L’Éducation sentimentale (1845)/XVI

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 110-112).

XVI

Henry s’ennuya pendant toute la route. Il était entre un gros homme en blouse, qui ronflait, et un Anglais qui voyageait pour son instruction et écrivait sur son album le nom de tous les relais.

Ne dormant pas, et n’écrivant pas davantage, il se blottit à sa place, se roula sur lui-même comme un limaçon dans sa coquille, et se mit à penser. Il se laissait aller au mouvement de la voiture, qui se balançait doucement comme un navire, au galop de ses six chevaux ; il regardait les arbres qui passaient le long de la portière et les mètres de cailloux couchés au bord du fossé. Pour passer le temps, il regarda aussi la mine avinée du gros homme qui dormait et les favoris rouges de l’Anglais.

En revoyant les lieux qu’il avait vus pour la première fois il y avait six mois, il songea à ce temps passé et à tous les événements qui s’étaient écoulés depuis ; cela l’amusa une grande heure.

À mesure qu’on approchait de Paris, Henry se sentait plus joyeux. Il lui prit une envie inconcevable de revoir la maison de M. Renaud, Mme Renaud, de la retrouver comme il l’avait laissée, de reprendre son existence habituelle, de renouer sa vie aux souvenirs qui le charmaient ; il lui semblait qu’il allait trouver quelque chose de nouveau, espoir vague qui lui chatouillait l’âme.

Il eut un tressaillement ineffable quand il aperçut les barrières ; il respira plus à l’aise, il était arrivé, il allait la voir tout à l’heure, dans quelques instants. Étonné de sentir son cœur battre si fort, il se demandait à lui-même d’où lui venait cette joie et il n’en pouvait trouver la cause.

Le gros homme se réveilla et ôta sa casquette de peluche pour mettre son chapeau suspendu au filet ; l’Anglais, qui s’était endormi le bras passé dans une courroie et le crayon à la main, se réveilla aussi, ramassa son crayon et serra son album.

Henry avait besoin de courir, un fiacre n’eût pas été assez vite ; il eût bondi comme une balle élastique, il se sentait des ressorts d’acier dans les mollets ; il donna ses affaires à un portefaix et partit. On le rappela même pour payer sa place.

Il s’arrêtait quelquefois, essoufflé, s’appuyant contre un mur pour ne pas tomber. « Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc à aller si vite ? se disait-il, qu’est-ce qui me presse ? » et il se mettait à marcher plus lentement, mais bientôt il se surprenait à courir. Au bout de chaque rue il se disait : « Je suis au quart du chemin, au tiers, à la moitié, maintenant presque aux trois quarts, encore celle-ci et m’y voilà. »

Quand il fut dans la rue qu’elle habitait, il compta les réverbères, et quand il eut passé le dernier, il compta les maisons ; j’en ai encore trois… encore deux.

Il s’arrêta un instant devant la porte et la regarda ; il avança le bras et tira le marteau.