout à l’heure ?

— Moi ? je ne disais rien.

— Mais si, quand vous avez dit : pas si heureux que vous le croyez, peut-être.

— Oui, oui, répondit Henry, ramené par là de la beauté de la femme aimée à la haine que donne cet amour. Vous connaissez Ternande ?

— Ce jeune homme qui a une chevelure si fantastique et un habit vert ? oui, après ?

— Savez-vous le nom de cet autre qui remuait son lorgnon ?

— Non, n’importe ! continuez.

— Quand on s’est séparé ; à quatre heures, Mlle Aglaé a promis à Mme Renaud de venir lui faire une visite dans l’après-midi.

— Bon ! ensuite.

— Elle y est venue avec son frère, M. Dubois.

— Bien.

— Il faisait beau tantôt, vous savez ?

— Non, je ne sais pas, je dormais, allez toujours.

— N’ont-elles pas eu l’idée de vouloir faire un tour au bois de Boulogne ?

— Eh bien ?

— Ternande, qui venait, je ne sais pourquoi, voir M. Renaud, a rencontré l’autre dans la rue, ils sont venus tous les deux ; Mendès et Alvarès aussi se sont mis de la partie… il fallait avoir une rage d’équitation, vous avouerez, pour monter à cheval après avoir dansé toute la nuit.

— D’accord. Après ?… mais, mon Dieu, que j’ai mal au genou !

— C’est moi qui ai été avertir au manège d’envoyer des chevaux, nous sommes partis de chez M. Renaud en bon ordre, deux à deux ; Mlle Aglaé marchait en tête, à côté de Ternande, Mme Renaud entre moi et le jeune homme.

— Et qu’est-il arrivé ? parlez ! a-t-on tué ces messieurs ? a-t-on violé ces dames ? et vous-même êtes-vous tombé dans un puits ? vous êtes-vous noyé dans la rivière, que vous voilà si mouillé ?

— Non, il a plu.

— Si les autres ont partagé votre sort !

— Pas du tout.

Et il se mit à lui raconter enfin toutes ses déceptions de la journée, événements ridicules, événements cruels ; d’abord un de ses sous-pieds s’était cassé et son pantalon lui était remonté jusqu’au jarret, Mme Émilie avait ri ; sa cravache s’était brisée et il avait été obligé de suivre les autres par derrière, bien loin ; Ternande avait galopé à merveille et sauté une barrière, elle l’avait admiré ; il avait voulu en faire autant et son cheval était tombé sur les genoux ; la fatalité l’avait poursuivi jusqu’au bout, tout le monde était déjà à Madrid qu’à peine si sa rosse était à la porte Chaillot ; là, la pluie avait commencé, et jamais dalle ni pavé rincé à grands seaux d’eau ne fut plus lavé que lui ; toute la société eut bien du mal à ne pas éclater de rire quand on le vit arriver, ruisselant, lui et sa bête, avec les vêtements collés au corps, les gants déteints, les bords de son chapeau tombés sur ses yeux. Mme Renaud ne lui dit rien, elle se pinça seulement les lèvres, comme les autres ; Ternande sifflotait, Mendès causait tout bas, dans un coin, avec Mme Dubois ; Alvarès et Mlle Aglaé étaient en tête à tête.

On lui dit de s’approcher de la cheminée et de se chauffer ; au bout de trois minutes il s’en écarta, encore gelé jusque dans les entrailles et avec la mort dans l’âme, mais disant qu’il était déjà séché, que ce n’était rien, affectant de rire. À demi couchée sur un grand canapé, un coussin sous le bras, et du bout de sa cravache époussetant le bas de sa robe d’amazone, Mme Émilie dissertait sur les mariages de convenance et les mariages d’inclination, avec le beau dandy assis à ses pieds sur une chaise basse ; elle continua son entretien, jetant à peine un coup d’œil sur Henry, et clignant les yeux si fort que les prunelles en étaient cachées et les cils rapprochés les uns contre les autres.

Ne sachant que faire, on joua aux cartes, il n’y joua pas ; on s’amusa beaucoup, il s’ennuya.

Comme la pluie tombait toujours, ces dames demandèrent des fiacres pour s’en retourner, on les attendit longtemps, et pendant tout ce temps-là Mme Renaud, capricieuse et boudeuse, accusa Henry de ce retard ; elle le tourmenta, le tortura, le déchira, il ne savait ni que dire ni que faire, la rage et l’amour le déchiraient à l’envi, il eût voulu battre quelqu’un, il souhaitait des périls subits pour s’y élancer de suite, des sacrifices à accomplir, des choses sublimes à faire pour les humilier tous ; mais il n’arriva rien d’extraordinaire qui pût le grandir aux yeux de celle qu’il aimait.

Le hasard voulut encore que Mendès, Alvarès montassent dans la même voiture que lui, étant seuls avec Henry, car Mme Dubois et Mlle Aglaé voulaient rentrer au plus vite chez elles, et Mme Émilie les accompagnait dans l’autre fiacre, avec Ternande et l’autre jeune homme toujours assidu auprès d’elle. Ces estimables enfants de la Lusitanie épanchèrent donc dans le sein l’un de l’autre les joies de leurs cœurs ; ils se frottaient les mains, parlaient vite, soupiraient, gesticulaient, levaient les yeux au ciel et chantaient en souriant.

— Elle m’a dit : « Certes je me souviendrai de vous longtemps », disait Alvarès.

— Elle m’a dit : « Comme vous avez les cheveux noirs ! », disait Mendès.

— Quelle taille ! reprenait Alvarès.

— Quelle gorge ! répondait Mendès.

— J’en suis sûr, elle s’est aperçue que je l’aimais.

— Que je suis bête d’hésiter encore ! n’ai-je pas senti qu’elle pesait sur mon bras en valsant ?

— Crois-tu que je réussisse, Mendès ?

— Parbleu ! Et moi, penses-tu que j’aie quelque chance ?

— Sans doute ! Mais si je lui écrivais, qu’en dis-tu ?

— J’y pense, c’est ce que je ferai.

— As-tu remarqué comme elle m’a dit merci, quand je lui ai tenu l’étrier pour monter à cheval ?

— As-tu bien vu comme elle m’a regardé quand je l’ai saluée ?

— Elle reviendra bientôt chez Mme Renaud.

— C’est ça, je descendrai dans le salon, nous nouerons encore conversation, je lui glisserai mon billet.

— Ma foi, non ! je lui prendrai la taille tout de suite.

— Oui, c’est décidé, je lui dirai dans l’oreille : je t’adore !

— Tant pis si elle se fâche.

— Je m’en moque.

— Je brusque tout.

— Le sort en est jeté !

— Il est tout jeté, c’est sûr, elle m’a compris.

— À la première occasion…

— Pourtant si… Tu penses bien qu’à ma place, n’est-ce pas, il ne faut pas broncher.

— Tiens ! et moi ?

— Mais toi aussi… bah ! pourquoi pas ?

— Vivat !

— Vivat !

Ils se roulaient sur les coussins de la voiture, donnant de grands coups de poing dans les carreaux, au risque de les casser.

Agacé de leurs voix et de leur bruit, Henry s’était fait descendre dans la rue, et était accouru chez Morel pour trouver quelqu’un à qui parler, avec qui pleurer ; il lui fallait à toute force un ami, un confident, son cœur débordait de larmes contenues. Oh ! qu’un mot de pitié l’eût rendu heureux, qu’une caresse l’eût délecté !

Le lecteur imagine sans peine qu’il raconta ses chagrins en d’autres termes que nous ne l’avons fait, et qu’il accompagna son récit de force malédictions sur la perfidie des femmes, sur la vanité des hommes, sur la pluie, sur les chevaux, sur les sous-pieds qui se cassent et sur les serments qu’on fausse.

— Il faut l’envoyer promener, disait Morel.

— Mais j’y tiens !

— C’est là le mal. Alors grondez-la seulement.

— Est-ce que je puis la gronder ?

— Il me semble cependant…

— Mais non ! que voulez-vous que je lui dise ?

— Arrangez-vous comme vous voudrez.

— Hier, reprenait Henry, en valsant, elle me riait à la figure et semblait me dire : non, non, jamais. Elle le regardait avec complaisance, et Ternande aussi, et son mari aussi, pour que rien n’y manquât. Croiriez-vous ? elle venait près de moi et s’en allait de suite, jouant avec mon cœur comme les enfants avec leur joujou, qu’ils cassent quand ils n’en veulent plus ; aujourd’hui encore, elle est montée seule en fiacre avec elles, avec lui, avec tout le monde si ce n’est avec moi… et ces imbéciles heureux que j’oubliais, qui braillaient en riant dans leur patois ! Ô mon Dieu, mon Dieu !… mais je la hais, je la déteste, je l’exècre, je ne l’aime plus, elle peut aimer qui elle veut, tant pis, tant mieux, j’en rirai au contraire… Oh ! j’enrage, tenez, j’en pleure !

Il pleurait réellement.

— Mon pauvre Henry ! disait Morel presque attristé.

— Oui, mon pauvre Henry ! reprenait-il avec amertume, apitoyé sur lui-même.

— Un peu d’énergie, voyons ! consolez-vous.

— Est-ce que je peux me consoler ? reprenait-il avec colère.

— Que diable ! quand on a une femme depuis deux mois, comme vous, on a eu assez de plaisir pour avoir un peu de chagrin, surtout quand ce chagrin vient d’un motif pareil. Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? ne veut-elle plus coucher avec vous ? là, parlons français, corbleu ! est-ce ça ?

— Non, répondit Henry embarrassé.

— Eh bien alors, pourquoi nous sciez-vous le dos avec vos doléances ?

« Butor, homme sans cœur ni sentiment », pensa Henry.

« Le petit jeune homme commence un peu à m’ennuyer », pensait Morel.

— Venez-vous dîner avec moi, ajouta-t-il de suite, et boire un peu de vin généreux pour bannir la mélancolie ?

— Merci.

— Alors ce sera pour un autre jour. Sortons-nous ensemble alors ? je suis pressé, j’ai de la besogne en arrière, voilà deux jours que je ne fais rien et j’ai cet épouvantable mémoire à finir… tenez, tout ça de paperasses à analyser pour mercredi prochain. Quelle vie que la mienne ! quelle galère ! vous êtes heureux, vous !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Henry.

— Un mémoire de la Société plâtrière nationale contre la Société plâtrière de Paris.

— Ce n’est que ça ? dit Henry riant de pitié, fameuse chose !

— Fameuse chose ! fameuse chose ! certainement mon petit, fameuse chose ! une faillite de huit millions !

— Ah ! ça m’intéresse fort peu.

— C’est possible, mais ça m’intéresse beaucoup, moi… Mon Dieu ! que mon genou me fait souffrir ! je vais boiter comme un invalide, j’ai les jarrets rompus, j’ai trop sauté cette nuit ; j’ai aussi mal à la gorge, j’ai trop crié à souper.

Henry était venu chez Morel pour lui conter sa peine, et comme elle était vive il croyait devoir en parler longtemps, et que des mots nouveaux viendraient d’eux-mêmes pour exprimer une douleur toute récente, mais sa parole se tarit vite, et il demeura tout étonné d’avoir si peu de choses à dire. Il se leva donc pour sortir.

— Adieu, Morel.

— Adieu, Henry, bon courage et soyez plus gaillard une autre fois.

« Le diable t’emporte ! pensait Henry en refermant la porte, ouvrez donc votre cœur aux hommes et montrez-en les blessures, ils détourneront la tête avec horreur ou riront de votre faiblesse, car ils ne souffrent pas, eux, et ils s’occupent d’autres choses. Ah ! j’aurais besoin de Jules pour lui dire tout ça… ce pauvre Jules ! il est bon, celui-là ; mais lui, Morel, quel esprit inepte ! quel cœur étroit ! comme il m’ennuyait avec ses histoires de fillettes et de bal masqué ! comme il criait pour son écorchure ! comme il respectait par avance le sot mémoire qu’il va faire ! »

« Sont-ils drôles, tous ces farceurs, avec leur sentiment, se disait Morel en descendant son escalier, en se tenant à la rampe de peur de tomber, en voilà un dont je commençais à avoir suffisamment pour ma part. Qu’est-ce que ça me faisait, à moi, qu’elle eût valsé avec un autre, et puis qu’Alvarès et Mendès soient montés dans le même fiacre que lui, qu’il ait plu cet après-midi pendant que je dormais, et qu’il ait du noir dans l’âme ? »

Rentré chez lui, Henry écrivit à Jules une longue lettre expansive, où il lui parlait de sa solitude, de sa misère, de son amour trompé. Que faire désormais dans la vie ? à quoi bon continuer à marcher dans cette voie douloureuse, où les pieds vous saignent à chaque pas sur les pierres qui la pavent ? le présent était triste, l’avenir pire encore, il voulait mourir, il l’embrassait et lui disait adieu.

De grosses larmes tombèrent de ses yeux et mouillèrent le papier.

Morel aussi écrivait ; ayant dîné à la hâte, déjà rentré chez lui, il écrivait le mémoire de la Société plâtrière nationale contre la Société plâtrière de Paris, mais son genou lui faisait toujours beaucoup de mal et ses plumes étaient toutes détestables, ce qui l’agaçait considérablement.