L’Ami commun/III/8

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 122-133).


VIII

FIN D’UN LONG VOYAGE


Les charrettes entrèrent et sortirent depuis l’aube jusqu’à la nuit, sans que le tas de cendre parût d’abord éprouver de diminution. Toutefois les jours succédant aux jours, on vit le monticule se fondre peu à peu.

Milords et gentlemen, et vous, honorables comités, qui, à force de remuer des immondices, de recueillir des scories et des cendres, avez édifié une montagne prétentieusement stérile, défaites vos honorables habits ; et, prenant les chevaux et les hommes de la Reine, hâtez-vous de l’enlever, ou la montagne s’écroulera et nous ensevelira tout vivants.

Oui, milords et gentlemen, oui honorables comités, appliquez-y les principes de votre catéchisme, et avec l’aide de Dieu, mettez-vous à l’œuvre ; il le faut, milords ; il le faut gentlemen.

Lorsque les choses en sont arrivées à ce point, qu’ayant à notre disposition un trésor pour soulager les pauvres, nous voyons les meilleurs d’entre ceux-ci repousser notre pitié, se dérober à nos regards, et nous déshonorer en mourant de faim parmi nous, il n’y a pas de prospérité, milords, il n’y a pas de durée possible. Peut-être ces paroles ne sont-elles pas dans l’Évangile selon Podsnap ; et qui voudrait les prendre pour texte d’un sermon, ne les trouverait pas dans les rapports du Board of Trade ; mais elles n’en expriment pas moins un fait qui est vrai depuis le commencement du monde, et qui restera une vérité jusqu’à la fin des siècles.

Cette œuvre dont nous sommes si fiers, qui n’inspire nulle crainte au mendiant de profession, et n’arrête pas le briseur de fenêtres, ou le filou rampant, frappe cruellement celui qui souffre, et remplit d’effroi le malheureux digne d’estime. Il faut changer cela, milords et gentlemen ; il le faut, honorables conseils, ou dans son jour de malignité, ce système nous perdra tous.

La vieille Betty Higden accomplissait son laborieux pèlerinage, et vivait comme le font tant d’honnêtes créatures, hommes et femmes, pour qui la route est pénible ; allant courageusement devant elle, afin de gagner une faible pitance, et de mourir sans passer par le work-house, la seule ambition qu’elle eût ici-bas. Elle n’avait pas donné signe de vie depuis le jour où elle s’était mise en route. La saison avait été rude, les chemins avaient été mauvais ; son cœur était toujours vaillant. Un caractère moins énergique aurait pu faiblir sous des influences si contraires ; mais la somme qu’on lui avait prêtée pour fonder son petit commerce, n’était pas encore rendue. Les affaires avaient moins bien été qu’elle ne l’espérait au départ ; il fallait redoubler de courage pour ne pas se démentir, et garder son indépendance.

Brave créature ! quand elle avait parlé au secrétaire de cet engourdissement qui la prenait quelquefois, elle l’avait fait comme d’une chose insignifiante. Mais ces accès de faiblesse devenaient de plus en plus fréquents ; l’engourdissement était plus profond, l’ombre plus épaisse, comme celle d’une mort qui approche. Que cette ombre, de plus en plus noire, fût soumise aux lois physiques, cela n’avait rien d’étonnant, car la seule lumière qui éclairât missis Higden était au delà du tombeau.

La pauvre femme avait pris le bord de la Tamise, et l’avait suivi en remontant. C’était par là que se trouvait son ancienne demeure, le pays qu’elle aimait, et qu’elle connaissait le mieux. Elle avait passé quelque temps aux environs de son dernier gîte ; elle avait vendu, tricoté, vendu, puis elle était allée plus loin. Pendant plusieurs semaines on reconnut sa figure à Chertsey, à Walton, à Staines, d’où elle avait continué sa route. Les jours de marché elle s’installait sur la place, dans les endroits où il y avait un marché. Ailleurs, elle se tenait dans la partie la plus animée de la grand’rue, toujours petite et rarement vivante. Parfois elle battait les chemins où sont les grandes maisons, et demandait à la loge la permission d’entrer avec son panier. On la lui refusait presque toujours ; mais les dames qui passaient en voiture lui achetaient souvent quelque chose, et en général prenaient plaisir à l’entendre parler.

Ces quelques aubaines et la propreté de ses vêtements la faisaient passer pour être bien dans ses affaires : « On pouvait même dire qu’elle était riche, pour une femme de sa condition. » Ce genre de fable qui pourvoit largement aux besoins de ceux qu’elle concerne, sans qu’il en coûte à ceux qui la répandent, a toujours eu beaucoup de succès.

Dans ces jolies petites villes des bords de la Tamise, vous entendez la chute de l’eau qui tombe des barrages, et même, lorsque le temps est calme, le frémissement des roseaux. Vous voyez la jeune rivière, marquée de fossettes, comme un bel enfant, glisser et fuir en jouant parmi les arbres, ignorant les souillures qui l’attendent, et ne sachant rien de l’abîme, dont la voix n’arrive pas jusqu’à elle. Nous ne prétendons pas que la vieille Betty avait de pareilles pensées ; ce serait aller trop loin ; mais elle entendait l’affectueuse rivière lui murmurer, comme à tant d’autres qui lui ressemblent : « Viens à moi, puisque tu es menacée de la honte, que tu as fuie si longtemps ; viens à moi, puisque la frayeur t’assiége. Viens à moi : je suis le refuge des malheureux ; ma mission est de secourir ; mon sein est plus doux que celui de la nourrice du pauvre. On meurt plus tranquillement dans mes bras que dans une salle d’hôpital. Viens à moi. »

Il y avait néanmoins dans son esprit inculte beaucoup de place pour des idées moins sombres. Ces gens riches, et leurs enfants, qui, de l’intérieur de ces belles maisons la regardaient passer, pouvaient-ils s’imaginer ce que c’était que d’avoir réellement faim, réellement froid ? « Ces chers enfants ! comme ils sont joyeux ! S’ils avaient vu Johnny quand il était malade, et qu’elle le tenait dans ses bras, auraient-ils pleuré ? S’ils l’avaient vu sur son lit de mort… Ils n’auraient pas pu comprendre. Chers enfants ! soyez bénis pour l’amour du cher ange. »

De même, dans les petites rues, pour les maisons plus modestes. La lueur du foyer s’apercevait à travers les vitres, la clarté devenait plus brillante à mesure que la nuit approchait. Toute la famille se rassemblait au coin du feu. « C’était folie de trouver un peu dur que l’on fermât les volets, et qu’on lui enlevât la flamme. »

Toujours de même en face des magasins : les marchands qui prenaient le thé au fond de l’arrière boutique, pas si loin, pourtant, que l’odeur du breuvage et celle des rôties, se mêlant à l’éclat des lumières, n’arrivât dans la rue, ces marchands ne trouvaient-ils pas ce qu’ils mangeaient d’autant meilleur, ou leurs habits d’autant plus chauds, qu’ils se les étaient vendus ? »

Toujours de même en passant devant les cimetières. « Bonté divine ! la nuit, et par ce mauvais temps, il n’y a ici que moi et les morts ! Tant mieux pour les gens qui ont leur famille, et sont chaudement logés. »

La pauvre créature n’était pas jalouse du bonheur des autres, et le voyait sans amertume. Mais plus elle s’affaiblissait, plus elle sentait grandir son horreur de l’aumône. Il est vrai que, dans ses courses, la pauvre femme trouvait plus d’aliments pour cette exécration que pour son corps. Tantôt c’était le honteux spectacle d’une créature désolée, tantôt d’un misérable groupe, hommes et femmes, couverts de guenilles, ayant parmi eux des enfants pressés les uns contre les autres, comme une grappe de vermine, pour conserver un peu de chaleur et qui attendaient, et attendaient sur le pas d’une porte, pendant que l’éludeur patenté de la charité publique travaillait à se débarrasser d’eux en usant leur patience. Tantôt c’était quelques pauvres à l’air décent, comme elle, qui faisait à pied une longue route pour aller voir un parent ou un ami, déporté dans une maison de l’Union, aussi loin que la prison du comté (dont l’éloignement est ce qu’elle a de plus rude pour les gens de la campagne) ; maison triste et froide, qui, par son architecture, son régime, sa manière de soigner les malades, est un pénitencier plus redoutable que l’autre.

Quelquefois elle entendait lire un journal, et apprenait comment le greffier général de l’état civil défalquait de la somme les unités qui étaient mortes de faim et de froid la semaine précédente ; appoint régulier, pour lequel cet archiviste paraissait avoir une colonne particulière, comme s’il s’était agi de demi-pence. Betty Higden entendait discuter cela en des termes que, dans notre inapprochable grandeur, nous n’entendrons jamais, milords et gentlemen, jamais, honorables comités de l’assistance ; et pour échapper à cela, le désespoir lui donnait des ailes.

Qu’on ne voie pas là une figure de rhétorique : si fatiguée que fût la pauvre femme, haletante, les pieds sanglants, elle partait, chassée par la crainte de tomber entre les mains de la charité publique. Un progrès remarquable chez une nation chrétienne, d’avoir fait du bon samaritain une furie persécutrice ! mais il en était ainsi dans le cas dont nous parlons, et qui est celui d’une foule nombreuse, nombreuse, nombreuse.

Deux incidents vinrent encore augmenter cet effroi déraisonnable chez la malheureuse Betty (nous disons déraisonnable, parce qu’il a été convenu plus haut que ces gens-là ne raisonnent pas, et se font une loi de produire leur fumée sans feu). Un jour de marché, elle était assise à la porte d’une auberge, ayant devant elle ses menus paquets de mercerie, lorsque l’engourdissement qu’elle s’efforçait de combattre devint si profond que toute la scène disparut à ses yeux. Quand elle reprit connaissance, elle se trouva sur le pavé, la tête soutenue par une revendeuse, et entourée d’un petit cercle de curieux.

« Êtes-vous mieux, la mère ? demanda l’une des femmes ; croyez-vous que c’est passé ?

— J’ai donc été malade ? dit la pauvre Betty.

— Comme un évanouissement ou une attaque, répondit l’autre, si ce n’est d’abord que vous vous êtes débattue ; puis vous êtes tombée raide, et n’avez plus bougé.

— Ah ! dit-elle en recouvrant la mémoire, c’est mon engourdissement ; cela m’arrive quelquefois.

— Est-ce passé ? redemanda la femme.

— Tout à fait, répliqua Betty ; je n’en serai que plus forte ; merci bien, mes très-chères ; que les autres vous le rendent quand vous serez à mon âge. »

Les femmes l’aidèrent à se relever, et furent obligées de la soutenir, après l’avoir assise.

« J’ai la tête un peu vide et les pieds un peu lourds, dit-elle en appuyant sa figure contre la femme qui était à côté d’elle ; mais tout à l’heure il n’y paraîtra plus : ce n’est rien ; soyez tranquilles.

— Demandez-lui si elle a des parents, dit un fermier qui sortait de l’auberge.

— Avez-vous de la famille, quelqu’un des vôtres qui puisse s’occuper de vous ? reprit la femme.

— Certainement, répondit-elle ; j’ai bien entendu le gentleman, seulement je n’ai pas répondu assez vite. Ma famille est nombreuse, ne vous inquiétez pas, ma chère.

— Mais votre famille est-elle dans le voisinage ? demandèrent les hommes ; les femmes répétèrent la question et la prolongèrent.

— Tout près, dit-elle vivement ; ne craignez rien, mes bons amis.

— Vous ne pouvez pas partir ! s’écrièrent des voix compatissantes. Où voulez-vous aller ?

— J’irai à Londres quand j’aurai tout vendu, dit-elle en se levant avec peine. J’ai là de bons amis ; ne vous inquiétez pas, je ne manque de rien ; soyez tranquilles, il ne m’arrivera pas malheur. »

Un brave homme à houseaux jaunes, à figure cramoisie, et à bonnes intentions, dit d’une voix rauque, par-dessus son cache-nez rouge, qu’on ne devait pas la laisser partir. « Au nom du ciel ! que l’on ne s’occupe pas de moi, s’écria la pauvre Betty, folle de terreur ; je suis bien maintenant ; il faut que je m’en aille. » Elle avait pris son panier, et s’éloignait d’un pas chancelant, quand ledit brave homme, l’arrêtant par la manche, la pressa de venir avec lui chez le médecin de la paroisse. Hors d’elle-même, puisant dans sa volonté une force inattendue, la pauvre créature, toute tremblante, se débarrassa de l’officieux personnage, et prit la fuite. Elle franchit un ou deux milles, et ne respira qu’après s’être cachée dans un taillis, comme un animal blessé. Elle se souvint alors d’avoir tourné la tête au moment où elle avait quitté la ville, d’avoir vu l’enseigne du Lion blanc qui pendait au-dessus de la route, les baraques du marché, la vieille église aux murs noircis, et la foule qui la regardait sans essayer de la rejoindre.

La seconde fois elle eut encore bien peur. De nouveaux accès l’avaient prise, et avaient été fort graves ; mais elle allait mieux depuis quelques jours, et cheminait sur cette portion de la route qui côtoie la rivière, portion tellement inondée à l’époque des grandes eaux qu’on y a mis des poteaux pour indiquer le chemin. Une barge remontait la Tamise ; Betty alla s’asseoir au bord de la route pour jouir de ce spectacle et se reposer en même temps. Comme la barge avançait, le câble de halage se détendit par suite d’un détour du fleuve, et trempa dans l’eau en se balançant. L’esprit de la pauvre femme se troubla au point qu’il lui sembla voir ses enfants et ses petits-enfants remplir le bateau, lui tendre les bras et les agiter en mesure par un mouvement solennel. Puis la corde se raidit et se releva, laissant tomber une pluie de diamants ; elle vibra avec force, parut se dédoubler, et Betty, malgré la distance qui l’en séparait, crut recevoir le choc de ces vibrations. Quand elle rouvrit les yeux, elle chercha le bateau ; il n’y avait plus ni barge, ni rivière ; il faisait nuit, et un homme, qu’elle n’avait jamais vu, tenait une chandelle à côté de sa figure.

« À c’t’heure, dit cet homme, vous allez parler ; d’où est-ce que vous venez la mère, et où est-ce que vous allez comme ça ? »

Encore tout étourdie, la pauvre femme, au lieu de répondre, demanda où elle était.

« J’suis l’éclusier, répondit l’homme.

— L’éclusier ?…

— Oui, c’t-à-dire l’sous-éclusier. C’est ici la loge d’l’écluse ; j’suis de service aujourd’hui ; et alors éclusier ou sous-éclusier, ça ne fait qu’un. De quelle paroisse que vous êtes ?

— Ma paroisse ? » Elle fut debout immédiatement, chercha son panier d’une main tremblante, et regarda l’homme avec effroi.

« Pas besoin de l’cacher, reprit l’autre ; à la première ville où c’que vous irez on vous le demandera ; vous serez ben forcée de l’dire ; on n’vous y souffrira qu’en qualité de casuel ; i’ vous feront reconduire chez vous, et bon train encore. Vous n’êtes pas dans un état à ce qu’on vous laisse sur une paroisse étrangère.

— C’était mon engourdissement ; j’y suis un peu sujette, dit-elle en portant la main à son front.

— Sûr et certain qu’cétai eun engourdissement ; j’aurais même trouvé le mot un peu faib’ si on m’l’avait dit quand nous vous avons ramassée. Mais avez-vous de la famille ? à tout l’moins des amis ?

— Oh ! vous pouvez le croire, maître ; il n’y en a pas de meilleurs.

— Dans c’cas, s’i’ peuvent vous faire quéque petite chose, adressez-vous à eux ; ça n’sera pas de trop. Avez-vous un brin d’argent ?

— Oui, maître ; j’en ai un peu.

— Désirez-vous l’garder ?

— Si je le désire !

— C’est qu’voyez-vous, reprit le sous-éclusier, qui, les mains dans les poches, haussa les épaules et hocha la tête d’un air de mauvais augure, les autorités vous le prendront, et pas pus loin qu’à c’te ville qui est là-bas, en aval d’ici ; je vous en donne mon Alfred David.

— Alors je n’irai pas, dit la pauvre femme.

— I’ vous feront payer, voyez-vous, tant que vot’argent durera ; payer en qualité de casuel, payer pour vous ramener à vot’paroisse, payer, payer jusqu’à la fin.

— Merci de l’avertissement, dit-elle avec effusion ; merci de toutes vos bontés, maître, et bien le bonsoir.

— Minute, dit l’honnête homme en lui barrant la porte, vous n’êtes guère solide ; qu’est-ce qui vous presse ?

— Oh ! maître, dit-elle d’une voix suppliante, j’ai toujours lutté contre la paroisse ; je l’ai fuie toute ma vie, et je veux mourir sans avoir affaire à elle.

— Je n’sais pas si je dois vous laisser partir, reprit l’éclusier d’un air pensif. J’suis un honnête homme, moi, qui gagne sa vie à la sueur de son front ; en vous laissant aller, je pourrais me mett’dans l’embarras. J’y ai déjà été, voyez-vous ; j’sais c’que c’est ; et, par saint George, ça donne de la prudence. Vot’ engourdissement n’aurait qu’à vous reprend’ à un quart de mille d’ci, pus ou moins ; alors on s’demanderait comment i’ se fait que c’t honnête sous-éclusier a pu laisser partir c’te femme-là, au lieu de la mett’ en sûreté ; v’là c’qu’on dirait : il aurait dû la conduire à la paroisse ; v’là c’que devait faire un homme de son mérite et de sa réputation. »

La pauvre créature, usée par le chagrin et la misère, accablée de fatigue et d’années, fondit en larmes, et joignant les mains avec désespoir : « Je vous l’ai dit, reprit-elle, j’ai de bons amis, des amis parfaits. Tenez, cette lettre vous montrera que je dis la vérité ; ils seront reconnaissants de ce que l’on fera pour moi. »

Le sous-éclusier déploya la lettre, et la parcourant d’un air grave, qui sans doute aurait fait place à la surprise s’il avait pu lire ce qu’il avait sous les yeux : « À combien q’peut s’monter la monnaie que vous appelez vot’brin d’argent ? » demanda-t-il après un instant de réflexion.

Vidant ses poches en toute hâte, la vieille Betty posa sur la table un schelling, deux pièces de six pennies et quelques pence.

« Si je vous laissais partir, au lieu de vous remett’ à la paroisse, demanda l’éclusier d’un air pensif, en comptant l’argent des yeux, m’laisseriez-vous ça de bon cœur ?

« Prenez-le, maître, prenez tout ; et bien des remercîments.

— J’suis un homme, reprit-il en rendant la lettre, et en empochant les menues pièces une à une, j’suis un homme qui gagne sa vie à la sueur de son front (il s’essuya la figure avec sa manche, comme si l’humble gain qu’il venait de faire eût été le fruit d’un rude labeur), et je n’voudrais pas vous faire de tort ; allez où c’qu’i’ vous plaira. »

Elle était sortie de la loge aussi vite qu’elle avait pu, et se retrouvait sur la route où elle errait d’un pas chancelant, n’osant pas avancer, voyant ce qu’elle redoutait dans les lumières de la petite ville qui était devant elle, saisie de terreur à la pensée des lieux qu’elle avait fuis, comme si chacune des pierres de chaque place de marché avait été pour elle une menace. Elle prit un chemin détourné, puis un autre, s’égara, et fut bientôt perdue. Elle coucha dehors, abritée par une meule de paille ; et si le bon Samaritain, — cela vaut peut-être qu’on y réfléchisse, chrétiens, mes frères, — si le bon Samaritain, sous la forme que nous lui avons donnée, fût passé près d’elle en cette nuit de détresse, elle eût remercié Dieu avec ferveur d’avoir permis qu’elle lui échappât.

Le matin la trouva de nouveau sur pied, l’esprit confus, et cependant ferme dans sa résolution. Elle comprit que ses forces l’abandonnaient et que bientôt la lutte serait terminée. Mais comment rejoindre ses protecteurs ? Elle n’en trouvait pas le moyen ; ses pensées lui échappaient ; il ne lui restait plus que deux impressions distinctes : la frayeur qui l’avait toujours dominée, et le ferme propos d’échapper à la honte qui causait son effroi. Soutenue par cette résolution, maintenant plus instinctive que réfléchie, elle se remit en marche.

L’heure était venue où les souffrances et les besoins de cette vie n’existaient plus pour elle. On lui aurait offert des aliments qu’elle n’y aurait pas touché. Il faisait humide et froid ; mais elle n’en savait rien. Elle se traînait, pauvre créature ! comme un coupable qui a peur d’être pris, et ne sentait que la crainte de tomber avant la fin du jour, et d’être ramassée vivante. Quant à la nuit, elle savait bien qu’elle ne la passerait pas. Cousue dans la doublure de son corsage, la petite somme nécessaire aux frais de son enterrement était toujours intacte. « Si elle pouvait aller jusqu’au soir et s’éteindre dans l’ombre, elle mourrait indépendante. Si on la relevait respirant encore, on lui prendrait son argent, — un pauvre n’a pas droit à cette indépendance, — et on la porterait au work-house maudit. Il fallait donc aller jusqu’à la chute du jour. Demain on trouverait la lettre sur sa poitrine, avec l’argent des funérailles ; on la remettrait à son adresse, et le bon monsieur et la bonne dame sauraient que la vieille Betty avait pensé à eux jusqu’au dernier soupir, et qu’elle était morte sans avoir déshonoré cette marque de leur bonté en la laissant tomber entre les mains de ceux qu’elle avait en horreur. »

Tout ce qu’il y a de plus irrationnel, de plus inconséquent, de plus fou ! Mais ceux qui traversent la vallée où plane l’ombre de la mort sont sujets au délire ; puis les vieillards de bas étage, usés par la misère, ont la malice de raisonner aussi mal qu’ils vivent ; ils apprécieraient sans doute la loi des pauvres d’une manière plus judicieuse s’ils avaient un revenu de dix mille livres.

Ainsi donc, cherchant les lieux écartés, et fuyant l’approche de l’homme, cette vieille femme embarrassante se traîna jusqu’au soir. Elle ressemblait si peu aux vagabonds qui fuient d’ordinaire les chemins frayés, qu’à mesure que le jour déclinait son regard devenait plus brillant, et son cœur battait plus vite, comme si elle eût dit avec allégresse : « Le Seigneur me l’épargnera. »

Les mains entrevues dans son rêve, et qui la dirigeaient dans sa fuite ; les voix, depuis longtemps silencieuses, et qui semblaient lui parler ; les enfants qu’elle croyait tenir dans ses bras, le nombre de fois qu’elle ajusta son châle pour mieux les couvrir ; les formes variées que prenaient les arbres, transformés en tourelles, en toitures, en clochers ; les cavaliers furieux qui la poursuivaient en criant : « La voilà ! arrêtez ! arrêtez ! » et qui s’évanouissaient au moment de la saisir… que tout cela reste dans l’oubli.

Se traînant et se cachant, pauvre innocente ! comme si elle eût commis un crime et que tout le pays fût à sa recherche, elle épuisa le jour et gagna enfin la nuit.

« Des prés au bord de l’eau, » avait-elle murmuré plusieurs fois, lorsque, relevant la tête, elle avait remarqué l’endroit où elle était. Une grande maison, percée d’une multitude de fenêtres, toutes éclairées, se dressait maintenant dans l’ombre. De la fumée sortait d’une cheminée très-haute, et le bruit d’une roue, mue par l’eau, résonnait à peu de distance. Entre la mourante et le bâtiment se déployait un canal, où se réfléchissaient les lumières, et dont les bords étaient plantés.

« Me voici à la fin du voyage, murmura la vieille Betty en joignant ses mains couvertes de rides ; j’en remercie humblement Celui qui est toute gloire et toute puissance. » Elle se glissa parmi les arbres, et alla s’asseoir au pied de l’un d’eux, à un endroit où elle apercevait, à travers les branches, la lumière des fenêtres et leur réflexion dans le canal. Elle posa sur l’herbe son petit panier, parfaitement en ordre, et s’appuya contre l’arbre qui se trouvait derrière elle. Cette position la fit souvenir du pied de la croix ; et elle recommanda son âme à Celui qui mourut crucifié. Elle eut encore la force de placer la lettre dans son corsage, de manière qu’on pût voir qu’il y avait là un papier ; et cela fait, elle perdit l’usage de ses membres.

« Ici, je suis en sûreté, pensa-t-elle en voyant s’effacer les alentours. Quand on me trouvera morte au pied de la croix, ce sera quelqu’un de mon espèce ; un des ouvriers qui travaillent dans ce bâtiment. Je ne vois plus les fenêtres et leurs lumières ; mais je sais qu’elles sont là ; et j’en bénis le Seigneur. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit est venue ; un visage est penché au-dessus d’elle.

« Cela ne peut pas être la jolie dame !

— Je ne vous entends pas ; laissez-moi vous humecter les lèvres avec un peu d’eau-de-vie ; je suis allée en chercher. Avez-vous trouvé que j’avais été longtemps ? »

C’est une figure de femme, entourée d’une forêt de cheveux noirs, la figure attristée d’une femme jeune et belle.

« Mais je ne suis plus sur terre, et cela doit être un ange. Y a-t-il longtemps que je suis morte ?

— Je n’entends pas ce que vous dites ; laissez-moi remouiller vos lèvres. Je me suis dépêchée tant que j’ai pu ; et n’ai ramené personne, de peur que le monde ne vous fît impression.

— Est-ce que je ne suis pas morte ?

— Vous parlez si bas, que je ne peux pas vous entendre ; mais moi, m’entendez-vous ?

— Oui ! je vous entends.

— Je sortais de l’atelier, et je revenais par le petit chemin quand vous avez poussé un gémissement ; je me suis approchée, et vous ai trouvée là.

— De quel atelier, ma chère ?

— Si vous demandez où je travaille, c’est à la papeterie.

— Où est-elle donc ?

— Vous ne pouvez pas la voir ; votre figure est tournée vers le ciel ; mais c’est tout près. Voulez-vous que je vous relève ?

— Pas encore.

— Seulement votre tête, que je poserai sur mon bras ; je le ferai tout doucement, vous ne le sentirez pas.

— Non ; pas encore… lettre… papier.

— Qui est sur votre poitrine ?

— Soyez bénie…

— Laissez-moi vous mouiller les lèvres. Dois-je l’ouvrir ?

— Oui. »

Elle lut cette lettre avec surprise, et regarda avec un nouvel intérêt le visage immobile près duquel elle se tenait agenouillée.

« C’est un nom que je connais, dit-elle, j’ai entendu souvent parler de mister et de mistress Boffin.

— Le remettre.

— Je n’entends pas ce que vous dites ; laissez-moi vous bassiner le front. Pauvre femme ! sanglote la jeune fille, que m’avez-vous demandé ? attendez que j’approche l’oreille.

— L’envoyer, ma chère.

— À ceux qui l’ont écrite ? Oh ! certainement.

— Pas à d’autres…

— Soyez tranquille.

— Vous le ferez, n’est-ce pas ? aussi sûrement que vous devez mourir un jour ; c’est bien à eux que vous l’enverrez ?

— Soyez tranquille.

— Pas à la paroisse, dit l’agonisante avec un suprême effort.

— Je vous le promets.

— Et la paroisse ne me touchera pas ; ne me laissez pas regarder par elle, vous le promettez ?

— Je vous le jure. »

Un regard triomphant et plein de reconnaissance illumina la figure de la pauvre Betty ; ses yeux, qui étaient fixés sur le ciel, se tournèrent avec affection vers la jeune fille dont le visage était baigné de larmes, et ses lèvres balbutièrent avec un sourire :

« Comment vous appelez-vous, ma chère ?

— Lizzie Hexam.

— Je dois avoir une bien pauvre figure ; auriez-vous peur de m’embrasser ? »

Pour toute réponse Lizzie pressa de ses lèvres la bouche glacée, mais souriante.

« Soyez bénie, ma fille, et maintenant relevez-moi. » Lizzie Hexam souleva doucement cette tête blanchie et battue par l’orage, et l’éleva jusqu’au ciel.