L’Éducation sentimentale (1845)/XV

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 96-110).

XV

Jules non plus n’était pas heureux, Bernardi était toujours malade, le théâtre chômait depuis quinze jours, et la troupe se désorganisait petit à petit ; le jeune premier était même allé jouer dans un département voisin avec une partie des décors et des costumes, tout cela retardait la représentation du Chevalier de Calatrava, dont Jules n’avait pu encore faire la lecture de ce cinquième acte, ce fameux cinquième acte, qui devait lui rapporter tant de gloire. On eût dit que Bernardi avait juré de ne pas l’entendre ; un jour il avait mal à la tête, Le lendemain il faisait des comptes, un autre il était trop occupé, un autre il se purgeait. En vain, chaque matin, avant d’aller à son bureau, Jules venait lui faire une petite visite, pour avoir des nouvelles de sa santé, disait-il, mais pour tâcher incidemment de ramener dans la conversation la lecture susdite : déception quotidienne ! le directeur semblait sourd et répondait en parlant d’autre chose. S’il eût voulu cependant, comme cela eût été vite fait ! Jules avait son manuscrit tout prêt dans sa poche et l’en eût tiré à l’instant même, mais la pudeur lui retenait la langue, quelque envie cependant qu’il avait d’être compris.

Il sentait bien, néanmoins, qu’il s’humiliait à courtiser cet homme, lui si fier et si noble, et il en rougissait de honte vis-à-vis de lui-même ; chaque matin pourtant, ses pieds le traînaient d’eux-mêmes à l’auberge du Lion d’Or ; dans l’illusion de sa vanité il croyait presque aimer Bernardi et qu’une sympathie réelle l’attirait vers lui. Tous les grands hommes, d’ailleurs, n’ont-ils pas été ainsi d’abord empêchés par mille obstacles, niés, injuriés, abreuvés d’outrages ? une partie de leur génie n’a-t-elle pas été leurs malheurs ? voilà ce qu’il se disait pour se consoler, et ce qui le consolait peut-être.

On savait, dans sa ville, qu’il fréquentait les comédiens et qu’il voulait leur faire jouer quelque chose, cela faisait événement, on en causait beaucoup ; les gens qui le voyaient tous les jours étaient étonnés et demeuraient ébahis, on le blâmait généralement, et ses anciens camarades assuraient qu’il serait sifflé. Il n’y avait guère que les petits jeunes gens qui l’approuvassent et qui eussent voulu être à sa place, pour aller gratis au spectacle et entrer dans les coulisses. Sa mère redoutait pour lui le danger des mauvaises sociétés, et son père l’avait averti de prendre garde aux amourettes et de veiller à sa bourse. Le dimanche, dans les grands dîners de famille, dans ces bons vieux dîners de bourgeois que tout homme en naissant est appelé à subir comme le service militaire et les impôts, les hommes de cinquante à soixante ans, les hommes établis, mariés, propriétaires et contents du gouvernement, se moquaient tous de ses prétentions littéraires et le raillaient finement en lui donnant des conseils : « Où ça vous mènera-t-il ? faites comme tout le monde, croyez-moi. — Quelle idée avez-vous eue là ! — Vous en serez bien avancé ! — C’est une folie ! — Ça se passera, je vous assure. » Puis venaient les anecdotes, les exemples, les preuves, et il était décidé qu’il avait tort.

Mais la comparaison qu’il faisait de leur bêtise à lui-même l’affermissait davantage dans le sentiment de sa force. Assis sur son orgueil comme sur un trône, il n’en vivait que plus calme.

Il y avait, à côté du théâtre, une allée de tilleuls qui s’étendait le long de la rivière ; c’était là, le soir, dans l’été, que les dames du pays venaient prendre le frais, les vieilles avec leur carlin, les autres avec leurs maris et leurs enfants. Quoique la saison ne fût pas encore chaude, Mlle Lucinde s’y promenait tous les soirs, accompagnée de Mme Artémise, qui paraissait être sa mère, car elle la suivait partout comme son ombre ou son cornac.

Une fois, en passant par là, Jules les aperçut, il les salua et continua son chemin sans détourner la tête pour les regarder ensuite, comme cela se pratique tous les jours dans les rues. Le lendemain, à la même heure, il y passa encore ; elles étaient à la même place, assises sur le même banc ; il marchait plus vite que la veille, Mme Artémise le salua par son nom et le fit asseoir à côté d’elle.

C’était une femme mielleuse et caressante, pleine de politesse pour les jeunes gens, et disant volontiers de ces choses agréables qui font rougir ; elle lui causa beaucoup de son drame, du succès qu’il aurait, des acteurs qui le joueraient, de l’effet qu’il produirait, et l’on se sépara gracieusement en se promettant de se revoir le lendemain, et ainsi les jours suivants. Chaque soir, en arrivant sous les arbres, Jules trouvait les deux femmes se promenant ensemble au bord de la rivière, ou bien assises sur un banc à regarder l’eau couler.

Mlle Lucinde parlait peu, elle regardait habituellement le ciel et demandait à Jules le nom des étoiles ; le plus souvent, la tête baissée, elle jouait avec son pied dans l’herbe, souriant seulement à ce qui se disait. C’était bien pour elle, pour contempler ses yeux levés en l’air, pour jouir du plaisir de la voir, qu’il endurait les interminables bavardages de sa compagne, ses questions oiseuses, ses compliments outrés.

Pendant que vous étiez à lire un livre aimé, savourant chaque mot, dégustant chaque phrase, et la retournant dans votre tête comme on retourne sur la langue un fruit juteux, entrant alors dans la pensée de l’auteur et rêvant aux horizons qu’elle vous découvre, il vous est arrivé, sans doute, de bondir de douleur aux sons d’un orgue de Barbarie qui entamait sa romance, au cri de la porte qui s’ouvrait et laissait entrer une visite importune. Eh bien, Jules se soumettait chaque jour à cet ennui, plus cruel encore en ce qu’il était prévu, pour lire sur le visage de la jeune fille un vague cantique écrit nulle part ailleurs, pour se repaître à loisir de cette poésie nouvelle, qui se révélait à lui jusque dans le souffle de ses narines et les plis de son vêtement ; il s’était fait l’ami et presque l’amant de la duègne aux dents gâtés et à la voix rauque, pour laquelle il avait conçu, dès l’abord, une aversion profonde.

Lucinde, en effet, l’appelait malgré lui, il sortait de la beauté de cette femme quelque chose d’attractif qui faisait venir à elle ; rien de plus doux que son visage, rien de plus simple que son maintien, et pourtant toute sa personne troublait ; de suite on se sentait disposé à l’adorer, à mourir pour elle, puis tout à coup le cœur se révoltait et l’on se mettait à la haïr sans cause. Ses longs cheveux châtains, où la lumière traçait des filons d’or, abondants et soyeux, si fournis que sa tête en semblait lourde, roulés en torsades derrière sa nuque, tombaient presque jusque sur ses épaules ; séparés sur le devant en longues papillotes mobiles, ils voltigeaient toujours, suivant que le vent soufflait, qu’elle marchait ou se levait, et lui caressaient la figure. Elle avait naturellement des poses abandonnées, pleines de candeur ou de recherche, et elle marchait légèrement, comme ces oiseaux qui pourraient voler s’ils le voulaient. Une ironie peut-être cruelle palpitait sur sa lèvre mince, aux contours de sa bouche discrète ; ses yeux, relevés vers ses tempes, humides et toujours glissant sous les paupières, comme dans les extases lascives, avaient, par surcroît d’attrait, une gaieté sereine, une sorte de naïveté enfantine, vaguement elle faisait penser à cette race de filles d’Ève venues pour perdre les hommes, à ces femmes magiques qui se jouent avec les serpents, s’enlacent le corps dans leurs anneaux et les apaisent en leur parlant, à ces maîtresses de rois qui causent les calamités publiques, créatures perfides et toujours aimées qui vous trahissent dans un baiser, vous vendent pour des bijoux et vous offrent le poison tout en riant, au milieu, de la fête, en se jouant sur vos genoux.

Était-ce à cause de cela que Jules n’osait presque lui parler ? qu’il eût eu peur de rester seul avec elle ? qu’il baissait les yeux rien qu’à la voir de loin ? était-ce respect ? contemplation ou terreur ? et d’abord, l’aimait-il ?

Il en douta lui-même, plus tard, il est vrai, quand, après avoir vécu longtemps d’une vie tout idéale et imaginaire, au milieu d’amours célestes et de sentiments impossibles, il arriva à nier la beauté pour l’avoir trop aimée, et à rire de toutes les passions à force de les avoir étudiées ; mais alors il était encore dans le sérieux de l’illusion et de la vie, sans vouloir mesurer son amour à l’échelle de l’infini. Manie funeste, qui dégoûte des grandes choses et rend vieux de bonne heure ! Pourquoi ne l’eût-il pas aimée ? tout homme commence la vie du cœur par un amour sérieux, il fit donc comme tout le monde.

C’était d’ailleurs, à cette époque, un enfant crédule et sans défiance. Aimant à aimer, voulant rêver de beaux rêves, facile à l’enthousiasme, admirant ce qu’on admire et plus encore, il était de ces gens candides et tendres, qui n’oseraient réveiller un enfant endormi ni écraser des fleurs sous leurs pieds, qui caressent les animaux, qui se plaisent à voir voler les hirondelles, qui passent des nuits à regarder la lune. Nature nerveuse et féminine, son cœur se déchirait à tout, s’accrochait à tout, il était joyeux sans cause, triste sans raison, rêveur à propos de n’importe quoi ; il avait de grandes haines pour des misères, et du fanatisme pour certains mots ; il désirait ardemment des choses médiocres, regrettait des futilités et se mettait de nouveau à adorer des niaiseries. La force d’expansion que le ciel lui avait donnée augmentait l’intensité de ses joies ou de ses douleurs ; il s’exaltait en écrivant, devenait éloquent à force de parler, s’attendrissait lui-même, et s’aimait parce qu’il se sentait bon. Il considérait la rhétorique comme une chose grave ; quand il faisait du style, l’hyperbole l’emportait au delà de sa pensée, et il employait des expressions magnifiques pour des sujets assez pauvres.

Sa vie, jusqu’à présent, avait été une vie plate et uniforme, resserrée dans des limites précises, et il se croyait né pour quelque large existence, toute remplie d’aventures et de hasards imprévus, pour les combats, pour la mer, pour des voyages perdus, pour des courses énormes à travers le monde.

Ce qui le rendait à plaindre, c’est qu’il ne savait pas bien distinguer ce qui est de ce qui devrait être ; il souffrait toujours de quelque chose qui lui manquait, il attendait sans cesse je ne sais quoi qui n’arrivait Jamais.

Quelque ressemblance qu’il y eût entre Henry et lui, c’étaient deux hommes fort distincts : Henry était plus libre, plus léger, plus net dans ses allures ; Jules était toujours gêné comme quelqu’un qui étouffe, il était plus exagéré, plus entêté et plus absurde, seulement il avait une disposition naturelle à rire de lui-même, quand il se regardait à froid, qui était bien loin de la chaleureuse ténacité d’Henry ; celui-ci avait plus de vanité et moins d’orgueil, il comprenait moins bien l’ironie et se serait plus choqué que l’autre si l’on eût fait sa caricature.

Les poiriers étaient en fleurs, les marguerites et les primevères se montraient déjà sous l’herbe, quand Henry revînt chez lui aux vacances de Pâques. Avec quelle joie il embrassa sa mère ! Avec quel plaisir il revit la maison ! quel flux de paroles, avec Jules surtout !

Dès le matin, ils allaient ensemble se promener dans la campagne, ils marchaient dans des sentiers qui tournent entre des cours plantées d’arbres ; arrivés sur la côte, ils s’asseyaient par terre, allumaient leur cigare, et restaient là à causer jusqu’à l’heure du déjeuner.

Il y a une grande douceur à revoir à deux les lieux où l’on a vécu ensemble, à redescendre pas à pas, et se tenant par la main, dans les heures d’autrefois ; c’est recommencer la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Ils parlèrent bien de leur passé, mais ils n’y trouvèrent pas autant de charme que s’ils eussent été plus vieux ; la vie est comme tout tableau : pour sembler belle, elle a besoin d’être vue à distance.

Dans l’isolement où il vivait, Jules se délecta de revoir son ami. Il l’aimait, en effet, de toute son âme, plus que lui-même, autant que ses chefs-d’œuvre futurs ; Henry était le seul homme qui le comprît quand il parlait, il avait toujours l’intelligence prête pour recevoir ses idées, l’oreille ouverte pour accepter ses confidences. Henry, de son côté, ne goûta peut-être pas tout le plaisir qu’il s’était promis en revenant chez lui, il pensait à Paris et à Mme Renaud. Dès le lendemain de son arrivée, il s’ennuya ; il trouva cependant la nourriture excellente et le goût du chambertin toujours agréable.

On venait le voir, le soir, après dîner, pour savoir s’il était changé et pour causer avec lui des plaisirs de la capitale ; les dames lui parlaient de l’Opéra et de la richesse des boutiques, et les vieux célibataires, du Café des Mille-Colonnes et des charmes de Mlle Mars ; puis ils le prenaient à part, dans un coin, et lui demandaient confidentiellement le nombre de ses maîtresses, et toutes les fredaines qu’il avait faites, et tous les maris qu’il avait désolés.

Il ne mentit pas trop et garda un juste équilibre entre la vérité et le respect humain. Néanmoins il prenait parfois des façons de grand seigneur ennuyé, qui déplaisaient fort ; on trouvait aussi qu’il avait l’air usé, résultat probable de ses excès, et les braves gens, qui s’imaginent que Paris est un lieu de délices, où l’on mène naturellement une existence remplie de filets de chevreuil sautés au madère et de princesses étrangères qui vous comblent de présents, se regardaient d’un air discret et disaient entre eux : « C’est Paris, où il y a tant d’occasions, qui l’a rendu comme ça ! tous ces jeunes gens s’y ruinent la santé, je n’y enverrai pas Charles de sitôt ! »

Henry, qui ne voulait pas trop se perdre de réputation dans son pays, et qui tenait à l’estime du public, souriait à tout cela d’un air modeste, acceptant, toutefois, au moins la moitié de l’admiration des sots et du blâme des niais.

Jules lui-même eut du mal à le croire, quand il sut ce qui en était, ça dérangeait les idées qu’il s’était faites d’avance. Henry lui disait qu’il ne voulait pas d’un amour charnel, qu’il lui fallait autre chose, et il lui faisait de Mme Renaud des descriptions charmantes, sans ajouter qu’elle avait peut-être un peu trop d’embonpoint, ni que, dans l’hiver, le froid lui rendait le bout du nez rouge et les joues toutes plaquées ; il ne lui dit pas non plus tout ce qu’il avait débité à Morel avec tant de chaleur, le jour funèbre qu’il était venu chez lui et que Mme Émilie avait été si cruelle.

Il lui avoua cependant une partie de ses ennuis, mais vaguement, sans préciser les faits, grandissant les petites choses et poétisant les vulgaires, embellissant un peu l’histoire pour faire plus d’effet. Il aimait à parler de son amour avec Jules, et Jules à son tour lui parlait de son drame et de Mlle Lucinde ; c’était un échange de sentiments, où chacun, en recevant ceux qu’on déversait dans son cœur, retrouvait les siens propres.

Quoique Henry, déjà plus au fait de la vie, sentît moins que Jules ces bouillonnements généreux, où l’on voudrait que tout votre être passât dans la personne que vous aimez, il était encore jeune, et propre comme lui à ces espérances communes que l’on se forme à deux, ainsi que ces couronnes de jasmin ou de lilas que les enfants tressent ensemble.

Le cœur est comme la main, d’abord tendre, rose, délicat, puis moins faible, mais faible encore, agile, souple et propre à tout, au jeu et à l’étude ; mais, vite, la peau se couvre de poils et les ongles durcissent ; ils se courbent tous deux selon leur travail ou leur passion, ils ont leur pli et accomplissent leur tâche, la main pétrit le pain ou brandit l’épée, dans le cœur l’envie se distille et l’ambition fermente ; puis ils se resserrent ; ils se cassent, ils se ferment, l’une se dessèche et l’autre s’éteint.

Leur âge était celui où la main tremble en passant sur des tissus soyeux ; où le cœur tressaille en entendant des voix douces demander dans la nuit : Es-tu là ? est-ce toi ?

Jules disait :

— Quand Bernardi sera rétabli, on joue mon drame, tu reviens pour la première représentation, il est applaudi à outrance, je pars d’ici, je vais avec Lucinde, nous vivons ensemble, elle jouant, moi composant. Tu sais comme la réputation arrive vite, j’en aurai, va, je serai riche, je voyagerai, j’aurai une vie d’amour et de poésie, une vie d’artiste. J’irai avec elle en Espagne, en Italie, en Grèce ; je veux voir, avec elle, briller les étoiles sur une mer bleue, respirant l’odeur des orangers et touchant à sa chevelure.

— N’espère pas tant, répondait Henry, qui lui-même s’arrangeait une existence tout aussi belle,… rêvait aux baisers de celle qu’il aimait et se figurait de longs jours délicieux. Peut-être ne précisait-il pas autant que Jules tous les contours de son avenir, mais, comme lui, il l’avait bâti dans son cœur et l’adorait aussi comme une idole. Malgré ses hésitations récentes, il avait la conscience d’un bonheur prochain, il le sentait poindre en lui-même, et s’en émouvait déjà comme d’une autre virilité naissante.

— Tu la verras, disait-il à Jules, tu la verras, et tu me diras ensuite s’il y a beaucoup de femmes pareilles. Elle a une âme exquise, elle adore les fleurs et la musique, nous lisons des vers ensemble, elle les comprend comme un ange.

Lucinde avait pour Jules les mêmes qualités et, de plus, comme elle était jeune fille, et, partant, vierge, il la dégageait de toute la matérialité de la vie, sans lui supposer ni boyaux dans le ventre ni cors aux pieds, et la posait au septième ciel, sur des nuages à franges d’or. Henry, plus dans le vrai et moins soumis au subjectif, comme diraient les philosophes, aimait Mme Émilie telle qu’elle était, avec son entourage de chaque jour, le milieu où elle vivait, avec tout son corps et toute son âme, avec tous ses caprices et ses dédains ; c’était tout cela qui la constituait, qui la faisait telle qu’elle était, qui la distinguait des autres femmes, c’était pour tout cela qu’il l’aimait.

— Tiens… la voilà !… à gauche… c’est elle, dit Jules au bras d’Henry, un jour qu’ils passaient sur le pont, au pied du calvaire qui est là.

Mlle Lucinde et Mme Artémise s’avançaient devant eux.

— Qu’en dis-tu ? — ajouta-t-il quand elles furent passées, l’as-tu bien vue ?

— Oui…

— Eh bien ?

— Elle n’est pas mal.

— Je le crois, fit Jules en riant.

— Il me semble qu’elle a les yeux petits, reprit Henry.

— Allons donc ! elle les a très grands au contraire, c’est qu’elle les baissait ; mais as-tu remarqué sa taille ?

— Non.

— Et ses cheveux ? ses cheveux, surtout !

— Comment veux-tu…

— Il faut la voir de près, c’est quand on lui parle qu’elle est belle, tout son visage alors s’éclaire et sourit.

Il eût voulu qu’Henry, s’associant de suite à son admiration, en détaillât comme lui toutes les causes, ainsi que, par un beau clair de lune, on souffre à voir quelqu’un qui ne vous répond rien quand vous lui dites : Vois donc ces perles d’or qui roulent dans le fleuve, et ce brouillard d’argent qui estompe les collines, comme les étoiles brillent ! comme l’air est doux ! entends-tu le rossignol ?

De même pour son drame, Henry l’avait bien écouté et approuvé, mais il avait laissé mille endroits sans rien dire. Il eût fallu d’abord discuter le plan, puis commenter chaque scène, critiquer le style en détail et l’approuver dans son ensemble, il n’avait pas fait assez de remarques, il en avait trop peu causé, il n’y revenait pas sans cesse, comme l’eût désiré l’auteur.

Ils n’étaient pas tout à fait du même avis sur la littérature. Jules avait gardé ses vieilles admirations d’autrefois ; Henry, qui lisait plus de journaux, en avait renié plusieurs et modifié quelques-unes ; il était moins passionné pour les grands poètes et plus indifférent pour les mauvais. Du reste, il s’était peu occupé d’art à Paris, Jules ne comprenait pas qu’il ne fût pas allé plus souvent au spectacle et qu’il n’eût pas tâché de se lier avec toutes les célébrités de l’époque ; il ne montrait pas non plus cette préoccupation exclusive du beau, qui ne voit dans le monde que des sujets de drame, des antithèses fécondes, et des couchers de soleil.

Mme Artémise, qui chérissait M. Jules et qui était toute disposée en sa faveur, lui envoya, un matin, une épître assez salement pliée, cachetée à coups d’épingles, comme celles que les « tourlourous » adressent à leurs « payses », et toute remplie d’excentricités d’orthographe, à travers lesquelles se révélait la demande, fort claire néanmoins, de la somme de cent francs ; elle en avait un besoin pressant et les lui rendrait dans quinze jours, suivant la formule ordinaire.

Il fallait donc trouver cent francs, n’importe où, n’importe à qui, n’importe comment, il le fallait. Si le désir pouvait faire suer l’argent des murs ou se tirer des entrailles de la terre, le lambris eût ruisselé de louis, le sol se fût entr’ouvert et lui eût envoyé une bouffée d’or. C’est alors, dans ces ardentes convoitises, où l’on trépigne de rage, qu’on rêve le diable et qu’on serait tenté d’y croire pour pouvoir l’appeler à son aide.

En demander à son père ? mais il raillera, il plaisantera, il refusera peut-être ; à sa mère ? ce sera pire encore ; à son camarade de bureau ? mais celui-ci lui avait déjà prêté cinquante francs pour pouvoir fréquenter Bernardi et faire bonne figure au café ; à peine s’il savait comment les lui rendre. À qui donc ? à personne. Vendre ? mais quoi ? Jouer ? joue-t-on en province ? Et puis il lui en fallait de suite, à l’instant, ce devrait être fait déjà.

« N’était-ce pas à moi de la prévenir, se disait-il, je devrais être chez elles, elles m’attendent, j’ai l’air d’un homme qui réfléchit, qui hésite, qui a peur, ou bien d’un pauvre qui se cache… Oh ! moi qui l’aime tant ! que n’a-t-elle besoin de mon sang ? je le lui verserais à profusion… Si j’étais riche ! l’argent ! l’argent ! moi qui voulais la faire vivre dans le luxe, la rendre fière de moi !… Et ne pas avoir cent francs, cent francs, vingt pièces de cent sous !… Je ne la reverrai plus !… Comme elle me méprisera et me dédaignera ! comme j’ai l’air petit, infime et bas ! »

— Je les aurai, je les aurai, cria-t-il tout à coup, car un éclair lui avait traversé l’esprit, il avait pensé à Henry, Henry qui devait partir, le soir, à Paris, et qui pouvait demander de l’argent à ses parents et lui en donner. Il vola chez lui.

Entre jeunes gens ces douleurs-là se comprennent ; Henry avait déjà reçu son trimestre, il ouvrit son sac et Jules y plongea les mains.

Il était à peine dix heures du matin, mais on le reçut tout de même. Mme Artémise s’habillait, devant une glace, et Mlle Lucinde, encore couchée et en robe de nuit, se jouait avec un épagneul noir que Jules lui avait donné. Elle avait à côté d’elle un paquet de biscuits et un pot de confitures ; elle prenait les biscuits l’un après l’autre, les couvrait de confitures et les donnait à manger au chien, qui passait sa langue sur ses babines et battait les couvertures avec sa queue. Quand son ancien maître entra dans la chambre, il sauta à sa rencontre, mais Lucinde l’appela de suite, et il bondit sur le lit et alla se coucher sur les genoux de sa jeune maîtresse. C’était un épagneul noir, avec une tache blanche sur le dos, Jules l’avait depuis trois ans, Mlle Lucinde l’avait vu un soir et l’avait trouvé joli, Jules le lui avait donné.

La chemise de nuit qui l’entourait était plissée en long et bouffait un peu autour d’elle ; elle cachait la torsion de son corps, étendu sur le côté, les talons aux jarrets, la poitrine en avant. Son corset et sa jupe étaient accrochés à la patère d’une fenêtre, le lacet pendant jusqu’à terre, Jules s’y prit les pieds et faillit tomber.

Pendant toute la visite, Mlle Lucinde parla plus que d’habitude et avec une sorte d’intimité, d’abandon ; Jules se sentit plus à l’aise, plus libre de ses mouvements, plus spirituel et plus gracieux ; en se séparant des deux actrices, il leur fit même un salut qu’il jugea d’une distinction charmante.

C’est qu’à son insu il avait le bel aplomb de l’homme qui paie et qui est convaincu qu’on l’estime, cet aplomb-là n’a pas son pareil dans le monde, rien ne le vaut et rien n’en approche. De deux hommes qui dînent ensemble au restaurant, c’est celui qui paie qui s’assied le plus lourdement sur sa chaise, qui en fait craquer le dossier, qui appelle le garçon de la voix la plus haute, et s’emporte à cause du canard trop cuit et de la friture manquée ; dans un débit de tabac, c’est celui qui paie qui choisit le plus longuement le cigare convenable et qui repousse la boîte avec le plus de violence en se plaignant amèrement du monopole, l’ami qu’on régale se contente de rire et allume ce qu’on lui a donné ; chez une femme de mœurs faciles, c’est encore celui qui paie qui essuie ses bottes sur les coussins du sofa, qui lâche ses bretelles et déboutonne son gilet pour être plus à l’aise, qui prend la taille de la femme de chambre devant la maîtresse de la maison, mâchant son cure-dents, riant à ses propres bons mots et débitant des ordures. Vive l’homme qui paie ! son insolence est justifiée par la vénalité de ce qu’on achète, et sa confiance en lui-même par l’empressement qu’on met à tout lui vendre ; honneur à lui ! gloire à lui ! chapeau bas, messieurs, c’est notre maître à tous !

Jules sentait le besoin de donner encore quelque chose, il voulait que Lucinde eût de lui un objet quelconque qu’elle pût emporter avec elle, qui lui servît tous les jours et qu’elle aimât. Il pensa donc à un sachet pour mettre des mouchoirs, il le voulut en satin blanc, brodé de fleurs roses et bleues, parfumé d’iris, avec de longs rubans, doux et délicat, frais et le plus joli du monde. Il chargea Henry de cette commission, la lui expliqua longuement, avec mille détails, et l’avertit encore cent fois de ne pas l’oublier. Henry s’embarqua le soir pour Paris, sa mère vint le reconduire jusqu’à la diligence, avec sa vieille bonne, qui portait son manteau et son sac de nuit ; deux ou trois amis de la famille vinrent aussi l’embrasser avant de monter en voiture, Jules était là et lui parlait encore du sachet.

— Tu auras soin de le commander de suite, tel que je te l’ai dit ? elle le veut comme ça, entends-tu ? n’oublie pas !

Un commis, une plume sur l’oreille et un papier à la main, fit l’appel de MM. les voyageurs, Henry embrassa toute la compagnie, et sa mère une troisième fois encore ; il prit sa place dans le coupé, on ferma la portière. Il passa la main par la portière et donna une dernière poignée de main à tout le monde, Jules monta sur le marche pied :

— Aie soin de le faire piquer en dedans, lui dit-il dans l’oreille.

Le fouet retentit, la machine s’ébranla et se mit à rouler, tous les gens venus pour faire la conduite à quelqu’un prirent chacun leur chemin et s’en allèrent.