L’Éducation sentimentale (1845)/XVIII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 121-130).

XVIII

Puisqu’ils se croyaient heureux, ils l’étaient en effet, le bonheur ne dépendant que de l’idée qu’on s’en forme. Celui qui le place dans une belle paire de bottes doit être ravi quand ses moyens lui permettent d’en acheter une à l’écuyère, et le pêcheur à la ligne remercie le ciel, sans doute, lorsque, guettant un brochet, il attrape une truite.

J’ai connu un pauvre diable qui vivait d’aumônes, au bord d’un grand chemin ; il couchait dans une hutte en terre qu’il s’était faite avec ses mains, en ramassant de la boue quand il avait plu ; un bonnetier retiré, qui avait acheté un château dans les environs, lui donna cinquante francs par an, pour garder ses cochons et vider leur étable où il couchait avec eux, pour les soigner quand ils étaient malades. J’entrai un jour là dedans, à peine si l’on y pouvait respirer : « Eh bien, Monsieur, me dit-il en me montrant la botte de paille qui composait son lit, je suis heureux maintenant, j’ai un bel appartement », tandis que le palefrenier eût été indigné de coucher dans la porcherie et enchanté de dormir à l’office, ce qui eût révolté le valet de chambre.

Le bonheur est de même, cage plus ou moins large pour des bêtes petites ou grandes ; le milan étoufferait dans celle où le serin vole à l’aise, et d’autres, où l’on enferme des vautours, feraient mourir les lions ; mais que les barreaux soient resserrés ou élargis, il arrive un jour où l’on se trouve tout haletant sur le bord, regardant le ciel et rêvant l’espace sans limites.

Henry et sa maîtresse vivaient en plein amour. Les premiers jours, et dans l’enivrement d’eux-mêmes, à peine s’ils pouvaient y croire. Ils se regardaient, avides et stupéfaits, craignant de s’échapper l’un à l’autre et voulant que cela durât toujours.

Chaque heure apportait son plaisir différent, ils n’étaient pas heureux le matin comme ils l’étaient le soir, ni la nuit de la même manière que le jour ; les choses les plus communes ou les plus indifférentes avaient pour eux une signification particulière. Ainsi elle lui promettait qu’à telle heure elle remuerait un meuble, ce serait un signal, elle penserait à lui, et l’heure approchant, Henry attendait ; il lui promettait, à son tour, qu’il marcherait en frappant des pieds, et elle l’écoutait marcher, se tenant le cœur avec ses deux mains.

Henry descendait au jardin pour lire, et il trouvait Mme Émilie qui y était venue par hasard ; ou bien Mme Émilie prenait son ouvrage pour aller coudre sous la tonnelle, et Henry, tout à coup sortant de derrière un arbre, la faisait tressaillir. Ces petits événements étaient pour eux de grandes aventures.

Pour elle, Henry était toujours fort et beau, elle admirait l’air superbe de sa tête ; pour lui, elle était toujours exquise et belle, il adorait le feu humide de son doux regard. C’était un inépuisable besoin d’eux-mêmes, qui se renouvelait en s’assouvissant, qui renaissait sans cesse, qui n’avait ni fin ni trêve, qui augmentait toujours.

Elle lui prodiguait chaque jour mille trésors d’amour toujours nouveaux. Tantôt c’étaient d’adorables langueurs, où tout son cœur se fondait, ou bien d’âcres déchirements, pleins d’une douleur joyeuse qui tourne au délire ; quelquefois elle avait des morsures chaudes, où l’émail de ses dents blanches, s’appuyant sur la chair de son amant, claquait avec la férocité de la Vénus antique, tandis que sa main, onctueuse et toujours caressante, lui semait sous la peau d’ardents effluves à réveiller les morts, d’irrésistibles désirs où l’on vendrait son père pour sentir une seconde le contact d’un ongle ; la nuit, étouffant leurs cris de peur d’être entendus, et elle-même se fermant la bouche avec son bras, se tordait en convulsions, éclatait tout à coup en rires et en sanglots, et le couvrait de baisers voraces ; puis, calme tout à coup et l’appelant par des mots égarés, relevant sa tête en sueur, elle le contemplait avec ses yeux fixes, enflammés comme des flambeaux.

Une autre fois, c’était en rentrant de quelque visite, encore toute habillée, avec son grand chapeau à plume blanche qui se remuait toujours, ses gants justes qui lui serraient le poignet, sa chaussure mince et vernie, sa robe qui balayait le sol et soulevait un air tiède autour d’elle ; elle lui livrait tout cela à froisser dans ses bras, à tasser, à déchirer pour son plaisir ; elle se coiffait exprès pour qu’il lui ôtât son peigne et lui défît ses bandeaux ; elle s’habillait longuement, choisissait ses plus fines broderies, sa robe la plus neuve afin que, dans un emportement, dans un éclat, Henry arrachât ce fichu, cassât ce nœud avec ses dents et foulât toute cette toilette édifiée pour lui, sacrifiée par avance, qu’elle se procurait l’occasion de faire pour en sentir plus tard tout le plaisir.

Dans l’escalier, en montant les derniers, ils se pressaient les mains ; entre deux portes ils s’embrassaient, à table leurs genoux se touchaient. Quand il y avait du monde dans le salon, quand Mme Émilie, décolletée et légèrement vêtue, allait de l’un à l’autre, maîtresse de maison entourée des hommages des vieux et de la convoitise muette des jeunes, combien le cœur d’Henry souriait d’orgueil, en pensant que cette épaule couverte se découvrait pour lui, que ces seins cachés, dont on rêvait la forme à travers le vêtement, se donnaient à ses lèvres, que ces yeux placides ou baissés s’allumaient pour lui d’un feu inconnu à tous ces gens, et que maintenant, à la face de tous, devant eux, malgré eux, ils s’unissaient encore par le souvenir et par le désir !

Et quand la nuit revenait, quand, à l’heure habituelle du rendez-vous, ils se retrouvaient à eux-mêmes, seuls, et jouissant de leur joie cachée comme des voleurs qui contemplent leur trésor, Henry lui disait :

— Oh ! comme tu étais fière, tantôt ! à peine si tu me regardais.

— N’est-ce pas ? lui répondait-elle avec un baiser.

— Hein ! qui l’eût dit ?

— Qui s’en doute ?

C’est ainsi que toutes les variétés de plaisir et de vanité se fondaient dans cet ensemble complet qu’on appelle l’amour, de même qu’on appelle lumière tout ce qui brille à nos yeux, depuis les filets blancs qui passent à travers les murs des prisons jusqu’à la nappe d’or éthérée que le soleil des tropiques étend sur nos têtes.

Quoique vivant dans la même maison et participant à tous les détails d’une existence commune, ce n’était pas assez pour eux, ils eussent voulu vivre exclusivement ensemble et débarrassés de tout témoin, même inintelligent, dans quelque désert peut-être, comme deux Robinsons, se suffisant à eux-mêmes. Alors même qu’ils sont ivres, les ivrognes demandent à boire et les amants encore à aimer.

Henry se reprochait de ne pas sentir les exagérations magnifiques qu’il avait lues dans les livres, et chaque jour cependant il lui arrivait au cœur d’inexprimables sensations qu’il n’avait jamais rêvées, des tressaillements inattendus qui le surprenaient lui-même. Arrivé à ce point, il se crut au bout de l’amour ; ne lui avait-elle pas fait parcourir, un à un, tous les pas de ce sentier magique qui mène à des sommets d’où l’on contemple la vie d’un regard si ébloui ? n’avait-il pas eu l’étonnement, le pressentiment, l’espérance ? essuyé tour à tour le doute, le désespoir, pour en revenir au désir et finir par le triomphe et l’allégresse, et maintenant enfin, par une béatitude amoureuse qui lui semblait devoir être l’état normal de son âme ?

Ils se donnaient des rendez-vous dans Paris, au coin d’une rue, sur une place, c’était à qui y serait le premier arrivé. Ils souriaient de loin en se voyant s’avancer l’un vers l’autre, ils se prenaient de suite par le bras et marchaient ensemble comme mari et femme, comme amant et maîtresse : Henry, fier d’avoir à son côté une si belle dame, Mme Émilie fière d’avoir au sien un si beau cavalier et observant avec soin toutes les femmes qui le regardaient en passant.

Ils se parlaient d’eux-mêmes et de leur amour, car c’était pour être plus seuls et plus à l’aise qu’ils se promenaient dans la foule. À les voir ainsi marcher vite, sur le trottoir, on eût dit qu’ils étaient pressés par quelque affaire et qu’ils couraient à un but comme les autres.

Il y avait des jours où, vaguement tourmentés dans leur bonheur et plus tristes qu’à l’ordinaire, ils se parlaient moins et s’aimaient encore plus ; ils montaient dans un fiacre, s’asseyaient en face l’un de l’autre, et, la main dans la main, se laissaient aller silencieusement au balancement de la vieille boîte peinte qui les promenait partout le long des boulevards. Henry pensait aux couples heureux qui voyagent ensemble, sur quelque grande route de Suisse ou d’Italie, couchés au fond de leur berline, après un long jour d’été, vers le soir, quand on relève les stores de soie bleue pour admirer les larges ondulations des montagnes et tous les caprices du paysage ; alors Mme Émilie souriait malgré elle et le traitait d’enfant.

Une fois, cela n’arriva qu’une fois, Henry, prétextant des affaires de famille, sortit le matin, en avertissant qu’il ne rentrerait que fort tard dans la soirée, et Mme Émilie fit de même, en disant qu’elle avait beaucoup de courses à faire, qu’elle dînerait ensuite chez Mlle Aglaé et ne rentrerait chez elle qu’après l’heure des spectacles.

À cent pas de la grande porte de M. Renaud, ils se rejoignirent et partirent ensemble à Saint-Germain, pour y passer la journée. Quand ils sentirent la file des wagons s’élancer sur les rails, un espoir immense s’empara d’eux, il leur sembla qu’ils s’en allaient pour toujours, laissant là leur passé, et commençant une vie nouvelle où l’avenir ne dépendrait que d’eux-mêmes et se soumettrait à leur amour. En passant sous les tunnels ils se serraient fortement les mains, mais quand on retrouvait le jour ils prenaient promptement une tenue convenable, à cause du public qui était là.

Pendant douze heures, depuis onze heures du matin jusqu’à onze heures du soir, ils vécurent ensemble, isolés dans leur égoïsme comme s’ils eussent été les deux seuls êtres de la création ; ils mangèrent seuls, s’assirent seuls sur l’herbe, se promenèrent seuls dans les champs et repartirent à la nuit, plus heureux que des rois. Ce sont de ces souvenirs-là, quand on en a de pareils, qui réchauffent les os des septuagénaires et leur font regretter la vie.

Ils s’étaient d’abord donné de leurs cheveux, avec promesse de les porter toujours ; puis on échangea des bagues, puis on se fit faire son portrait à la miniature et on l’encadra au fond d’une petite boîte bien rembourrée, qui s’ouvrait cent fois par jour. Henry était peint en robe de chambre, nu-cou, l’œil vers l’horizon, les cheveux au vent ; Mme Émilie était de face et souriait, elle avait cette robe jaune qui la rendait si belle, le soir surtout, et qu’Henry aimait tant.

Il fallait néanmoins que le père Renaud fût né destiné à être époux, pour ne s’apercevoir de rien ; on eût dit même que la négligence des deux amants voulait provoquer quelques-unes de ces collisions domestiques qui colorent la vie bourgeoise et lui donnent les proportions de l’art. Mille fois dans le jour, Mme Renaud entrait dans la chambre d’Henry, Henry dans celle de Mme Renaud ; ils se parlaient à mi-voix quand ils se rencontraient quelque part, sortaient peu de temps l’un après l’autre et rentraient presque à la même heure ; ils avouaient même, devant tout le monde, une sorte d’intimité intellectuelle qui faisait, disaient-ils, qu’ils se plaisaient beaucoup à être ensemble.

Mme Renaud surtout n’y mettait pas toute la retenue habituelle à son sexe ; elle paria un jour avec Henry qu’elle boirait dans son verre pendant tout un dîner, ce qu’elle exécuta à la barbe de son mari, qui ne s’aperçut de rien du tout, tout occupé qu’il était à raconter une histoire facétieuse.

Elle s’amusait beaucoup à ces sortes d’outrages déguisés. Ainsi, parlait-on de deux choses, peu importe lesquelles pourvu qu’on pût établir entre elles une comparaison ou un rapprochement quelconque, elle prenait de suite la parole et paraphrasait le sujet de la conversation, d’une manière un peu obscure pour les autres, il est vrai, mais fort claire pour Henry, si louangeuse pour lui, si dégradante pour M. Renaud que notre héros lui-même en était quelquefois tout scandalisé et tout émerveillé.

Comme il eût été mal reçu et durement mené, ce pauvre mari, s’il se fût avisé seulement d’observer tout haut que la lumière de la chambre d’Henry s’éteignait le soir de bien meilleure heure que par le passé, tandis que celle de Mme Renaud restait allumée fort tard ; ou encore s’il eût dit que, la nuit, les portes criaient depuis quelque temps avec un miaulement affreux ! Mais il s’endormait trop tôt et ronflait trop fort pour y prendre garde. Peste ! il n’y aurait pas fait bon !

Dans les premiers temps de leur ménage, à l’occasion d’une femme de chambre à laquelle il avait donné un foulard le jour de sa fête, elle lui avait fait des scènes épouvantables, à ruiner son pensionnat si jamais elles se renouvelaient. Puis, à vrai dire, il ne pensait guère à la vertu de sa femme, à ce qu’elle en eût ou n’en eût pas ; pourvu qu’elle tînt bien son ménage et flattât les parents de ses élèves par ses cajoleries maternelles, pourvu qu’on lui donnât, tous les matins, ses chaussons de Strasbourg et le soir, avant de se coucher, son invariable tasse de tisane, pourvu qu’on fût content de l’assaisonnement qu’il faisait à la salade et des calembours qu’il débitait au dessert, il n’en demandait pas plus. D’ailleurs il gagnait de l’argent et était disposé à voir les choses de ce monde sous un jour favorable. Il méditait, en ce moment, un nouveau manuel du baccalauréat ès lettres, qui devait donner un grand renom à son établissement, auquel il se proposait d’adjoindre, l’année suivante, un athénée littéraire pour les jeunes personnes.

Mme Renaud semblait reprise pour lui d’un amour tout nouveau ; le soir, avant de se séparer, elle lui présentait son front à baiser, et après le déjeuner elle l’entraînait au jardin comme autrefois, pour causer tranquillement tout en coupant avec ses ciseaux le bout des églantiers. Henry, qui les regardait se promener de sa fenêtre, cherchant vainement à deviner ce qu’ils pouvaient se dire, sentait malgré lui d’étranges mouvements de jalousie agiter son cœur, mais qu’ils étaient vite apaisés par le regard ironique et tendre de celle qui les avait causés ! plus vite, ma foi, que les flots calmés par le fameux quos ego de Neptune, tant admiré de mon professeur de rhétorique.

Il voulut savoir seulement pourquoi elle feignait tant de l’aimer, et si parfois, ne fût-ce qu’une minute, elle ne disait pas vrai ; car il était bon, ce pauvre M. Renaud, et on pouvait l’aimer, Henry l’aimait bien, lui, et il avait presque des remords de le tromper si bassement.

— Peux-tu le croire ? lui répondait-elle avec colère.

— Qui sait ? disait Henry.

— Quelle pensée ! quelle horrible pensée tu as là ! moi, l’aimer !

Elle se mettait à pleurer et il fallait la consoler.

Elle faisait la jalouse et tracassait son époux légitime à cause de Mme Lenoir, pour laquelle elle l’accusait de nourrir depuis longtemps une passion véritable. Si M. Renaud lui avait adressé la plus simple galanterie ou le moindre petit mot pour rire, c’étaient des mines longues pour toute la semaine, accompagnées d’un silence digne, entrecoupé de soupirs expressifs.

Henry lui-même s’y laissait prendre.

— Est-ce que tu es réellement jalouse ? lui demandait-il.

— Moi, jalouse d’elle ? de cette dondon-là ? Quand elle serait belle, après tout, qu’est-ce que cela me fait ? est-ce que je l’aime ?

— Bien sûr ? demandait encore Henry.

— Peux-tu en douter ! disait-elle.

Et elle lui entourait le cou de ses deux bras et le baisait sur les paupières.