L’Éducation sentimentale (1845)/XVII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 112-121).

XVII

henry à jules.

« Hier soir elle est venue dans ma chambre.

« Toute la journée elle m’avait regardé d’une façon étrange, et moi-même je ne pouvais quitter son regard, qui m’entourait comme un cercle dans lequel je vivais. Depuis quelque temps aussi, elle avait changé les places à table et m’avait mis près d’elle ; quelquefois, en causant, elle détournait la tête pour m’adresser un mot à voix basse, et nos deux visages alors étaient face à face, l’un touchant presque l’autre et nos yeux s’unissant. Dans ces moments-là, elle souriait, puis, faisant son geste habituel, me regardait en clignant ses beaux yeux et soupirait.

« À midi, comme je rentrais, elle m’a entendu marcher dans l’escalier ; elle a ouvert sa porte, s’est mise sur le seuil et m’a salué en m’invitant à entrer chez elle. Sa chambre était tassée de meubles, les rideaux fermés ; il faisait chaud, on sentait bon, cela venait des odeurs qu’il y avait sur sa table de toilette ; toute sa personne sentait de même, c’était quelque chose de tiède et de frais à la fois, comme une brise d’été.

« Elle marchait devant moi, j’étais derrière, presque sur ses talons ; je voyais son cou brun, où de petits cheveux noirs se collaient d’eux-mêmes sur sa peau, dont chaque pore semblait aspirer mon haleine. Je m’approchai encore, elle s’était arrêtée, j’avançai la tête ; entre son corps et son vêtement sa chemise bâillait, je voyais toute la raie de son dos, dont la ligne se perdait vite à la courbure de sa taille.

« Elle se détourna et se mit à rire.

« — Pourquoi faire, cette pâte liquide ? lui demandai-je.

« Elle me répondit :

« — C’est pour me frotter les bras.

« — Et ce grand flacon rouge ?

« — C’est de l’eau de rose pour me laver la bouche.

« Je ne parlais pas, je la regardais, elle aussi ; quoique nous fussions alors à deux pas l’un de l’autre, nous nous trouvâmes tout à coup rapprochés, et je sentis en effet que sa bouche sentait la rose. Il coulait de ses yeux un fluide lumineux, ils étaient agrandis, immobiles ; ses épaules nues, car elle était sans fichu et sa robe semblait lâche autour d’elle, étaient d’un vermeil pâle, lisses et solides comme du marbre jauni ; des veines bleues couraient dans sa chair ardente, sa gorge battante s’abaissait et montait, pleine d’un souffle étouffé, qui m’emplissait la poitrine.

« Il y avait un siècle que cela durait, toute la terre avait disparu, je ne voyais que sa prunelle qui se dilatait de plus en plus, je n’entendais que sa respiration, qui bruissait seule dans le silence complet où nous étions plongés.

« Et je fis un pas, je l’embrassai sur ses yeux, qui étaient tièdes et doux.

« Elle me regardait tout étonnée.

« — M’aimeras-tu ? disait-elle, m’aimeras-tu bien ?

« Je la laissais parler sans lui répondre et je la tenais dans mes bras, à sentir son cœur battre.

« Elle se dégagea de moi.

« — Ce soir, je reviendrai… laisse-moi… laisse-moi… à ce soir… à ce soir…

« Elle s’enfuit.

« Au dîner, elle garda son pied sur le mien et me touchait quelquefois du coude, en détournant la tête d’un autre côté.

« Le soir, enfin, elle vint dans ma chambre comme elle me l’avait promis. Il était nuit. Je l’attendais déjà, elle avait quitté le salon plus tôt que d’ordinaire, il était à peine huit heures et demie : elle entra sur la pointe des pieds, doucement, sans bruit ; je la reconnus néanmoins au craquement de ses bottines. C’était elle, un doigt sur la bouche et dans l’attitude du silence, elle s’avançait timidement le long de la muraille, pour me surprendre ; de l’autre main elle tenait la clef de sa chambre, qu’elle avait prise, comme pour y aller.

« Elle était dans son costume de tous les jours, avec sa robe brune, son tablier de soie, nu-tête, sans gants.

« J’étais assis, elle me passa la main dans les cheveux, et toute ma chair frissonna sous ses doigts ; je lui pris la taille et je l’attirai vers moi. Ses yeux brillaient comme des flambeaux et me brûlaient à les voir, mon âme puisait sur ses lèvres toute la vie de la sienne, et nous nous délections, affamés, de cet intarissable bonheur.

« — Ah ! mon ange, mon ange ! disait-elle, amour… amour !

« Et quelque effort que je fisse pour être plus calme, je sentais comme elle un délire de volupté me rouler dans ses flots.

« Le lit était là, je l’y traînai, elle criait et repoussait ma tête avec ses bras, puis elle me la prenait à deux mains et me la couvrait de baisers furieux ; je vis son bas blanc saillir après la chaussure noire qui lui serrait la cheville, et la forme de sa jambe charnue apparaître ensuite ; à l’endroit où la jarretière la serrait, sa chair commença, avec toutes les séductions de l’enfer, et s’étendit à l’infini, comme la tentation elle-même.

« Je l’ai eue, enfin, je l’ai possédée, ici, à cette place.

« Ma chambre, depuis ce moment, est pleine de ce bonheur, je retrouve dans l’air quelque chose d’elle. Si je m’assieds sur un meuble, mes membres se posent aux places où elle a posé les siens ; le jour, je marche sur les pavés où elle a marché, et la nuit je m’étale avec joie sur ce lit, dont les draps sont tièdes encore, sur cet oreiller qu’elle a parfumé avec ses cheveux. J’avais déchiré sa collerette, elle l’ôta et m’en fit cadeau, je l’ai là, je la garderai. Puis elle prit mon flambeau, et tout en rajustant, devant la glace, ses bandeaux dérangés et les lissant avec la paume des mains :

« — Comment rentrer ? on va s’apercevoir… Regarde comme je suis.

« Mais je ne disais rien, nous étions étourdis l’un et l’autre, comme des gens qui se réveillent.

« Une heure après elle est encore venue, mais déshabillée, tout en blanc, les bras nus ; elle était plus belle encore.

« Ce matin encore, elle est venue, à peine éveillée, sortant du sommeil et souriant comme un enfant, toute fraîche et câline.

« Quand elle n’est plus là, j’attends son retour, je rêve à ses derniers mots, au dernier geste qu’elle a fait, et quand elle me quitte, nous nous jurons mille fois de nous revoir tout à l’heure. Elle dit que je ne l’aime pas assez, et elle me remercie pourtant cent fois par jour de ce que je l’aime, de ce que je lui plais ; elle se laisse aller à mes caresses, elle se glisse vers moi comme une couleuvre et m’enlace de mille bras invisibles, et nous nous promettons de vivre ensemble, de n’adorer que nous-mêmes, de mourir le même jour.

« Je l’entends qui vient. Adieu, adieu ! »

Ce n’était pas Mme Émilie, c’était Catherine, sa cuisinière, qui apportait une lettre à M. Henry. Il reconnut le timbre de sa ville et l’écriture de Jules. Il fut fâché d’avoir fermé si vite la sienne, mais, comme elle était toute cachetée et que, pour l’ouvrir, il eût fallu perdre une page et la recommencer, il la donna de suite pour qu’on la mît à la poste, sans attendre ce que Jules pouvait lui dire. Or voici ce qu’il y avait dans celle de Jules :

jules à henry.

« Tout est fini, ils sont partis.

« Hier matin, j’allai chez Bernardi.

« — Il est parti cette nuit, m’a-t-on dit.

« — Et Mlle Lucinde ?

« — Partie avec lui.

« — Et Mme Artémise ?

« — Partie aussi.

« J’allai au théâtre, le concierge n’était pas là, il n’y avait personne. Je retournai à l’hôtel et je les demandai encore.

« — Est-ce vous qu’ils ont chargé de payer leurs dettes ? me demanda l’hôtelier ; à peine s’ils nous ont payés ! il a bien fallu les laisser s’en aller, que faire contre ces gens-là ?

« Je montai dans les chambres où ils logeaient, elles étaient vides. Dans celle de Lucinde il y avait, sur la cheminée, des papillotes de papier brouillard et des épingles noires, c’était tout. On balayait déjà le parquet, et les draps étaient ôtés des lits. Enfin je m’en allai et je descendis dans la rue, je sortis de la ville, je m’enfuyais je ne sais où. Quelle trahison ! je n’y pouvais croire… Mais j’allais les retrouver, les revoir, la revoir au moins, lui dire adieu.

« Longtemps j’ai marché sur la grande chaussée qui mène sur la route de Paris ; elle m’a semblé éternelle à parcourir, cette longue file de peupliers droits qui frissonnaient sous le vent, avec un bruit glacial et désespéré ; le monde semblait désert, je regardais en avant, la poussière seule s’élevait parfois en tourbillons et montait jusqu’au haut des arbres.

« J’ai rencontré un roulier, je lui ai demandé s’il n’avait pas croisé de voitures depuis deux ou trois heures, et quelles voitures c’étaient. Il me dit avoir vu une calèche de louage arriver au premier village que je rencontrais comme il en partait lui-même ; il ajouta que je les rejoindrais peut-être, car il fallait que les chevaux se rafraîchissent, et la côte qui suivait était rude à monter.

« J’étais heureux, j’allais les revoir, leur parler, lui parler encore, ne fût-ce qu’un mot, il le fallait.

« Au haut d’une colline, je m’arrêtai pour prendre haleine, et dans le fond de l’horizon j’aperçus des toits en tuile. C’était là le village où ils étaient, leur voiture y était, elle y était, il me semblait la voir au loin ; je courus, je courus de toute ma force.

« J’y arrivai. Je ne me rappelle plus rien, il y avait seulement, sur un vieux pont, un moulin qui m’éclaboussa en passant ; après le pont la côte commençait. La rage me redonna des forces et je voulus la monter, mais, n’en pouvant plus, je tombai à un détour sur le bord de la route, la mort dans l’âme, râlant, brisé.

« Je relevai la tête ; au loin, au milieu de la ligne blanche de la grande route, se traînait un large point noir qui diminuait de grandeur en s’éloignant de moi ; tout était silencieux, seulement j’entendais un bruit sourd qui arrivait jusqu’à moi ; de temps à autre le point noir s’arrêtait, et puis repartait. En ce moment le soleil perça les nuages et éclaira en plein le sommet de la montagne, qui semblait toucher au ciel, et je vis sortir d’un des côtés de la route deux formes, l’une près de l’autre. Le soleil brilla encore plus, si bien que le sol parut s’éclairer de lui-même, comme un verre de couleur qu’on allume en dedans, et je distinguai le conducteur de la voiture et ses deux chevaux qui soufflaient, au haut de la montée. Il y avait sur la gauche un petit taillis, d’où étaient sorties ces deux formes vagues, qui touchaient en ce moment au marchepied de la calèche ; je crus voir du bleu et quelque chose de flottant comme une robe. Et puis tous les objets grandirent et je les vis nettement. Bernardi donnait le bras à Lucinde, il s’approcha d’elle et l’embrassa, je crois qu’ils riaient et qu’ils parlaient de moi. Et un roulement plus vif recommença, je me couchai l’oreille contre terre pour l’entendre plus longtemps.

« Je suis redescendu dans la vallée, j’ai repassé lentement dans ce village que j’avais traversé en courant, je me suis accoudé sur le parapet du pont pour voir l’eau tourbillonner sous l’arche et emporter les brins d’herbe qu’elle arrachait sur les bords ; la mousse montait le long du mur et courait vers moi, comme pour me prendre, le torrent parlait et m’appelait à lui. Oh ! que n’étais-je une de ces gouttes d’eau qui se roulaient avec furie et qui s’anéantissaient aussitôt dans la vapeur de leur colère !

« — La charité ! la charité ! murmura à mes oreilles une petite fille en guenilles qui marchait pieds nus dans la poussière et me tendait la main avec un visage souriant !

« — Va-t’en, va-t’en, lui criai-je de toute ma force.

« Car l’envie m’avait pris de suite de la perdre avec moi dans un vertige, d’entendre ses cris de détresse, de la voir se déchirer, avec les flots, contre les murs glissants où ruisselait la rivière, et je m’enfuis comme si je l’avais tuée.

« Tout le jour j’errai au hasard dans la campagne, triste et vagabond comme les loups ; j’allais foulant les blés, arrachant les feuilles, me déchirant aux ronces des bois, aux cailloux des plus âpres sentiers, et jouissant de voir mes mains ensanglantées, de sentir mes pieds meurtris, pleurant et criant dans l’air, cherchant une proie, voulant mourir.

« Je suis resté dans un champ de colza, couché à plat ventre, le visage dans mes mains, à penser à mon malheur, à pleurer tout à mon aise, et rêvant longuement à mon suicide.

« Puis je me suis relevé et j’ai été encore me traîner ailleurs. Le jour était sans doute tombé, je n’y voyais plus, et tout le paysage flottait dans un brouillard ténébreux ; mes tempes bourdonnaient, et je ne savais où aller, la misère me tenait, j’avais froid, j’avais faim, je grelottais, j’avais peur de tout.

« À côté de moi, dans un chemin creux, passa un charretier assis sur un cheval de labour, marchant au pas, les traits passés dans son collier ; l’homme se laissait dandiner sur le dos de sa bête et sifflait un air campagnard. Je le suivis pour suivre quelqu’un, il s’arrêta à une barrière et j’entrai avec lui, je demandai à me reposer dans la ferme et à prendre un peu de lait et de pain ; après quoi, je m’en irais.

« Je suis resté tout seul, assis sur un banc, dans la cuisine, pendant que la fermière était allée dans la laiterie ; le balancier de la grande horloge battait régulièrement. Les mouches bourdonnaient contre les carreaux et sur la table, où elles cherchaient des miettes de pain ; dans la cour, les vaches broutaient l’herbe ou ruminaient couchées à l’ombre, assises sur leurs flancs puissants ; les poules gloussaient se cachant la tête sous l’aile ; sur le fumier, un coq chantait !

« Et j’enviais les jours pacifiques de ceux qui se réveillent à l’aube et se couchent à l’angélus, qui passent leur vie courbés sur leur charrue, marchant eux-mêmes dans le sillon qu’ils ont fait, puis entassent en chantant les foins qu’ils ont fanés, ne redoutant que les orages qui perdent les moissons.

« Merci de ton sachet, Henry, merci, il m’est arrivé trop tard ; je n’ai pu le donner à celle pour qui je le voulais, mais je le garderai pour moi, ce sera mon souvenir à moi, la relique de mon amour trompé, la seule ruine de cette espérance abattue… à moins que les choses inanimées n’aient aussi leur ironie.

« Ah ! quel mensonge que la vie ! quelle amertume, rien que d’y songer ! Quand vous voyez des feuilles, elles se fanent à l’instant ; touchez à un fruit, et il se gâte ; poursuivez quelque chose, elle se change en une ombre et en fantôme, lui-même vous échappe, vous laissant moins que rien, le souvenir d’une illusion, le regret d’un rêve.

« Tout m’a manqué, cette femme s’est jouée de moi, une autre avant elle avait fait de même. Te souviens-tu aussi de Madame Herminie, cette lingère chez laquelle, au collège, vous alliez tous et qui se cachait toujours quand je passais devant sa boutique ? Je suis maudit ! tout m’a manqué, l’art et l’amour, la femme et la poésie, car j’ai relu mon drame et j’ai eu pitié de l’homme qui l’avait fait ; cela est faux et niais, nul et emphatique. Qu’importe l’art, après tout ? c’est un mot vide de sens, dans lequel nous plaçons tout notre orgueil et qui nous crève dans les mains dès qu’on le pressure.

« Je n’ai plus ni espérance, ni projet, ni force, ni volonté, je vais et je vis comme une roue qu’on a poussée et qui roulera jusqu’à ce qu’elle tombe, comme une feuille qui vole au vent tant que l’air la soutient, comme la pierre jetée, qui descend jusqu’à ce qu’elle trouve le fond, machine humaine qui verse des larmes et secrète des douleurs, chose inerte qui se trouve là sans cause, créée par une force incompréhensible et qui ne comprend rien à elle-même.

« La vie est bonne pour ceux qui ont une passion à satisfaire, un but à atteindre, mais moi, quelle passion veux-tu que j’aie ? donne-m’en une ; quel but puis-je viser ? montre-m’en un, tout cela est une absurdité horrible, une furie insipide, mêlée d’angoisses.

« Je le garderai, le sachet que tu m’as donné ; si je meurs, tu diras qu’on m’enterre avec lui, qu’on me l’attache sur la poitrine, avec ces longs rubans qui devaient être noués et dénoués chaque jour par des mains plus joyeuses ; je veux que ce satin parfumé me préserve le cœur du contact du linceul, cela me tiendra chaud dans mon sommeil. »

Mme Émilie entra, Henry la fit asseoir sur ses genoux, et ils passèrent une heure à se dire qu’ils s’aimaient et qu’ils étaient heureux.