L’Ami commun/I/3

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 17-30).

III

UN NOUVEAU PERSONNAGE


Tandis que les robes de ces dames disparaissaient graduellement dans l’escalier de Vénéering, Mortimer sortit de la salle à manger. Il entra dans une bibliothèque, où des livres tout neufs, étalaient des reliures neuves, libéralement dorées, et fit demander la personne qui avait apporté le billet. C’était un garçon d’environ quinze ans. Mortimer examina ce garçon ; et celui-ci regarda les pèlerins tout flambants neufs, qui, accrochés à la muraille, allaient à Cantorbéry dans plus de dorure que de paysage[1].

« De qui est ce billet ? demanda le gentleman.

— Il est de moi, m’sieur.

— Qui vous a dit de l’écrire ?

— C’est mon père, Jessé Hexam.

— Est-ce lui qui a trouvé le corps ?

— Oui, m’sieur.

— Qu’est-ce que fait votre père ? »

Le gamin hésita ; il lança aux pèlerins un regard de reproche comme s’ils avaient été coupables de l’embarras qu’il éprouvait ; puis il forma un pli à la jambière droite de son pantalon et finit par répondre :

« Il a un bateau.

— Est-ce bien loin ?

— Quoi ? demanda l’autre, qui était sur ses gardes, et partait de nouveau pour Cantorbéry.

— D’ici chez votre père.

— Oui, m’sieur ; mais je suis venu en cab ; l’homme est resté ; il attend qu’on le paye ; nous pouvons retourner avec lui. Je suis allé d’abord à votre cabinet, d’après ce que disaient les papiers qu’il avait dans sa poche. Arrivé là, je n’ai trouvé personne qu’un jeune gars de mon âge, et il m’a envoyé ici. »

Il y avait dans ce gamin un singulier mélange de sauvagerie et de quasi-civilisation. Sa voix était rauque, son corps chétif et rabougri, son visage grossier ; mais il était plus propre que les gamins de son espèce ; il avait une belle écriture, bien qu’elle fût ronde et grosse ; et le regard perçant qu’il attachait sur la bibliothèque pénétrait sous la reliure : qui sait lire ne regarde pas un livre, même un livre fermé, derrière la vitre d’une armoire, comme celui qui est illettré.

« A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour le rappeler à la vie ? dit Mortimer en cherchant son chapeau.

— Si vous l’aviez vu, dit le gamin, vous ne le demanderiez pas. L’armée de Pharaon, qui a péri dans la mer Rouge, n’est pas plus défunte que lui ; et si Lazare avait été seulement à moitié aussi avancé, sa résurrection serait le plus grand des miracles.

— Vous connaissez la mer Rouge ? s’écria Mortimer en se retournant, et le chapeau sur la tête.

— C’est à l’école, m’sieur, que j’ai lu cette histoire-là.

— Celle de Lazare aussi ?

— Oui, m’sieur ; mais ne le dites pas à mon père : on ne tiendrait plus chez nous. C’est ma sœur qui a eu l’idée de me faire apprendre.

— Une bonne sœur que vous avez là !

— Pas grand’chose, dit le gamin ; à peine si elle connaît ses lettres ; encore c’est moi qui lui ai montré. »

Le sombre Eugène, qui, tout en flânant avait gagné la bibliothèque, assistait, les mains dans ses poches, à la fin de ce dialogue. En entendant le jeune drôle parler de sa sœur avec aussi peu de respect, il lui prit le menton d’une manière un peu rude, et le regarda fixement.

— Eh bien ! v’là qui est sûr, dit le gamin en cherchant à se dégager ; vous pourrez me reconnaître. »

Au lieu de lui répondre, Eugène proposa à Mortimer de l’accompagner ; et la voiture qui avait amené le gamin les emporta tous les trois : les deux amis, anciens camarades d’études, assis dans l’intérieur, où ils fumèrent leurs cigares, et le gamin sur le siège, à côté du cocher.

« Vois ce que c’est ! dit Mortimer ; voilà cinq ans que je suis au tableau des solicitors de la Haute-Cour, ainsi que des attorneys at common-law[2] et depuis cette époque, à part les instructions gratuites que je reçois une fois par quinzaine pour le testament de lady Tippins, qui n’a rien à laisser, je n’ai pas eu d’autre affaire que cette aventure romanesque.

— Et moi, dit Eugène, depuis sept ans que je suis sur la liste des avocats, je n’en ai pas eu du tout ; je n’en aurai jamais ; et il m’en arriverait une, que je ne saurais pas la traiter.

— Quant à cela, répondit l’autre avec le plus grand calme, je ne suis pas bien sûr de m’en tirer mieux que toi.

— Cette profession m’est odieuse, reprit Eugène en étendant les jambes sur la banquette opposée.

— Je l’ai en horreur, dit Mortimer. Cela te gênerait-il si je m’allongeais aussi ?

— Nullement. Je n’en voulais pas, continua Eugène ; on m’y a forcé ; la famille avait besoin d’un barrister ; elle peut se vanter d’en avoir un fameux.

— Absolument comme moi, répliqua l’autre ; il fallait un solicitor dans la famille : elle a eu la main heureuse.

— Nous sommes quatre, dit Eugène, dont les noms sont écrits sur le montant d’une porte, à côté d’un trou noir que l’on appelle Chambers. À nous tous, nous possédons un clerc : Cassim-Baba, dans la caverne de voleurs ; et Cassim est le seul de la compagnie qui soit un peu respectable.

— Je suis seul chez moi, dit Mortimer ; mon cabinet est en haut d’un affreux escalier et donne sur un cimetière. Mon clerc, qui est à moi seul, n’a pas d’autre occupation que de contempler ce champ funèbre ; je me demande ce qu’il deviendra plus tard. À quoi pense-t-il au fond de ce nid de corbeau ? Fait-il des projets de meurtre ou des plans dignes d’un sage ? Après tant d’années de solitude méditative, aura-t-il grandi pour éclairer les hommes, ou pour les empoisonner ? Deviner cette énigme est le seul intérêt que je trouve à la profession. N’as-tu pas une allumette ? Je te remercie. »

Eugène s’adossa au fond de la voiture, se croisa les bras, ferma les yeux et huma son cigare.

« Des idiots, vous parlent d’énergie ! reprit-il d’une voix nasillarde. S’il est dans tout le dictionnaire un mot que j’abomine, c’est bien celui-là ; un mot convenu, mot de perroquet, une superstition. Que diable ! est-ce que je peux aller dans la rue prendre à la gorge le premier homme qui me paraîtra solvable, et lui dire, en le tenant au collet : « Vous allez plaider, monsieur ! et me choisir pour avocat ! un procès ou la vie ! » Ce serait énergique.

— Je pense de même, répondit Mortimer. Donnez-moi l’occasion, quelque chose qui en vaille la peine, et j’aurai de l’énergie.

— Moi aussi, » dit Eugène.

Il est probable que, dans le courant de la soirée, dix mille jeunes gens de la ville de Londres, firent cette même remarque, si féconde en promesses.

Le cab roulait toujours ; il avait passé le Monument, la Tour et les docks ; passé Ratcliffe et Rotherhithe ; passé les cloaques où les flots accumulés de la lie humaine semblent précipités des hauteurs, et s’arrêter jusqu’à ce qu’ils débordent et tombent dans la rivière ; passé au milieu de navires que l’on croirait échoués, et de maisons que l’on supposerait à flots ; passé entre les mâts qui regardent par les fenêtres, et les fenêtres qui regardent au fond des écoutilles.

Quelques tours de roue, et le cab finit par s’arrêter dans un coin ténébreux, souvent lavé par le fleuve, mais jamais nettoyé. Le gamin descendit et ouvrit la portière.

« M’sieur, dit-il en parlant au singulier afin d’exclure Eugène, il faut descendre, et venir à pied chez nous ; c’est à deux pas.

— Un quartier perdu ! exécrable ! s’écria le gentleman en glissant sur les pierres et sur les immondices dont la rue était jonchée.

— C’est ici, » dit le gamin, après avoir tourné l’angle aigu d’un vieux mur.

La maison était basse, et avait dû jadis être le corps d’un moulin ; elle portait au front une verrue de bois pourri qui semblait indiquer le point d’attache des quatre ailes ; mais dans l’ombre tout cela était peu visible. Le gamin leva le loquet, et les gentlemen se trouvèrent tout à coup dans une pièce circulaire ; ils y virent un homme qui regardait le feu, et une jeune fille qui travaillait. Couverte de rouille, la grille où brûlait le charbon n’avait pas été faite pour le foyer ; et la lampe, qui éclairait la jeune fille et qui ressemblait à un oignon de jacinthe, filait et fumait dans le goulot d’un cruchon.

Près de la muraille, un cadre en bois faisait l’office de couchette ; en face du lit, un escalier vermoulu, également en bois, ou plutôt une échelle, conduisait à l’étage supérieur. Un petit nombre d’ustensiles de cuisine, quelques plats, une ou deux écuelles de faïence commune, dispersés sur un petit dressoir, et deux ou trois vieilles rames complétaient le mobilier.

Les soliveaux noircis, fondus, pleins de nœuds grimaçants, donnaient à cette pièce un air rechigné ; et soliveaux, carrelage et muraille, anciennement barbouillés de farine, tachetés de minium, qui sans doute y avait été en magasin, moisis par une humidité traditionnelle, paraissaient tomber en décomposition.

« Père, dit le gamin, voici le gentleman. »

L’homme qui était devant le feu releva sa tête ébouriffée et attacha sur le solicitor son regard d’oiseau de proie.

« C’est vous, dit-il, qu’on appelle Mortimer Lightwood, esquire ?

— Oui, répondit le jeune homme. Celui que vous avez trouvé est-il ici ? ajouta Mortimer en se tournant avec répugnance vers la couchette.

— Non : mais il n’est pas loin. J’ai averti la police, je me mets toujours en règle, et la police est venue le prendre ; elle n’a pas perdu de temps, car c’est déjà imprimé. Voilà le papier qui dit la chose. »

Il prit la lampe et l’approcha du mur où était placardée une affiche portant ces mots officiels :

corps trouvé.

Les deux amis lurent cette affiche avec attention, pendant que Gaffer, qui les éclairait, les examinait tous les deux.

« D’après ce que je vois, dit Lightwood en se retournant, ce malheureux jeune homme n’avait que des papiers sur lui ?

— Que des papiers, » répondit Gaffer.

À ces mots, la jeune fille se leva, prit son ouvrage et sortit de la chambre.

« Pas d’autre argent, poursuivit Mortimer, que trois pence dans une des poches de l’habit ?

— Trois pence, répéta Hexam en appuyant sur chaque mot.

— Les poches du pantalon, continua le gentleman, étaient vides et retournées. »

Hexam fit un signe affirmatif.

« Rien de plus commun, dit-il ; je ne sais pas si c’est la marée qui en est cause, mais voyez plutôt. »

Il approcha sa lampe d’un autre placard :

« Les poches étaient vides et retournées. »

Même détail sur les deux affiches suivantes.

« Je ne sais pas lire, reprit Gaffer, mais je n’en ai pas besoin ; je les reconnais à la place qu’ils occupent. Tenez, en voilà un qui était matelot ; il avait deux ancres, un pavillon, un G, un F et un T sur le bras ; est-ce que ce n’est pas vrai ?

— Très-vrai, dit Mortimer.

— Là, c’est une jeune femme avec des bottines grises ; son linge était marqué d’une croix ; puis un homme qui avait reçu un mauvais coup à la tempe. Voilà deux cœurs, deux jeunes filles, attachées l’une à l’autre avec un mouchoir. Ici un vieux drôle, un ivrogne en chaussons de lisière et en bonnet de nuit. Il avait offert de se jeter à l’eau et d’y plonger, si on lui payait d’avance une demi-bouteille de rhum ; et il a tenu parole pour la première fois de sa vie. La chambre en est tapissée ; je les connais tous ; je suis donc assez savant. »

Il promena la lampe sur la rangée d’affiches, en confirmation de ses lumières intellectuelles ; puis il la reposa sur la table, resta derrière les gentlemen et les regarda fixement. De même que certains oiseaux de proie, il offrait cette particularité que, lorsqu’il fronçait les sourcils, sa huppe ébouriffée se hérissait de plus en plus.

« Est-ce que c’est vous qui les avez tous repêchés ? » demanda Eugène.

Au lieu de répondre, l’oiseau de proie dit lentement :

« Et vous, monsieur, quel est votre nom ?

— Mister Wrayburn, mon ami, s’empressa de dire Mortimer.

— Que demandait mister Wrayburn ? reprit Hexam.

— Tout simplement, dit Eugène, si c’était vous qui aviez retrouvé tous ces gens-là.

— Pour la plupart, tout simplement, répondit Hexam.

— Supposez-vous que, dans le nombre, il y en ait dont la mort soit le résultat d’un crime ?

— Je suppose jamais rien, dit l’oiseau de proie ; c’est pas mon genre. Si, tous les jours de l’année, par quelque temps qu’il fasse, vous étiez obligé de fouiller dans la rivière pour en retirer de quoi vivre, vous n’auriez pas l’esprit à faire des suppositions. Faut-il vous montrer la route ? »

Il reçut de Mortimer un signe affirmatif, ouvrit la porte, et se vit en face d’un homme extrêmement pâle.

« Une personne qu’on cherche, ou un cadavre trouvé ? demanda Gaffer ; lequel des deux ?

— Je me suis perdu ! répondit l’homme d’une voix haletante. Je suis… étranger, et ne sais pas le chemin… Il… faut… cependant que je trouve l’endroit où est déposé celui… dont il est question dans cette affiche ; il est possible que je le connaisse. »

On le comprenait à peine tant il était essoufflé ; mais il montrait un exemplaire du nouveau placard. L’état de cette feuille encore humide, ou peut-être l’exactitude de son coup d’œil, apprit à Hexam ce dont il s’agissait. Il répondit sans hésiter :

« Le gentleman que voici, mister Lightwood, s’en occupe précisément.

— Mister Lightwood ! » dit l’inconnu.

Durant la pause qui suivit cette exclamation, le gentleman et l’étranger s’examinèrent : ils ne se connaissaient pas. Ce fut Lightwood, qui, d’un air dégagé, rompit enfin le silence.

« Vous m’avez fait l’honneur, dit-il, de proférer mon nom ?

— Je n’ai fait que le répéter.

— Vous ne connaissez pas Londres, monsieur ?

— Nullement.

— Et vous cherchez mister Harmon ?

— Non, monsieur.

— Dès lors, je peux vous dire que votre démarche est inutile ; vous n’avez pas à craindre ce que vous paraissez redouter ; cependant s’il vous plaisait de venir avec nous ? »

L’étranger accepta.

Quelques détours au milieu de ruelles fangeuses, dont la boue avait pu être déposée par la dernière marée, ainsi qu’en témoignait l’odeur, les conduisirent à la station de police. Ils y trouvèrent l’inspecteur de nuit, armé d’une plume et d’une règle, et mettant ses livres au courant avec autant de calme que s’il avait été au fond d’un monastère, autant de sang-froid que s’il n’y avait pas eu, dans la pièce voisine, une femme ivre dont les hurlements et les coups lui retentissaient dans l’oreille.

L’inspecteur relève les yeux ; et de l’air d’un érudit absorbé par ses études, il adresse à Gaffer un signe de tête qui dit évidemment : « Nous vous connaissons, vous ! un jour ou l’autre vous comblerez la mesure. » Puis il informe les gentlemen qu’il est à eux sur-le-champ ; il continue de rayer sa page, écrit ce qu’il a à écrire, et le fait avec soin et méthode. Il s’agirait de l’enluminure d’un missel qu’il n’y mettrait pas plus de patience. La femme ivre crie et frappe toujours, réclamant avec rage le foie d’une autre femme ; l’inspecteur ne paraît même pas l’entendre.

Il demande enfin une lanterne. L’objet lui est présenté avec déférence par un satellite obéissant. Il prend un trousseau de clefs ; puis regardant les visiteurs : « Maintenant, messieurs… » Et les gentlemen l’accompagnent.

Il traverse la cour, ouvre une caverne glaciale où il entre suivi des autres, qui en sortent précipitamment.

« Guère plus décomposé que lady Tippins, dit tout bas Eugène à Lightwood. »

Ils reviennent au bureau, où les cris et les coups de la furibonde retentissent toujours ; et où l’inspecteur, paisible abbé de ce monastère, leur fait tranquillement le résumé de la cause : « Rien n’indique la manière dont le fait a dû se produire ; il arrive souvent de n’avoir à ce sujet aucune indication. Trop tard pour qu’on puisse dire avec certitude si les meurtrissures ont eu lieu avant ou après la mort. Un célèbre chirurgien affirme que c’est avant ; un confrère, non moins célèbre, affirme que c’est après. Le sommelier du navire sur lequel ce gentleman a fait la traversée, est venu voir le défunt, et l’a parfaitement reconnu ; il est prêt à répondre de l’identité du corps et de celle des vêtements. D’ailleurs on a les papiers. Comment ce jeune homme a-t-il disparu en quittant le navire pour ne se retrouver que dans la Tamise ? Obscurité complète. Probablement quelque aventure qu’il a poursuivie, la croyant sans danger, et qui lui a été fatale. Au reste l’enquête aura lieu demain, et la vérité se découvrira, cela ne fait pas le moindre doute.

« Il paraît, continue l’inspecteur à voix basse, et en examinant l’étranger, il parait que tout cela impressionne beaucoup votre ami. La vue du corps lui a cassé bras et jambes. »

Mortimer répond que l’étranger n’est pas son ami, qu’il ne le connaît même pas.

« Vraiment ? dit l’inspecteur en approchant une oreille attentive ; et où l’avez-vous rencontré ? »

Les deux coudes sur son pupitre, les cinq doigts de la main droite appuyés aux cinq doigts de la main gauche, M. l’inspecteur, qui a pris cette pose pour faire son résumé, et qui l’a conservée en écoulant Mortimer, dirige son regard vers l’inconnu, et dit à haute voix, sans même remuer la tête :

« Est-ce que vous vous trouvez mal, monsieur ? Vous ne semblez pas habituée ce genre d’opération.

— Oh ! non, répond l’étranger, qui, la tête basse, est adossé à la cheminée et jette les yeux autour de lui ; oh ! non ! Quel horrible spectacle !

— Vous veniez cependant pour examiner le corps ?

— Oui, monsieur.

— L’avez-vous reconnu ?

— Non, monsieur. Épouvantable chose ! horrible à voir !

— Qui pensiez-vous que ce pouvait être ? Décrivez-nous celui que vous cherchez, il est possible qu’on vous aide à le découvrir.

— Non, non, dit l’étranger ; c’est inutile. Bonsoir. »

M. l’inspecteur n’a fait aucun mouvement, n’a pas dit une parole ; néanmoins le satellite a glissé devant la porte ; il est adossé au guichet, son bras gauche y est allongé, et de la main droite il dirige sa lanterne vers l’inconnu.

« Cependant, vous cherchez quelqu’un, reprend l’inspecteur ; autrement vous ne seriez point ici. N’est-il pas naturel de vous demander quelques détails sur cet ami ou cet ennemi, afin de vous seconder dans vos recherches ?

— Veuillez m’excuser, monsieur, vous savez mieux que personne qu’il y a, dans les familles, de ces malheurs dont on n’entretient les autres qu’à la dernière extrémité. Je reconnais que vous remplissez un devoir en me faisant cette question, veuillez reconnaître que j’use d’un droit en refusant d’y répondre. »

L’étranger se retourne vers le guichet, où le subalterne, l’œil rivé sur son chef, reste immobile.

« Monsieur, dit l’inspecteur, vous ne me refuserez pas votre carte.

— Je vous la donnerais volontiers ; mais je n’en ai pas, répond l’inconnu, qui devient très-rouge, et dont la voix exprime la confusion.

— Alors, dit l’officier de police sans changer de ton ni de manière, consentez-vous à me donner par écrit votre nom et votre adresse ?

— Certainement, monsieur. »

L’inspecteur prend une plume, la trempe dans l’encrier, met lentement une feuille de papier à côté de lui, et rentre dans sa première attitude. L’étranger se dirige vers le pupitre, et sous le regard de l’inspecteur, qui paraît lui compter les cheveux, il écrit d’une main tremblante :

« Julius Handford, café de l’Échiquier, Palace Yard, Westminster.

— C’est là que vous êtes descendu ?

— Oui, monsieur.

— Vous habitez la campagne ?

— Euh… oui, j’habite la campagne.

— Bonsoir, monsieur. »

Le guichet est ouvert, et Jules Handford peut sortir.

« Réserve ! dit l’inspecteur, voyez cette adresse ; suivez cet homme, mais sans lui faire injure ; assurez-vous qu’il demeure bien à l’endroit indiqué ; et prenez sur lui tous les renseignements possibles. »

Le satellite avait disparu ; M. l’inspecteur, redevenu le tranquille abbé du monastère, avait repris sa plume et s’était replongé dans ses livres. Les deux amis qui l’observaient, plus divertis de sa manière d’être que soupçonneux de mister Handford, lui demandèrent avant de partir s’il croyait réellement que celui-ci eût trempé dans cette douloureuse affaire.

L’abbé n’en savait rien ; il ajouta que s’il y avait eu crime, quelqu’un l’avait commis. « Le vol par effraction ou à la tire a besoin d’apprentissage ; mais pour le meurtre, c’est inutile, nous en sommes tous capables. » Il avait vu, dit-il, bien des gens venir pour reconnaître des morts ; et jamais personne n’avait été ému de cette façon-là. Néanmoins, l’impression pouvait être physique et n’avoir rien de moral. Singulière nature, s’il en était ainsi ; dans tous les cas, singulière chose ! Quel dommage que le sang ne jaillisse pas de la blessure au contact de l’assassin, comme on le croyait autrefois ; mais la police n’a jamais rien tiré des morts.

« Vous aurez d’elle et de ses pareilles plus de tapage que vous n’en voudrez, poursuivit-il en désignant la furie qui demandait toujours le foie de sa compagne ; mais des trépassés vous n’obtiendrez pas un signe. »

N’ayant plus rien à faire jusqu’à l’enquête, les deux amis allèrent reprendre leur voiture. Les deux Hexam partirent de leur côté. En arrivant au coin, le père dit à son fils de retourner à la maison. Quant à lui, il entra dans une taverne à rideaux rouges, dont la muraille ventrue se gonflait hydropiquement au-dessus de la chaussée boueuse.

Le gamin retrouva sa sœur auprès du feu, et travaillant toujours. Sa première question fut pour lui demander où elle était allée pendant la visite des gentlemen.

« Dans la rue, dit-elle.

— Ce n’était pas nécessaire ; on avait rempli toutes les formalités.

— L’un d’eux, reprit la jeune fille, celui qui ne disait rien, ne me quittait pas du regard ; j’ai eu peur qu’il ne vît la chose sur ma figure. Mais ne parlons pas de moi, Charley. Tu m’as fait trembler quand tu as avoué à notre père que tu écrivais un peu.

— Bah ! je lui ai laissé croire que personne ne pouvait me lire ; et quand il m’a vu écrire si lentement, en barbouillant d’encre tout mon papier, il a cru que c’était vrai, et n’a plus rien dit. »

La jeune fille quitta son ouvrage ; elle traîna sa chaise à côté de celle du gamin, et s’appuyant sur l’épaule de son frère :

— Tu travailleras bien, Charley ; n’est-ce pas ? dit-elle.

— Est-ce que je perds mon temps ?

— Non, Charley ; tu as du courage. Moi aussi, je fais ce que je peux ; je suis toujours à penser, à inventer quelque chose ; souvent je n’en dors pas, à force de chercher le moyen d’amasser un schelling par-ci, un autre par-là, pour faire croire à père que tu gagnes ta vie au bord de l’eau.

— Tu es sa préférée, Lizzie ; tu lui fais croire tout ce que tu veux.

— Je le voudrais bien, Charley ; si je pouvais seulement lui persuader qu’il est bon de s’instruire, j’en serais contente, vois-tu !… assez pour en mourir de joie.

— Tais-toi, Lizzie ; je ne veux pas que tu meures.

Elle croisa les mains sur l’épaule de son frère, y posa sa joue brune, et regarda le brasier d’un air pensif.

« Le soir, dit-elle, quand tu es à l’école, ce qui arrive tous les deux jours, et que notre père…

— Est aux Six-Joyeux-Portefaix, interrompit le gamin en faisant un signe de tête dans la direction de la taverne.

— Je regarde brûler le feu, poursuivit la sœur, et il me semble voir dans la braise, — tiens comme à présent, — où brille cette petite flamme.

— C’est du gaz, pas autre chose, dit le frère. Ce charbon-là vient d’une forêt, qui a été sous l’eau du temps de Noé. Regarde bien : si je prends le fourgon et que j’attise le feu…

— Non, frère ! n’y touche pas ; la petite lueur qui va et vient disparaîtrait, et c’est d’elle que je parle ; le soir, en la regardant, j’y vois comme des images.

— Montre-les-moi, dit le gamin.

— C’est que pour les voir, il faut mes yeux, Charley.

— Alors dis-moi ce qu’elles représentent.

— Il y a moi d’abord ; puis toi ensuite, à l’âge où tu n’étais qu’un bébé. Pauvre petit, qui n’avais pas de mère !

— Faut pas dire cela, interrompit le gamin, j’avais une petite sœur qui était aussi ma mère. Il lui passa les deux bras autour de la taille, et croisa les doigts pour la tenir embrassée. Tout émue, la jeune fille se mit à rire, et les yeux humides, elle reprit la parole :

« Il y a donc toi et moi, Charley. Nous sommes dans la rue tout seuls, pendant que père est à l’ouvrage. Il a emporté la clef de peur que nous ne mettions le feu, ou que tu ne viennes à tomber par la fenêtre. Nous nous asseyons sur le pas de la porte, sur les marches des autres, ou bien au bord de l’eau ; nous flânons pour passer le temps. Tu étais un peu lourd, Charley, et j’étais obligée de me reposer. Quelquefois nous avions sommeil, et nous dormions ensemble ; quelquefois nous avions peur ; et quelquefois bien faim. Mais ce qui arrivait le plus souvent, et ce qui était bien dur, c’était d’avoir froid ; te rappelles-tu, Charley ?

— Oui, je me rappelle, dit le frère en la serrant dans ses bras ; je me fourrais sous un petit châle où j’étais caché ; et là, moi, j’avais chaud.

— Quelquefois il pleut, reprit-elle en regardant toujours la braise, et nous nous mettons sous un bateau, ou bien sous autre chose. Quelquefois il est tard ; nous allons où il y a du gaz ; nous nous asseyons et nous regardons passer le monde. À la fin arrive père, qui nous ramène à la maison. Comme on s’y trouve bien, après une journée passée dans la rue ! Père me déchausse et me fait sécher les pieds. Je suis à côté de sa chaise pendant qu’il fume sa pipe ; j’y reste bien longtemps après que tu es au lit. Je regarde la main de père, je me dis qu’elle est bien grande ; mais qu’elle n’a jamais été lourde quand elle m’a touchée. Je pense à la voix de père ; je me dis qu’elle est bien rude, mais que jamais elle ne s’est fâchée en me parlant. Et puis je me vois grandir ; père a confiance en moi ; il m’emmène avec lui ; et quelle que soit sa fureur, il ne pense jamais à me battre. »

Le gamin laissa tomber un grognement qui semblait dire : — Mais je suis battu, moi !

— C’est le passé, ajouta Lizzie.

— Eh bien ! tire la ficelle, et montre-moi l’avenir, reprit Charley.

— Je ne demande pas mieux, chéri ; la ficelle est tirée. Je me vois toujours avec père et ne le quittant jamais, parce qu’il aime sa fille et que je l’aime de tout mon cœur. Je ne sais pas lire ; si je l’avais appris il aurait cru que je le reniais ; et j’aurais perdu mon influence. Je n’en ai pas assez, car je n’empêche rien ; mais j’essaye toujours, dans l’espoir de réussir. En attendant, je le retiens dans une certaine limite ; si je m’en allais, il serait exaspéré ; et, soit vengeance ou déception, il pourrait tourner mal.

— À mon tour, dit le gamin ; un petit bout d’image qui me concerne.

— J’y arrivais, dit la sœur, qui, restée dans la même attitude, secoue tristement la tête. Les autres s’élevaient, reprit-elle.

— Où suis-je donc, Lizzie ?

— Dans le creux qui est à côté de la flamme.

— Un soupirail d’enfer ! s’écria Charley, dont le regard, suivant les yeux de sa sœur, tomba sur la grille, qui, presque vide, et montée sur de longues pattes, ressemblait à un squelette.

— C’est là que je te vois, continua Lizzie. Tu es à l’école, travaillant en cachette de père à te faire une existence. Tu as tous les prix ; tu apprends de mieux en mieux, et tu finis par être un jour… comment as-tu dit quand tu m’en as parlé ?

— Ah ! la bonne aventure, qui ne sait pas ce qu’elle veut prédire, s’écria le gamin un peu soulagé de voir en défaut ce trou diabolique ; c’est instituteur, Lizzie.

— Tu es donc instituteur ; tu fais de nouveaux progrès ; tu deviens très-savant, et tout le monde te respecte. Mais il y a longtemps que la chose est venue aux oreilles de père ; il t’a chassé, et nous ne te voyons plus.

— Non, Lizzie, non, père ne m’a pas renvoyé ? — Si, Charley, tu peux me croire. Je vois d’ailleurs, aussi clairement que possible, que ton chemin n’est pas le nôtre. Alors même qu’il te pardonnerait, ce qu’il ne fera pas, il faudrait l’éloigner pour ne pas souffrir de notre ombre. Mais je vois encore…

— Aussi clairement que possible ? demanda le gamin.

— Oui, Charley ; c’est une bonne action que de t’avoir écarté d’une mauvaise route, et mis à même de te faire une vie honorable. Suis le chemin que j’aurai pu t’ouvrir. Pour moi, je te le répète, je me vois seule avec père, le faisant aller aussi droit que je pourrai, me servant de tous les moyens possibles, et attendant qu’un heureux hasard, ou qu’un malheur, un accident, une maladie, que sais-je ? me donne l’occasion de le tourner vers le bien.

— Tu ne sais pas lire dans un livre, Lizzie ; mais tu as dans ce trou noir toute une bibliothèque.

— Oh ! Charley, que je serais heureuse si je pouvais lire dans de vrais livres ; je souffre tant de mon ignorance ! mais j’en souffrirais bien davantage si je ne savais pas que c’est un lien entre mon père et moi. Écoute ! je l’entends revenir. »

Il était minuit passé ; l’oiseau de proie revenait au perchoir. Le lendemain, vers midi, il reparaissait aux Joyeux-Portefaix pour déposer comme témoin devant le coroner, chose qui pour lui n’était pas nouvelle.

Également appelé comme témoin, M. Mortimer Lightwood joignait à cette qualité celle d’éminent solicitor, chargé de suivre la cause au nom des héritiers du défunt. M. l’inspecteur suivait l’affaire de son côté, et gardait pour lui ses remarques personnelles. M. Jules Handford ayant donné sa véritable adresse, et les renseignements pris à l’hôtel l’ayant représenté comme très-solvable, sans qu’on pût dire autre chose, sinon qu’il vivait dans la retraite, M. Handford n’avait pas été assigné, et ne figurait à l’audience que dans les replis ténébreux du cerveau de l’inspecteur.

La cause prit aux yeux du public un vif intérêt par la déposition du solicitor, qui raconta pourquoi le jeune Harmon revenait en Angleterre.

Disons, entre parenthèses, que pendant plusieurs jours ces circonstances furent racontées à table, par MM. Vénéering, Twemlow, Podsnap, Boots et Brewer, qui ne parvinrent jamais à s’entendre, et les exposèrent tous d’une façon contradictoire.

Un témoignage non moins intéressant fut celui de Job Potterson, le commis des vivres du navire, témoignage confirmé par celui de Jacob Kibble, passager sur le même bâtiment, à savoir que le défunt était venu à bord avec une petite valise renfermant le prix de sa propriété du Cap, c’est-à-dire plus de sept cents livres en espèces, et qu’il portait cette valise quand il avait débarqué.

Enfin l’habileté dont Jessé Hexam avait fait preuve en retirant de la Tamise un si grand nombre de cadavres, ajouta puissamment à l’intérêt de l’enquête. Ce fut au point qu’un admirateur de cette habileté précieuse envoya au Times, sous la signature dUn ami des funérailles (peut-être un entrepreneur des pompes funèbres), dix-huit timbres-poste avec prière de publier cinq fois l’annonce où le fait se trouvait mentionné.

Les témoins entendus, il fut déclaré par le jury que le corps de Mister John Harmon avait été découvert flottant dans la Tamise, dans un état de décomposition déjà fort avancé, et présentant des lésions nombreuses. Que la mort dudit John Harmon avait eu lieu dans des circonstances qui faisaient naître les soupçons les plus graves ; mais que pas un des témoignages obtenus par l’enquête ne laissait entrevoir de quelle manière cette mort s’était produite. Pour quels motifs le jury demandait que l’administration de la police (ce qui parut toucher profondément M. l’inspecteur) offrît une prime importante pour la pénétration de ce mystère. Quarante-huit heures après il était donc proclamé qu’une récompense de cent livres, et le pardon de tout délit, seraient accordés à quiconque, n’étant pas l’auteur du crime, etc., etc., selon la forme voulue.

Cette proclamation rendit M. l’inspecteur plus studieux que jamais ; elle le fit séjourner, dans une attitude méditative, sur les escales de la rivière et les chaussées qui les avoisinent ; errer dans les environs, fureter dans les bateaux, et réunir telles et telles choses recueillies en différents lieux.

Mais assemblez ceci avec cela, vous aurez, suivant le plus ou moins de succès de votre assemblage, une femme et un poisson en les mettant à part, ou une sirène en les réunissant. Or, M. l’inspecteur ne parvint jamais qu’à former une sirène, à laquelle ni magistrat, ni jury ne voulut croire. Et, de même que la marée l’avait fait connaître, l’assassinat d’Harmon, ainsi que dans le public on désignait l’affaire, eut son flux et son reflux. Il monta et descendit, fut tantôt à la ville, tantôt à la campagne, tantôt dans les palais et tantôt dans les bouges ; parmi les lords, les ladies, les gentlemen ; puis chez les artisans, les portefaix, les laboureurs, jusqu’au jour où, après un calme plat, il fut entraîné à la mer et disparut au loin.


  1. Vingt-neuf pèlerins ont fait vœu d’aller à Cantorbéry ; l’histoire de ce pèlerinage, raconté par Chaucer, qui fit partie de cette bande joyeuse, est très-populaire de l’autre côté du détroit, et a fourni le sujet de la gravure en question.
    (Note du traducteur.)
  2. Common-law, droit coutumier : Les fonctions d’attorney équivalent à celles d’avoué : le solicitor est l’attorney près la Cour de la chancellerie ; il y joint en outre la rédaction des actes, le notariat n’existant pas en Angleterre.
    (Note du traducteur.)