L’Art de se connaître soi-même/01/06

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CHAP. VI.

Où l’on montre l’étendüe de la loy Natuelle, en la considerant dans l’Evangile & par raport à l’homme immortel.


S I la loy de Moïse étoit la loy Naturelle, accommodée à l’état de l’homme mortel & à l’état des Israëlites en particulier : l’Evangile est la loy Naturelle accommodée à l’état & aux relations de l’homme immortel.

Cela paroit assés par le different genie des deux Economies ; sous l’Economie de la loy, Dieu ne semble se manifester, que pour fendre les murs, ouvrir les abymes de la terre, embraser les montagnes & faire descendre le feu du Ciel, pour menacer le corps de ses jugements, ou pour executer les arrêts de sa justice sur la nature perissable : mais sous la nouvelle Dispensation de la grace, on voit des hommes animés de l’esprit de Dieu, mépriser l’injure des Elemens & la persecution des hommes, souffrir avec autant de constance, que s’ils souffroient dans un corps emprunté, transportés de joye au millieu du feu qui les consume, & triomphant de voir dissoudre ce composé, que les autres hommes conservent si précieusement, parce qu’ils sont soûtenus par l’idée de l’éternité, que la misericorde de Dieu leur a fait distinctement connoître.

Ce n’est pas que Ia loy de Moïse n’enferme quelque égard & quelque raport à l’éternité. Car cette loy avoit du moins l’ombre des biens avenir : on ne peut pas disconvenir aussi que l’Evangile ne supose les idées de la bassesse & de la mortalité de l’homme ; car il renferme tous nos remedes & toutes nos consolations à cet égard : mais ce qu’il y a de vray, c’est que la loy de Moïse regarde directement la vie presente & indirectement l’éternité, au lieu que l’Evangile regarde l’éternité comme son objet principal & indirectement la vie presente. Pour la nature elle se trouve également dans l’une & l’autre Economie. L’Evangeile est caché dans la Nature, la Nature est chachée dans l’Evangile, s’il est permis de parler ainsi mais il faut entendre ici la nature immortelle ; & c’est par là qu’on trouvera Ie denoüement de quelques difficultés qui pouroient faire de la peine.

En effet il semble qu’il est contre la nature d’aymer ses ennemis, de regarder l’adversité comme un bien, & les afflictions comme un sujet de joye & de ceder à l’injustice en luy donnant ce qu’elle demande & même plus qu’elle ne demandoit, qui sont les maximes de l’Evangile.

J’avoüe que tout cela est contre Ie sentiment de la nature perissable qui mesure tout par raport a la vie presente : mais il s’en faut bien, que cela ne soit contre les interêts de la nature immortelle, qui conte pour rien Ie temps & fait tout dans les veües de l’éternité.

Nos ennemis sont un ostacle à l’établissement de nôtre fortune dans Ie monde : mais il n’y a que la haine que nous pouvons avoir contre eux, qui soit un obstacle à nôtre salut ; & c’est ce dernier que considere l’homme immortel. Il méprise ces petites raisons de haïr, que la cupidité represente à nôtre cœur, regarde les relations éternelles, que nous avons avec les autres, en Dieu qui est nôtre Pere commun, comme de trés puissans motifs de l’amour, que nous devons avoir pour nôtre prochain.

L’abondance & la prosperité charment un cœur qui a renfermé dans le monde qui perit, ses esperances & ses prétensions : mais l’homme immortel y trouve d’autant plus de sujet de crainte qu’il y a plus de sentiment. Il apprehende ces biens imaginaires, qui nous occupent & ne nous rempIissent pas ces sentimens vifs qui sont un obstacle à la connoissance de ses veritables interêts. Il regarde la prosperité comme le regne des passions, qui nous seduisent. Il est persuadé que les afflictions, en nous ôtant ces sentimens agreables, ne font que chasser une infinité d’imposteurs de nôtre ame.

Il n’estime pas aussi que les biens du monde meritent nôtre envie, & de nous faire entrer en concurrence les uns avec les autres ; sur tout lors que la Religion luy persuade de ces haines & ces contestations, qui naïssent à l’occasion du monde corruptible, peuvent luy faire un préjudice éternel. C’est pourquoy si Ie droit de l’homme est de demander ce que luy appartient, Dieu ayant établi pour cela des tribunaux dans la societé, laquelle ne seroit qu’une union de brigans, & une succession de meurtres & de crimes sans l’exercice de la justice, cependant la prudence de l’homme immortel ne luy permet point d’exiger ses droits avec rigueur, lors qu’il y a la moindre probabilité qu’il pourroit faire par là tort aux interêts de son ame. D’où l’on peut conclure que la morale de l’Évangile n’est que l’expression du cœur de l’homme immortel : mais on aura lieu de parler de cela ailleurs.

Nous avons veu que les perfections de l’homme roulent sur son immortalité, qui seule le rend capable de bonheur. Nous venons de voir que c’est cette immortalité qui fait l’étendüe de nos devoirs & de nos obligations. Nous allons montrer que c’est elle encore qui fait la force de nôtre ame, ou le poids qui peut nous déterminer à bien agir.